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Éditions du Monde Libertaire

Éditions Alternative Libertaire

Les Anars des origines à hier soir

(extraits choisis)
 


5. LE TEMPS DES RÉALISATIONS

Révolutions sociales Russie 1917 :
libertaires contre bolchéviques
En 1917 comme en 1870, les marxistes et les libertaires s'opposent en tous points.

Après avoir réussi le coup d'État d'octobre, la tendance bolchévique du Parti social-démocrate de Russie met en pratique les mesures préconisées par son dirigeant, Lénine, dans ses Thèses d'Avril : la confiscation et le partage des terres agricoles, la nationalisation des fabriques et des usines, la cessation immédiate des hostilités avec l'Allemagne.

Pour affirmer leur pouvoir, les bolchéviques mettent en pratique le concept de dictaturedu prolétariat, phase "transitoire" où tout le pouvoir est concentré entre les mains de la classe ouvrière ou plutôt du Parti qui s'arroge le droit de la représenter. Un pouvoir politique ultra-centralisé organise la vie de l'État.

Malgré leur influence limitée, les anarchistes veulent, eux, après la révolution démocratique contre le tsarisme, mettre en uvre une véritable révolution sociale où la nouvelle société serait administrée par la libre activité des associations de travailleurs. Pour eux, il n'est pas question d'édifier un nouvel État (fût-il "démocratique") et encore moins de mettre en place une quelconque dictature (fût-elle "transitoire").

Les libertaires rentrés de l'étranger s'interrogent sur le sens du slogan si populaire Tout le pouvoir aux Soviets. Dans l'hebdomadaire anarcho-syndicaliste Goloss-Trou-da (La voix du travail) du 29 octobre 1917, on peut lire Si par pouvoir, on veut dire que tout travail créateur et toute activité organisatrice, sur toute l'étendue du pays, passeront aux mains des organismes ouvriers et paysans soutenus par les masses en armes... Si le mot d'ordre "Pouvoir aux Soviets" ne signifie pas l'installation de foyers d'un pouvoir politique, foyers subordonnés à un centre politique et autoritaire général de l'État ; si enfin le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination s'élimine après la victoire et cède effectivement sa place à une libre auto-organisation des travailleurs ; si le "pouvoir des Soviets " ne devient pas, en réalité, un pouvoir étatiste d'un nouveau parti politique, alors et alors seulement, la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier le début d'une ère nouvelle.

Pareillement, la décision des bolchéviques de maintenir les élections pour la mise sur pied d'une Assemblée constituante se heurte à l'hostilité des anarchistes. Ils pensent, en effet, que deux dangers guettent cette Assemblée. Soit les bolchéviques y seront minoritaires, et dans ce cas, ce sera une institution politique de façade ; soit les bolchéviques y seront majoritaires et dès lors, ils deviendront les maîtres légaux du pays et briseront toute opposition. Enfin, les anarchistes sont hostiles à tout traité de paix avec l'Allemagne.

Comme les socialistes-révolutionnaires de gauche, les libertaires veulent continuer la lutte, attirer dans les profondeurs du pays l'armée allemande pour la démoraliser et la battre grâce à la résistance d'une guérilla populaire. Le Traité de Brest-Litovsk (la fin des hostilités contre des territoires) met fin à ces espoirs. Il permet aux forces austro-allemandes d'occuper les riches terres ukrainiennes en échange de la paix. En dépit des représailles, les paysans commencent à se soulever, à organiser des groupes d'auto-défense et de francs-tireurs.

Dans le sud de l'Ukraine, les actions paysannes sont particulièrement nombreuses, surtout dans la région de Gouliaï-Polié, où une force autonome anime la résistance.



L'épopée de la Makhnovstina
La Révolution Russe de 1917 n'a pas fini de faire couler l'encre, comme elle a fait couler le sang.

Il est difficile d'aborder ce sujet tabou sans heurter les idées reçues, les idées déformées par plus d'un demi-siècle de falsification stalinienne. Pour résumer notre point de départ, qui est celui de tout observateur non soumis à une idéologie, disons que la Révolution débute en 1917 et s'achève en 1918, quand les Bolchéviques confisquent le pouvoir populaire à leur seul profit et liquident les soviets créés par les ouvriers, soldats et paysans qui ont fait cette révolution. Il faudra vingt ans de massacres ininterrompus, pour que les deux pour cent de léninistes deviennent majoritaires dans le pays, ceci sous la poigne de Staline.

Éliminer l'autogestion et les soviets, ce fut une tâche difficile. En face des leaders bureaucrates, issus de la bourgeoisie russe, Trotsky ou Lénine, de remarquables leaders prolétariens se dressèrent et se firent abattre après de dures bagarres.

L'insurrection de Cronstadt, pour ne citer que la plus célèbre, ne put être réprimée que par une Armée Rouge nombreuse et dirigée en personne par Trotsky, Kamenev et Zinoviev, qui firent un bain de sang des ouvriers et marins, avant de célébrer le lendemain l'anniversaire de... la Commune de Paris.

L'épisode, le plus étonnant reste la guerre civile en Ukraine d'où émerge une personnalité dominante : Nestor Makhno, de son vrai nom Nestor Ivanoviteh Mikhienko. Né en 1889 à Goulaïe-Polié, petite bourgade d'Ukraine, dans une famille de paysans pauvres, Makhno milite très tôt. Vacher, ouvrier agricole, ouvrier tout court, il participe au groupe anarchiste de la ville. Avec ses compagnons, il organise un attentat qui rate lamentablement et lui vaut la prison. À cause de son jeune âge, il échappe à la condamnation à mort, mais ne pourra sortir de prison qu'à la révolution, soit neuf ans plus tard.

En prison, sa conscience politique s'est formée, notamment par sa rencontre avec un militant remarquable, Piotr Archinov (1887-1936), un des leaders anars moscovites, serrurier de son état.

Makhno possède déjà le charisme qui fera de lui le Batko (père) de la commune ukrainienne, un mot courant là-bas, mais qui lui est appliqué constamment (il évoque plus le respect qu'on doit à quelqu'un qui est admiré qu'un autoritarisme paternel). Son visage porte les marques de la petite vérole, mais ses hautes pommettes lui donnent un regard fascinant. Son humour, son entêtement légendaire, son intelligence feront le reste.

Libéré par les événements, il court à Goulaïe-Polié, où se constitue un soviet qui va devenir légendaire. Son premier président sera l'instituteur du bourg, Tchernoknijny, qui est sans ambiguïté sur l'orientation politique du conseil : La conception des soviets libres de travailleurs est suscitée par la vie même. Cette forme transitoire d'autogestion mène dans sa pratique au futur ordre non-autoritaire, fondé sur les principes d'une liberté absolue, d'une égalité et  d'une fraternité totales. On a rarement dit plus en si peu de mots.

Makhno se jette à corps perdu dans la construction du soviet. Les membres du conseil enlèvent les terres et le bétail aux riches latifundistes et les distribuent aux paysans pauvres. Il se crée des communes, à participation uniquement volontaire (on est loin des kolkhozes staliniens qui mèneront l'économie russe au désastre), d'environ cent à trois cents personnes. Les quelques usines de la ville sont autogérées, et des comités de gestion sont chargés de la distribution et de la répartition de la production. Entre usine autogérée et commune paysanne, c'est l'échange le plus primitif qui se réinstaure.

La première commune libre s'appelera Rosa Luxemburg, en hommage à celle qui vient d'être assassinée à Berlin. Ces communes se sont créées d'elles-mêmes, et ce sont les paysans pauvres qui en sont les premiers membres. Chacun y travaille selon ses forces, l'égalitarisme y est poussé à son maximum, et l'entraide devient une obsession. Tous les délégués et les organisateurs sont choisis par les membres au complet. Il y aura des congrès périodiques entre les communes, dont trois à l'échelon de la région entière.

L'éducation est prise en charge par les révolutionnaires, et elle s'inspira des théories de Francisco Ferrer.

Mais dans le même temps, c'est la guerre. Les Blancs menacent. Mais il y a aussi les nationalistes ukrainiens, emmenés par Simon Petlioura, un grand bourgeois modéré. La révolution a peu pénétré encore en Ukraine, que déjà les nationalistes ont créé une Rada Centrale, qui proclame l'indépendance de la république (capitale Kiev).

Les Bolchéviques répliquent en envoyant l'armée. Mais l'armistice de Brest-Litovsk survient. Lénine n'a pas hésité à sacrifier toute l'Ukraine, qui est cédée à l'Autriche-Hongrie. Les Austros-Hongrois désignent un gouverneur, un hetman, Skoropadsky, qui remplace Petlioura. Lénine abandonne Kiev que ses armées venaient de prendre.

Les soviets ukrainiens ne l'entendent pas ainsi, et vont lutter désormais contre l'envahisseur. Makhno a créé à Goulaïe-Polié un syndicat des ouvriers agricoles, il est président de l'union paysanne, du syndicat des ouvriers métallurgistes et menuisiers, du soviet. Il ne lui reste plus qu'à créer une armée. C'est chose faite dès janvier 1918. Rapidement, elle sera connue dans tous les pays sous le nom de Makhnovtchina.

C'est une colonne, qui comprendra rapidement 50.000 personnes, avec des canons, des chars et des trains blindés pris à l'en-nemi, et surtout les célèbres tatchanki, attelages à deux chevaux, très mobiles, qui sont l'avant-garde de la colonne, l'infanterie étant au milieu et l'artillerie derrière.

Ces attelages seront l'âme de la République de tatchanki, la colonne Makhno, que toute la population paysanne et ouvrière va soutenir deux ans durant. Cette armée est de qualité, sur le plan militaire : les paysans ont combattu entre 1914 et 1918, ils sont encore dans le feu de l'action. Tous sont volontaires, la discipline est librement consentie, elle est décidée collectivement avant, tous les responsables et officiers sont élus par la troupe, Makhno ayant cependant un droit de veto pour les commandants.

Toutes les colonnes dirigées par d'autres révolutionnaires, soit à leur compte soit pour le compte de l'Armée Rouge, vont rejoindre la Makhnovtchina, notamment celle de Berdiansk, menée par le paysan anarchiste Basile Kourilenko, dont on dit souvent qu'il aurait pu prendre la place de Makhno ; celle de Dibrivka, menée par l'ancien matelot Stchouss ; celle de Grichino, dirigée par Pétrenko-Platonoff.

Obligés de se battre sans cesse et de se déplacer, les paysans ont du mal à maintenir les communes. La Makhnovtchina manque d'intellectuels, on ne verra guère les rejoindre que Piotr Archinov, de 1919 à 1920 (il repartira à Moscou s'occuper du mouvement en décomposition), Voline, de son vrai nom Vsevolod M. Eichenbaum (1882-1945), un membre du Nabat, la principale organisation anar de l'époque, Ossip et Aron Baron, autres membres du Nabat, qui s'occuperont quelques temps de la culture et de l'éducation, organiseront les conférences, rédigeront tracts et affiches, assureront toute la propagande.

Voline dirigera aussi le Conseil Militaire Insurrectionnel durant six mois. C'est son témoignage essentiel, La Révolution Inconnue, qui est la source principale, avec Le mouvement Makhnoviste d'Archinov, de tout ce que nous savons de certain sur Makhno et les siens.

La durée des combats est un autre danger pour les Makhnovistes : la militarisation prolongée conduit rarement aux idées autogestionnaires et les partisans de Makhno seront souvent victimes de leurs contradictions. D'autant qu'ils ne sont pas exempts de défauts : Makhno boit, devient très violent et coléreux quand il est ivre, n'a pas toujours avec les femmes le comportement du parfait libertaire, est mal entouré, bien que sa "clique" se fasse souvent remettre à sa place par la base.

Un exemple entre mille : un des commandants, jeune, courageux et combatif, l'immense Klein, blessé à de multiples reprises, se voit reprocher lors d'un congrès de s'être saoûlé, alors qu'il a lui-même interdit cela à ses soldats. Il fera son autocritique, expliquant qu'il s'ennuie loin des combats et qu'on veuille bien le renvoyer se battre. On lui pardonne et on l'envoie au front.

