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Éditions du Monde Libertaire

Éditions Alternative Libertaire

Les Anars des origines à hier soir

(extraits choisis)

4 .DES ATTENTATS AU SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE...
Le temps des actes

L'Espagne
Les Fédérations espagnole et italienne (où l'influence des antiautoritaires proches de Bakounine avait toujours été prépondérante) s'efforcent en ces années de désorganisation du mouvement ouvrier de montrer qu'au-delà des paroles et des congrès le temps des actes est arrivé.

Le 19 juin 1870, s'est déroulée, à Barcelone, le premier Congrès de la section espagnole de la Première Internationale ; 40.000 travailleurs y sont représentés. La résolution relative à l'Organisation des travailleurs préconise bien avant la constitution des Bourses de travail en France, la mise sur pied de fédérations de métiers unies dans une fédération régionale.

Dans chaque localité, on organisera, en sections spécialisées, les travailleurs de chaque métier ; on constituera, en outre, la section d'ensemble qui comprendra tous les travailleurs appartenant à des métiers n'ayant pas encore constitué de section spéciale : ce sera la section des métiers divers.

Toutes les sections de métier d'une même localité se fédéreront et organiseront une coopération solidaire appliquée aussi aux questions d'entraide, d'instruction, etc. qui présentent un grand intérêt pour les travailleurs.

Les sections d'un même métier appartenant à différentes localités se fédéreront pour constituer la résistance et la solidarité dans leur profession.

Les fédérations locales se fédéreront pour constituer la Fédération régionale espagnole qui sera représentée par un Conseil fédéral élu par les congrès.

Toutes les sections de métiers, les fédérations locales, les fédérations de métiers, de même que la Fédération régionale se régiront d'après leurs règlements propres, élaborés par leurs congrès.

Tous les travailleurs représentés par les congrès ouvriers décideront, par le truchement de leurs délégués, des modes d'action et de développement de notre organisation.

Le 1er septembre 1871, trente-cinq ans avant la célèbre Charte d'Amiens, la conférence de Valence met sur pied un type de coopération par métier et développe ses thèses universalistes.

Considérant que la signification réelle du mot "République" est "chose publique", donc ce qui est propre à la collectivité et englobe la propriété collective ;

Que "démocratie" signifie le libre exercice des droits individuels, ce qui n'est praticable que dans l'anarchie, c'est-à-dire par l'abolition des États politiques et juridiques au lieu desquels il faudra constituer les États ouvriers dont les fonctions seront purement économiques ;

Que les droits de l'homme ne peuvent être soumis aux lois car ils sont imprescriptibles et inaliénables ;

Qu'en conséquence, la Fédération doit avoir un caractère purement économique ;

La Conférence des travailleurs de la région espagnole de l'Internationale des Travailleurs réunie à Valence déclare :

Que la véritable république démocratique et fédérale est la propriété collective, l'anarchie et la Fédération économique, c'est-à-dire la libre fédération universelle des libres associations ouvrières, agricoles et industrielles, formule qu'elle adopte intégralement.

À la fin de 1872, 25.000 adhérents se répartissent dans les dix fédérations locales d'Espagne. Le gouvernement de Madrid déclare alors l'Internationale hors-la-loi. La proclamation de la République, en février 1873, ouvre dans tout le pays la voie aux émeutes et aux insurrections. En dépit des principes qui établissent l'éloignement du mouvement anarchiste de toute lutte politique, des anarchistes prêtent main forte aux républicains. En 1874, la répression s'exerce donc contre les locaux, les journaux et les militants. Le mouvement anarchiste se développe alors dans la clandestinité.

En juin 1874, un Congrès clandestin tenu à Madrid met au point un Manifeste aux travailleurs qui spécifie : Dès ce jour, et jusqu'à ce que nos droits soient reconnus ou que la révolution sociale ait triomphé, tout exploiteur, tout oisif vivant de la rente, tout capitaliste parasite et jouisseur qui, confiant dans l'impunité que lui promet l'État, aura commis envers nous une offense grave ou aura violé nos droits, tombera sous les coups d'un bras invisible et ses propriétés seront livrées au feu, afin que notre justice ne s'accomplisse pas au profit des héritiers légaux.

En dépit de la véhémence du ton employé, le bulletin de la Fédération Jurassienne n'hésite pas à reproduire le Manifeste aux Travailleurs. C'est qu'en septembre 1872 déjà, au Congrès jurassien de Saint-Imier, Bakounine a terminé un de ses rapports par cette phrase : La Commission recommande la section espagnole comme la meilleure jusqu'à ce jour.

Une scission était d'ailleurs intervenue entre la minorité marxiste de la Fédération espagnole, qui constitue la Nouvelle Fédération madrilène, et les autonomistes groupés dans la Fédération régionale espagnole contrainte de mener une existence clandestine jusqu'en 1888.



L'Italie
Profondément influencée par Bakounine, la Fédération italienne, née à Rimini en août 1872, est entraînée par des personnalités comme Malatesta, Costa, Cafiero, pour lesquels la prison ou l'exil tiennent lieu de pain quotidien. Traqués dès leurs premières réunions, ils créent une organisation secrète, Le Comité italien pour la Révolution Italienne. Au cours de l'été 1874, des soulèvements épisodiques secouent la Romagne, la Toscane, les Pouilles. Alertée, la police brise facilement ces coups de main. Les inculpés profitent du jugement public pour plaider la cause de l'anarchie et sont acquittés.

Malatesta, qui vient d'adhérer à la franc-maçonnerie, déploie une singulière activité ; en Espagne tout d'abord, en Hongrie ensuite, contre les Turcs, en Serbie avant de rejoindre après 1884 l'Argentine, la Patagonie, la Belgique, la Suisse, Cuba, la Hollande, la Grande-Bretagne. Caisse de machine à coudre, charrette de foin, déguisements divers, tout est bon pour déjouer la surveillance policière.

Pour Cafiero et Malatesta, il est nécessaire d'éclairer les masses paysannes miséreuses et illettrées sur la vraie nature du socialisme. Dans ce but, chasser les représentants de l'État et les propriétaires de quelques villages paraît la première étape révolutionnaire. Il sera alors possible d'appliquer la formule : À chacun selon ses propres forces, à chacun selon ses besoins. En faisant progressivement tache d'huile, le mouvement s'étendra à tout le pays. La propriété collective des produits du travail et le fait insurrectionnel destiné à affirmer par des actes les principes socialistes apparaissent ainsi parfaitement réalisables.

La tentative du printemps 1877 ne corrobore cependant pas ces espoirs. En compagnie du russe Serge Stepniak, Cafiero et Malatesta rassemblent, dans la province du Bénévent, un groupe d'une trentaine d'hommes armés, envahissent quelques villages et brûlent, sur la place publique, archives et papiers officiels raflés dans les mairies. Tout heureux de recevoir l'argent des caisses publiques, de retrouver leurs haches confisquées pour délits forestiers, les paysans acclament la Révolution sociale et le drapeau rouge, d'autant que les curés de deux villages reconnaissent en Malatesta et ses hommes les vrais apôtres du Seigneur.

Encerclés par les carabiniers, la petite troupe tient la campagne pendant quelques jours. Affamés, transis, désabusés... il faut se rendre. En prison, Cafiero rédige un résumé du Capital de Marx, largement diffusé par la suite en France et en Italie. Jugés en août 1878, les "bandits" sont tous acquittés, mais la tactique de l'insurrection révolutionnaire semble à présent compromise.

Pourtant, l'idée de la propagande par le fait chemine. Paul Brousse écrit, en août 1877, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne : Les socialistes révolutionnai-res cherchent par les émeutes dont ils prévoient parfaitement l'issue, à remuer la conscience populaire [...] L'idée sera jetée, non sur le papier, non sur le journal, non sur un tableau [...] elle marchera, en chair et en os, vivante devant le peuple.

L'exemple des nihilistes et terroristes russes va-t-il faire se lever en Europe des adeptes résolus de la violence ? Il faut venir en aide à toutes les grèves et émeutes, les provoquer même, et cela à main armée. Mourir en défendant ses idées vaut dans tous les cas mieux que se suicider par suite de mauvais traitements. Ces lignes d'un révolutionnaire russe parue dans le Bulletin Jurassien ne restent pas sans écho. En 1878, l'ouvrier Hoedel, le docteur Nobilihg, ouvrent le feu sur l'Empereur d'Allemagne. Oliva Moncasi tente de tuer le roi d'Espagne. Plus tard, le couteau d'un cuisinier nommé Passamente menace le roi d'Italie.

Certes, ces exaltés ne sont point anarchistes, mais les Jurassiens voient en eux des martyrs de la bonne cause. Le 10 décembre 1878, les autorités helvétiques interdisent le journal de Brousse L'Avant-Garde en raison d'articles jugés favorables aux régicides.

Le Congrès de Fribourg publie une résolution exprimant ses sympathies à Hoedel, nouveau martyr des revendications populaires [...] qui a su sacrifier sa vie pour lancer un superbe défi à la société, et avec son sang jaillissant sous la hache du bourreau a su inscrire son nom sur la longue liste des martyrs qui montrent au peuple la route vers un meilleur avenir, vers l'abolition de toutes les servitudes économiques et politiques.

Quelques années plus tard, Kropotkine pousse à l'extrême cette exaltation du poignard et de la dynamite dans le journal Le Révolté dont il assume la responsabilité.



Kropotkine
Pierre Alexeiévitch Kropotkine est né le 27 novembre 1842 à Moscou au sein de la plus haute aristocratie russe. Il fait ses études au Corps des Pages et de 1862 à 1867 est affecté comme officier auprès du général gouverneur de la région d'Irkoutsk. Il profite de ce séjour pour entreprendre des expéditions scientifiques en Sibérie et en Mandchourie. Il sympathise avec l'insurrection polonaise de 1863 et finit par démissionner de l'armée.

Il consacre son temps à de nouvelles expéditions et des recherches de zoologie et d'anthropologie. Ses études sur l'époque glaciaire le conduisent à mettre au point une théorie de l'époque glaciaire et des glaciations quaternaires,

Venu en Suisse en 1872, Kropotkine fait connaissance avec les horlogers du Jura qui, par leur travail artisanal et indépendant, éprouvent une certaine aversion contre tout régime autoritaire. Peu sensibles aux luttes de classes, ils en sont venus à admettre la nécessité d'une certaine violence si les gouvernements refusent d'entrer dans la voie des réformes. La confiance qu'ils portent à l'Association Internationale des Travailleurs est entretenue par les réunions nocturnes qui rassemblent les sympathisants des villages voisins.

Kropotkine rencontre l'horlogier Adhémar Schwitzguebel, James Guillaume, à présent chef d'atelier dans une petite imprimerie de Neuchâtel. En Suisse, il s'affilie à la Première Internationale, fréquente la Fédération jurassienne et prend conscience des thèses anarchistes. De retour en Russie, il adhère au Cercle que Nicolas Tchaïkorsky, étudiant en chimie et anarchiste, a fondé en 1869. Arrêté en 1874, il est enfermé dans la sinistre forteresse Pierre et Paul. Il réussit à s'évader en 1876 et connaît la vie des émigrés en Angleterre, en Suisse, en France. Plusieurs fois arrêté et emprisonné pour ses idées jugées subversives il continue ses travaux scientifiques, collabore avec Élisée Reclus à La Nouvelle Géographie Universelle.

