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Les Anars des origines à hier soir

(extraits choisis)

2.AUX ORIGINES...
Des refus essentiels
La lutte collective ou la lutte isolée contre l'autorité définit l'essence même de l'anarchisme, cette Autorité pouvant être aussi bien l'État (contrainte politique) que le capital (contrainte économique) ou la religion (contrainte morale). On n'est point surpris dès lors de voir certains auteurs anarchistes découvrir dans les premiers âges de l'humanité les précurseurs de l'Anarchisme. L'existence de l'Autorité est en effet inséparable de l'existence de tout groupe humain. Le rejet de l'autorité est un phénomène très ancien. Lao-Tseu, six cents ans avant l'ère chrétienne, notait dans son Livre de la voie et de la vertu : Plus les décrets sont nombreux, plus la plèbe est pauvre. Plus il y a de lois, plus il y a de larrons.

Aux origines...
Vouloir intégrer dans la "lignée anarchiste" tous les révoltés équivaut à confondre l'histoire de l'anarchie avec l'histoire de l'humanité.

Dans cette perspective, la révolte des esclaves et la Cité du Soleil imaginée par les compagnons de Spartacus, comme les jacqueries et les mouvements populaires (tel le mouvement communal des Xème et XIème siècles ou le soulèvement des Hussites de Bohème au XVème siècle) seraient à créditer à l'actif de l'esprit libertaire.

Nombre d'écrivains mériteraient alors le qualificatif d'anarchiste. Et la célèbre Abbaye de Thélème de François Rabelais serait un des hauts-lieux de l'anarchie, abbaye où toute la vie des religieux estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se revoient du lict quand bon leur semblait, beuvoient, mangeaient, travailloient, dormoient quand le désir leur venoit... En leur reigle n'estoit que cest clause : Fay ce que voudras.

Les philosophes du XVIIIème siècle, Diderot, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau... qui ont largement contribué à l'ébranlement et à la ruine de l'Ancien Régime et ont développé les idées de liberté, de justice, d'égalité trouveraient une place de choix dans l'anthologie de cet anarchisme universel ; tout comme Jean Meslier, curé d'Étrépigny de 1689 à 1729, qui laisse dans son Testament une peinture de la société idéale : Les hommes devraient tous également posséder et jouir en commun de tous les biens et de toutes les richesses de la terre... Si les hommes mangeaient sagement entre eux les fruits de leurs travaux et de leur industrie, s'ils partageaient également les biens de la terre, ils auraient suffisamment lieu de vivre tous heureux et contents... Alors plus d'inquiétude pour le nécessaire de la vie, plus de procès, plus de haines, plus d'envies, plus de tromperies, plus de vols, plus de meurtres, plus d'assassinat pour dérober au prochain ce qu'il possède et dont nous manquons.

Dans la même optique, certains groupes révolutionnaires français des années 1793-1795 ont uvré à la réalisation de principes typiquement anarchistes. En pleine crise du printemps 1793, les Enragés, avec Jacques Roux et Varlet s'en prennent à la Convention, réclament la taxation et la réquisition des denrées de première nécessité, dénoncent le despotisme sénatorial, aussi terrible que le sceptre des rois. Les sans-culotte revendiquent le droit à l'insurrection, conséquence extrême d'une souveraineté populaire chère à Jean-Jacques Rousseau ; pour eux, le souverain c'est eux-mêmes.

Terme d'insulte ou reconnaissance d'une force évidente on se jette alors le mot anarchiste qui figure en bonne place dans la chanson populaire Sermon d'un honnête curé.


Les précurseurs
Mais déjà l'influence de la Révolution française se fait sentir dans les pays européens, en Angleterre par exemple, où le jeune William Godwin est enthousiasmé.

Pour Godwin, chaque homme porte en lui la raison ; cette raison, identique chez tous les individus, remplace avantageusement toute loi. Chacun est donc son propre législateur. Doivent par conséquent être abattues toutes les forces qui oppriment notre raison : les institutions, mais aussi les instincts humains, qui perturbent cette raison.