Le manque constant d'armes et de munitions ne compense pas toujours les valeurs combatives de l'armée. En revanche, le niveau politique est très haut, les paysans se font très vite à l'autogestion, et entre chaque mouvement, offensif ou défensif, ils retournent aux réalisations concrètes, encouragés par un Makhno qui a bien senti que construire et détruire sont les deux mamelles du changement. Sur les terres de la région flotte le drapeau noir. Les juges et policiers ont été chassés, voire gardés comme simples messagers. Mais le danger est grand. Alors que la guerre civile s'articule autour des trois forces (Makhno, les Bolchéviques et les nationalistes), qui se battent entre elles, cinquante anarchistes ayant été abattus ou emprisonnés à Moscou ; la Makhnovtchina commence à semer la terreur chez les bourgeois ukrainiens.

Petlioura s'était fait connaître par ses pogroms de Juifs (il mourra, assassiné par un militant juif, en exil), mais il avait aussi profité d'un voyage à Moscou de Makhno (au cours duquel se situe la rencontre de ce dernier avec un Lénine déjà incapable de saisir l'évolution de la situation, et des anars avec lesquels il ne s'entend pas, notamment Kropotkine), pour faire assassiner son frère invalide de guerre, brûler sa maison et mettre sa tête à prix. Les Petliourovski verront s'abattre sur eux la vengeance du Batko : les persécuteurs, flics, officiers seront chaque fois impitoyablement exécutés, souvent férocement.

C'est le début d'une lutte à mort. Elle se continuera contre les armées blanches de Skoropadsky, de Dénikine (qui sera vite vaincu), puis de Wrangel. Simon Petlioura laisse la place en 1919. Le Comité Révolutionnaire clandestin charge Makhno d'organiser la lutte contre l'envahisseur austro-hongrois.

Ses tatchanki font merveille : le même jour, il peut attaquer à deux endroits distants de centaines de kilomètres. Ses raids lui apportent armes, vivres, argent, matériel. Aucun bataillon ne lui résiste, les paysans lui fournissant, outre le gîte et le couvert, des chevaux frais, des armes, des renseignements précieux. Ce qui leur vaut parfois de dures représailles.

Les Bolchéviques, qui ont pourtant les armées blanches sur le dos, n'hésitent pas à s'attaquer violemment aux libertaires : arrestations, assassinats se multiplient. Trotsky, qui ne perd jamais l'occasion de massacrer la canaille anarchiste, et le lugubre Dzerjinski, patron de la Tchéka, mènent la répression. En septembre 1918, la femme et l'enfant de Makhno sont assassinés. Partout le désarmement des non-bolchéviques est systématique. Ou les soldats entrent dans l'Armée Rouge, ou ils retournent chez eux.

Pendant ce temps, Makhno lance une attaque générale contre l'hetman Skoropadsky, puis contre Petlioura à Ekatérinoslaw, où il est soutenu par... les Bolchéviques, qui jouent sur tous les tableaux. Makhno entre dans la ville, habillé en civil, par le train, incognito. L'armée de Petlioura est liquidée, et Makhno abandonne la ville aux Bolchéviques.

Ce sera, de novembre 1918 à juin 1919, la grande pause où Rouges et Blancs se tiennent à distance, et où la Makhnovtchina va se développer, l'armée occupant toute la région de Goulaïe-Polié, et où, pour la première fois, ils ont le temps de réfléchir un peu, de théoriser même, sur leur expérience.

Petlioura revient un temps, reprend Kiev, tandis que les Austro-Hongrois se retirent, que l'hetman et les gros propriétaires fuient. L'Armée Rouge récupérera finalement Kiev.

Tout au long de ces événements, des bandes de pillards écument la région, ce qui permettra, le moment venu, à la propagande unie des Bolchéviques et des Blancs de présenter le gêneur Makhno comme un bandit de grand chemin (de même qu'on lui attribuera froidement les progroms anti-Juifs de Petlioura.

L'année 1919 est marquée par la lutte à quatre, les Blancs et les nationalistes ukrainiens ne s'entendant pas toujours. Makhno continue à temporiser avec Lénine. Il joue le jeu et ne veut pas diviser les révolutionnaires, même s'il n'est pas d'accord avec les Rouges. Ayant enlevé cent wagons de blé à Denikine, il les envoie à Moscou et Petrograd pour soutenir les soviets.

Tandis que les Denikiniens font régner une répression terrible, les Bolchéviques se décident, en mars, à les attaquer. Dybenko les conduit. Un accord est passé avec Makhno. On se ménagera mutuellement. La Makhnovtchina restera indépendante, mais Makhno aura un statut de commissaire politique rouge. Le drapeau noir flotte toujours sur chaque tatchanka. On imagine la façon dont les chefs bolcheviques ont dû se contenir pour ne pas éclater, Trotsky entre autres, ou Dybenko qui mènera militairement la répression contre Cronstadt.

La Tchéka, en quelques semaines, se rend odieuse aux paysans, qui virent les tchékistes et leur administration bureaucratique. En représailles, les critiques contre la Makhnovtchina pleuvent, les vivres ne parviennent pas toujours, les munitions non plus, et quelques arrestations sont pratiquées.

Les congrès des conseils se déroulent à Goulaïe-Polié en janvier, février et avril. Soixante-douze délégués représentent à ce dernier deux millions d'hommes. Dybenko le déclare contre-révolutionnaire, et une campagne de presse est lancée contre les autogestionnaires, traités de criminels et de koulaks (ce qui ne manque pas de sel étant donné que les paysans sont restés pauvres, parfois même plus qu'avant).

L'ineffable Trotsky aura ce mot historique : Il vaut mieux céder l'Ukraine entière à Denikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste. Le mouvement de Denikine, franchement contre-révolutionnaire, pourra aisément être compromis plus tard par la voie de la propagande de classe, tandis que la Makhnovtchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous.

C'est à cette époque qu'un premier complot bolchevique visant à l'assassinat de Makhno est conçu. C'est Makhno lui-même qui l'évente. Les comploteurs sont exécutés aussitôt. Et c'est au moment même où Denikine lance sa grande offensive que les Bolchéviques attaquent Goulaïe-Polié, en juin 1919. C'est la fin de la période de puissance totale de Makhno sur l'Ukraine.

Attaqué dans le dos, ses communes détruites, ses partisans exécutés sommairement, Makhno quitte son poste dans l'Armée Rouge. À la tête des Rouges : Trotsky, une fois de plus, cet homme borné, mais démesurément orgueilleux et méchant, ce bon polémiste et orateur devenu - grâce à l'égarement de la Révolution - dictateur militaire "infaillible" d'un immense pays, comme le décrit Voline.

Les Rouges se retirent devant Denikine, afin que celui-ci puisse prendre Makhno à revers et se charger de sa liquidation. Sous le commandement de Vorochilov, de nouvelles forces bolchéviques arrivent, et proposition est faite à Makhno de lutter côte à côte. Il refuse. Il n'a pas tort : Vorochilov a en poche un ordre de Trotsky lui enjoignant de s'emparer de Makhno et de le fusiller sur place. Certains hommes de Makhno accepteront malgré tout, sur ordre, un commandement dans l'Armée Rouge.

Le lendemain du jour où Trotsky proclame publiquement que Denikine ne représente pas une menace sérieuse, celui-ci prend Ekaterinoslaw et menace Kharkov, qui tombe à son tour en juillet.

Paniquée, l'Armée Rouge s'enfuit, et l'Ukraine est abandonnée à son sort.

Il ne reste plus, face à la terreur blanche, que Makhno. Les hommes de Makhno restés dans l'Armée Rouge reviennent à lui, suivis par pas mal de déserteurs bolcheviques. La population fuit avec Makhno, effrayée par les exactions des Blancs, qui fusillent les hommes, violent les femmes (si elles sont juives, c'est systématique). La retraite dure jusqu'en septembre.

Encerclé, dormant à peine, se déplaçant sans arrêt, Makhno a déjà huit mille blessés qu'il traîne derrière lui. À Ouman, tenue par les derniers Petliourovski, il pactise avec eux pour faire soigner ses blessés, mais se fait trahir, et encercler complètement par les Blancs, qui ont à leur tête le général Slastchoff (qui deviendra plus tard un officier... bolchevique).

Le 26 septembre, c'est le tournant. Makhno change de direction et attaque les Blancs, à Pèregonova. Il disparaît au début de la bataille, puis ressurgit à revers, couvert de poussière, au moment où ses troupes se faisaient enfoncer, provoque la débandade blanche, poursuit impitoyablement les fuyards qui sont massacrés au sabre, près d'une rivière.

Poussant aussitôt son avantage, il enfonce le front, bouscule les Blancs (rien n'est défendu sur leurs arrières), et reprend en quelques jours toute l'Ukraine.

Sur son passage, c'est la panique. Les Makhnovistes brûlent les prisons, exécutent les officiers, les policiers, les koulaks, les curés, les riches bourgeois. Ils suppriment toutes les interdictions quelles qu'elles soient. Sur une affiche placardée partout, où l'on explique ce qu'est la Makhnovtchina, il est marqué entre autres : C'est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d'agir, de s'organiser, de s'entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent. Qu'ils sachent donc dès à présent que l'armée makhnoviste ne leur imposera, ne leur dictera, ne leur ordonnera quoi que ce soit. Les Makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel ou tel avis ou conseil, mettant à leur disposition les forces intellectuelles, militaires ou autres dont ils auraient besoin. Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner, leur prescrire quoi que ce soit.

Denikine fuit. Il est vaincu définitivement. Pas fous, les Bolchéviques reviennent à toute vitesse, attaquent mollement près d'Orel, ce qui leur permettra d'accréditer la légende selon laquelle l'Armée Rouge a vaincu Denikine. Ils tentent de réimplanter leur bureaucratie partout où ils passent, mais Makhno les en empêche.

Un congrès important a lieu à Alexandrovsk, qui organise tout en coopératives, généralise l'autogestion et charge Makhno de superviser les opérations militaires, avec dix-huit commandants sous ses ordres. Peu après, commence l'épidémie de typhus qui ne lâchera plus la Makhnovtchina, décimant ses rangs. Makhno lui-même sera malade longtemps.

Une nouvelle fois, pas aussi naïf que certains historiens semblent le croire, mais n'ayant guère le choix, Makhno va temporiser et faire semblant de s'allier avec les Rouges. Les armées fraternisent. Les Bolchéviques n'hésitent pas à demander à Makhno d'attaquer sur le front polonais, loin de sa province. Il refuse et se replie sur Goulaïe-Polié, une fois de plus.

Désormais, déclaré hors-la-loi, Makhno échappera plusieurs fois aux tueurs de Trotsky. Bela Kun, qui s'est fait connaître lors de la Commune de Hongrie, s'allie avec lui, mais le calomnie dès qu'il tourne le dos.

La propagande insensée dirigée contre lui est curieusement reprise dans le monde en-tier, les journaux estimant sans doute, et à juste titre, qu'il est un danger bien plus grand pour le capitalisme que Lénine.

Partout où ils le peuvent, les Bolchéviques détruisent ce que Makhno a construit. À cette époque, deux cents mille paysans au total seront fusillés. Goulaïe-Polié change de mains plusieurs fois, et chaque fois ce sont des nouvelles exécutions, Makhno ne ratant pas les commissaires et officiers rouges.

C'est au printemps 1920 qu'une nouvelle offensive des Blancs a lieu, en Crimée cette fois, sous la houlette d'un ancien baron tzariste, Wrangel. À chaque attaque de Makhno, qui reprend les armes contre l'envahisseur, les Bolchéviques attaquent dans son dos. Pour faire bonne mesure, la propagande rouge accuse bien sûr Makhno du contraire (s'allier avec les Blancs). Ils refusent de répondre à l'appel à l'union anti-blanche lancée par Makhno. Ossip et Voline l'ont rejoint.

Tandis que Wrangel avance, prend une à une toutes les villes d'Ukraine, dont Goulaïe-Polié, un accord est finalement conclu entre les Rouges et les Makhnovistes.