Sous le nom de Lévachof, Kropotkine se rend au neuvième et dernier Congrès international de la section bakouniniste de la Première internationale (6-8 septembre 1877). Des divergences se manifestent sur la nécessité d'appuyer chaque pays engagé dans la voie révolutionnaire. Mais l'unanimité se fait pour condamner tous les partis politiques qu'ils se disent socialistes ou non ; tous ces partis, sans distinction forment [...] une masse réactionnaire qu'il importe de combattre.

À présent, le débat essentiel tourne en effet autour du problème des partis. Or, la Fédération belge qu'anime César de Paepe (1848-1890) abandonne les thèses anarchistes et rejoint les rangs du socialisme. De Paepe est arrivé à l'idée qu'il s'agit moins dans cette civilisation moderne de détruire l'État que de le transformer.

Les délégués de la Fédération jurassienne, réunis à Fribourg début août 1878, estiment alors que, dans cet état de crise, il est sage de ne plus participer aux congrès ou conférences de l'Internationale. À cette date, James Guillaume a quitté la Suisse et s'est installé à Paris. Pourtant, autour de Kropotkine et d'Élisée Reclus, un effort de réflexion se développe, dont le Congrès de la Fédération jurassienne de la Chaux-de-Fonds (octobre 1879) porte l'empreinte. Désormais, les anarchistes revendiquent l'appellation de communiste. Face aux communistes autoritaires, ils se disent communistes libertaires ou communistes anarchistes.

Le dernier Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à La Chaux-de-Fonds les 9 et 10 octobre 1880, retient pour but ce communisme anarchiste conséquence nécessaire et inévitable de la révolution sociale.

Ainsi, au moment même où disparaît définitivement la Première Internationale, tout s'est clarifié : d'un côté les marxistes, de l'autre les libertaires. Aux communistes d'État s'opposent les communistes anarchistes. Des deux côtés, on admet l'appropriation des moyens de production. Ici, des structures centralisées, là des communes c'est-à-dire des libres groupements humains. À l'ancienne rivalité mutuellistes / collectivistes s'est substitué le fossé qui sépare les étatistes des adeptes de la formule blanquiste Ni Dieu ni Maître. Il reste à faire passer dans les faits cette doctrine nouvelle, au moment même où le mouvement socialiste affirme, année après année, son implantation dans tous les pays.



En France,
les années de poudre...
Avec les bombes et les coups de poignard, une furie destructrice semble emporter certains groupes anarchistes des années 1900. Dans cette crise de jeunesse, l'activisme supplée à la réflexion, mais pour longtemps, aux yeux d'une opinion publique horrifiée, anarchie devient synonyme de désordre absolu et les anarchistes sont considérés comme de dangereux malfaiteurs.

Un courant autonome
Dans la France des années 1871-1880, les nouveaux adeptes de la violence n'ont pas manqué de s'interroger sur l'ampleur de la répression des communards : 30.000 tués, 38.500 arrestations, des milliers de fugitifs. Mais le vote de la loi d'amnistie du 11 juillet 1880 ouvre les prisons et les bagnes. Le 23 octobre 1879, le Troisième Congrès ouvrier se réunit à Marseille. Il rassemble des anarchistes tel Jean Grave, délégué des cordonniers de Marseille, des positivistes, des socialistes collectivistes. Le Congrès décide la création d'un parti neuf, la Fédération du Parti des Travailleurs socialistes de France. L'influence anarchiste y est sensible puisqu'on affirme que les moyens de production arrachés à leurs propriétaires seront mis à la disposition des travailleurs.

C'est qu'en effet les délégués marseillais avaient préconisé la participation du prolétariat aux élections et aux fonctions électives. La vieille opposition marxistes / anarchistes réapparaissait. En juillet 1880, les Congrès régionaux de Marseille, Lyon et Paris témoignent de la force du courant anarchiste. À Marseille, le président lève la séance en exaltant la Révolution et l'Anarchie. À Lyon, on déclare ne rien espérer de la politique. À Paris, Jean Grave déclare sans équivoque : Par révolution, nous entendons le renversement par la force, c'est-à-dire à coups de fusil, de tout ce qui constitue le gouvernement actuel, administration, magistrature, police et armée ; enfin nous entendons employer le peloton d'exécution, aussi bien contre ceux qui voudraient escamoter la révolution à leur profit que contre ceux qui voudraient nous empêcher de l'accomplir. Oui, nous sommes anarchistes et la propagande à faire dans ce peuple, c'est de lui démontrer que, dans une révolution, au lieu d'aller bêtement à l'Hôtel de Ville y proclamer un gouvernement quelconque, il faut qu'il n'y aille que pour fusiller celui qui tenterait de s'y établir.

Le quatrième congrès ouvrier socialiste, qui se tient au Havre en novembre 1880, consacre la scission entre modérés et anarchistes. Les modérés siègent salle Franklin, les collectivistes et les anarchistes salle de l'Union lyrique. Le programme d'action immédiate est adopté par 43 voix contre 10. Les anarchistes ont fait ajouter un amendement précisant que la propriété collective soit considérée comme une phase transitoire vers le communisme libertaire. Mais ils doivent admettre d'attendre le résultat des élections législatives de 1881 avant d'inaugurer activement la propagande par le fait.

Les résultats électoraux ne sont alors guère enthousiasmants : 60.000 voix pour la Fédération du Parti des travailleurs socialistes. Mais Jules Guesde reste décidé à poursuivre l'expérience électoraliste.

À la suite de divergence sur le contrôle des mandats des délégués venus assister, à Paris, au Congrès régional du Centre (22 mai 1881), les anarchistes tiennent isolément leur propre congrès du 25 au 29 mai. La date du 22 mai 1881 marque ainsi la séparation officielle du courant anarchiste et des autres groupes socialistes. Ce Congrès trace par ailleurs l'essentiel des orientations à venir : répudiation du suffrage universel, appel à la propagande par le fait que certains compagnons vont à présent mettre en pratique.

Le terme de compagnon par lequel les anarchistes se désignent a été utilisé d'abord en Belgique, affirme Jean Maitron, qui cite une lettre de Paul Robin : Nous disons compagnon, en Belgique, c'est encore moins homme du monde que citoyen. Les recherches du même historien montrent bien la tonalité particulière de ce terme. Quant les républicains, s'écrie Tévenin jugé devant la cour d'assise de l'Isère, ont voulu se désigner séparément des monarchistes ils ont pris l'appellation de "citoyen" ; nous qui méprisons le droit de cité, nous avons cherché un terme absolument ouvrier et nous avons adopté celui de compagnon ; cela veut dire compagnon de lutte, de misère, quelquefois aussi de chaîne.

James Guillaume écrit en 1905 Pour les ouvriers, la qualité de producteur prime la qualité de citoyen ; c'est pour cela que les membres de l'internationale s'appelaient entre eux "compagnons" et non "citoyens".

Ces compagnons appartiennent non à un parti, mais à des groupes locaux dépourvus de structures et vivant d'une vie autonome. Le groupe est pour eux une simple école éducative ; il n'y a ni bureau ni caisse, chacun est indépendant. Les adhérents s'occupent d'être eux-mêmes, puis se développent, s'instruisent ; l'on discute afin de savoir ce qui est bien et ce qui est mal et chacun agit suivant les facultés que lui permet son tempérament. L'on ne dit à personne faites ceci ou faites cela, et jamais vous ne deviez pas le faire, mais voilà ce qui est bien, voilà ce qui est mal, voilà ce qu'il conviendrait de faire.

École éducative, le groupe est aussi un lieu le camaraderie, de rendez-vous pour libres discussions avec des amis connus ou des compagnons de passage auxquels nul ne s'aviserait de faire décliner leur identité et où personne ne se préoccupe de verser ou d'encaisser des cotisations.

Quelle force numérique représentent alors les groupes anarchistes ?

En 1881, on recense une quarantaine de groupes disséminés à travers la France. En 1884, les treize groupes parisiens rassemblent quelque 200 membres. On voit la modestie des effectifs, modestie compréhensible, car il n'existe alors aucun "parti" politique et le nombre des compagnons fréquentant les groupes ne révèle pas le chiffre des sympathisants.

Vers la fin du siècle, la presse libertaire atteint cependant un public varié. Les principaux journaux sont alors L'En-dehors de Zo d'Axa, Le Pot à colle, La Revue libertaire, Le Père Peinard d'Émile Pouget, Le Révolté, puis Les temps nouveaux de Jean Grave, Le libertaire de Sébastien Faure et Louise Michel.



Premières violences
Les compagnons qui préconisent alors la propagande par le fait trouvent dans les conclusions du Congrès de Londres (14 juillet 1881) de sérieux motifs de satisfaction. Devant la perspective d'une proche révolution générale, le Congrès préconise de porter l'action sur le terrain de l'illégalité et donne même une recette en ce sens : Les sciences techniques et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire et étant appelées à en rendre encore de plus grands à l'avenir, le Congrès recommande aux organisations et individus faisant partie de l'Association internationale des Travailleurs de donner un grand poids à l'étude et aux applications de ces sciences comme moyen de défense et d'attaque.

Le 23 octobre 1882, au petit matin, une bombe explose au restaurant du Théâtre Bellecour à Lyon, provoquant la mort d'un employé et des dégâts considérables. La presse et les orateurs anarchistes ayant depuis quelque temps dénoncé ce restaurant comme un repaire de la fine fleur de la bourgeoisie et du commerce, l'anarchiste Cyvoct est arrêté sans preuves très formelles, jugé et expédié au bagne...

La même année 1882, courant anarchiste et révolte populaire se conjuguent au Creusot et à Montceau-les-Mines, où se succèdent menaces expédiées aux notables, incendie de chapelle, bris de croix, attaques de demeures du personnel de direction. De lourdes peines de travaux forcés mettent fin aux activités de la Bande Noire, société secrète dont quelques membres lisent le journal anarchiste Le Révolté.

Croyant déceler, dans cette agitation, les premiers symptômes d'un complot insurrectionnel patronné par les anarchistes, le gouvernement fait arrêter dans la région lyonnaise une fournée de militants notoires, tous jeunes ou adultes, presque tous des ouvriers, dont 66 sont ensuite déférés, début janvier 1883, devant le tribunal correctionnel de Lyon. Les débats donnent aux inculpés l'occasion d'affirmer publiquement leurs convictions tandis qu'Élisée Reclus écrit vainement au juge d'instruction de Lyon une lettre demandant son inculpation. Quatre des inculpés sont condamnés à cinq ans de prison. Kropotkine sort de Clairvaux le 17 janvier 1886, après avoir rédigé d'innombrables articles scientifiques, durant ces années d'emprisonnement. L'administration du journal Le Révolté s'installe à Paris. Le nom change, La révolte, Les Temps nouveaux, mais Jean Grave, jusqu'en 1914, en dirige la rédaction.