Le règne de la Raison remplace dès lors le droit et les lois contraignantes : Aussi longtemps que quelqu'un est pris dans les filets de l'obéissance, écrit-il, et qu'il est accoutumé à régler ses pas sur ceux de quelqu'un d'autre, sa raison et son intelligence demeureront infailliblement endormies. Le règne de la Raison abolira également l'État, le gouvernement, mal absolu puisqu'il est l'abdication de notre propre jugement et de notre conscience. La raison élimine enfin la propriété privée qui noie la plupart des hommes dans des soucis sordides.

L'État ayant disparu, la Société subsiste pourtant. Née de nos besoins, cette société sera fractionnée en multiples petites paroisses où les hommes s'occuperont à des recherches intellectuelles. Le travail manuel sera ré-duit à sa plus simple ex-pression : une demi-heure par jour. Les différends entre particuliers seront réglés par un jury et les différends entre sociétés par des assemblées nationales ; jury et assemblées appliqueront simplement les préceptes dictés par la raison.

Est-ce la violence qui installera cet âge d'or ? En aucun cas. Le but sera atteint par l'éducation mutuelle. Ainsi des conversations d'homme à homme amèneront progressivement le règne de la vérité, l'éclat d'une cité affranchie de la mort. L'Angleterre, tout au moins dans ses salons et ses intellectuels, se passionne pour les idées de William Godwin. Wordsworth et Coleridge songent un instant à réaliser en Amérique la cité merveilleuse dépeinte par Godwin. À l'intention d'un plus vaste public en 1794, Godwin diffuse d'ailleurs sous forme de roman l'essentiel de ses théories. Sa défense courageuse de démocrates britanniques injustement condamnés accroît encore le prestige de l'écrivain. Mais l'oubli de Godwin et de ses idées accompagne très vite l'hostilité que le peuple anglais porte à présent à la Révolution française. Dès lors, le prophète redevient un homme. Lui qui a dénoncé le mariage comme la pire des lois, se marie par deux fois ! Poussé par le besoin, il ne cesse d'écrire, s'abaisse même à réclamer de l'argent, y compris à Shelley, amant de sa fille Mary. Et c'est sous le costume d'un très officiel gardien huissier de l'Échiquier que l'ancien pourfendeur de l'État passe les quatre dernières années de sa vie.


Max Stirner, l'individualiste
Johann Kaspar Schmidt est né le 25 octobre 1806 à Bayreuth, en Bavière. Très tôt orphelin d'un père fabricant de flûtes, délaissé par sa mère remariée, Johann réussit pourtant à entreprendre des études universitaires. Frappé de la longueur de son front (en allemand Stirn), ses condisciples l'affublent du sobriquet qu'il utilise plus tard comme pseudonyme : Stirner.

À 28 ans, il affronte l'examen pro facultate docendi, mais ne réussit pas à décrocher le titre de docteur d'État. À Berlin, une institution privée de jeunes filles accepte les services de ce jeune professeur, veuf après six mois de mariage et qui vit présentement avec une mère folle. Le soir, après ses cours, Stirner fréquente la taverne du cabaretier Hippel, où se réunit bruyamment la Ligue des Affranchis. Chez les Affranchis, écrit Émile Armand, on discutait de tout et sur tout : sur la politique, sur le socialisme, sur l'antisémitisme, sur la théologie, sur la notion d'autorité.

Sous la fumée des longues pipes et dans le bruit des chopes remplies de bière, Stirner paisible ennemi de toute contrainte, disait Engels, toujours quelque peu à l'écart du tapage et des cris, ne reste pas insensible aux charmes de Maria Dänhardt qui devient sa deuxième épouse en 1843. En 1844, Stirner publie un livre, son seul livre : L'Unique et sa propriété. D'emblée, c'est le triomphe. Mais très vite la misère surgit. La direction de l'institut de jeunes filles juge opportun de se séparer d'un enseignant aussi original. Des travaux obscurs de traduction, le lancement d'une laiterie, qui tourne au fiasco, n'arrivent pas à sauver Stirner des griffes des créanciers. Après deux séjours en prison, il meurt oublié le 25 juin 1856.