Voline en bénéficiera : prisonnier des Bolchéviques, il est libéré à cette occasion, avec d'autres anarchistes. Les communistes et anarchistes participent ensemble une dernière fois aux soviets, Makhno est libre de sa stratégie et les habitants des régions makhnovistes se voient reconnaître le droit de s'organiser eux-mêmes, droit qu'ils avaient pris depuis longtemps, et les Bolchéviques reconnaissent publiquement qu'il n'y a pas d'alliance Makhno-Wrangel.

Ce dernier subit aussitôt sa première défaite, prélude à une liquidation totale, qui survient en novembre 1920, due aux efforts conjugués des deux "alliés".

À Goulaïe-Polié, une fois de plus, on repart à zéro, on recommence tout. L'école est remise sur pied par des Ferreristes. La Makhnovtchina repart de plus belle. De leur côté, Lénine et Trotsky ordonnent l'assassinat de Makhno et l'élimination de ses partisans. Maintenant que l'ennemi commun est dans la poussière, rien ne freine plus leur inévitable affrontement direct.

Le premier complot a été préparé avant la chute de Wrangel. Par surprise, l'état-major makhnoviste de Crimée est arrêté. Les chefs, dont le paysan Simon Karetnik qui le commandait (il remplaçait souvent Makhno comme chef suprême), et Piotr Gavrilenko, paysan anarchiste lui aussi, un des vainqueurs de Denikine, sont exécutés sommairement. Seul Martchenko, un autre paysan de Goulaïe-Polié, commandant de la cavalerie, parvient à s'échapper avec deux cent cinquante hommes (sur mille cinq cents).

En arrivant, Martchenko et Taranovsky (autre commandant) se présentent devant un Makhno abattu : J'ai l'honneur de vous annoncer le retour de l'armée de Crimée, dit Martchenko. Oui, frères, à présent, seulement, nous savons ce que sont les Communistes. Makhno, lui, le savait depuis longtemps, mais les événements ne lui avaient pas laissé le choix. Il quitte une fois de plus Goulaïe-Polié, avec seulement, deux cent cinquante hommes, pour être plus rapide. Il est malade comme un chien, il a une cheville fracassée. Il lui faut se remettre de ce coup.

Voline, qui à cette époque a été arrêté, rapporte qu'un des responsables de la Tchéka, Samsonoff, qui l'interroge, lui a fait cette remarque : Nous sommes devenus maintenant de vrais et habiles hommes d'État [...] Dès que nous n'eûmes plus besoin de ses services - et qu'il commença même plutôt à nous gêner - nous sûmes nous en débarrasser définitivement. Difficile de mieux résumer la situation.

Mais Makhno n'est pas définitivement abattu. Il reconstitue une armée de mille cavaliers et mille cinq cents fantassins. Il contre-attaque, reprend sa Goulaïe-Polié, il fait six mille prisonniers bolcheviques : deux mille vont déserter aussitôt pour se joindre à lui. Il faut dire qu'il commence à être évident pour les vieux Bolchéviques que leur révolution est d'ores et déjà confisquée par une poignée d'arrivistes et de bureaucrates, dont la plupart n'ont même pas participé aux premiers combats, ou encore ne l'ont fait qu'à contre-cur : Trotsky, Kamenev, Zinoviev, etc...

La lutte continuera jusqu'en 1921. Finalement, Makhno doit reculer. L'hiver, la neige, le gel, l'entravent. Nombre de ses fidèles lieutenants sont tués, Martchenko, Grégori Vassilevsky (qui le remplaçait souvent à la tête de l'armée), etc... Lui-même est blessé plusieurs fois, il se tient à cheval avec peine, il a une balle dans la cuisse, une autre dans le ventre.

L'été voit ses derniers compagnons mourir, Stehouss, Kourilenko, Mikhaleff-Pav-lenko. Les paysans le cachent de force, car il ne peut plus marcher ni tenir debout. Il surmonte sa faiblesse et se sauve.

À l'extérieur, il est seul. Tous les anarchistes russes le désavouent, tous se leurrent sur son rôle réel, ils sont trop sensibles à la propagande léniniste. Au Congrès des Syndicats Rouges, il est dénoncé par les anars collabos. Dans les autres pays, il est considéré comme un chef de gang. Quand la Makhnovtchina était puissante, il était soutenu par les anars ; une fois celle-ci abattue, tous le lâchent sans vergogne. L'ensemble du mouvement anarchiste russe est alors moscovite. La plupart ignorent tout des problèmes ukrainiens et ruraux.

Cette faiblesse et cet aveuglement des libertaires russes, qui manquent aussi de personnalités fortes, expliquent partiellement que Lénine et les siens aient pu si facilement détourner un mouvement aussi puissant que la révolution russe, pour en faire un système bureaucratique et capitaliste d'État.

Makhno d'ailleurs méprise profondément les anars de Moscou.

En août, Boudiény bat définitivement les armées makhnovistes. Nestor Makhno est blessé, Ivanuk et Pétrenko tués (c'étaient ses deux derniers compagnons fidèles) ; il réussit à s'enfuir avec - selon les sources - deux cent cinquante ou seulement soixante-dix-sept cavaliers survivants.

Puis, caché dans un char à foin, percé de coups de baïonnettes à un contrôle, il passe en Roumanie, où il est soigné et interné.

Tandis que les derniers éléments de la Makhnovtchina sont liquidés, que le sinistre Frounzé massacre femmes et enfants, toute l'Ukraine va être soumise à une dictature qu'aucun tzar n'avait jamais fait peser. À peine remis de ses blessures, Makhno s'évade de Roumanie, passe en Pologne, où il est nouveau arrêté. Il s'évade encore, passe en Allemagne, où il retrouve quelques-uns de ses partisans. Il écrit.

On le retrouvera à Paris, exilé, sombre. Chauffeur de taxi, manuvre chez Renault. Sa femme Galina Andreevna, qui avait rêvé d'être la compagne d'un révolutionnaire ukrainien, l'abandonnent. Son pied jamais guéri, sa joue barrée d'une large cicatrice, il écrit ses mémoires (qui hélas resteront inachevés et s'arrêtent au début de la révolution). Il boit de plus en plus. La tuberculose le ronge. Il meurt en 1935.



1921 : les marins de Cronstadt
Principale base de la flotte de la Baltique et ville fortifiée sur l'île de Kotline, Cronstadt à trente kilomètres de Pétrograd, abrite en 1917 quelque 50.000 habitants, pour la plupart des marins de la Baltique, soldats, officiers, ouvriers des arsenaux militaires.

De février à novembre 1917, les marins de Cronstadt sont de tous les soulèvements.

Fer de lance de l'insurrection, l'orgueil et la gloire de la Révolution russe reconnaîtra Léon Trotsky (En novembre 1905 et en juillet 1906 déjà, les soulèvements de marins et soldats de Cronstadt ont été écrasés par la garde impériale de Saint-Pétersbourg.

Au lendemain de la victoire bolchévique, ce sont les marins de Cronstadt, entraînés par le jeune anarchiste Anatole Jelezniakov, qui dispersent l'Assemblée Constituante).

À la fin du mois de février 1917, les marins commencent par se saisir de 236 officiers particulièrement détestés, proclament l'éligibilité du commandement, abolissent le port des pattes d'épaule et organisent le Soviet de Cronstadt.

Dans ce Soviet figure un anarchiste, Efim Yartchouk. Cronstadt devint bientôt la Mecque révolutionnaire ou se rendaient les différentes délégations du front et de l'arrière, note Ida Mett.

Pendant les semaines de la révolution bourgeoise (février 1917), la ville apparaît en effet comme un exemple surprenant de pouvoir populaire.

Dans sa séance du 26 Mai 1917, son Soviet décide que Le pouvoir dans la ville de Cronstadt se trouve désormais uniquement entre les mains des Soviets, des députés, des ouvriers et des soldats, lequel pour les affaires concernant le pays entier se met en contact avec le gouvernement provisoire.

Mais en dépit de la constitution du premier ministère de coalition (18 mai-5 août 1917), la politique sociale du gouvernement reste très prudente.

Début juillet, l'échec militaire de Lemberg (Lvov) en Pologne, provoque à Pétrograd de violentes manifestations. Les bolchéviques sont débordés. Le 4 juillet, l'arrivée de plusieurs milliers de marins de Cronstadt déployant drapeaux rouges et drapeaux noirs relance l'émeute. Tchernov, ministre de l'Agriculture et chef des socialistes-révolutionnaires, harangue les manifestants. Les marins se saisissent de lui comme otage et le jettent dans une voiture découverte. Le gouvernement doit dépêcher aussitôt Trotsky, l'idole des marins, pour le délivrer.

En octobre, les marins de Cronstadt sont encore présents et ce sont eux qui occupent un certain nombre de points stratégiques. John Reed, l'auteur de Dix jours qui ébranlèrent le monde, a bien vu l'influence et la confiance qu'inspiraient leurs détachements. Cette influence de Cronstadt repose sur le dynamisme d'hommes prêts à tout pour défendre la révolution. Mais quelle révolution ? L'organisation de la vie quotidienne dans la ville forteresse permet de croire que les marins n'admettaient qu'une révolution : celle du peuple. Ce sont, en effet, les citoyens eux-mêmes, groupés dans les comités de maisons et des milices, qui gèrent tous les services et la vie propre de la cité. Des groupes d'habitants d'un même quartier se mettent à cultiver en commun des terrains jusqu'alors délaissés.

Une Union des laboureurs de Cronstadt produit des objets indispensables comme les clous, les faux, les charrues... Des comités de maisons, de rues, de quartiers fournissaient hommes et renseignements au Comité urbain chargé des intérêts de la ville. Au début de 1918, la population décide la socialisation des habitations et des maisons. Le Soviet de Cronstadt composé de bolchéviques pour l'essentiel et de quelques socialistes-révolutionnaires et d'anarcho-syndicalistes ne réussit pas à dissuader les citoyens de remettre à plus tard une mesure aussi radicale. Et l'on commença le recensement et l'examen des locaux de manière à donner un logis convenable à chaque habitant.

Les frictions avec le pouvoir central surgissent en 1918. En février, le Conseil des Commissaires du Peuple prononce la dissolution de la flotte et amorce la création d'une nouvelle Flotte Rouge. Puis, on procède au désarmement de la population. Des contingents de marins sont expédiés sur les divers fronts intérieurs. En avril, les groupes anarchistes de Moscou sont dissous et traqués. Cronstadt ne peut qu'émettre deux motions de protestation. La très dure mobilisation des énergies au cours des années du communisme de guerre (1918-1921) provoque dans tout le pays, à la campagne comme à la ville, un mécontentement d'autant plus tragique que les denrées de première nécessité ont disparu.

Fin février 1921, des meetings et des grèves paralysent les grandes usines de Pétrograd. Tracts et proclamations se succèdent : Un changement fondamental dans la politique du gouvernement, dit une de ces affiches, est nécessaire. En premier lieu, les ouvriers et les paysans ont besoin de liberté. Ils ne veulent pas vivre selon les prescriptions des bolchéviques, ils veulent décider eux-mêmes de leur destin. Mais le Soviet de Pétrograd proclame la loi martiale, décide le lock-out des ouvriers des fabriques de Trubotchny, tandis que la Tchéka (la police politique) procède à de nombreuses arrestations. Zinoviev, président du Soviet, ne veut voir dans toute cette agitation qu'une suite de machinations fomentées par des Mencheviks et des sociaux-révolutionnaires.

À dire vrai, le Cronstadt de 1921 n'est plus le Cronstadt de 1917. L'avant-garde révolutionnaire a déserté la cité ; elle est partie sur les divers fronts intérieurs combattre les armées blanches. En outre, les marins se recrutent de plus en plus sur les côtes de la Mer Noire, dans cette Ukraine sensible aux exploits de Makhno. À l'occasion des permissions passées dans leurs familles, ils observent la rigueur des réquisitions de céréales et le malaise rural. La restauration de la discipline militaire, la suppression des comités de navire, l'installation de commissaires et de spécialistes ont par ailleurs irrité les matelots. Cependant Cronstadt, ouverte aux influences libertaires, a conservé la flamme révolutionnaire et reste à l'écoute de Pétrograd. C'est pourquoi la place forte envoie des émissaires s'informer des revendications des grévistes. À leur retour, les marins des bateaux de guerre Petropavlovsk et Sébastopol affirment leur solidarité avec les travailleurs de Pétrograd et protestent de leur loyauté envers la Révolution et le Parti Communiste. Très vite, le mouvement s'étend à toute la flotte. Le 1er mars, les équipages organisent un meeting sur la place Yakorny ; 16.000 marins, ouvriers et soldats y participent. Le président de la République, Kalinine, le commissaire de la Flotte de la Baltique, Kuzmin, s'adressent à l'assistance. Le Comité d'enquête envoyé à Pétrograd dénonce les mesures employées par Zinoviev contre les ouvriers. À l'unanimité moins trois voix (celles de Kalinine, Kuzmin et Vassiliev, président du Soviet de Cronstadt) une résolution est alors adoptée qui stipule entre autres points : L'assemblée décide qu'il faut, étant donné que les Soviets actuels n'expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans Procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret Établir la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et pour les partis socialistes de gauche.