À l'heure où les prisons de la République s'ouvrent aux anarchistes, la misère des mineurs de Decazeville provoque la célèbre émeute de janvier 1886. La colère de la foule se cristallise sur l'ingénieur le plus détesté, Watrin, sous-directeur de la compagnie minière. Il est frappé à la tête, défenestré, puis lynché, son nom devenant par la suite symbole d'acte radical. Notre devise, écrit par exemple un journal anarchiste de 1887, est de watriner les buveurs de sueur humaine.

Ainsi les anarchistes, en cette fin d'un XIXe siècle où le drame de la condition ouvrière reste une réalité (les enfants travaillent dès leur plus jeune âge et l'espérance de vie des ouvriers ne cesse de diminuer), s'efforcent-ils d'animer ou de participer aux explosions de révolte populaire. Quand il n'y a pas de pain on tape sur la viande ! s'écriera un de leurs orateurs. Et s'il le faut, on trouera à coup de piques et de pieux la viande des ventres qui pend à l'étal du gouvernement.

Le 9 mars 1883, Mareuil, Louise Michel, Pouget, drapeaux noirs déployés, prennent la tête d'une manifestation de chômeurs, Sur le parcours, trois boulangeries sont pillées. Des bagarres éclatent avec la police. Mareuil et Pouget sont arrêtés. On saisit chez Pouget un lot de brochures À l'armée !. Louise Michel se constitue prisonnière. Le procès se déroule le 21 juin devant les assises de la Seine. Verdict : 8 ans de réclusion pour Pouget, 6 pour Louise Michel.

Enfermée d'abord à Saint-Lazare avec les prostituées et les voleuses, Louise Michel étudie les différents argots de la même manière qu'elle avait étudié les dialectes canaques. Transférée ensuite à la centrale de Clermont, elle est amnistiée en 1886 après être sortie un court moment, sur intervention personnelle de Clémenceau, pour assister aux derniers instants de sa vieille mère. En janvier 1888, une tentative d'assassinat est perpétrée contre Louise Michel, qui réussit à faire acquitter son assassin !

L'appel à la violence, la soif passionnée d'un monde juste et égalitaire, va pourtant se concrétiser dans des actes individuels qui, depuis cette époque et jusqu'à nos jours, ont valu aux anarchistes une réputation de terroristes.

Il reste pourtant difficile d'isoler la violence anarchiste du contexte politique. Terroristes, illégalistes, bandits tragiques méritent ainsi d'être replacés dans leur époque, dans une société où les grands principes posés par la Révolution de 1789 ne s'incarnent pas réellement dans la vie quotidienne des travailleurs, où une génération entière, passant de la campagne à l'usine est broyée par un capitalisme sauvage et primitif.



La reprise individuelle
Certains compagnons trouvent que la propagande donne des résultats médiocres. Ils décident donc de s'attaquer directement à la propriété soit pour récupérer à leur profit ce que la société, estiment-ils, leur a volé, soit pour apporter des ressources au mouvement.

Clément Duval, membre du groupe La Panthère des Batignolles, pille ainsi, en octobre 1886, un hôtel particulier de la rue Monceau, à Paris. Il estime, en effet, que lorsque la société vous refuse le droit à l'existence, on doit le prendre et non tendre la main. Il s'agit, en somme, de prendre le nécessaire là où existe le superflu, de faire rendre gorge aux accapareurs.

L'italien Pini, cordonnier à Paris et membre du groupe Les Intransigeants, s'efforce pendant quelque temps de réaliser le même idéal. Il rêve même d'exproprier le Pape et commence par opérer dans les communautés religieuses de la région parisienne. En 1889, le montant de ses butins s'élevait à 500.000 francs de l'époque. Jugé en novembre 1890, il déclare devant le tribunal : Nous, anarchistes, c'est avec l'entière conscience d'accomplir un devoir que nous attaquons la propriété, à un double point de vue : l'un pour affirmer à nous-mêmes le droit naturel à l'existence que vous, bourgeois, concédez aux bêtes et niez à l'homme ; le second pour nous fournir le matériel propre à détruire votre baraque et, le cas échéant, vous avec elle.

Ces actes nouveaux contribuent à éloigner un peu plus les anarchistes des socialistes guesdistes. C'est sûrement Marius Jacob (né le 27 septembre 1879 à Marseille) qui reste la figure la plus typique de cette reprise. Ce fils d'ouvriers, élève des Frères des Écoles Chrétiennes puis mousse et typographe, fréquente à 17 ans les milieux anarchistes. Réduit au chômage, il devient ennemi de la propriété. Le 1er avril 1897, sa première reprise est un coup de maître. En compagnie de Roques et de deux autres anarchistes, il dévalise un des commissionnaires au Mont de Piété de Marseille. Au cours de sa carrière, Jacob opère de la sorte 156 reprises. Il s'agit toujours d'argent, de bijoux, de tableaux... appartenant à des nobles, des juges, des nantis. Puis, Jacob met sur pied une bande de douze individus, Les travailleurs de la nuit, qui opèrent en France dans une zone déterminée et remportent succès sur succès. Finalement, arrêté en 1904, Jacob est déféré devant les Assises d'Amiens. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il est embarqué pour la Guyane en novembre 1905. Il a 24 ans. On comprend pourquoi Maurice Leblanc a choisi Marius Jacob comme modèle de son Arsène Lupin...



Propagande par le fait
La reprise individuelle est donc, dans l'esprit de ses auteurs, la récupération de la propriété jugée comme un vol. Le terrorisme est un moyen beaucoup plus radical d'abattre les dirigeants d'une société que l'on considère corrompue ; c'est donc bien la véritable propagande par le fait recommandée par le Congrès de l'Internationale tenu à Londres en 1881.

Les journaux anarchistes divulguent alors de multiples recettes permettant de fabriquer des explosifs. En juillet 1883, un grand journal lyonnais, La Lutte, écrit ainsi Sous ce titre, "produits anti-bourgeois" nous mettrons sous les yeux de nos amis les matières inflammables et explosives les plus connues, les plus faciles à manipuler et à préparer, en un mot les plus utiles [...] il faut que pour la lutte prochaine chacun soit un peu chimiste.

Une brochure appelée L'indicateur anarchiste dévoile aux compagnons les secrets de cette chimie particulière. Camarade, affirme la préface de ce manuel, il est absolument inutile de te faire un épouvantail de la fabrication des produits détonants ou explosifs. En suivant scrupuleusement nos prescriptions, tu peux manuvrer en toute confiance ; un enfant de douze ans ferait tout aussi bien que toi. Suit alors la liste des substances explosives : nitrobenzine, poudre verte... la fabrication des bombes fait l'objet d'une longue description tout comme celle des balles incendiaires et explosives.

Il convient naturellement de se souvenir que le gaz au point de vue révolutionnaire peut rendre de grands services, d'autant qu'il se trouve presque partout. On peut faire sauter une maison par le gaz, on peut aussi faire sauter presque un quartier tout entier.

Le feu, la bombe, l'explosif auront facilement raison du vieux monde et cette certitude triomphante transparaît dans la conclusion de L'indicateur anarchiste : Que tous les monuments qui pourraient servir de point de ralliement à une autorité quelconque soient jetés bas, sans pitié ni remords. Faites sauter les églises, les couvents, les casernes, les prisons, les préfectures, les mairies [...] Brûlez toutes les paperasses administratives, partout où elles se trouvent. Au feu les titres de propriété, de rente, d'actions, d'obligations, les hypothèques, les actes notariés, les actes de société. Au feu le grand livre de, la dette publique, ceux des emprunts commerciaux et départementaux, les livres de banques, de maisons de commerce, les billets à ordre, les chèques, lettres de change. Au feu les papiers de l'état-civil, du recrutement, de l'intendance militaire, des contributions directes et indirectes.



Les attentats
Les premiers attentats commencent en 1881. Jusqu'en 1892, il s'agit de faits isolés dont l'opinion ne se soucie guère. Le 20 octobre 1881, le jeune tisseur Émile Florian, ne pouvant tuer Léon Gambetta, décharge son revolver sur le premier bourgeois rencontré, un médecin, avenue de Neuilly. Résultat immédiat : vingt ans de travaux forcés. Le 16 novembre 1883, un adolescent, Paul-Marie Curien, lecteur de journaux anarchistes, ne peut abattre Jules Ferry, président du Conseil ; il doit se contenter de menacer l'huissier de service : trois ans de prison.

Début 1884, Louis Chaves, qui se dit anarchiste convaincu et d'action, ancien jardinier dans un couvent marseillais, tue la mère supérieure, blesse son adjointe, tire sur les gendarmes, est abattu par eux. Le 5 mars 1886, la Bourse de Paris, temple du capitalisme, est en émoi. L'anarchiste Charles Gallo, âgé de 27 ans, vient de jeter un flacon d'acide prussique et de tirer des coups de revolver. Traduit devant la Cour d'Assises de la Seine, son attitude fait sensation : il affirme se moquer des lois, s'adresse au citoyen président, aux citoyens jurés, crie Vive la Révolution sociale ! Vive l'anarchie ! Vive la dynamite !

De 1892 à 1894, les attentats se succèdent et l'heure de Ravachol arrive. François Koeningstein, dit Ravachol, du nom de sa mère, est né le 14 octobre 1859 à Saint-Chamond. Son père était lamineur, sa mère moulinière en soie. Le père ayant déserté le foyer, Ravachol connaît une difficile jeunesse : vacher, berger, aide-mineur, aide-chaudronnier, apprenti-teinturier, manuvre. À 21 ans, il fréquente les réunions du Parti Ouvrier, lit des journaux collectivistes, devient anarchiste, s'exerce à fabriquer des explosifs. Il se lance dans la contrebande, fabrique de la fausse monnaie et poussé par la nécessité, en vient au crime. En mai 1891, à Terrenoire, il profane la sépulture de la comtesse de la Rochetaillée, mais ne trouve aucun bijou sur le cadavre. Un mois plus tard, il assassine à Chambres un ermite de 92 ans et dérobe 15.000 francs. En juillet, le meurtre de deux quincaillières stéphanoises lui rapporte seulement 48 sous...