Il faut attendre les travaux de l'Allemand John-Henry Mackay, à la fin du XIXème siècle, pour que le nom et l'uvre de Stirner ressuscitent et prennent une place de choix dans l'histoire de l'anarchisme. L'Unique et sa propriété est en effet, selon l'expression de Victor Basch, la Bible de l'Anarchisme individualiste ou de l'individualisme anarchiste. Comme toute Bible, il ne livre son secret qu'au terme d'une lente méditation.

À l'inverse de Feuerbach, qui érige l'Homme ou l'Humanité en absolu, Stirner voit dans le moi individuel, le moi en chair et en os, la suprême valeur : Qu'ai-je à faire de réaliser l'humain en général ? Ma tâche est de me contenter de me suffire à moi-même. C'est Moi qui suis mon espèce. Je suis sans règle, sans loi, sans modèle. Dès lors il est fondamental de débarrasser l'individu de toute cette gangue d'aliénations que les Églises, les lois, l'État, la bourgeoisie libérale, ont édifiée au cours des âges. Au terme de l'entreprise purificatrice, l'unique regarde comme sa propriété tout ce qui s'offrait à lui, ne reconnaît qu'un seul droit : le droit à son bien-être.

La vie sociale n'est possible et valable que par l'association volontaire basée sur un contrat résiliable. Cette association d'égoïstes (ego = je) procurera en effet davantage de jouissances et de bien-être qu'une vie solitaire. L'individualisme aboutit ainsi à l'associationnisme librement consenti.

Certains des grands thèmes de l'anarchisme sont ainsi brossés avec une fermeté que le lecteur ne saurait oublier.


Proudhon, le fils du peuple
Proudhon est le seul théoricien socialiste venu de la classe ouvrière. Ce cinquième enfant d'une cuisinière et d'un tonnelier de Besançon connaît une jeunesse rude. Une bourse d'externe au Collège de Besançon lui permet d'entreprendre ses études classiques. À 18 ans, pour faire vivre sa famille, il doit travailler comme typographe, connaît le chômage, quête le travail de ville en ville, ce qui ne l'empêche ni d'apprendre l'hébreu, ni d'étudier la Bible, la théologie, la linguistique. À 29 ans, il passe le baccalauréat. Une bourse allouée par l'Académie de Besançon lui permet de venir à Paris, où il suit les cours du Collège de France et de l'École des Arts et Métiers.

En 1839, il publie son premier ouvrage De la célébration du dimanche. En 1849, Qu'est-ce que la Propriété ? le rend célèbre dans le monde entier. Karl Marx n'hésite pas à écrire dans La Sainte Famille que cet ouvrage a pour l'économie sociale moderne la même importance que l'ouvrage de Sieyes "Qu'est-ce que le Tiers-État ?" pour la politique moderne. Son livre est le manifeste scientifique du prolétariat français.

Traduit devant la Cour d'Assises du Doubs sous le triple motif d'attaques contre la propriété, d'excitation à la haine et d'outrage à la religion, son acquittement ne le sauve pas des embarras d'argent. Il quitte Paris et gagne Lyon, où ses amis, les frères Gauthier, lui offrent une place de commis dans leur entreprise de transports. Il fréquente des révolutionnaires mutuellistes, publie en 1843 La Création de l'ordre dans l'Humanité et en 1846 le Système des Contradictions économiques ou La philosophie de la Misère. Ce dernier ouvrage entraîne la rupture entre Proudhon et Karl Marx.

Installé de nouveau à Paris, Proudhon dirige, fin 1847, le journal Le Peuple. Il est élu député à l'Assemblée Constituante de 1848. Il développe à la tribune de l'Assemblée une proposition de loi qui élargit son premier projet : que les propriétaires consentent la remise pendant trois ans d'un tiers du montant des loyers et fermages dus par les chômeurs.

Pour ranimer la vie économique, il réclame en effet la gratuité de la circulation des capitaux. Par 691 voix contre deux, un ordre du jour condamne le projet de loi comme une atteinte odieuse aux principes de la morale. Louis Blanc lui-même vote avec la majorité. Seul le canut lyonnais Greppo joint sa voix à celle de Proudhon.