Le 2 mars 1921, 300 délégués se réunissent à la Maison d'Éducation pour discuter des nouvelles élections au Soviet. Les communistes ne sont qu'une minorité et la masse des sans-parti fait adopter là création d'un Comité Révolutionnaire Provisoire qui installe temporairement son siège sur le navire de guerre Petropavlovsk. Le 3 mars paraît le premier numéro des Nouvelles du Comité Révolutionnaire provisoire (Les Izvestia de Cronstadt).

Mais quel gouvernement, note Paul Avrich, pourrait se payer le luxe d'une mutinerie prolongée de la marine dans sa principale base stratégique, convoitée par des ennemis désireux d'en faire le tremplin d'une nouvelle invasion ? La réaction du pouvoir central est immédiate. La radio moscovite annonce l'isolement total de Cronstadt. Elle voit dans le soulèvement une conspiration blanc-gardiste organisée par les espions de l'Entente et le contre-espionnage français. Un autre bulletin précise : Si vous persistez on vous canardera comme des perdreaux. Dans la nuit du 4 au 5 mars, Trotsky, président du Soviet militaire révolutionnaire de la République, lance l'ultimatum suivant à Cronstadt : Le Gouvernement ouvrier et paysan a déclaré que Cronstadt et les équipages rebelles doivent se soumettre immédiatement à l'autorité de la République Soviétique. C'est pourquoi j'ordonne à tous ceux qui ont pris les armes contre la patrie socialiste de les déposer immédiatement. Les récalcitrants seront désarmés et livrés aux autorités soviétiques. Les communistes et autres représentants du gouvernement doivent être immédiatement libérés. Seuls ceux qui se rendront sans condition peuvent compter sur l'indulgence de la république soviétique. En même temps, je donne des ordres destinés à réprimer la mutinerie et à réduire les rebelles par la force des armes. Les chefs des mutins contre-révolutionnaires seront entièrement responsables des dommages que pourraient subir, par leur faute, les populations pacifiques. Cet avertissement est définitif.

Quelques anarchistes de Pétrograd tentent alors une dernière démarche pour dissuader les bolchéviques d'attaquer Cronstadt. Dans une lettre adressée au Comité du Travail et de Défense de Pétrograd, Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus, Petrovsky proposent vainement l'envoi d'une commission apte à dénouer pacifiquement le conflit. Tandis que les troupes bolchéviques se préparent à l'assaut, Cronstadt espère encore l'appui de Pétrograd et des autres grandes villes. À travers la Russie, les anarchistes accueillent avec enthousiasme l'annonce du soulèvement. Ils diffusent à Pétrograd un tract mobilisateur : C'est pour toi, peuple de Pétrograd, que les marins se sont levés. Sors de ta léthargie et prends part au combat contre la dictature communiste ; après quoi l'anarchie s'installera.

La presse de Cronstadt dénonce le feld-maréchal Trotsky. Des mots d'ordre lapidaires surgissent : Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis, Vive Cronstadt Rouge avec le pouvoir des soviets libres, Vive les soviets sans les bolchéviques. Tout dialogue s'avère donc impossible. Est-ce parce qu'il ne tient pas à participer personnellement à l'assaut contre le fer de lance de la Révolution ou parce qu'il ne tient pas à opérer dans une zone relevant de l'autorité de Zinoviev, toujours est-il que Trotsky confie la responsabilité de l'attaque au général Toukhachevsky, héros de la récente campagne polonaise. Des troupes sûres affluent. L'artillerie communiste occupe les îles voisines. Et le 7 mars 1921 à 18h45, les batteries communistes ouvrent le feu sur Cronstadt. L'épreuve de force est engagée. Le 8 mars, les Izvestia de Cronstadt exposent les motifs de la lutte décisive : La révolution d'octobre, les ouvriers la firent pour leur libération. Mais l'Homme s'est retrouvé plus esclave encore qu'auparavant [...] Au glorieux emblème de l'État ouvrier (la faucille et le marteau) le gouvernement communiste a substitué la baïonnette et le barreau de prison [...] Ils ont mis la main sur la pensée, sur l'esprit des travailleurs, obligeant chacun à penser uniquement selon leur formule. C'est à Cronstadt que la révolution est en marche [...] C'est à Cronstadt que nous avons posé la première pierre de la troisième révolution. Elle brisera les dernières chaînes qui entravent les masses laborieuses. Elle ouvrira la nouvelle et la large route de l'édification socialiste.

En dépit de ces appels pathétiques, que peuvent faire les 14.000 défenseurs de Cronstadt devant les bataillons communistes ? L'attaque décisive débute le 16 mars. Pendant 48 heures, un âpre et sanglant combat se déroule sous les bombes de l'aviation et de l'artillerie. Le 18 mars, l'opération militaire s'achève. Cronstadt agonise. Des dizaines de milliers d'hommes assassinés, la ville noyée dans le sang écrit Emma Goldman. La Néva devint la tombe d'une multitude d'hommes [...] Le 18 mars, l'anniversaire de la Commune de Paris de 1871, écrasée deux mois plus tard par Thiers et Gallifet, les bouchers de 30.000 communards ! Imités à Cronstadt le 18 mars 1921 !

Cronstadt tombée, Lénine tire la leçon de l'événement. Certes, le Xème Congrès du Parti Bolchévique affirme que dans l'émeute de Cronstadt la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs de tous les pays du monde se sont aussitôt montrés prêts à accepter jusqu'aux mots d'ordre du régime soviétique, pourvu que fût renversée la dictature du prolétariat en Russie. Mais devant ce même Xème Congrès du Parti, Lénine annonce l'adoption d'une nouvelle politique économique, la NEP, desserrant par là l'étau du communisme de guerre.

Les anarchistes n'ont joué qu'un rôle minime dans cette insurrection d'un des hauts-lieux de la révolution russe. Les plus représentatifs des anarchistes (Jetezniakov, Bleikhman, Yartchouk) n'étaient plus en effet dans la cité rebelle. Mais les idées libertaires comme les slogans anarchistes ont mobilisé tous ceux qui croyaient encore possible la création d'une fédération de communes autonomes. C'est pourquoi les anarchistes y reconnurent et y reconnaissent toujours le refus du pouvoir étatique, de la dictature d'un parti s'auto-proclamant représentant des travailleurs, la prise en main par le peuple lui-même de son propre destin, sans bergers politiques, sans chefs ni tuteurs. Sans perdre de vue l'essentiel, à savoir comme le note Alexandre Nataf, que la résistance de Cronstadt n'a pas cristallisé un désir d'arrêter le cours de la révolution, mais une volonté de le radicaliser.


1936 : la révolution sociale en Espagne
L'Espagne de 1936 abrite six millions d'ouvriers, dont deux à trois millions sont inscrits à un syndicat. Deux grandes centrales rassemblent l'essentiel des effectifs : l'UGT (Union Générale des Travailleurs) socialiste et la CNT (Confédération Nationale du Travail) anarcho-syndicaliste (un million et demi d'adhérents en 1936). En regard, les partis politiques de gauche (Parti Communiste, Parti Socialiste Ouvrier, POUM) ne rassemblent qu'un nombre restreint de militants. Face au coup d'État du général Franco, le 18 juillet 1936, les deux grandes organisations anarchistes, la CNT et la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) veulent mener en même temps la guerre et la révolution. Depuis longtemps, en Espagne, un antifasciste ne peut être qu'un révolutionnaire.

Révolution sociale contre coup d'État
La rébellion du général Franco trouve donc les libertaires en état d'alerte. L'ordre de grève générale lancé par la CNT est un appel à la lutte antifasciste. Par-delà les divergences idéologiques, la solidarité des républicains, communistes, socialistes, anarchistes se manifeste dans les combats menés contre les attaques des militaires rebelles. Tandis que le pouvoir politique de Madrid se dissout, des milices populaires se constituent.

Le centre du pays avec la Manche, la Nouvelle-Castille, une partie de l'Estrémadure, passe sous l'autorité des communistes et des socialistes. Une sorte d'autonomie régionale assure à l'Aragon, aux Asturies, à la Biscaye une quasi-indépendance. La Catalogne reste le fief des anarchistes. Après la première victoire sur les forces rebelles, Companys, président du gouvernement catalan, reçoit une délégation armée de la CNT et de la FAI : Sans vous, leur dit-il, les fascistes triompheraient en Catalogne. C'est vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne et je vous en remercie. Mais aussi vous avez gagné le droit de prendre en mains la direction de la vie publique. Nous sommes prêts à nous retirer et à vous laisser la responsabilité de la situation.

Les interlocuteurs connaissent bien Companys, qui s'est acquis une grande célébrité vers 1920 en défendant les anarchistes. En 1934, lors d'un soulèvement, il a proclamé la République catalane et a été condamné à 30 ans de réclusion. Pourtant, Garcia Oliver décline l'offre d'assumer le pouvoir politique. L'ensemble de la vie économique est à présent gérée par les anarcho-syndicalistes ; et les libertaires, hier encore pourchassés, se retrouvent à la tête de l'Alliance révolutionnaire antifasciste. Les représentants anarchistes Joaquim Ascaso, Durruti, Garcia Oliver dirigent le Comité des milices antifascistes formé le 23 juillet 36 à Barcelone.

La CNT organise la reprise du travail et socialise l'économie ; ce sont désormais les travailleurs qui contrôlent et organisent la production, la presse, la radio, les grands meetings populaires.

Les rivalités de partis ou les divergences de but minent pourtant les efforts collectifs. Le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), l'UGT catalane tentent de freiner la révolution sociale en s'appuyant sur les craintes des classes moyennes, tandis que le POUM s'efforce de populariser la thèse d'un gouvernement ouvrier. Au mois d'août 1936, les impératifs militaires entraînent une offensive antifasciste contre les nationalistes de l'Aragon. La Colonne Durruti arrive à 30 km de Saragosse et, tout en libérant villes et villages, soutient la création de collectivités agricoles autogérées mises spontanément sur pied par les paysans. Guerre et révolution ne sont pas ici dissociées. On comprend dès lors quel dynamisme anime les hommes de la Colonne Durruti, venue d'Aragon à Madrid, et arrêtant les franquistes dans la Cité Universitaire de la capitale espagnole.

Le 26 septembre, la CNT accepte d'entrer dans la Généralité, c'est-à-dire dans le Gouvernement catalan désormais appelé Conseil de défense régional, auquel se joignent des membres du POUM (Andrés Nin est ministre de la Justice) et du PSUC. L'avance des nationalistes rapproche d'ailleurs les socialistes et les anarchistes catalans. Le 22 octobre, leurs deux centrales syndicales précisent les objectifs à atteindre : expropriation des grands capitalistes, collectivisation de leurs entreprises, maintien des petits producteurs.

Fin octobre 1936, devant la menace nationaliste sur Madrid et la pression que fait peser la guerre sur la vie politique, des membres de la CNT acceptent de participer au gouvernement central. Quatre syndicalistes prennent donc en charge un portefeuille ministériel : Juan Peiro devient ministre de l'industrie Juan Lopez Sanchez, ministre du Commerce ; Federica Montseny, ministre de la Santé et Garcia Oliver, ministre de la Justice. L'apport de ce sang nouveau suffisait-il à justifier l'optimisme de la presse anarchiste voyant dans le 4 novembre Un des faits les plus transcendants qu'enregistra l'histoire politique de, notre pays ?