Pour échapper aux recherches, Ravachol arrive à Saint-Denis chez le compagnon Chaumartin. Il suit le procès des trois anarchistes Decamps, Dardare et Léveillé, arrêtés et passés à tabac au soir du 1er mai 1891, lit la longue plaidoirie de Léveillé, écrite par Sébastien Faure. Ulcéré par le verdict qui frappe les trois inculpés, Ravachol décide de les venger. Le 11 mars, il fait sauter à l'aide d'une marmite explosive l'immeuble dans lequel habite le juge Benoît, 136 bd Saint-Germain. Le 27 mars, la maison du substitut Bulot, rue de Clichy, est ravagée par un engin contenant 120 cartouches. Dans les deux cas, on relève des blessés et les dégâts sont considérables. Chaumartin ayant été arrêté sur dénonciation d'une auxiliaire de la police, le signalement de Ravachol est rapidement diffusé. Or, le 27 mars, au sortir de la rue de Clichy, Ravachol s'arrête déjeuner au restaurant Véry, boulevard Magenta. Là, il essaie (imprudence fatale) de convertir aux théories anarchistes le garçon de salle Lhérot. Quelques jours plus tard, Ravachol revient au même restaurant. Grâce au signalement donné par la presse, Lhérot l'identifie et alerte la police. Il faut le renfort d'une dizaine d'agents de la force publique pour maîtriser ce colosse. Le 26 avril, Ravachol et ses amis sont aux assises de la Seine. Le Palais de Justice est transformé en véritable forteresse. La veille, en effet, des compagnons ont fait sauter le restaurant Véry (simple "véryfication" notera Le Père Peinard) et l'opinion se montre inquiète. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, Ravachol comparaît en juin devant la Cour d'Assises de la Loire pour répondre des vols et assassinats commis avant sa montée à Paris. Il accueille sa condamnation à mort au cri de Vive l'anarchie ! Délaissant les derniers conseils de l'aumônier, il marche d'un pas ferme à la guillotine dressée à Montbrison en chantant quelques obscénités du Père Duchesne. Sujet de romans ou de feuilletons, Ravachol entre dans la légende tandis que l'Almanach du Père Peinard de 1894 lance sur l'air de la Carmagnole et du Ça ira, La Ravachole, dont le refrain résume bien l'esprit : Dansons la Ravachole / Vive le son, vive le son / Dansons la Ravachole / Vive le son / d'l'explosion / Ah ça ira, ça ira, ça ira / Tous les bourgeois goûtront la bombe / Ah ça ira, ça ira, ça ira / Tous les bourgeois on les saut'ra / On les saut'ra.

Effectivement, Ravachol exécuté, les "sauteries" ne s'arrêtent pas. 13 novembre 1893 : attentat contre le ministre de Serbie, avenue de l'Opéra. 9 décembre 1893 : attentat d'Auguste Vaillant contre la Chambre des Députés. 12 février 1894 : Émile Henry jette une bombe dans le café Terminus de la Gare Saint-Lazare. 20 février 1894 : explosions rue Saint-Jacques et faubourg Saint-Martin. 15 mars 1894 : L'anarchiste belge Pauwels est déchiqueté par l'explosion prématurée de la bombe qu'il transporte à l'église de la Madeleine (à la suite de la destruction du magasin d'alimentation de luxe Fauchon, place de la Madeleine à Paris, le 19 décembre 1877, certains communiqués, revendiquant l'attentat, évoquent précisément l'anarchiste Pauwels). 24 juin 1894 : Santo Caserio poignarde à Lyon le président Sadi-Carnot.

Le 28 juillet, le gouvernement a obtenu, à une importante majorité, le vote de la troisième loi qualifiée de scélérate par l'opposition, loi visant à réprimer tout acte de propagande anarchique. Et les attentats cessent. Les mesures de surveillance à l'égard des milieux anarchistes sont notablement renforcées. Le gouvernement n'hésite même pas à traduire devant la Cour d'Assises de la Seine une trentaine d'anarchistes connus (Sébastien Faure, Jean Grave, Émile Pouget), d'ailleurs acquittés à la fin de ce Procès des Trente.

Ils cessent (en France du moins) parce qu'en réalité les anarchistes désapprouvent cette propagande par le fait, uvre d'individualités marginales ou exaltées. Ils cessent enfin car d'autres formes de lutte se dessinent. La poussée des voix socialistes lors des élections législatives de 1894 est un indice de ce changement ; mais surtout un syndicalisme révolutionnaire, animé par les anarchistes est en train de se constituer. Dès 1890, Kropotkine avait spécifié : Il faut être avec le peuple, qui ne demande plus d'acte isolé, mais des hommes d'action dans ses rangs. C'est donc au sein des masses que nous retrouverons le cheminement du mouvement anarchiste.

Néanmoins, jusqu'au début du XXème siècle, une vague d'attentats peu ordinaires fait trembler les grands de ce monde : 20 septembre 1898, l'impératrice Élisabeth d'Autriche tombe à Genève sous le poignard de Luccheni ; le 29 juillet 1900, Humberto 1er d'Italie est abattu par Bresci ; le 6 septembre 1910, Léon Czolgosz tire deux coups de revolver sur le président des États-Unis, Mac Kinley.



L'illégalisme
Dernière forme de la révolte anarchiste, l'illégalisme se veut un témoignage et une affirmation. Un de ses théoriciens, André Lorulot, l'a défini comme la réaction permanente et raisonnée de l'individu sur tout ce qui l'entoure ; c'est l'affirmation par chacun de l'existence de son moi et du désir de son développement intégral.

Sans attendre la révolution, il s'agit donc de faire sa révolution soi-même. Cette totale liberté du moi nietzschéen, cette exaltation de la noblesse de chaque individu ne pouvaient manquer de connaître de dangereuses déviations. Le journal L'Anarchie, fondé en avril 1905, ne condamne pas cette nouvelle tendance. Ernest Arnaud, André Lorulot, Kibaltchiche, Rirette Maitrejean... collaborent à sa rédaction. Jusqu'en 1908, l'influence de Libertad, personnage singulier et véhément, est prépondérante.

Le bouillonnement des esprits aboutit à une tragédie qui défraie la chronique. Le 21 décembre 1911, rue Ordoner, un garçon de recettes est assassiné en plein jour. Ses quatre agresseurs le dépouillent de sa sacoche, vident ses poches et sautent dans une automobile. Le lendemain, la voiture est retrouvée à Dieppe.

Tel est le premier "exploit" de la Bande à Bonnot.

Pendant plusieurs jours, l'opinion publique croit voir partout les mystérieux assassins. Les révélations d'un garagiste orientent alors les soupçons sur l'anarchiste Carouy, dont la maîtresse vient d'être interpellée. Trois semaines plus tard, le 3 janvier 1912, un rentier de 91 ans et sa servante sont assassinés à Thiais, 2 rue de l'Église. À défaut d'arrêter les bandits, le 31 janvier, la police fait une descente au siège de L'Anarchie, perquisitionne six heures durant et incarcère tous les assistants.

Or, le soir du 27 février, à Paris, un agent de faction arrête une luxueuse automobile qui n'a pas respecté le sens giratoire au carrefour des rues d'Amsterdam, Saint-Lazare et du Havre. Au moment où le policier s'apprête à verbaliser, les occupants du véhicule l'abattent. On a reconnu les agresseurs du garçon de la rue Ordoner et voici que la presse révèle enfin les noms des bandits Garnier, Bonnot, Callemin. Peu importe, le 29 février, les bandits tragiques essaient vainement de dévaliser, à Pontoise, l'étude d'un notaire. Le 25 mars, après avoir dérobé vers Montgeron une automobile et abattu ses occupants, Callemin, Garnier, Valet, Monnier, Bonnot, Soudy attaquent, à Chantilly, les bureaux de l'agence de la Société Générale. Deux employés sont tués. Le député de l'arrondissement de Montgeron, Franklin-Bouillon, interpelle le gouvernement.

Le 30 mars, Soudy est arrêté à Berck-sur-Mer ; le 2 avril Carouy à Lozère ; le 7 avril Callemin, dit Raymond-la-Science, chez un anarchiste parisien. Cependant, Bonnot, Garnier et Valet courent toujours. La police perquisitionne alors à Alfortville, chez un nommé Cardy soupçonné de camoufler le butin enlevé à Thiais.

Le 24 avril, le sous-directeur de la Sûreté et ses hommes partent à Ivry arrêter Cardy et Gauzy, mais se trouvent brusquement devant Bonnot caché dans une chambre du premier étage. Le chef de la police est abattu, Bonnot réussit à déguerpir.

Le dénouement intervient le 29 avril 1912 à Choisy-le-Roi, où Bonnot s'est réfugié. À l'aube, la maison du garagiste Dubois est cernée par la police. Des pompiers, deux compagnies de la Garde Républicaine, des agents, des habitants d'alentour encerclent le garage. Le Directeur de la Sûreté et le préfet Lépine dirigent les opérations. Vers midi, on décide de faire sauter la maison à la dynamite. Trente mille personnes suivent le spectacle. Ainsi périt l'homme qui pendant des semaines et des mois avait tenu l'opinion publique en haleine.

Le dernier acte se joue le 15 mai à Nogent-sur-Marne, où se cachent Garnier et Valet. Le scénario de Choisy-le-Roi se répète : la police encercle la maison, tandis que des zouaves postés sur un viaduc projettent d'énormes pierres sur la toiture. La dynamite et les mitrailleuses ont finalement raison des deux malfaiteurs.

En février 1913, la Cour d'Assises de la Seine commence le procès de 22 inculpés : Callemin, Carouy, Simentoff, Soudy, Rirette Maîtrejean, directrice de L'Anarchie, Kibaltchiche son ami, Eugène Dieudonné, Monnier, Gauzy de Boué, Marie Vuillemin...

Considérée à tort comme l'âme de la bande, Rirette Maîtrejean et Kibaltchiche affirment qu'en tant qu'anarchistes ils ont toujours combattu les théories et les pratiques illégalistes, mais n'ont jamais demandé à aucun de ceux qui fréquentaient le siège de l'Anarchie leur identité ou leur mode de vie.

Victor Kibaltchiche, fils d'un ancien sous-officier du tsar devenu révolutionnaire, a d'abord mené à travers l'Europe une existence de proscrit. Condamné à cinq ans de réclusion parce qu'on a trouvé deux revolvers au siège de L'Anarchie ; il épouse Rirette Maîtrejean en 1915. À peine libéré en 1917, il gagne la Russie où il se rallie au nouveau régime. Déporté par Staline en Sibérie, celui qui s'appelle à présent Victor Serge est sauvé par l'intervention de Romain Rolland, de Gide, de Malraux, de Barbusse. Autorisé à vivre en Occident, il y devient un écrivain célèbre.

Le 27 février, 383 questions sont posées au jury.

Au petit matin, le verdict tombe : quatre acquittements (dont Rirette Maîtrejean), dix bénéficiaires de circonstances atténuantes (dont Kibaltchiche, condamné à cinq ans de réclusion), quatre peines capitales : Callemin, Dieudonné, Soudy, Monnier. Un dernier coup de théâtre se produit alors : Callemin innocente Dieudonné de l'agression sur le garçon de la rue Ordener. Peu de temps avant l'exécution, fixée au lundi 21 avril 1913, le président de la République Poincaré commue la peine de Dieudonné en celle de travaux forcés à perpétuité.