En novembre 1848, Proudhon est un des 30 opposants à la Constitution, votée par 739 voix. En mars 1849, il est condamné à trois ans de prison pour offense au Président de la République (du 7 juin 1849 au 4 juin 1852) et incarcéré à Sainte-Pélagie. Il y écrit les Confessions d'un Révolutionnaire, L'idée générale de la Révolution, La philosophie du Progrès. Pendant son séjour à Sainte-Pélagie, il épouse une jeune et pauvre ouvrière. Aux côtés d'Euphrasie Piégard, Proudhon ne cessera de goûter les joies paisibles d'une vie familiale heureuse qu'immortalise le tableau de Gustave Courbet Proudhon et ses filles.

Ne voyant en Louis-Napoléon qu'un infâme aventurier, bâtard adultérin de la fille de Joséphine, fils et petit-fils de catins, inepte, incapable... il n'est pourtant pas inquiété à sa sortie de prison. Mais en 1858 ses quatre volumes intitulés De la justice dans la Révolution et dans l'Église lui valent de nouvelles poursuites. Condamné à trois ans de prison et 4.000 francs d'amende, il s'enfuit en Belgique, s'installe à Bruxelles sous le nom de Dürfort, professeur de mathématiques, en compagnie de sa femme et de ses enfants. Dans des conditions difficiles, il poursuit son travail de réflexion et publie en 1861 La guerre et la paix. Profitant d'une amnistie, il rentre en France, prend résidence à Passy et, avant sa mort en 1865, trouve le courage de rédiger deux livres importants : Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution et De la capacité politique des classes ouvrières.


La doctrine politique de Proudhon
Proudhon veut avant tout émanciper et régénérer l'ouvrier par la récupération de ses instruments de production. Il est donc ennemi du capital, adversaire de l'État, hostile à tout pouvoir.

La dénonciation du règne de l'Autorité est une des constantes de la pensée proudhonienne, surtout dans les années qui voient la montée et l'implantation du régime bonapartiste (1850-1855). On raconte, écrit Proudhon (dans Qu'est-ce que la propriété ?), qu'un bourgeois de Paris du XVIIe siècle ayant entendu dire qu'à Venise il n'y avait point de roi, ce bonhomme ne pouvait revenir de son étonnement et pensa mourir de rire à la première nouvelle d'une chose si ridicule. Tel est notre préjugé : tous tant que nous sommes nous voulons un chef ou des chefs.

À ses jeunes lecteurs, qui reconnaissent en lui un républicain, Proudhon n'hésite pas à répondre : Je suis anarchiste [...] Vous venez d'entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l'ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste.

L'anarchie n'a pourtant rien à voir avec le désordre ou le chaos. L'anarchie forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours cette absence de maître, de souverain est, sera le résultat de l'évolution des sociétés : au fur et à mesure des progrès de la réflexion, de l'observation, de la science, l'homme finira par comprendre que rois, ministres, magistrats et peuples, en tant que volontés, ne sont rien pour la science et ne méritent aucune considération. Dès lors l'autorité de l'homme sur l'homme est en raison inverse du développement intellectuel auquel cette société est parvenue.

Ainsi, plus de lois. Je n'en reconnais aucune ; je proteste contre tout ordre qu'il plaira à un pouvoir de prétendre nécessité d'imposer à mon libre arbitre. Des lois ! On sait ce qu'elles sont et ce qu'elles valent. Toiles d'araignées pour les puissants et les riches, chaînes qu'aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du Gouvernement. De surcroît, l'abondance, l'inflation permanente de lois votées par les assemblées successives permettent-elles à quiconque de se retrouver dans pareil dédale ? Surtout, le mode de confection des lois empêche tout citoyen conscient de leur accorder le moindre crédit : La loi a été faite sans ma participation... L'État ne traite point avec moi ; il n'échange rien ; il me rançonne. La récusation des lois conduit tout naturellement à celle de la justice rendue par la société.

L'homme seul a le droit de juger [...] La justice est un acte de la conscience, essentiellement volontaire ; or la conscience ne peut être jugée, condamnée ou absoute que par elle-même. Ceci implique la suppression totale et définitive des cours et tribunaux.