À la Justice, Garcia Oliver José fait montre de belles capacités. Un anarchiste ministre de la Justice n'est d'ailleurs pas chose courante. Mais cette participation à un gouvernement bourgeois, cette entrée dans l'appareil de l'État, susciteront bien des questions et bien des réactions. D'ailleurs le gouvernement de Largo Caballero a perdu son prestige. Il quitte Madrid encerclé et se replie à Valence. Sur la route, le convoi est stoppé un moment à Tarancon par des anarchistes qui laissent aux ministres le choix de repartir immédiatement à Madrid ou d'être fusillés...



Barcelone, mai 1937 - la contre-révolution
En 1937, tandis qu'à Moscou la Pravda précise que l'épuration des trotskystes et anarchistes catalans sera conduite avec la même énergie que celle avec laquelle elle a été conduite en URSS, la lettre ouverte de Camillo Berneri à Federica Montseny s'inquiète des discours éloquents et des articles brillants tenus ou écrits par les ministres anarchistes emprisonnés dans une stratégie de position. L'heure est venue, conclut Berneri, de se rendre compte si les anarchistes sont au gouvernement pour être les vestales d'un feu sur le point de s'éteindre ou bien s'ils y sont désormais seulement pour servir de bonnet phrygien à des politiciens flirtant avec l'ennemi ou avec les forces de restauration de la "République de toutes les classes". Le dilemme : guerre ou révolution n'a plus de sens. Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce à la guerre révolutionnaire ou la défaite.

Le 21 novembre 1936, atteint d'une balle dans le poumon, Durutti tombe au cours de la bataille de Madrid. A-t-il été abattu par des communistes qui voulaient liquider une figure légendaire de l'anarchisme espagnol ou, comme le pense H. Thomas, par l'un de ses propres hommes réfractaires à la nouvelle attitude des anarchistes (la militarisation des milices et la discipline de l'indiscipline prêchée énergiquement par Durutti depuis le mois d'août) et à leur participation au gouvernement ? Le mystère de la mort de Durutti, le plus populaire des anarchistes de la révolution de 36, n'a jamais été élucidé.

L'opposition entre les deux "camps" se radicalise : d'un côté, les tenants de la révolution sociale comme levier pour battre les franquistes (CNT, FAI, UGT, POUM et certains secteurs socialistes) et de l'autre, les communistes et les partis bourgeois partisans d'une "pause", voire d'un retour aux institutions traditionnelles (militarisation des milices, retour à la grande propriété, normalisation dans les usines) pour gagner la guerre "anti-fasciste". En Catalogne, les communistes du PSUC sabotent le ravitaillement des villes et créent les sinistres Gardes d'Assaut (troupes d'élite de maintien de l'ordre), dans le Levant et en Aragon, les mêmes font tout pour torpiller les collectivités agricoles autogérées et rendre leurs terres aux anciens propriétaires "bourgeois".

Partout, les communistes, soucieux de rassurer la classe moyenne, de ne pas effaroucher les démocratie occidentales non-interventionnistes et de mener une guerre classique contre les nationalistes, sont hostiles à la collectivisation des terres et aux milices populaires, alors que les anarchistes étendent, chaque fois qu'ils en ont les forces, les méthodes de gestion collective et désapprouvent la reconstitution d'une armée régulière hiérarchisée et autoritaire. Aux tenants d'une république parlementaire démocratique s'opposent les défenseurs d'une révolution sociale désireux de fonder un nouvel ordre en multipliant les socialisation et les structures autogérées localement et fédérées régionalement.

Le 25 avril 1937, le journal cénétiste Solidaridad Obrera lance une vive attaque contre les communistes. Le même jour, Rolian Cortada, dirigeant des Jeunesses socialo-communistes de Barcelone, est assassiné. Les communistes ripostent en exécutant deux anarchistes, dont le maire de Puigcerda.

Le 3 mai, un incident déclenche une lutte sanglante à Barcelone entre les communistes et les anarchistes. Ce jour-là, le chef (communiste) de la police, Rodriguez Sala, s'en vient au Central téléphonique (tenu depuis 36 par la CNT) au prétexte de s'assurer que les anarchistes n'ont pas branché de table d'écoute pour surprendre les directives gouvernementales. Les membres de la CNT croient que le gouvernement veut faire main basse sur la Telefonica. Fusillades. Intervention de la garde civile. Barricades surgies un peu partout dans la ville. Tirs de mitrailleuses. Assauts contre les casernes et les édifices publics. Au soir du 8 mai le bilan officiel est lourd : plus de 500 morts, (dont Camillo Berneri, abattu le 5 mai) et au moins mille blessés. Les dirigeants de la CNT qui auraient pu rappeler des colonnes du front (avec tous les risques que cela comportaient) s'y refusent et, au contraire, lance un vibrant appel au calme et au dépôt des armes. Les anarchistes de la base se sentent trahis par "leurs" ministres. C'est le coup d'arrêt fatal pour la révolution sociale en Catalogne.

Un appel du Comité pour la Révolution Espagnole dénonce le parti communiste espagnol et le Parti Socialiste Unifié de Catalogne qui mettant à profit la popularité que leur a valu le ravitaillement de l'Espagne par la Russie soviétique et plus encore les abondantes ressources matérielles dont ils disposent par suite de leur contact intime avec l'URSS, ont déclenché une abominable campagne contre le POUM, la CNT et la FAI, organisations ouvrières hostiles à leurs domination, résolues à s'opposer à l'établissement de toute dictature totalitaire, résolues à pousser aussi loin que possible les conquêtes de la classe ouvrière.

Les positions sont donc nettement tranchées lorsqu'éclate la crise entre le président du Conseil, Largo Caballero, et les communistes. La tentative de les exclure et de former un gouvernement de syndicalistes appuyé par la CNT et l'UGT tourne court.

Rappelons qu'à l'époque, les seules livraisons d'armes d'importance viennent d'URSS (payée avec l'or du Trésor espagnol) et que les communistes locaux usent et abusent de cette position de force.

Juan Negrin (un socialiste nettement plus perméable au visées communistes que Largo Caballero) devient Premier ministre d'un cabinet qui ne comporte aucun anarchiste. Il faudra attendre mars 1938 pour revoir un ministre anarchiste dans le ministère Negrin. À ce moment, la présence de Segundo Blanco à l'Éducation et à la Santé publique (comme en novembre 1936) avec une situation militaire dramatique. Dans la même optique, la CNT et l'UGT tombent d'accord pour travailler à l'accroissement de la productivité. Un plan d'ensemble doit organiser le travail industriel. Mais les entreprises gérées par des comités de travailleurs reçoivent désormais leurs matières premières du ministre de l'Économie et sont, à présent, surveillés par des médiateurs. Lorsque la victoire des armées rebelles est certaine, deux anarchistes, Gonzalez Marin et Eduardo Val, donnent leur appui à la junte insurrectionnelle du Colonel Casado qui, en mars 1939, veut engager des pourparlers immédiats avec les nationalistes en vue d'arrêter les hostilités.

C'est ce que les historiens appelleront la guerre civile dans la guerre civile. La tragédie s'achève. La révolution sociale n'ayant pu s'épanouir, l'échec militaire est à présent inévitable pensent les anarchistes. L'union sacrée autour des communiste et des partis bourgeois a étouffé la flamme révolutionnaire.



Guerre et révolution
La participation des anarchistes à la Révolution espagnole est donc une participation sans équivoque. Quel en a été le résultat ? La présence au pouvoir de ministres anarchistes ne soit pas faire illusion. Quand on fait le bilan de ce collaborationnisme, écrit Gaston Leval, on arrive à la conclusion que la promenade dans les allées du pouvoir fut négative en tous points. Où trouver, s'ils existent, des témoignages de l'uvre libertaire ? La seule uvre constructive, poursuit le même auteur, valable, sérieuse, qui s'est faite pendant la guerre civile a été précisément celle de la révolution, en marge du pouvoir. Les collectivisations industrielles, la socialisation de l'agriculture, les syndicalisations des services sociaux, tout cela, qui a permis de tenir pendant près de trois ans et sans quoi Franco aurait triomphé en quelques semaines, a été l'uvre de ceux qui ont créé, organisé sans s'occuper des ministres et des ministères.

Pour les libertaires, la guerre est en même temps un combat révolutionnaire. Les régions où les idées libertaires sont solidement ancrées, la Catalogne, l'Aragon, le Levant, ont donc connu un profond bouleversement social. Dans les campagnes, l'autogestion s'affirme alors comme le moteur de l'économie. La rébellion franquiste éclate en effet au moment où la faim de terres n'est pas apaisée. De surcroît, cette rébellion surgit le 19 juillet 1936, en une saison où la récolte des moissons est une donnée impérative. Le départ des grands propriétaires fonciers permet alors aux communautés rurales, en accord avec les délégués à l'agriculture, de réquisitionner les machines des grands domaines et d'entasser dans des locaux de fortune le blé, les fruits, les légumes de ces immenses exploitations. Un comité local élu s'occupera de ces biens collectifs. En octobre 1936, le quotidien CNT de Madrid appelle l'État à reconnaître ce qui se fait sur les terres espagnoles et non à nationaliser les terres à son profit. Il met en valeur les mots d'ordre des congrès de syndicats agricoles : Socialisation de la terre par et pour les travailleurs ! Socialisation et non étatisation ! Prise en charge de la production par les organisations de classe des ouvriers !

Une grande partie des terres qui échappent à l'emprise des franquistes passe sous le contrôle des organismes qui ne sont ni des conseils municipaux ni des syndicats : les collectivités agraires, dépourvues de propriétaires et d'administrateurs. L'Aragon en comptera 400, le Levant 900, la Castille 300, l'Estrémadure 30, la Catalogne 40.



Collectivités d'Aragon
En Aragon, 80% des terres cultivées appartenaient aux grands propriétaires. Le mouvement de socialisation agraire est donc rapide. Les 14 et 15 février 1937, vingt-cinq fédérations cantonales sont représentées au Congrès constitutif de la Fédération des collectivités d'Aragon qui se déroule à Caspe. Les délégués proviennent de 275 villages et sont mandatés par 141.430 familles. Le Congrès vote un ensemble de résolutions qui déterminent l'activité à venir. La monnaie est supprimée et un fonds commun de marchandises et ressources financières servira d'échanges avec les autres régions. Un carnet de ravitaillement familial, ou carnet de consommation, est instauré. L'organisation communale est respectée, mais les limites traditionnelle des villages perdent leur importance ; des échanges de main-d'uvre, d'instruments et de matières premières doivent en effet s'opérer de village à village. Des fermes et des pépinières expérimentales s'emploieront à sélectionner les semences, à améliorer le cheptel. On prévoit la division du sol aragonais en trois grandes zones vouées à la production de semences pour l'ensemble des collectivités. Les petits propriétaires qui refusent d'adhérer à la Collectivité ne peuvent prétendre bénéficier d'aucun service ni d'aucun avantage apporté par cette dernière. Mais leur liberté est sauvegardée. Enfin, dans une perspective beaucoup plus large, le Congrès se propose d'organiser les échanges à l'échelle internationale, grâce à l'établissement de statistiques relatives aux excédents de production de la région ; on constituera une caisse de résistance afin de pourvoir aux besoins des collectivités fédérées toujours en bonne harmonie avec le conseil régional d'Aragon.

Collectivités du Levant
La Fédération régionale du Levant réunissait cinq provinces essentiellement agricoles où la révolution s'était toujours identifiée à la prise de possession du sol. La collectivisation a progressé plus lentement qu'en Aragon du fait du maintien de la structure administrative de l'État. Ce sont les syndicats paysans qui mettent sur pied les premières collectivités. L'ensemble des collectivités regroupées en fédérations cantonales aboutit au comité régional. Ce comité, bien étudié par Gaston Leval dans son livre Espagne Libertaire (éditions du Monde Libertaire, indispensable à qui veut comprendre le phénomène), se compose de vingt-six sections techniques : culture des fruits en général, agrumes, vignes, oliveraies, horticulture, riz, bétail ovin et caprin, porcin et bovin ; venaient ensuite les sections industrielles : vinification, fabrication d'alcools, de liqueurs, de conserves, d'huile, de sucre, de fruits, d'essences et parfums ainsi que d'autres produits dérivés ; de plus, on créa des sections de produits divers, d'importation-exportation, de machineries, transports, engrais ; puis la section du bâtiment, orientant et stimulant la construction locale d'édifices de toute espèce ; enfin la section d'hygiène et d'enseignement.