De tels actes n'ont rien d'anarchiste, écrit un rédacteur libertaire en janvier 1912. Ce sont des actes purement et simplement bourgeois... La fraude, le vol, le meurtre bourgeois s'opèrent à la faveur des lois bourgeoises ; la fraude, le vol, le meurtre prétendus anarchistes s'opèrent en dehors et à l'encontre d'elles, il n'est pas d'autre différence. Gustave Hervé s'exclame dans La Guerre sociale : Bonnot et Garnier tuant froidement des chauffeurs et des employés de banque à 150 francs par mois pour s'offrir des billets de mille, ah, non ! Ils sont à vous, Messieurs les détrousseurs et les massacreurs du Maroc ! Gardez-les ! Quant à Rirette Maîtrejean, elle affirme dans ses mémoires de 1913. Derrière l'illégalisme, il n'y a pas même des idées. Ce qu'on y trouve : de la fausse science et des appétits. Surtout des appétits. Du ridicule aussi et du grotesque.

Les condamnations venues du monde anarchiste sont donc fermes et sans équivoques. Bonnot n'est pas anarchiste ; lui et les siens ont fréquenté les milieux anarchistes, ont été séduits par des thèses généreuses. Leurs esprits frustres se sont laissés prendre au piège de l'illégalisme égoïste. Réduits au rang de parias, ils voient alors dans le revolver la solution de leurs souffrances en même temps qu'ils croient obscurément abattre cette société pourrie.

L'Anarchie du 17 avril 1913 a bien saisi l'ambiguïté de pareille situation : Je me demande si nous n'avons pas quelque responsabilité indirecte, involontaire dans ces hécatombes. Non en prêchant l'illégalisme, ce que peu de nous ont fait, n'en déplaise à nos détracteurs, mais en appelant à la lutte, à la révolte, à la vie des natures maladives ou impatientes, simplistes ou mal équilibrées.

Alors que sont donc ces bandits ? Certainement des individus en marge de la société, puisque sur vingt inculpés, six sont insoumis, quatre n'ont pas de domicile fixe et quatre sont dépourvus de toute profession.

Ainsi, les exploits de la Bande à Bonnot illustrent, d'une manière dramatique, l'incompréhension des doctrines anarchistes, tout comme les exploits de Ravachol ou d'Émile Henry avaient montré en leur temps à quels écarts un idéal difficile à cerner peut conduire des natures passionnées ou exaltées. Au lendemain de l'assassinat du Président Sadi-Carnot, répudiant ces sombres exploits, l'anarchisme préconise la résistance au capital et la préparation d'une société quasi-libertaire. L'arme décisive de cette action directe doit être la grève générale expropriatrice.

La bombe et les produits chimiques cèdent la place à une action persévérante et réfléchie dans les syndicats.



Les grèves pour les 8 heures
En 1877, une violente grève éclate à Pittsburg. À Boston, de jeunes individualistes rédigent la revue The Anarchist dont la police saisit le deuxième numéro. Le 1er mai 1886, l'American Federation of Labor (qui regroupe plusieurs centaines de milliers de syndiqués) déclenche une grève largement suivie. À Chicago, les grèves se prolongent le 2 et le 3 mai. Des charges de police entraînent la mort de quatre manifestants. Le 4 mai au soir un meeting de protestation se déroule sur la place du marché au foin de Haymarket. Des incidents éclatent, une bombe est lancée dans les rangs de la police. Sans aucune preuve et malgré leurs dénégations, cinq anarchistes sont exécutés le 11 novembre 1887 (en 1893, Spies, Engel, Parsons, Fisher, Lingg seront réhabilités après avoir été reconnus innocents).

En France, les anarchistes s'efforcent de transformer les pacifiques manifestations du 1er mai 1890 en mouvements de révolte devant aboutir à la grève générale.

C'est qu'au départ, certains anarchistes ne croient pas qu'une revendication reprise à date fixe d'année en année ait la moindre chance de faire céder le patronat. Ils estiment également que la revendication des 3 fois 8 (la journée des huit heures) n'a rien de révolutionnaire.

Pourtant, le soutien à cette forme d'action reste permanent et le Père Peinard ne manque pas de constater : Le 1er mai est une occase qui peut tourner bien. Il suffirait pour cela que nos frangins, les trouvades, lèvent la crosse en l'air, comme en février 1848, comme au 18 mars 1871, et ça ne serait pas long du coup.

En effet, le Congrès de la Fédération des Syndicats à tendance guesdiste, réuni en 1888, a retenu, sur la proposition du métallurgiste Jean Dormoy, l'organisation d'une grève générale en faveur des trois huit pour le 1er mai 1890. Les anarchistes, soucieux de travailler parmi les masses ouvrières, par ailleurs adeptes de la cessation complète du travail comme moyen révolutionnaire, ne peuvent se dissocier de manifestations populaires décidées par les syndicalistes. Dans ces années 1890-95, où en est précisément le syndicalisme ?



Bourses du travail
En 1884, Waldeck-Rousseau, Ministre de l'intérieur de Jules Ferry, fait voter une loi reconnaissant les syndicats. Pour le ministre, c'est la preuve du libéralisme gouvernemental. Mais certains syndicalistes voient dans cette loi une mesure d'immixtion de l'État dans la vie ouvrière. Ils voient même dans la fondation des Bourses du Travail un nouvel exemple de tentative d'intégration.

Le 3 février 1887, le Conseil Municipal de Paris vient en effet de remettre aux syndicats parisiens un immeuble rue Jean-Jacques Rousseau, auquel s'ajoutera, en 1892, celui de la rue du Château d'Eau. À l'exemple de Paris, surgissent les Bourses du travail de Béziers, Montpellier, Sète, Lyon, Marseille, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet.

En février 1892, au congrès de Saint-Étienne, est créée une fédération des Bourses du Travail, première organisation syndicale nationale.

Loin de constituer un instrument d'intégration du syndicalisme à l'État, sinon aux municipalités, les Bourses du Travail deviennent les bastions de ceux qui préconisent l'indépendance syndicale. L'uvre des Bourses du Travail fut considérable et considérable fut le travail réalisé par Fernand Pelloutier.

Bibliothèques, musées du travail, offices de renseignements, presse corporative, enseignement sont les pièces maîtresses qui doivent permettre l'éducation ouvrière. C'est l'application de la formule : L'émancipation des travailleurs sera l'uvre des travailleurs eux-mêmes. La totale liberté de l'enseignement, préconisée par Pelloutier, garantit de surcroît les diverses croyances.

Ainsi, par leurs multiples activités, les Bourses du Travail aspirent consciemment ou non à créer un État dans l'État, entendent monopoliser tout service relatif à l'amélioration du sort de la classe ouvrière.

Syndicaliste hostile à toute compromission et à toute promenade dans les allées du pouvoir, Fernand Pelloutier décline en juin 1900 l'invitation à déjeuner que Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, vient de lui adresser : Il ne convient pas aux membres du Comité Fédéral de s'asseoir à une table qu'ils rêvent de renverser.

Au début, les Bourses du Travail rassemblent essentiellement aux côtés des anarchistes, des disciples de Blanqui, de Jean Allemane, de Brousse, bref les courants socialistes hostiles au Parti Ouvrier qu'anime Jules Guesde. N'appartenant à aucune des chapelles en présence, les anarchistes sont souvent placés aux postes de responsabilité et la diffusion des thèses anarchistes s'en trouve tout naturellement facilitée. Mêlés au monde ouvrier, animateurs du courant syndical, les anarchistes sont de surcroît plus à l'abri des tracasseries, surveillances et répressions policières.



Grève générale
Dans le Père Peinard d'octobre 1894, Émile Pouget exprime avec un style très pittoresque les avantages de l'entrée des anarchistes dans les syndicats : Un endroit où il y a de la riche besogne pour les camaros à la redresse, c'est la Chambre syndicale de leur corporation. Là, on ne peut leur chercher pouille. Si les ambitieux ont fourmillé et fourmillent encore dans ces groupements, c'est parce que les gars francs du collier n'y ont pas mis le holà. Si la première fois que ces merles-là ont jacassé d'élections et autres ragougnasses politicardes, un bon bougre s'était trouvé à point pour leur répliquer : "La syndicale n'est pas une couveuse électorale, mais bien un groupement pour résister aux crapuleries patronales et préparer le terrain à la Sociale. La Politique, n'enfaut pas ! Si tu en pinces pour elle vas en faire aux chiottes !". Du coup vous auriez vu, sinon tous, du moins la grosse part des prolos, approuver le camaro et envoyer coucher l'ambitieux...

Faire comprendre à l'ouvrier que les discussions politiques n'ont pas leur place au syndicat, qu'il faut se défier des intermédiaires politiques (socialo-politicards, dépotés socialos qui moisissent à l'Aquarium) est déjà une tâche enthousiasmante. Elle ne saurait suffire. Le compagnon doit défendre pied à pied les intérêts ouvriers, constamment guigner le patron, empêcher les réductions de salaires, et autres crapuleries qu'il rumine. Si les prolos n'étaient pas toujours sur le qui-vive, les singes les auraient vite réduits à boulotter des briques à la sauce cailloux !

Enfin, au-delà de cette popote courante, une autre besogne bougrement chouette attend le militant : préparer le terrain à la Sociale, tout faire converger vers un but unique : le chambardement général.

Or précisément, le compagnon Tortelier, ouvrier parisien appartenant au syndicat des menuisiers, se fait le propagandiste infatigable de l'arme essentielle capable de provoquer ce chambardement : la grève universelle ou grève générale.

C'est vers 1890 que l'idée de grève générale s'impose dans les syndicats. Elle apparaît comme le moyen original de lutte du monde ouvrier constitué de producteurs, par opposition au suffrage universel, moyen de lutte bourgeois dans le cadre du système parlementaire. Les allemanistes avec Bourderon et Lévy, les blanquistes avec Griffuelhes, rejoignent ainsi les anarchistes. Mais les collectivistes guesdistes s'y opposent. Pour eux, les syndicats doivent être subordonnés au Parti Socialiste. En attendant la révolution, les guesdistes préfèrent donc le suffrage universel.



Syndicalisme révolutionnaire
Le 3 septembre 1892, le Congrès de Tours, réuni à l'instigation de la Fédération des travailleurs socialistes de l'Ouest (broussistes), adopte la proposition de Pelloutier de mettre à l'étude un projet complet de grève, universelle. La résolution adoptée reconnaît qu'au cours de l'histoire le peuple n'a jamais conquis aucun avantage aux révolutions sanglantes dont ont seuls bénéficié et les agitateurs et la bourgeoisie. Il pense que parmi les moyens pacifiques et légaux [...] il en est un qui doit hâter la transformation économique : la suspension universelle et simultanée de la force productrice.

Grève générale n'est donc pas, ici, synonyme de destruction ou sabotage, mais seulement d'arrêt total de la production. Lecteur de Proudhon et de Bakounine, Pelloutier veut organiser le prolétariat uniquement sur le plan économique. La préparation de la grève générale doit donc se faire dans la légalité.

À Nantes, en 1894, se déroule, du 17 au 21 septembre, le sixième Congrès de la Fédération nationale des Syndicats.