Quant au suffrage universel, il est bien incapable de discerner les mandataires soucieux des intérêts du peuple ! Le peuple, tel qu'il se révèle au forum, dans les urnes du scrutin, est en effet incapable de reconnaître les plus vertueux et les plus capables ; le choix de Louis-Bonaparte est à cet égard édifiant. Et surtout Qu'ai-je besoin de mandataires, pas plus que de représentants ? Et puisqu'il faut que je précise ma volonté, ne puis-je l'exprimer sans le secours de personne ?

Ayant fait table rase de l'Autorité exprimée par l'État, l'Église ou le Capital, Proudhon aperçoit sous les rayons de la Justice, astre central qui gouverne toutes les sociétés, les grands traits de la société future surgie de la révolution sociale. Le système fédératif est pour lui la seule synthèse valable entre l'autorité et la liberté. Dans le fédéralisme, le contrat libre se substitue en effet aux lois imposées : Qui dit liberté, dit fédération, ou ne dit rien. Qui dit république, dit fédération ou ne dit rien. Qui dit socialisme, dit fédération, ou ne dit encore rien.

Le fédéralisme politique, en éliminant la raison d'État, limite le pouvoir central au profit des groupements et pouvoirs locaux ; il réalise ainsi la nécessaire décentralisation. Décentralisation d'autant plus réussie que les groupements ou collectivités fédérées seront de taille plus restreinte.

Sur le plan économique, Proudhon voit l'affranchissement des producteurs et des consommateurs dans l'avènement du mutuellisme, mutuel étant synonyme de réciproque, réciprocité. L'organisation du travail doit s'opérer en dehors du pouvoir et sans recourir au capital. L'atelier doit remplacer le gouvernement. Le citoyen a succédé à l'honnête homme, le producteur va succéder au citoyen. Ici, les travailleurs agissent de leur propre initiative, sûrs de percevoir de justes salaires, certains de consommer des produits offrant toute garantie. Afin d'abolir la royauté de l'argent et de créer l'égalité entre les produits. Proudhon s'emploie vainement à fonder une Banque d'échange puis une Banque du Peuple, utilisant à la place du numéraire des billets de crédit ou bons de travail et pratiquant la gratuité des prêts ou de l'escompte.

Grâce à ces structures originales, le pouvoir part désormais du bas ; le gouvernement ou commission exécutive centrale (toujours révocable) est élu par une délégation législative choisie par les groupes locaux librement fédérés. L'individu devient le seul maître de son existence. L'accord de l'intérêt de chacun avec l'intérêt de tous réalise la Révolution.



3. BAKOUNINE ET...
La Première Internationale 
La première Internationale des Travailleurs est constituée, à Londres, lors du meeting de Sant-Martin's Hall le 29 septembre 1864. Elle tient son premier congrès à Genève, du 3 au 8 septembre 1866. En l'absence de Marx, l'influence des proudhoniens français est prépondérante ; ces derniers voient dans l'extension du mutuellisme la clé de l'émancipation ouvrière, veulent fonder l'échange par l'organisation d'un système de crédit mutuel et gratuit, se refusent à détruire la société existante par des grèves ou la révolution mais veulent seulement l'aménager.

Au Congrès de Lausanne (2-8 septembre 1867) les proudhoniens reconnaissent que l'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique. Mais en France les poursuites engagées à la demande du gouvernement impérial contre la section parisienne de l'Internationale présidée par Tolain se terminent par la dissolution de la Commission parisienne. Eugène Varlin, élu au deuxième bureau de la section française, s'est rallié aux conceptions des collectivistes antiétatistes ou communistes non autoritaires. Son influence supplante dès lors les thèses mutualistes de Tolain.

Au Congrès de Bruxelles (6-13 septembre 1868), les délégués reconnaissent la grève comme une arme nécessaire et légitime, comme une nécessité dans le cas où une guerre viendrait à éclater entre les différents pays. Partisans de la propriété individuelle, garantie de la liberté des citoyens, les mutuellistes proudhoniens se rallient à la collectivisation du sol et des moyens de transport.