La moitié de la production d'oranges du pays, un fort pourcentage de celles du riz et des légumes frais, dépendent de la Fédération. L'esprit d'initiative entraîne la création de fabriques de conserves de légumes, l'essor de l'élevage des animaux de basse-cour, l'utilisation nouvelle des oranges desquelles on extrait du miel, du vin, de la pulpe. Comme partout, la soif d'instruction entraîne l'apparition d'une ou deux écoles dans chaque collectivité. En Castille, l'essor des collectivités s'étend sur les grands domaines de l'aristocratie et atteint son plein effet au moment où, le gouvernement ayant quitté Madrid, l'appareil étatique se relâche. Une très grande solidarité existe entre ces collectivités qui reversent leur excédent d'argent à des caisses cantonales de compensation dont le siège est installé à Madrid. Des laboratoires renseignent les agriculteurs sur l'efficacité des engrais, la profondeur des labours, le choix des semences. L'objectif est de produire. Partout les collectivités castillanes développent donc sur des terres ingrates la production de céréales, l'élevage, le vignoble.



L'industrie socialisée
À elle seule, la Catalogne abrite 70% du potentiel industriel. C'est pourquoi les expériences les plus significatives se déroulent dans cette province. À l'inverse du phénomène de socialisation ou de collectivisation qui secoue les campagnes, il semble qu'on assiste dans le secteur industriel à un néocapitalisme ouvrier, une autogestion à cheval entre le capitalisme et le socialisme. Le 23 octobre 1936, apparaît à Barcelone un Comité central de l'Économie. Dès le 24, le gouvernement catalan, par un décret de collectivisation, légalise un état de fait : occupation des usines abandonnées et établissement du contrôle ouvrier sur ces entreprises. Aucun plan préconçu n'a entraîné les ouvriers à s'approprier ces moyens de production. Mais cette spontanéité ne saurait dissimuler l'influence libertaire. Depuis longtemps, la presse, les réunions anarchistes avaient préconisé la tactique à suivre : prise en main des entreprises par les travailleurs eux-mêmes ; contrôle de la vie économique par les syndicats. La collectivisation est limitée aux entreprises qui dépassent 100 personnes ou à celles dont les propriétaires ont disparu ou sont considérés comme franquistes. Peuvent s'y ajouter, sur décision du Conseil de l'Économie, celles qu'il était désirable de soustraire à l'activité de l'entreprise privée. L'intervention du Conseil de l'Économie dans un mouvement relevant jusqu'alors des seules décisions de la base montre quelles limites les hommes politiques et les dirigeants entendaient donner à l'autogestion ouvrière. Le gouvernement (et non le syndicat) se posait en dirigeant de la vie économique. La première étape de cette collectivisation industrielle consiste à remettre dans le rang les anciens patrons utilisés, à présent, comme ouvriers ou techniciens et à les remplacer par des délégués syndicaux. À un propriétaire unique succède ainsi un propriétaire collectif qui répartit les bénéfices entre tous ses membres. La deuxième étape vise à donner la réalité du contrôle aux syndicats d'entreprises qui jouent à présent le rôle d'entreprises industrielles. À Barcelone, par exemple, le syndicat du bâtiment prend en charge tous les travaux des multiples entreprises en bâtiment de la cité. Étant donné que certaines industries sont plus rentables que d'autres, il n'existe pas de véritable égalité sociale. Certains travailleurs perçoivent des salaires élevés, d'autres se contentent de revenus médiocres. On envisage donc de créer un comité de liaison entre les divers syndicats de façon à ce qu'une caisse commune puisse répartir équitablement les revenus de chacun. C'est l'étape ultime de la socialisation. En aucune manière, il ne s'agit de nationaliser, de remettre la direction de la vie économique à l'État. Ce qu'on souhaite, c'est l'organisation de l'économie par les travailleurs eux-mêmes.

Le syndicat des travailleurs catalans pour l'eau potable, le gaz et l'électricité est un bon exemple de cette prise en main de la production. Le 19 juillet 1936, tandis que les insurgés franquistes tentent de contrôler Barcelone, quelques militants décident d'assurer la permanence des services essentiels. Des comités d'entreprises s'organisent et un comité central réunit des représentants de la CNT et de l'UGT. Au début, les syndicats se contentent de remplacer les entreprises capitalistes. Puis, la collectivisation prend corps. Le groupe de base, ou section, est constitué par 15 travailleurs. Il nomme deux délégués, l'un dirigera le travail de la section, l'autre fera partie du comité d'entreprise. Les commissions de section désignent à leur tour un comité de bâtiment qui regroupe un administrateur, un délégué des travailleurs manuels, un technicien. Au sommet se trouvent les trois conseils d'industrie (eau, gaz, électricité) composés de huit délégués chacun. L'ensemble dépend du Conseil général des trois industries appelé à harmoniser l'ensemble de la production. Le cas des tramways de Barcelone illustre également l'originalité de cette collectivisation.

La compagnie générale des tramways (jusqu'en 1936 société anonyme contrôlée par des capitaux belges) employait 7.000 travailleurs dont 6.500 adhéraient à la CNT. Lors des premiers combats, les tramways constituèrent un matériau de choix pour la confection des barricades. Très tôt, la section syndicale désigne plusieurs de ses membres pour étudier la reprise du trafic et occuper les locaux administratifs. Quelques jours après la fin des combats, sept cents tramways aux couleurs de la CNT (noir et rouge) circulent dans les artères de la ville. Au cours de l'année 1937, les tramways de la CNT transportent 50 millions de voyageurs supplémentaires. Pour les quatre derniers mois de 1936, l'excédent des recettes dépasse de 1.127.049,27 pesetas l'excédent des mois de 1935 et ce en dépit d'une baisse sensible des tarifs. La concentration des travailleurs, la meilleure utilisation et le meilleur entretien du matériel, la suppression des hauts traitements rendent possible pareille gestion.

Ainsi, dans cette Espagne ravagée par des combats sans merci, s'élaborent des structures jusqu'alors inconnues.

Le grand principe est celui de l'égalité, la grande loi celle d'une fraternité dispensant des bénéfices égaux entre tous les producteurs. Un ordre ancien s'effondre dans les horreurs réciproques de deux camps, également acharnés à vaincre. Derrière les exécutions sommaires, par-delà les incessantes querelles des partis et des états-majors politiques, derrière les interventions étrangères, une socialisation (et non une nationalisation) s'organise par et pour les travailleurs.

L'expérience tentée et réalisée par dix millions de travailleurs espagnols trop courte pour permettre de dresser un bilan définitif, reste le meilleur témoignage de ce que serait une communauté anarchiste, c'est-à-dire d'un groupement privé consciemment d'autorité étatique.



L'affaire Sacco et Vanzetti
Pendant des années, des centaines de millions d'hommes vont se passionner pour ces deux anarchistes italiens émigrés aux États-Unis dans le Massachusetts, un des États les plus aristocratiques de la Fédération. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les États-Unis connaissent une période troublée. Les attentats et les hold-up se multiplient. L'un d'eux se déroule le 24 décembre 1919 à Bridgewater, dans les environs de Boston. Et voici que le 15 avril 1920 sont abattus dans la même région deux caissiers qui transportent la paie du personnel d'une fabrique de South-Braintree. L'inspecteur Stewart recherche les coupables dans les milieux italiens. Pourquoi chez les Italiens ? C'est qu'une sorte de racisme latent se développe à présent en Amérique. Devant l'entrée massive d'immigrants misérables venus des pays méditerranéens ou slaves, on veut préserver une certaine unité ethnique en privilégiant l'élément vieil américain, donc l'élément nordique composé de Britanniques, d'Allemands et de Scandinaves protestants. Dans cette perspective, les Italiens, catholiques, turbulents, prêts à accepter n'importe quelle besogne, sont considérés avec défiance. La découverte de la voiture volée (qui a servi aux agresseurs) conduit précisément Stewart sur la piste d'un Italien en fuite nommé Boda. Son "flair" policiers le pousse alors à faire arrêter deux autres Italiens, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Les policiers se frottent les mains, sans réaliser qu'une nouvelle affaire Dreyfus (mais ici le rital remplacera le Juif) commence aux États-Unis. De surcroît, les deux hommes sont anarchistes. Or, depuis le 1er mai 1888, une violente campagne tente d'isoler les milieux libertaires.

Sacco, né en 1891 sur les bords de l'Adriatique, troisième fils d'une famille de 17 enfants, est installé aux États-Unis depuis 1908. Ouvrier cordonnier, il mène une existence paisible avec son épouse Rosina Zambelli. Tout au plus participe-t-il certains soirs aux réunions et aux travaux d'un groupe libertaire.

Vanzetti, célibataire piémontais, a essayé une foule de petits métiers. Il vend à présent du poisson à travers les quartiers italiens et rêve d'un monde meilleur.

Le 15 avril, jour du dernier attentat, Vanzetti a poussé comme d'habitude sa carriole dans les rues, serré de nombreuses mains, parlé à de multiples clients. Sacco, qui a obtenu un congé, a délaissé l'usine et s'est rendu au consulat italien de Boston pour faire renouveler son passeport. Et pourtant, au procès préliminaire de Vanzetti, le 22 juin 1920, quelques "témoins" prétendent reconnaître en lui l'agresseur. Le verdict tombe : douze ans de travaux forcés.

Lorsque le nouveau procès commence en mai 1921, l'opinion du juge Thayer et du procureur Katzmann est déjà faite. En dépit des "témoins" qui se contredisent, les deux inculpés sont condamnés à mort le 14 juin suivant. Leurs affirmations répétées d'innocence sont restées sans écho. Mais leur avocat, Fred Moore, obtient une déclaration d'un expert en balistique attestant que la balle tirée le 15 avril n'a pu sortir du revolver de Sacco. Par la suite, un nommé Maderios (condamné à mort pour le meurtre d'un encaisseur) affirme avoir organisé le hold up du 15 avril en compagnie de quatre Italiens dont l'un, déjà arrêté, ressemble étrangement à Sacco.

La presse relate les nouveaux développements de l'affaire. Des comités de soutien s'organisent. En dépit des tracasseries policières, les anarchistes américains clament l'innocence de Sacco et Vanzetti. En France, en Belgique, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Amérique du Sud, les anarchistes mobilisent l'opinion. Le 24 octobre 1921 une foule immense, difficilement contenue par dix mille agents et dix-huit mille soldats, déferle dans les rues de Paris. Londres, Rome, La Haye connaissent des défilés agités. Mais le juge Thayer confirme, en révision, la sentence capitale. William Thompson, nouvel avocat des deux condamnés, reprend alors toute l'enquête et découvre les vrais auteurs du crime. L'exécution des deux libertaires est pourtant fixée au 12 juillet 1927. En France, Louis Lecoin lance une grande campagne de protestation. Des listes de pétitions circulent dans le monde de la politique, des lettres, des arts, du barreau. L'argent afflue. Lecoin édite une affiche dont le titre, Six ans devant la mort, mobilise les hésitants. Des meetings se tiennent dans chaque ville de France où réside un consul américain. Lecoin obtient même la signature de Mme Nungesser, dont le fils vient de trouver la mort en essayant de traverser l'Atlantique en avion. Lindbergh, en visite à Paris, est également sur le point de signer mais l'ambassadeur américain lui arrache la demande de grâce. Pour sa part, la Ligue des Droits de l'Homme recueille trois millions de signatures.

La pression se fait plus vive. Le nouveau gouvernement du Massachusetts, Alvin Fuller, se laissera-t-il fléchir par ces dizaines de millions de signatures, ces centaines de milliers de télégrammes venus des quatre coins du monde ? Non. Dans la nuit du 4 août 1927, il repousse le dernier recours en grâce. L'exécution est prévue pour le 10 août. Quelques minutes avant l'exécution, Sacco et Vanzetti ont obtenu un nouveau sursis de 12 jours. Ils peuvent déposer un pourvoi devant la Cour suprême du Massachusetts. Le 19, le pourvoi est refusé. Dans la nuit du 23 août 1927, les deux sursitaires du couloir de la mort montent sur la chaise électrique de la prison de Charlestown. Je suis innocent redit une dernière fois Vanzetti. Vive l'anarchie crie Sacco.