À la majorité des deux tiers, il se rallie à la thèse défendue une fois encore par Pelloutier : Considérant qu'en présence de la puissance militaire mise au service du capital, une insurrection à main armée n'offrirait aux classes dirigeantes qu'une occasion nouvelle d'étouffer les revendications sociales dans le sang des travailleurs ; considérant que le dernier moyen révolutionnaire est donc la grève générale, le VIème Congrès national des Syndicats ouvriers de France décide : il y a lieu de procéder immédiatement à l'organisation de la grève générale.

Ce texte marque la défaite des collectivistes. Désormais, la première place dans les syndicats va être occupée par les anarchistes. Les guesdistes marxistes se retirent, abandonnant les postes de commande à leurs adversaires.



La Deuxième Internationale
Ainsi il ne saurait y avoir de confusion entre la lutte politique et le combat syndical. C'était bien l'écho du Congrès de Limoges qui, en 1895, vient de créer la Confédération Générale du Travail (CGT) en affirmant que la CGT devait se tenir en dehors de toutes les écoles politiques et grouper sur le seul terrain économique les travailleurs en lutte pour leur émancipation.

Fondée à Paris, rue Rochechouart en 1889, la IIème Internationale voit, elle aussi, l'opposition des marxistes et des libertaires. Par le biais des syndicats, le courant anarchiste est représenté aux premiers congrès de la seconde Internationale. Il défend chaque fois la primauté de l'émancipation économique, ce qui décide la majorité du Congrès de Bruxelles (août 1891) à exclure les anarchistes. Le troisième congrès, réuni à Zurich en août 1893, expulse pareillement les anarchistes allemands, toutes expulsions acquises au cours de débats tumultueux et de chahuts mémorables.

La scission définitive s'opère au Congrès de Londres (26 juillet - 2 août 1896). Les discussions de la plupart des séances sont absorbées par la question de la vérification des mandats. Ce n'est pas, en effet, une banale affaire. Il s'agit de savoir si l'on validera les mandats des anarchistes Pelloutier, Pouget, Tortelier, Malatesta, Grave... qui se présentent non en tant que délégués de groupes libertaires mais de syndicats professionnels. Trois tendances s'opposent : celle des anarchistes et des anarcho-syndicalistes (qui défendent la cause de l'antiparlementarisme et de la grève générale), celle des partisans de la tolérance à l'égard de toutes les opinions, celle de l'expulsion des anarchistes, défendue par les sociaux démocrates allemands.

La délégation française se scinde en deux. Finalement, aux termes de débats épuisants, le Congrès donne raison à Jules Guesde et à Jean Jaurès qui viennent de proclamer : Si les travailleurs renonçaient à conquérir le pouvoir, s'ils n'arrachaient pas à la bourgeoisie capitaliste le bouclier gouvernemental dont elle couvre ses privilèges économiques, ils se trouveraient à jamais dans l'impuissance, voués à la servitude, sous la risée de leurs maîtres.

Que les gouvernementaux détournent les travailleurs de l'action politique, c'est leur rôle ; que les anarchistes, sous le couvert de quelques mandats syndicaux tentent de désorganiser le socialisme et de rejeter le prolétariat en plein chaos, c'est encore leur rôle. Mais nous, serions coupables, si par notre silence, nous paraissions accepter, même un moment, le désarmement de la classe ouvrière.

Au moment du vote, 17 délégations votent l'exclusion des anarchistes, deux seulement contre. L'importance de l'action politique se trouvait donc confirmée. Du même coup, le parti politique l'emportait sur l'organisation syndicale. Mais les anarchistes, dégagés désormais des décisions et résolutions prises par les Congrès internationaux, peuvent pleinement développer leur activité au sein du monde syndicaliste. Activité de minorités conscientes qui voient parfois dans les foules syndiquées une masse égoïste ou amorphe.

Le mirage de la grève générale entraîne également un certain dédain pour les formes de lutte immédiate ; Pelloutier parle même des huit heures et autres plaisanteries du même genre. Une grande défiance est exprimée à l'égard des lois susceptibles d'améliorer la condition ouvrière. Discuter une loi, c'est la reconnaître pensent certains, tout comme discuter avec un patron c'est accepter l'exploitation. L'action directe, le boycottage, le sabotage sont des armes plus sûres.



La CGT
Jusqu'en 1902, la CGT végète du fait de l'hostilité que lui manifeste la Fédération des Bourses du Travail qui lui est antérieure.

Délaissant les conflits entre les partisans de l'organisation horizontale et les partisans de l'organisation verticale, il est important de saisir l'évolution du courant anarchiste à l'intérieur du syndicalisme.

Jusqu'en 1914, l'influence libertaire est prédominante à la CGT. Elle préserve l'autonomie syndicale par rapport aux partis politiques. Le syndicat veut être alors une école de volonté.

Le Congrès d'Amiens apparaît comme un moment essentiel du mouvement syndical et du mouvement anarchiste. Jusque-là, les anarchistes entrent dans le syndicat pour propager leurs propres thèses. Le syndicat n'est qu'un moyen ; le but, c'est le triomphe du mouvement anarchiste. Les syndicats sont les cellules de la société de l'avenir et la grève générale est le moyen de destruction du monde capitaliste.

Les anarcho-syndicalistes font leur la pensée d'Émile Pouget : La suprématie des syndicats sur les autres modes de cohésion des individus réside en ce fait que l'uvre d'amélioration partielle et celle plus décisive de transformation sociale y sont menées de front et parallèlement. À terme, ils veulent remplacer le gouvernement par un conseil des corps de métiers.

En 1906, le syndicalisme révolutionnaire envisage moins le triomphe de l'anarchisme que l'essor du syndicalisme en tant que tel.

On n'entre plus au syndicat pour diffuser l'idéologie libertaire, on milite au syndicat parce que le syndicat est l'arme essentielle de la révolution.

Émile Pouget, le rédacteur du Père Peinard, devient secrétaire adjoint de la CGT de 1901 à 1908 ; il a parfaitement explicité comment un syndicaliste révolutionnaire comprend l'action syndicale : Mouvement politique et mouvement économique ne sont pas comparables. Le premier est surtout de façade, d'extériorité (comme l'objectif qu'il poursuit) le second a des racines profondes, poussées en plein cur des intérêts primordiaux des travailleurs. En ce dernier, la vie est partout, comme l'ennemi auquel il a à faire face : le capitalisme. Il n'y a pas centralisation mais une coordination d'efforts créée par un fédéralisme, du centre à tous les points de la périphérie, excite et développe les activités. Syndicats, bourses du travail, fédérations corporatives sont des agglomérats d'individualités pensantes et agissantes.

Dans l'esprit des anarchistes, la CGT est donc un organe de coordination mais non de centralisation. Le principe fédéral doit assurer l'autonomie des organisations.

École de volonté, le syndicat devient, en même temps, le lieu de rencontre et de dis-cussion où peuvent s'exprimer et se clarifier les diverses opinions. De novembre 1901 à 1909, le secrétaire général de la CGT est Victor Griffuelhes, blanquiste, partisan de la grève générale, mais adepte de la grève partielle comme gymnastique révolutionnaire. Il est remplacé en juillet 1909 par Léon Jouhaux, fils d'un communard, lui-même de formation anarchiste. N'a-t-il pas été condamné à trois mois de prison en 1901 pour avoir crié aux côtés de l'anarchiste Libertad : À bas l'armée !

En octobre 1906, le Congrès d'Amiens tranche définitivement la question des rapports CGT / Parti socialiste. Contre les guesdistes (qui préconisent une collaboration étroite des deux forces), contre les réformistes, une majorité massive, influencée par les anarchistes, se prononce pour une Charte qui prévoit l'indépendance totale des syndicats à l'égard du patronat, des partis politiques, de l'État. Rédigé par Pouget, Griffuelhes, Delesalle, Niel, le texte final est approuvé par 830 voix contre 48. Le syndiqué est libre d'adhérer hors du syndicat à toute organisation politique de son choix ; il ne doit pas introduire dans le syndicat les opinions professées au-dehors.

Le syndicalisme se veut donc une force autonome destinée dans l'immédiat (par la grève générale) à assurer l'émancipation des travailleurs, destinée dans l'avenir à fournir les cadres de l'organisation sociale.

Sous l'influence anarchiste, s'affirme fermement l'antiétatisme du monde ouvrier et sa confiance dans l'action directe, seule capable de détruire l'État. Action directe n'est pas synonyme de violence permanente. C'est, explique Griffuelhes, l'action des ouvriers eux-mêmes. Par action directe, l'ouvrier crée lui-même sa lutte ; c'est lui qui la conduit, décidé à ne pas s'en rapporter à d'autres qu'à lui-même du soin de le libérer. L'action revendicative directe contre le patron reste la seule chose importante ; les syndicats ne doivent manifester aucun intérêt pour les partis ou pour "les sectes". Si le Parti socialiste est ainsi implicitement tenu à l'écart de l'uvre syndicale, le mouvement anarchiste se trouve également concerné. L'autonomie du syndicalisme signifie l'effacement de l'influence anarchiste.

En cette année 1906, où la Charte d'Amiens est ainsi adoptée, la CGT regroupe 200.000 syndiqués, le Parti socialiste seulement 35.000 militants. Anticapitaliste et antiétatique, le syndicalisme révolutionnaire veut remplacer l'État par le syndicat qui, de groupement de lutte, deviendra groupement de production, les Bourses du travail se chargeant alors de répartir les denrées. À terme, le syndicalisme n'est plus un instrument de lutte mais l'idéal de la société future.

Tenu du 24 au 31 août 1907, le Congrès anarchiste international, réuni à Amsterdam, oppose les tenants de l'indépendance syndicale par rapport au courant anarchiste et les défenseurs du mouvement anarchiste par rapport au courant syndical.

Pierre Monatte, membre du comité confédéral de la CGT, tout en reconnaissant les points de convergence qui unissent l'anarchisme et le syndicalisme, réclame avec fermeté le respect de l'indépendance syndicale. La classe ouvrière devenue majeure entend se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Qu'est-ce à dire sinon que l'anarchisme a fini de coiffer le mouvement syndical ? Et quel anarchiste sincère pourrait s'opposer à une émancipation qui est dans la logique même de la pensée libertaire.

À l'inverse de Monatte et de la nouvelle génération qui s'engage totalement dans le syndicalisme, Malatesta défend la conception originelle de l'anarchisme. La révolution anarchiste entrevue dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe : elle se propose la libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral.

C'est cependant la thèse de Monatte qui l'emporte. Le Hollandais Croiset, hostile à l'organisation qui a pour résultat fatal de limiter, toujours plus ou moins la liberté de l'individu, s'est vainement opposé au Français Amédée Dunois qui a l'oreille du Congrès et n'hésite pas à déclarer : Le temps n'est pas loin derrière nous où la majeure partie des anars était opposée à toute pensée d'organisation... C'était le temps où les "anars", isolés les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière, semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme avec ses incessants appels à la réforme de l'individu, apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement du vieil individualisme bourgeois...


La guerre


Il faut cependant constater qu'à la veille de la Première Guerre mondiale le syndicalisme regroupe seulement 700.000 travailleurs sur dix millions de salariés. En dépit de l'optimisme des syndicalistes révolutionnaires, cette minorité agissante ne peut en 1914 s'opposer à la vague patriotique qui cimente l'Union Sacrée.