Le congrès de Bâle (5-12 septembre 1869) confirme les précédentes affirmations. Est-ce le déclin du proudhonisme ou la prise de conscience des proudhoniens désormais convaincus de l'inéluctable liaison entre révolution sociale et révolution politique ? Le Congrès appelle enfin les travailleurs à s'employer activement à créer des sociétés de résistance dans les différents corps de métiers. Ces sociétés de résistance ou syndicats sont cependant pour Eugène Varlin un levier, une méthode d'éducation, une école de combat vers la Révolution.

Les idées de Marx l'emportent donc d'une certaine manière. Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des phrases de Proudhon les plus vides ; ils parlent de science et ils ne savent rien. Pour-tant le conflit collectivisme autoritaire contre mutuellisme anarchisant se tourne à présent en duel entre Marx et Bakounine.


Bakounine, le révolutionnaire
Bakounine et la révolution se confondent, a-t-on dit. Les anarchistes se réclament de lui, a-t-on écrit. Et Kaminski a sans doute raison d'affirmer Il y a sans doute peu d'hommes qui soient devenus anarchistes, uniquement parce qu'ils ont lu les uvres de Bakounine (à l'inverse des marxistes pour lesquels la connaissance de la doctrine de Marx est souvent primordiale). Les anarchistes le rencontrent sur leur chemin, ils n'ont pas besoin de se laisser convaincre par lui, ils se reconnaissent tout de suite en lui. Ils trouvent en lui leur idéal : L'homme d'action qui est en action perpétuellement. Et voilà leur précurseur ! L'histoire de la rencontre d'un anarchiste avec Bakounine mort ou vivant est toujours la même. C'est le coup de foudre. Leur coïncidence théorique n'est que postérieure. Effectivement la biographie de Bakounine révèle l'histoire d'une force de la nature peu commune.

Michel Bakounine, né le 8 mai 1814, est le troisième enfant d'une famille de nobles libéraux russes retirés sur leurs domaines après l'échec du mouvement décabriste de 1825. Son père, seigneur qui règne sur mille "âmes", l'envoie à l'École d'Artillerie de Saint-Pétersbourg. Après avoir démissionné de l'armée, il s'en va à l'Université de Moscou, fréquente les occidentaux et les slavophiles, lit Fichte, Kant, Hegel, conserve pour sa sur Tatiana un amour passionné. À 26 ans, il part à Berlin afin de s'y préparer à la carrière de professeur d'université. La philosophie allemande lui révèle le visage de la révolution et donc son propre destin. En 1842, il est à Dresde, fréquente la noblesse saxonne, lit les théoriciens socialistes français. Surveillé par la police, il passe en Suisse, s'arrête un moment à Zurich et à Berne, mais toujours épié se rend en Belgique puis à Paris où il s'installe en juillet 1844. Il y fréquente les démocrates et les socialistes, discute des nuits entières avec Proudhon, s'affirme publiquement solidaire des Polonais asservis par le régime tsariste et refuse tout naturellement d'obtempérer à l'ukase qui lui enjoint de rentrer en Russie.

1848 ! La Révolution éclate partout en Europe. À Paris, Bakounine se dépense sur tous les fronts. Quel homme ! quel homme ! dit le préfet de police Caussidière. Le premier jour de la Révolution, il fait tout simplement merveille, mais le deuxième il faudrait le fusiller. C'est qu'en effet dans la révolution cette fête sans commencement et sans fin, Bakounine est comme ivre, voyant tout le monde et ne voyant personne. Enthousiasme, griserie...

Lucidité aussi, car Bakounine comprend que si la royauté ne disparaît pas complètement de la surface de l'Europe la Révolution périra.


Barricades et prison
Bakounine fomente alors le projet de soulever la Pologne. Heureux de se débarrasser de pareil personnage, le gouvernement français lui remet deux mille francs. Seul avec sa flamme révolutionnaire, Bakounine part donc vers l'Est. En Allemagne, il rencontre Karl Marx. Surveillé par la police prussienne, il passe en Bohême, où il espère soulever l'armée restée fidèle à l'Empereur d'Autriche. Vains espoirs. Les troupes du général Windischgraetz écrasent les barricades de Vienne et celles de Prague, où Bakounine s'est bravement battu.