Et partout, les anarchistes et les hommes de toute opinion prennent connaissance des lettres écrites par les deux hommes durant leur long calvaire. Celles de Vanzetti : L'anarchie est aussi belle pour moi qu'une femme, plus belle même puisqu'elle renferme tout le reste et la femme et moi. Calme, sereine, honnête, virile, terrestre, sans peur, fatale, généreuse, implacable - tout cela et bien autre chose [...] Jusqu'à ce qu'aucun homme ne soit plus exploité ou opprimé par un autre homme, nous n'abaisserons pas l'étendard de la liberté.

Celles de Sacco : Je n'aime rien d'autre que notre foi, elle m'a donné le courage et la force en ces terribles années de lutte et, aujourd'hui comme hier, je suis fier d'aimer cette foi [...] Nous sommes fiers de mourir et nous tomberons comme tout anarchiste doit tomber [...] C'est la lutte entre le riche et le pauvre pour la sécurité et la liberté ; fils, tu comprendras plus tard cette inquiétude et cette lutte contre la mort de la vie [...] Oui. Ils peuvent crucifier nos corps, mais ils ne peuvent pas détruire nos idées, elles resteront pour les jeunes gens de l'avenir.

Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe ! avait lancé Vanzetti à ses juges. De par le monde, en effet, la permanence de leur idéal n'allait cesser de s'affirmer. En Italie, bien entendu, où le ciment temporaire de la campagne en faveur des deux innocents réunit les deux groupes ; en France, où le tirage du Libertaire passe de 8.000 à 50.000 exemplaires le jour de leur exécution...



Le mouvement libertaire français
Était-ce le désir d'enterrer trop vite un mouvement qui partout jouait les empêcheurs de gouverner en rond ? En 1964, Henri Avron (tout le monde peut se tromper), dans son étude sur l'anarchisme, affirmait Il y a belle lurette que l'ombre de Ravachol ne soulève plus ni l'inquiétude des uns ni la passion révolutionnaire des autres. Le temps a fait son uvre en reléguant l'anarchisme au nombre des mouvements d'idées qu'il est possible d'étudier objectivement. Quatre ans plus tard, Mai 1968 montre à l'évidence que l'anarchisme, loin d'être une théorie démodée, mobilise des foules enthousiastes. Par de multiples voies, les thèses libertaires ont en effet continué leur cheminement...

Divisions...
La guerre de 1914-1918 fut sans conteste un coup d'arrêt fatal au développement de l'anarchisme partout dans le monde. En Belgique, alors que jusqu'à 1914, le mouvement libertaire est le premier censeur à gauche du Parti Ouvrier, il perd peu à peu de son influence.

En France, la Fédération communiste anarchiste française a cessé d'exister. Au lendemain du conflit, en novembre 1920, une Fédération anarchiste tient un premier Congrès à Paris. Pour éviter toute confusion avec les communistes, elle prend le nom d'Union anarchiste. Sous des noms divers, elle maintient son existence jusqu'en 1939 : Union anarchiste, Union anarchiste communiste révolutionnaire.

Administré par Louis Lecoin, le journal Le Libertaire diffuse les analyses et les perspectives de la Fédération. L'attrait de la Révolution russe et de l'apparition de Soviets susceptibles, croit-on alors, de conduire à la révolution libertaire, a conduit les deux compagnons Lepetit et Vergeat à Moscou. En juillet 1920, ils assistent au Iième congrès de l'Internationale communiste mais disparaissent mystérieusement en mer du Nord pendant leur retour.

La collaboration avec le Parti communiste cesse le 11 janvier 1924 après les bagarres du meeting de la Grange-aux-Belles. À nouveau se pose le problème du renforcement de l'unité du mouvement. Le 1er novembre 1927, dans sa majorité, le congrès de Paris adopte les thèses de Nestor Makhno dont la Plate-forme se veut favorable à une organisation particulièrement forte politiquement et unie au point de vue tactique. En 1934 pourtant, la synthèse de Sébastien Faure l'emporte : l'anarchisme est un corps composé constitué par la combinaison de trois éléments : l'anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire et l'individualisme anarchiste.

Des milliers d'anarchistes d'origine étrangère ont alors trouvé asile en France. Et au moment de la guerre d'Espagne, l'Union anarchiste, sous l'impulsion de Lecoin, met sur pied le Comité pour l'Espagne libre assez vite transformé en une Solidarité Internationale Antifasciste. Ce comité expédie des vivres, organise des manifestations, s'efforce de mobiliser l'opinion. L'accord de Munich, même s'il marque la capitulation des démocrates devant les ambitions nazies, trouve les anarchistes divisés. Les pacifistes approuvent Lecoin : Pour que la guerre ne passe pas, nous étions prêts à tout et à plus encore. Personnellement, j'eusse pactisé avec le diable pour l'éviter. De même, pendant le conflit, je me serais damné tout à fait pour en écourter la durée.

En septembre 1939, Lecoin rédige le tract Paix immédiate tiré à 100.000 exemplaires et signé par des écrivains ou des hommes politiques comme Alain, Victor Margueritte, Jean Giono, Marceau Pivert, Georges Yvetot... En 1943, des contacts se nouent pour ressusciter la Fédération. En 1944, le premier Congrès clandestin se tient à Toulouse. La Libération réanime le mouvement anarchiste. La nouvelle Fédération anarchiste regroupe des collectivistes, des individualistes dont Émile Armand reste la principale figure, des anarcho-syndicalistes groupés autour de Pierre Besnard. Mais la cohabitation des divers courants de pensée et d'action s'avère difficile. Le dynamisme des collectivistes assure à ces derniers le contrôle de la Fédération.

Mais l'influence libertaire dépasse de loin les milieux militants. Dès 1924, le Surréalisme, fils de la frénésie et de l'ombre, reprend à son compte deux mots d'ordre lapidaires : Changer la vie (Rimbaud), Transformer le monde (Marx). Jusqu'en 1925, les premiers textes des surréalistes sont clairement anarchistes tel cet extrait de la Révolution surréaliste n12 parue en 1925, Ouvrez les prisons ! Licenciez l'armée ! Il n'y a pas de crimes de droit commun. Les contraintes sociales ont fait leur temps.

En 1945, le désir de renouveau, la volonté de découvrir les forces inconnues d'une liberté chèrement conquise entraînent vers l'aventure une foule de jeunes de toutes opinions. Ils trouvent dans les Auberges de la Jeunesse des centres tonifiants où la remise en cause, la contestation des structures sociales feront l'objet de maints débats. Cette contestation s'étend déjà aux directions et appareils des partis et des syndicats. C'est ainsi que le 25 avril 1947, la première grève sauvage secoue la Régie Renault. Des petits groupes de trotskystes, des jeunes socialistes ralliés à Marceau Pivert (dirigeant gauchiste de la Fédération SFI0 de la Seine), des anarchistes lancent un débrayage qui paralyse les ateliers, en vue d'obtenir une augmentation horaire de dix francs de l'heure. Le numéro du Libertaire consacré à ce mouvement, dépasse les 100.000 exemplaires, preuve de l'intérêt que suscitent l'analyse et la pensée libertaires. Une pensée que certains s'efforcent alors d'emprisonner dans une lourde administration. Mais tous les comités, toutes les commissions, tous les dirigeants de cette Fédération communiste libertaire de plus en plus tentée par l'électoralisme n'empêcheront pas le groupe parisien Louise Michel de mener à bien la construction d'une autre Fédération anarchiste fidèle aux sources et dont l'organe d'expression deviendra... Le Monde libertaire.

Difficile à cerner mais essentielle dans la diffusion des grands thèmes libertaires a été l'influence d'hommes aussi divers qu'Albert Camus, Louis Lecoin, Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Prévert. Personne plus que Camus, note Maurice Joyeux, n'a uvré pour désacraliser les notables de la politique et leur appareil et c'est en cela qu'il fut le représentant le plus marquant de la jeunesse qui refusait l'embrigadement, la discipline et, en fin de compte, ce qu'il appelait le socialisme césarien. Bien avant le fameux slogan Métro, boulot, dodo, Camus a constaté l'absurdité du décor : Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil [...] et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. La contestation de l'absurdité de la vie, loin de conduire au suicide aboutit à la révolte. Par la révolte qui remet en question le monde, l'homme se crée et donne un sens à son existence.

Le syndicalisme révolutionnaire montre l'efficacité de la révolte. Ses succès s'expliquent aisément, pense Camus, car il part de base concrète, la profession qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie, tandis que la révolution césarienne part de la doctrine pour y faire rentrer de force le réel. Après son départ du journal Combat, Camus publie l'essentiel de ses articles dans une presse libertaire sinon proche d'elle : Le Libertaire, Le Monde Libertaire, la Défense de l'Homme, Liberté, La Révolution prolétarienne, Témoin. Les anarchistes sont donc habilités à voir en Camus, un des représentants de la pensée libertaire.



Louis Lecoin
Le Gandhi français reste sans doute le meilleur exemple du militant libertaire tout à la fois orateur et homme d'action. Mon existence a été bien remplie et je n'ai pas lieu de m'en montrer mécontent, note-t-il dans l'introduction de son autobiographie, Le cours d'une vie. Bien remplie puisqu'après Blanqui, il reconnaît être celui qui, en France, est resté le plus longtemps emprisonné pour délits d'opinion : douze ans ! Né en 1888 à St-Amand-Montrond (Cher), où son père était journalier, le spectacle de l'injustice sociale le révolte très tôt. Il adhère aux milieux anarchistes et fréquente Sébastien Faure. Le service militaire entraîne son premier refus. En octobre 1910, son régiment est envoyé contre les cheminots en grève. Lecoin refuse. Traduit devant le conseil de guerre de Bourges, il est condamné à six mois d'emprisonnement. Dans sa prison, lui parvient un volumineux courrier d'encouragements et d'approbations. Devenu secrétaire de la Fédération Communiste Anarchiste, il est arrêté fin 1912, pour propagande contre la guerre et reste interné jusqu'en 1920. Ses séjours au Dépôt, à la Santé, à la centrale de Clairvaux, à la prison du Cherche-Midi, à Poissy, au fort de Bicêtre, au pénitencier d'Albertville lui font connaître les horreurs d'un univers qui vise parfois à briser l'homme sinon à l'anéantir.

En 1921, au congrès confédéral de la CGT à Lille, il fait ajourner provisoirement la scission. Puis il donne un instant son adhésion à la nouvelle CGTU. Sous son impulsion, l'Union anarchiste mène plusieurs campagnes pour obtenir de larges amnisties. À nouveau emprisonné pour avoir jeté des tracts dans l'Hémicycle du Palais-Bourbon, Lecoin commence une grève de la faim pour obtenir le régime politique. Principal promoteur, en 1927, de la campagne de protestation en faveur de Sacco et Vanzetti, il ne peut empêcher l'exécution des deux anarchistes italiens. Il s'introduit alors, déguisé, la poitrine barrée de décorations, au congrès de l'American Legion qui se déroule à Paris et, avant d'être arrêté, s'écrie par deux fois Vive Sacco et Vanzetti !

Son tract de septembre 1939 lui vaut de connaître une fois encore les rigueurs du régime pénitentiaire et concentrationnaire à la Santé, à Gurs, à Nexon, dans le Sud-Algérien jusqu'en septembre 1941. En octobre 1948, il lance le premier numéro d'une revue mensuelle intitulée Défense de l'Homme. Il veut arracher l'homme à l'État tentacule profiteur réel de la guerre, saignant sa proie jusqu'à l'ultime goutte, décentraliser l'existence des individus, fédérer ceux-ci. En 1955, il abandonne la direction de la revue et se retire à Vence. La mort de son épouse l'incite à lancer l'hebdomadaire Liberté dont la devise, Tout ce qui est humain est nôtre, résume l'esprit.