Les appels de quelques dirigeants syndicalistes, souvent anarchistes, se sont pourtant efforcés de mobiliser le monde ouvrier contre la guerre. C'est par exemple Georges Yvetot qui s'écrie salle Wagram : L'ennemi, vous n'irez pas le chercher au-delà des frontières ; vous ferez les premiers usages des armes que l'on mettra dans vos mains en les tournant contre ceux qui auraient déchaîné la guerre.

À Lyon, Liothier déclare aux jeunes syndicalistes : Ce qu'il faut faire, c'est empêcher la mobilisation et la concentration des troupes. Dans quelles conditions ? Ecoutez : si vous voulez partir au reçu de votre feuille de mobilisation, vous n'avez qu'à ne pas couper les fils télégraphiques, les poteaux, à ne pas faire sauter les ponts et les tunnels, à ne pas faire dérailler les trains. Si au contraire vous ne voulez pas partir, vous m'avez compris. Et Jouhaux lui-même confirme publiquement en novembre 1912 : Si la guerre est déclarée nous nous refusons d'aller aux frontières.

Adhérent à la Fédération communiste anarchiste, Louis Lecoin est arrêté en septembre 1912, inculpé de provocation au vol, au meurtre et au pillage, condamné à cinq ans de prison. Mais la revue dirigée par Henry Combes, Le mouvement anarchiste, appelle ouvertement au sabotage et à la révolte, cependant que la Brochure Rouge, tirée à 2.000 exemplaires, donne toutes les indications techniques pour perpétrer les assassinats et confectionner des explosifs.

Pourtant, le 4 août 1914, Léon Jouhaux, sur la tombe de Jaurès, annonce le ralliement collectif de la classe ouvrière au sursaut national : Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté pour créer l'harmonie entre les peuples par la libre entente entre les nations, par l'alliance entre les peuples.

En toute sécurité, le ministre de l'Intérieur Malvy peut alors annuler toutes les mesures inscrites dans le carnet B à l'encontre des dirigeants syndicalistes et suspendre notamment l'arrestation préventive des militants anarchistes.

Passés les premiers mois du conflit, quelques personnalités anarchistes s'efforcent néanmoins de développer une propagande pacifiste. En janvier 1915, Sébastien Faure lance un appel de quatre pages Aux socialistes, syndicalistes, révolutionnaires et anarchistes pour une paix basée sur la solidarité internationale de la classe ouvrière et sur la liberté de tous les peuples. Pas plus que les conférences de Kienthal et de Zimmerwald, ces idées généreuses n'aboutiront à arrêter le conflit.


L'éducation
Parvenus à ce point, il est nécessaire de délaisser un moment l'ordre chronologique des événements pour considérer le moyen essentiel par lequel l'anarchisme entend réaliser ses tâches reconstructives : l'éducation. C'est en effet l'éducation que Sébastien Faure, dans l'Encyclopédie Anarchiste, place au premier rang (avant l'organisation et l'action) des buts immédiats de l'anarchisme.

La tâche révolutionnaire, affirme Jean Grave, consiste d'abord à fourrer des idées dans la tête des individus. Plus que tout autre, le militant anarchiste accorde aux problèmes culturels une place privilégiée ; plus que tout autre, il s'instruit et veut que la société donne à tous, sans exception, une éducation solide. D'ailleurs, la solidarité de toutes les parties du globe fait qu'à l'heure présente tout événement s'insère dans la vie internationale. L'enfant doit donc recevoir une instruction intégrale qui le préparera aussi bien à la vie de la pensée qu'à celle du travail. Adversaires de l'autorité, les anarchistes conçoivent un enseignement apte à développer, dans la liberté, les facultés propres à chaque enfant. L'enseignement dispensé dans les écoles laïques leur paraît fort suspect puisque, selon Kropotkine, toute l'éducation aura pour but de faire croire à nos enfants que hors l'État providentiel, point de salut.


Francisco Ferrer
L'école moderne
Parmi les grandes figures anarchiste qui se sont vouées à l'édification de leurs semblables, se détachent celles de Francisco Ferrer, de Paul Robin et de Sébastien Faure.

Francisco, Juan, Ramon Ferrer naît le 10 janvier 1859 dans une bourgade voisine de Barcelone. L'éducation profondément chrétienne qu'il reçoit est vite contrebalancée par l'influence de son oncle libre-penseur et de son premier employeur : un minotier républicain. À Barcelone, il rencontre Anselmo Lorenzo, fondateur du périodique anarchiste Solidaridad.

Contrôleur des chemins de fer, le jeune Francisco passe une partie des heures de voyage à s'instruire et, en liaison avec un groupe de républicains, se charge de faire passer en France les anarchistes poursuivis et les adversaires du régime. À son tour, il doit, en 1886, prendre la route de l'exil et séjourne en France jusqu'en 1901.

Installé à Paris comme gérant d'un modeste restaurant du Quartier Latin, Ferrer devient ensuite secrétaire du chef républicain Ruiz Zorrilla et se passionne pour la réforme de l'enseignement qu'entreprend Jules Ferry. En 1890, il devient franc-maçon au Grand Orient de France. Convaincu de l'inutilité des luttes politiques, il se consacre alors à l'enseignement populaire, ouvre un cours gratuit d'espagnol, enseigne au lycée Condorcet, croit à la nécessité de créer des écoles populaires rationalistes et rédige une méthode d'espagnol pratique.

Rentré en Espagne, Ferrer fonde à Barcelone, en août 1901, l'École Moderne qui veut élever l'enfant de manière qu'il se développe à l'abri des contraintes idéologiques et aussi publier les manuels scolaires susceptibles d'atteindre ce but. Les enfants pauvres y sont admis le cas échéant gratuitement, les enfants des milieux aisés paient proportionnellement aux ressources de leurs familles.

Dans son ouvrage, La Escuela Moderna, Ferrer précise ses principes éducatifs. Ce qu'il vise, c'est la libération de l'individu, la formation d'hommes capables de transformer la société. Cette école nouvelle est athée ; s'inspirant d'un rationalisme scientifique, elle fait confiance au progrès, veut éduquer la pensée et la personnalité de l'enfant. Immédiatement, l'École Moderne apparaît comme révolutionnaire donc perturbatrice de l'ordre établi. Elle admet en effet la coéducation des sexes afin de faire disparaître tout préjugé entre hommes et femmes.

Elle admet aussi la coéducation des classes sociales. Faire asseoir côte à côte, sur les mêmes bancs, des enfants de la bourgeoisie et des fils de paysans ou d'ouvriers, c'est attaquer à la racine les préjugés de classe et préparer l'avenir des générations futures. Il existe pourtant une notable différence entre les anarchistes préconisant la violence et l'école dite anarchiste de Ferrer. Pour ce dernier, l'éducation changera l'homme, qui à son tour changera la société. Double transformation qualitative et non-violence des destructrice, tel est le message lancé : L'éducation est l'uvre d'affranchissement qui seule acheminera chaque jour davantage le monde vers un avenir meilleur, qui conduira sans cesse vers plus de vérité, de grandeur et de bonté. L'esprit critique permettra à l'enfant d'échapper à la tyrannie de l'État ou de la Société. La tolérance lui permettra de découvrir ses frères. Il faut dialoguer sur tous les plans, entre partis, entre nations, sans oublier le dialogue avec soi-même, écrit Ferrer. Dialoguer, c'est déjà avancer vers la tolérance. L'absence de dialogue mène tout droit au fanatisme. N'oublions pas qu'avec la bonté on fait des miracles. Pourtant, dans cette Espagne encore prisonnière de bien des préjugés, les fruits de la nouvelle éducation pourront-ils arriver à maturité ? Et d'ailleurs, le poids des structures étatiques, les intérêts de classe ne condamnent-ils pas au départ tout espoir de réussir ?

C'est au moment où l'influence de Ferrer commence à atteindre les milieux intellectuels que le jeune anarchiste Mateo Morral lance, le 31 mai 1906, une bombe sur le cortège royal. Précisément, Morral a été bibliothécaire de L'École Moderne. Ferrer est donc arrêté et maintenu treize mois en prison comme instigateur de l'attentat. L'École Moderne est fermée. À l'étranger, les groupes libres-penseurs tiennent des réunions de protestation. Le 20 juin 1907, Ferrer est acquitté. Le procureur du roi a pourtant déclaré : Les anarchistes sont comme des fauves malfaisants et moi, représentant la Société, je dois les traiter comme tels, non seulement eux personnellement, mais tous ceux qui les encouragent et les soutiennent par leurs écrits ou leur activité.

Après un voyage dans quelques capitales européennes (à Londres il s'entretient avec Kropotkine), Ferrer s'installe à Paris, boulevard Saint-Martin. Il fonde alors la Ligue Internationale pour l'éducation rationnelle de l'enfance qui veut diffuser dans l'enseignement de chaque pays les idées de science, de liberté et de solidarité. Anatole France collabore à la fondation de la Ligue qui, dans de nombreux pays, rassemble des enseignants et des savants. La revue L'École Rénovée, diffuse auprès de ses neuf cents abonnés les thèmes essentiels de cette rénovation pédagogique. Rappelé en Espagne par la maladie de ses proches, Ferrer est arrêté au lendemain des émeutes de Barcelone, qui ont vu la rébellion des réservistes expédiés au Maroc (juin 1909). Accusé par la presse de droite d'être l'instigateur des incendies d'églises, dénoncé par l'évêque Casanes comme le coupable de la puissance accrue du laïcisme et du rationalisme, le véritable déclencheur du fléau qui ravage notre Sainte-Mère l'Église et met à feu et à sang l'Espagne tout entière, Ferrer est incarcéré à la prison modèle de Madrid, maintenu au secret et traduit devant le Conseil de Guerre de Barcelone. Condamné à mort, il est fusillé, le 13 octobre 1909, dans les fossés de la forteresse de Montjuich. Après l'exécution, affirme Sol Ferrer, le nonce apostolique fit parvenir au procureur du tribunal militaire, principal responsable de la condamnation de Ferrer, une épée d'honneur à la poignée d'or sculptée, avec les félicitations et la bénédiction de Pie X.

La mort de Ferrer suscite dans le monde entier une intense émotion. Des grèves, des meetings, des manifestations sont organisées un peu partout. Le Grand Orient de France constate que sur cette terre d'Espagne, où les jésuites règnent en maîtres absolus, Ferrer avait osé fonder des écoles laïques et une librairie rationaliste ; il avait eu l'audace inouïe, la perversité diabolique, de vouloir dans les cerveaux enténébrés par les superstitions catholiques, faire pénétrer un peu de lumière, aux dogmes religieux, il opposait la science.