Ses échecs ne l'accablent pourtant pas et pas davantage les calomnies diffusées par la Neue Rheinische Zeitung, journal de Marx désignant Bakounine comme un agent à la solde de la Russie ; calomnies que la rédaction devra d'ailleurs démentir peu après. Expulsé de Prusse et de Saxe, Bakounine lance son célèbre Appel aux Slaves, premier document qui préconise la constitution en États des Slaves non russes, tandis qu'Engels et Marx affirment encore : Des peuples qui jamais n'ont eu d'histoire [...] qui n'ont aucune vitalité n'arriveront jamais à une indépendance quelconque.

Début mai 1849, à Dresde, on édifie des barricades pour arrêter les Prussiens. Aux côtés de Richard Wagner, Bakounine est une fois encore avec les insurgés. Son titre d'ancien officier lui donne une place dans l'état-major insurrectionnel. Mais le romantisme ne peut rien contre les troupes aguerries de Frédéric-Guillaume. Les Prussiens arrêtent Bakounine, le condamnent à mort, le livrent aux Autrichiens, qui le destinent à la pendaison, puis l'expédient finalement aux Russes (mai 1851).

Le voici à 37 ans captif du tsar Nicolas 1er. Enfermé dans la vieille forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, il voit entrer deux mois plus tard dans sa cellule le Comte Orloff, ministre de l'intérieur. Le visiteur incite le prisonnier à adresser au tsar une confession écrite. Après réflexion, Bakounine accepte et se met à rédiger par la suite un long et curieux document ; les phrases d'humiliation devant Votre Majesté Impériale, Très Gracieuse Majesté s'y mêlent aux descriptions d'une Russie apeurée où tout n'est qu'oppression et au récit de l'épopée révolutionnaire à travers l'Europe.

Ce repentir factice n'a vraisemblablement pour but que d'obtenir le fin de l'épouvantable isolement dans lequel Bakounine est maintenu. C'est seulement en février 1857 qu'Alexandre daigne commuer l'emprisonnement en déportation à perpétuité en Sibérie. Le captif y reste quatre années, prend la fuite par le Japon, San Francisco et New-York. Fin décembre 1861, il est à Londres auprès de son vieil ami l'écrivain Alexandre Herzen, qui publie le célèbre journal Kolokol (La Cloche) préconisant un régime républicain et socialiste. Et c'est à nouveau l'aventure !

En 1863, Bakounine se rend en Suède dans l'espoir de gagner la Pologne pour soutenir l'insurrection qui gronde. Après l'insuccès de cette dernière, il s'établit en Italie et imagine un projet de révolution radicale. En septembre 1868, il fonde L'Alliance Internationale de la Démocratie socialiste qui affirme vouloir avant tout l'abolition définitive et entière des classes et l'égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes. Les frères Reclus, Jules Guesde, Benoît Malon, Ferdinand Buisson, Victor Dave, Alfred Naquet, James Guillaume... sont membres de cette Alliance qui reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants devront disparaître dans l'union universelle des libres fédérations tant agricoles qu'industrielles.

Dès juillet 1868, Bakounine donne son adhésion à l'Association Internationale des Travailleurs comme membre de la Section Centrale de Genève. Le 28 juillet 1869, le Conseil Général installé à Londres admet comme section adhérente la section de l'Alliance de la Démocratie socialiste de Genève.

Cette adhésion (et Marx le pressentait) ne pouvait manquer de faire rebondir les controverses qui s'étaient déjà manifestées entre marxistes et proudhoniens.


Les idées
Toutes les conceptions de l'anarchisme se résument chez Bakounine en un mot : Liberté.

Certes la destruction totale de la société existante est le premier acte pour fonder le nouveau monde. Certes, la seule forme d'organisation est la libre fédération des communes, des régions, des pays et des peuples. Mais la Liberté ne saurait souffrir aucune entorse. Une dictature révolutionnaire, même provisoire, ne peut donc pas être envisagée. Théoricien de l'anarchie positive Bakounine rejette totalement toute autorité comme tout pouvoir : Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale même sortie du suffrage universel convaincus queue ne pourrait tourner jamais qu'au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l'immense majorité asservie.