Mais il est déjà poussé à entreprendre son ultime combat : la défense des objecteurs de conscience. En luttant pour obtenir un statut reconnaissant l'objection, Lecoin veut également lutter contre la guerre, pour la disparition des armées. Quatre-vingt-dix objecteurs de conscience sont alors emprisonnés. L'un d'eux, E. Schaguené, totalise neuf ans de prison ; à cinq reprises il a refusé d'apprendre à combattre. Douze personnalités s'engagent ainsi aux côtés de Lecoin et fondent un comité de patronage du Secours aux objecteurs de conscience : André Breton, C.A. Bontemps, Bernard Buffet, Albert Camus, Jean Cocteau, Jean Giono, Lanza del Vasto, Henri Monier, l'abbé Pierre, Paul Rassinier, le pasteur Roser, Robert Tréno. Le 1er juin, Lecoin, âgé de 74 ans, commence une grève de la faim. Le 23 juin, presque mourant, Lecoin apprend que le gouvernement de Georges Pompidou déposera un projet de loi sur l'objection de conscience. D'autres combats, d'autres pétitions menèrent l'affaire à terme. Le 22 décembre 1963, la loi accordant statut aux objecteurs de conscience est finalement adoptée. En 1964, un comité se constitue pour faire attribuer à Louis Lecoin le prix Nobel de la Paix. Mais Lecoin retire sa candida ture pour ne pas compromettre les chan ces de Martin Luther King.

Chargé du secrétariat du Comité pour l'extinction des guerres, il adresse en 1970 au général Franco un télégramme de protestation contre le procès de Burgos. En 1971, à 83 ans, presque aveugle, usé par les années de détention et son inlas sable activité, il meurt à la tâche anar chiste de la vieille école, toujours con fiant en l'Anarchie seule doctrine qui soit taillée pour universellement s'adapter à tous les peuples, à tous les individus.

À l'audience de Camus, à l'influence de Lecoin, s'ajoutent la notoriété des textes chantés par Georges Brassens et Léo Ferré. Un instant permanent de la Fédération anarchiste (où il s'est occupé du travail d'organisation et du Libertaire), Brassens, dans la sobriété de ses poèmes, exalte le non-conformisme et le refus des situations acquises, condamne l'hypocrisie d'une morale rassurante, ressuscite le paradis d'une nature amie de l'homme. C'est au gala du Groupe Louise Michel, à la Mutualité, le 10 mai 1968 (pendant la nuit des barricades) que Léo Ferré créa sa célèbre chanson : Les Anarchistes.



Mai 1968
N'ayant nul besoin d'être encadrés par un parti politique, canalisés dans des structures ou dirigés par un état-major, les thèmes libertaires ont donc poursuivi leur progression dans les milieux les plus divers et tout spécialement dans une jeunesse résolue à changer la société tout en changeant sa propre vie. Le mouvement historique épris des thèses de Bakounine et de Proudhon (mais hostile aux théories marxistes) avait vu surgir, dans les milieux étudiants des années 1960, un courant soucieux d'intégrer les apports de Marx ou ceux de Freud.

D'avril 1956 à juin 1964, Noir et Rouge publie vingt-sept numéros ronéotypés consacrés à un anarchisme qui se définit non seulement comme une conception humaniste individualiste, philosophique et éthique mais aussi organisationnelle, sociale, économique, collectiviste et prolétarienne. Pour certains étudiants, la contestation de l'Université semble inséparable de celle de la société.

La liberté, l'esprit critique, l'impertinence deviennent des exigences fondamentales. Surgie au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, cette nouvelle génération ne peut que constater l'échec de ses aînés libertaires et s'interroger également au lendemain des révélations du rapport Krouchtchev sur le bien-fondé du modèle stalinien.

L'ampleur de la vague démographique d'après-guerre a d'ailleurs conduit vers l'enseignement supérieur une masse croissante d'étudiants tandis que manquent les moyens financiers pour accueillir pareille marée. Dès lors, les revendications strictement matérielles forment une excellente plate-forme susceptible de mobiliser les foules. Ainsi se dessine une révolte totale de la jeunesse contre le monde des adultes.

Plus spécialement, les jeunes anarchistes de Nanterre repoussent l'analyse théorique et les méthodes tactiques des "vieilles" organisations. L'opposition au vieux monde, à celui des adultes, des pouvoirs constitués, des notables bien en place sert ainsi de ciment à la centaine d'étudiants révolutionnaires de tendances diverses qui se retrouvent dans le Mouvement du 22 mars. Même si Daniel Cohn-Bendit traduit par ses prises de parole et par ses décisions, une forme d'autorité, le Mouvement ne reconnaît ni chef ni meneur : Nous sommes tous des Cohn-Bendit. À la Sorbonne surgit, au même moment, le Mouvement d'Action Universitaire qui désire remettre en cause l'autoritarisme académique et imposer le contrôle de l'institution par les usagers.



Thèmes traditionnels
Les tracts alors édités par les groupes libertaires exposent les thèmes traditionnels du courant libertaire.

Dénonciation de la duperie des partis politiques et des états-majors syndicaux : N'abandonnez pas vos droits entre les mains des politiciens qui conduisent toutes les révolutions dans l'impasse de la démocratie parlementaire !

Volonté d'abattre l'État : Contre l'État qui est le coordinateur de toutes les forces de répression ! - Les anarchistes réclament l'abolition de l'État et de son appareil autoritaire, afin de promouvoir une Fédération de communes libertaires unies entre elles par de libres contrats.

Autogestion : Pour l'Université aux professeurs et aux étudiants ! Pour l'usine aux travailleurs ! Pour la terre aux paysans ! Les anarchistes réclament l'autogestion des organismes de production par les producteurs eux-mêmes et la répartition des produits par des coopératives de producteurs consommateurs.

Rappel des grandes épopée libertaires : Comme en Ukraine en 1917 ! Comme en Espagne en 1936 ! La liberté ou la mort ! Vive l'anarchie !

Refus de toute autorité : l'abjecte Église catholique, le militarisme ; refus des tabous sexuels, de la technocratie...



Grève gestionnaire
Ce pouvoir sans intermédiaire a commencé à s'esquisser à Nantes, ville où l'influence anarchiste a toujours été importante. Le 6 novembre 1967, s'y étaient déroulés les premiers états généraux ouvriers-paysans.

C'est dans cette ville, à l'usine nantaise Sud-Aviation qu'éclate, en mai 1968, la première grève avec occupation d'usine. Très vite, un comité intersyndical siège à la mairie et assure le fonctionnement des services publics et le ravitaillement des grévistes. Tous ces faits permettent à Tribune du 22 mars d'affirmer : S'il y avait 10, 20 Nantes, la révolution se ferait réellement, concrètement par la base, c'est-à-dire durablement. S'il y avait 10, 20 Nantes, nous n'aurions pas à devoir compter avec les bureaucraties en place.

À Nantes, donc, les anarchistes, loin de dénigrer l'action syndicale, travaillent franchement avec les militants ouvriers. Il en va de même à Limoges, où deux motifs poussent les anarchistes à développer leur activité dans les syndicats. Tout d'abord l'organisation anarchiste ne doit pas, en tant que telle, être utilisée pour élargir l'audience des idées libertaires. Par ailleurs, la présence des anarchistes dans les comités de base surgis ici et là exploitera le mécontentement d'une certaine frange de syndicalistes ou d'autres individus qui ont été écurés par l'attitude du PC et de la CGT.

Pour mener la révolution, constatent en effet certains anarchistes, il a manqué une organisation syndicale révolutionnaire, suffisante en quantité comme en qualité. Et ce, au moment même où les idées essentielles du syndicalisme révolutionnaire s'exprimaient dans la lutte quotidienne, par le biais de la grève généralisée. La puissance de la grève générale est démontrée dans un sens écrit alors Guilloré dans La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire fondée par Pierre Monatte en 1925. Rien n'est plus possible pour le gouvernement, quel qu'il soit, et par conséquent, tout devient possible pour le peuple en révolte. Arrêter ainsi, par une volonté collective, l'économie d'un grand pays ; prouver, en se croisant les bras la force, la réalité de l'"autre pouvoir" ; occuper les usines mortes : la démonstration est faite et s'impose.

Les anarchistes pourtant ne s'illusionnent guère. Cesser le travail, arrêter la production, occuper les usines n'apportent pas la victoire. Certes, la paralysie est totale. Mais une deuxième étape est indispensable : la remise en route de l'économie par les travailleurs eux-mêmes et bien des anarchistes croient ici à l'efficacité du syndicalisme révolutionnaire.

Il faut prouver l'autogestion en autogérant, pense Guilloré. Il faut produire sans maître, sans profiteur, et répartir selon d'autres lois. Il faut aller chercher auprès des agriculteurs qui répandent leurs récoltes sur les routes de quoi alimenter, à des prix sans concurrence, les familles ouvrières des villes [...] À la spontanéité dans le refus, la négation des structures sociales actuelles, doit succéder la spontanéité dans l'affirmation, la réalisation de structures nouvelles.

C'est qu'à défaut de cette prise en main de l'appareil économique par les producteurs eux-mêmes, cette grève plus ou moins générale de mai 1968 (avec ses huit à dix millions de grévistes) ne peut être qu'un échec. Dès lors, pensent les anarchistes groupés autour des Cahiers de l'Humanisme libertaire, il importe de méditer le témoignage d'Élisée Reclus à propos de la Commune de Paris de 1871 : C'est dans les têtes et dans les curs que les transformations ont à s'accomplir avant de tendre les muscles et de se changer en phénomènes historiques.

Cette révolution dans les têtes et dans les curs que signifie-t-elle ? Cette révolution n'est rien d'autre qu'un énorme et lent travail d'éducation, éducation qui doit viser à donner aux producteurs la pleine capacité d'administration, la totale compétence pour gérer avec efficacité les entreprises arrachées au patronat. S'il est relativement aisé de lancer des pavés, il est incomparablement plus difficile de façonner des cerveaux aptes à suppléer les cadres capitalistes. Bakounine, dont le portrait orne les murs de la Sorbonne, aux côtés de ceux de Proudhon, de Marx et de Che Guevara, Bakounine voyait dans l'insurrection une fête sans commencement et sans fin, une griserie de l'âme. De la même manière, le Daniel Cohn-Bendit de 68 (pas le député européen des années 90) constate : C'était un peu la fête... Il faut pourtant dépasser cette griserie inévitable, pense Maurice Joyeux. Entre le spontanéisme, la révolution dans la joie et dans l'amour, et le professionnalisme politique, il y a la place pour un mouvement axé sur l'organisation cautionnée par la raison.

Un des maillons de ce mouvement révolutionnaire doit se forger à l'école. Dans des écoles où les enseignants s'efforcent de développer l'esprit critique des enfants et des jeunes, apprennent à tout remettre en cause, à n'admettre aucun tabou, aucun dogme, aucune morale. On retrouve ici l'exemple de Francisco Ferrer, de Paul Robin, de Sébastien Faure. À terme, croit Jean-Loup Puget, l'école sera libératrice quand le maître ne sera plus un maître, mais simplement celui qui aide l'enfant, qui le guide, jamais celui qui apporte la vérité.

Dans la grande tornade qui bouleverse ainsi pendant deux mois les structures du pays, les anarchistes ont donc développé leurs affirmations et leurs revendications.

Par ailleurs, un effort de réflexion s'est développé chez certains militants moins engagés dans les combats de rue ou les occupations. Pour ces derniers, la grève des bras croisés n'est pas synonyme de victoire, la paralysie de l'économie n'est pas le gage des transformations fondamentales. Les producteurs doivent être capables par eux-mêmes et pour eux-mêmes de faire tourner les entreprises, rouler les moyens de transport, faire fonctionner les moyens d'information, exploiter les richesses agricoles. L'autogestion présuppose l'auto-éducation des travailleurs.

L'esprit révolutionnaire doit se doubler d'une parfaite compétence.

Prendre la terre, détenir les moyens de production, camper dans les universités n'est qu'un préambule, indispensable mais non suffisant.

Sans cet immense et patient effort d'assimilation de toutes les techniques de gestion et de production, la révolution est condamnée à n'être qu'une kermesse temporaire.



À suivre...

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