Paul Robin
Cempuis
Le 3 avril 1837, Paul Robin voit le jour dans une grande famille de la bourgeoisie toulonnaise. Sa mère, née Martin de Roquebrune, son père haut fonctionnaire de la marine, lui assurent une éducation très soignée. Les études secondaires qu'il suit à Bordeaux puis à Brest semblent l'orienter vers la marine. Attiré par l'enseignement, il prépare cependant l'École Normale Supérieure. Pas plus que Louise Michel, Paul Robin ne peut supporter le cadre étouffant de l'enseignement sous le second Empire. Il quitte donc le professorat et se rend en Belgique. Il rencontre César de Paepe et Eugène Hins, fonde avec eux une Association positiviste et des cours du soir pour les fils d'ouvriers. Ses sympathies pour le mouvement socialiste naissant l'entraînent à prendre la rédaction du journal proudhonien La Liberté et à s'affilier à la section bruxelloise de l'Association Internationale des Travailleurs. Expulsé de Belgique (où il vient d'épouser la fille du socialiste Delesalle), Paul Robin se rend à Genève. Bakounine l'installe un moment au poste de secrétaire de l'Alliance de la démocratie socialiste. Rentré en France en 1870, il travaille avec Eugène Varlin à la mise sur pied de la fédération française de l'Internationale. Arrêté et condamné à deux mois de prison, la proclamation de la République lui rend la liberté en septembre 1870.

Réfugié à Londres, il devient, sur proposition de Marx, membre du Conseil général de l'Internationale. Très vite pourtant, Paul Robin s'oppose aux thèses autoritaires, ce qui lui vaut d'être exclu du Conseil général.

Épousant les thèses de Bakounine, il fréquente les Jurassiens, rencontre Kropotkine et les frères Reclus. En France, Ferdinand Buisson, directeur de l'Enseignement primaire et principal collaborateur de Jules Ferry, se souvient de Robin, rencontré à l'Alliance bakouninienne. Il lui propose d'uvrer à l'implantation de l'enseignement laïque en l'assurant d'une parfaite liberté pour les initiatives pédagogiques à venir. Après mûre réflexion, Paul Robin accepte. Directeur d'une école professionnelle à Chambéry, puis d'une École Normale, il est promu en 1879 inspecteur primaire à Blois : Toute éducation, disait-il, qui ne tend pas à faire un penseur, un travailleur, un être intelligent et un être actif est une éducation incomplète et stérile.

Au scandale des uns, à la surprise des autres, l'inspecteur Robin aménage les programmes et réunit dans les mêmes classes et sur les mêmes bancs filles et garçons. Mais, c'est à partir du 16 septembre 1880 que Paul Robin peut donner dans l'enseignement sa pleine mesure. Nommé directeur de l'orphelinat Gabriel Prévost à Cempuis, dans l'Oise, il s'efforce de réaliser ses principes pédagogiques basés sur la liberté, la confiance, la coéducation des sexes. L'enseignement n'était ni polythéiste ni monothéiste, ni déiste, ni panthéiste, ni athée, devait dire un ancien élève, il était purement et simplement humain.

Heureux, les enfants le sont à Cempuis. Ils le sont aussi à Mers-les-Bains, où Robin acquiert un terrain et fait bâtir une maison. Cette colonie de vacances accueille chaque été une partie des jeunes pensionnaires de Cempuis. Toutes ces nouveautés ne peuvent manquer d'attirer les suspicions et les critiques. Robin, directeur d'une école sans dieux, est révoqué le 31 août 1894 (1894, année des attentats anarchistes et de la mort de Sadi-Carnot). Paul Robin va dès lors consacrer les dix-huit dernières années de son existence au mouvement néo-malthusien qui s'efforce de propager l'idée de régulation des naissances ou de bonne naissance.


Sébastien Faure
La Ruche
En 1904, Sébastien Faure rassemble une quarantaine d'enfants qui vont vivre sur un domaine de 25 hectares à proximité de la forêt de Rambouillet. Les principes du nouvel établissement, La Ruche, sont exactement ceux que Robin a déjà appliqués à Cempuis : coéducation des sexes, absence de récompenses ou de punitions, libre discussion entre les professeurs et les élèves, formation de l'esprit critique, pratique de l'observation, enseignement rationnel.

Cette fondation s'inscrit tout naturellement dans l'idéal de la vie de Sébastien Faure. Né en 1858 à Saint-Étienne, dans une riche famille catholique, il entre au noviciat des jésuites de Clermont-Ferrand, où ses talents d'orateur sont vite décelés. La mort de son père l'oblige à revenir à la vie civile. En 1885, il adhère au mouvement socialiste et milite dans un groupe guesdiste. Une discussion avec l'anarchiste Antignac le convainc de la pertinence de l'anarchisme. Rejeté par sa famille et son épouse, Sébastien Faure parcourt alors la France ; ses conférences attirent partout de nombreux auditeurs, mais lui valent des emprisonnements répétés. Inculpé dans le Procès des Trente, en 1894, il fonde le 16 novembre 1895 Le Libertaire. Au moment de la Première Guerre mondiale, il affirme ses convictions de pacifiste convaincu. Par la suite il met en chantier L'Encyclopédie anarchiste, part en Espagne soutenir les républicains espagnols et meurt le 14 juillet 1942.

De ses uvres, on retiendra surtout : La douleur universelle, Philosophie libertaire, Mon communisme. Mais une de ses activités essentielles est l'organisation, au début du Xxème siècle, de La Ruche qui ressemble davantage à une grande famille qu'à une école. Les professeurs assument leur tâche gratuitement. À la fin de la semaine, ils tiennent une assemblée commune pour étudier la bonne marche de la communauté ; des élèves peuvent participer aux débats. De la critique commune surgissent alors des améliorations pédagogiques, culinaires, culturelles. Les motifs qui ont poussé Sébastien Faure à réaliser cette expérience éducative sont significatifs de l'évolution de la pensée anarchiste. Infatigable propagandiste des thèses anarchistes, Faure reconnaît qu'il, s'est fait, grâce à ses dons d'orateur pour ainsi dire une clientèle nombreuse d'auditeurs. Au bout d'une vingtaine d'années, deux constatations lui permettent de reconnaître pourtant que cette tâche n'est pas primordiale : De toutes les objections que l'on oppose à l'admission d'une humanité libre et fraternelle, la plus fréquente et celle qui paraît la plus tenace, c'est que l'être humain est foncièrement et irréductiblement pervers, vicieux, méchant et que le développement d'un milieu libre et fraternel, impliquant la nécessité d'individus dignes, justes, actifs et solidaires, l'existence d'un tel milieu, essentiellement contraire à la nature humaine est et restera toujours impossible. Par ailleurs, il est pratiquement impossible de tenter avec succès l'uvre désirable et nécessaire d'éducation et de conversion sur les adultes. La Ruche serait donc la preuve qu'à une éducation nouvelle correspondra un être nouveau, actif, indépendant, digne et solidaire. C'est presque uniquement avec les ressources provenant de ses tournées de conférences que Sébastien Faure réussit à faire vivre un établissement qui, selon les moments, abrite de vingt à quarante enfants. La guerre de 1914-1918 vient mettre un terme à ces espérances. Par la suite, Freinet et les partisans d'une pédagogie renouvelée vont s'inspirer des méthodes pratiquées dans cette école libertaire.



Néo-malthusiens
L'activité de Paul Robin ne se limite pas au développement d'une oeuvre pédagogique originale. Très tôt passionné par l'étude des économistes malthusiens, il pense qu'il est nécessaire de limiter les naissances. Lié aux frères Drysdale, leaders malthusiens anglais, Robin essaie vainement d'intéresser les milieux socialistes et anarchistes à son idée de la bonne naissance. En 1878, il publie un dépliant intitulé La question sexuelle. Mais c'est surtout au lendemain de son départ de Cempuis qu'il dispose du temps nécessaire à la propagation de ses idées. Installé à Paris, rue du Surmelin, dans le XXIIème arrondissement, il fonde en août 1896, la Ligue de la Régénération humaine. En décembre suivant, Robin lance la revue Régénération dont Léon Marimont, militant socialiste, assure la gérance. Gabriel Giroud, qui a épousé Lucie Robin, publie sous le pseudonyme de G. Hardy ou de C. Lyon de nombreux articles, des bibliographies, des échos. Pour lui le néo-malthusianisme, c'est la disparition de la concurrence folie, des guerres, de la prostitution, de la misère. C'est l'humanité régénérée par l'éducation rendue possible.

La solution de Malthus préconisait le mariage tardif et une chasteté prolongée en dehors du mariage. La solution néo-malthusienne prétend donner les moyens aptes à limiter les naissances. Avec et après Robin, le propagandiste le plus passionné est Eugène Humbert, né en Lorraine en 1870. Imprimeur, gérant de la revue Régénération, Humbert réussit à convaincre Sébastien Faure du bien-fondé des thèses malthusiennes. Le 15 avril 1908, Eugène et Jeanne Humbert lancent un nouveau journal, Génération consciente. Les poursuites et les procès se multiplient devant pareille activité. La Ligue contre la licence des Rues, parrainée par le sénateur Bérenger, manifeste partout son hostilité. L'opinion se divise. Les milieux intellectuels brandissent des arguments contradictoires. La prison et les amendes n'empêchent pas Humbert de songer à ouvrir en plein centre de Paris une clinique néo-malthusienne médicale et pharmaceutique. La guerre de 1914 arrête la réalisation du projet. En 1912, devant les menaces croissantes du conflit européen, Humbert écrit un appel significatif : Par milliers et par milliers, on tuera des hommes de vingt ans. Le moment serait mal choisi pour faire des enfants. Plutôt que de fournir encore de la chair à mitraille, femmes refusez vos flancs aux fécondations malheureuses. Que vos étreintes soient stériles. Pour protester efficacement contre les criminelles hécatombes humaines, faites la grève des ventres !

La guerre de 1914 ne surprend donc point Humbert qui, fidèle à ses convictions libertaires, part s'installer en Espagne. En 1919, l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française développe une vaste campagne pour obtenir le vote d'une loi hostile aux propagandistes de la limitation des naissances. En dépit des efforts des néo-malthusiens, la loi du 31 juillet 1920 donne satisfactions à l'Alliance en prévoyant de très lourdes peines contre l'utilisation ou la propagande de tout moyen anticonceptionnel. Après avoir connu de 1922 à 1924, trente-deux mois d'emprisonnement, Humbert fonde en 1927, avec Victor Marguerite et G. Hardy, la section de la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle sur une base scientifique dont le siège est à Copenhague. En 1931, âgé de 61 ans, Humbert lance un nouveau journal, La Grande Réforme. Jusqu'à sa mort, survenue en juin 1944 dans la prison d'Amiens, détruite par un raid aérien, Humbert ne cessera plus, par la parole et par la plume, de défendre et de propager les thèses néo-malthusiennes. Et en 1946, Jeanne Humbert trouvera encore le courage de faire reparaître La Grande Réforme.

En marge de cette activité néo-malthusienne, certains anarchistes ont défini très clairement ce que doit être L'Amour en liberté. Ce n'est plus le problème de la limitation des naissances qui est ici envisagé mais la volonté de supprimer les tabous et les interdits en matière sexuelle.


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