C'est pourquoi Bakounine n'hésite pas à écrire : La véritable unité de l'Internationale [...] est dans les aspirations communes et dans le mouvement spontané des masses populaires de tous les pays, et non dans un gouvernement quelconque, ni dans une théorie politique uniforme, imposée par un Congrès général à ces masses.

Je me demande comment il [Marx], fait pour ne point voir que l'établissement d'une dictature universelle collective ou individuelle, d'une dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingénieur en chef de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement insurrectionnel des masses dans tous les pays comme on dirige une machine, que l'établissement d'une pareille dictature suffirait à lui seul pour tuer la révolution, pour paralyser et pour fausser tous les mouvements.
 

La liberté exige donc la lutte contre toute autorité : étatique, religieuse, intellectuelle, morale, économique, sociale, militaire.
 

L'État que représente-t-il ? La réponse de Bakounine est nette : La somme des négations des libertés individuelles de tous ses membres ; ou bien celle des sacrifices, que tous ses membres font, en renonçant à une portion de leur liberté au profit du bien commun [...] Donc là où commence l'État la liberté individuelle cesse et vice-versa [...] L'État a toujours été le patrimoine d'une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise, classe bureaucratique [...] L'État c'est l'autorité, la domination et la puissance organisée des classes possédantes et soi-disant éclairées sur les masses.

Dieu. Celui qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité Quelle est en effet l'essence de la religion ? La réponse est nette : l'appauvrissement, l'anéantissement et l'asservissement, systématiques, absolus de l'humanité au profit de la divinité.

La liberté exige aussi l'égalité et la justice. Il convient donc d'uvrer au triomphe d'une organisation sociale qui garantisse à chaque être humain, homme ou femme, d'heureuses et faciles conditions d'existence, d'éducation, de bien-être. Des moyens pacifiques ne pourront pas abattre la coalition des privilèges et des intérêts en place ; l'action politique ne peut donc être envisagée. S'il est vrai que les révoltés les plus furibonds, lorsqu'ils se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des conservateurs excessivement modérés dès quels sont montés au pouvoir une chambre élue, un parlement bourgeois est condamné à ne jamais faire autre chose que légiférer l'esclavage du peuple et de voter toutes les mesures qui auront pour but d'éterniser sa misère et son ignorance.

Il faut ainsi admettre la voie révolutionnaire, organiser la révolution qui ne pourra se faire en dernier lieu que par le peuple, révolution dont l'incendie doit embraser tous les États du monde, révolution en quelque sorte naturelle puisque le mythe d'Adam et Ève enseigne qu'à la différence des autres animaux l'homme est doué de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter.


L'influence de Bakounine
L'opposition des collectivistes partisans de la propriété collective et des mutuellistes partisans de la propriété individuelle et de la libre association sous forme contractuelle et fédérative, cette opposition se trouve renforcée par l'adhésion de Bakounine à l'Internationale.

Au Congrès de Bâle, en 1869, la presque totalité des délégués, dont Bakounine, s'est prononcée pour la propriété collective. Mais deux courants distincts se dessinent : l'un représenté par les socialistes anglais, allemands et suisses allemands choisit, avec Marx, le communisme d'État au moins temporairement. L'autre rassemble les Belges, avec César de Paepe, les Espagnols, une grande partie des Français, autour d'Eugène Varlin et les Suisses romands avec Bakounine. Ce deuxième groupe revendique à présent le titre de collectivistes pour se différencier des communistes. Un deuxième point différencie les deux groupes : com-ment organiser l'Internationale ? Les com-munistes prônent la mise sur pied d'une cen-tralisation étroite, les collectivistes reven-diquent l'autonomie complète des sections.

L'influence de Bakounine se répand solidement dans toutes les sections italiennes. Ses voyages en compagnie d'Antonia, sa femme (épousée en Sibérie), l'ont conduit à Florence, à Naples, dans l'ile d'Ischia. Un de ses compagnons, Giuseppe Fanelli, ancien garibaldien, fonde en Espagne les sections de Barcelone et de Madrid.

Mais c'est surtout dans le Jura suisse que les idées de Bakounine trouvent un écho favorable. La question sociale est particulièrement aiguë dans le canton de Neuchâtel, où l'horlogerie assure un travail peu rémunérateur aux artisans des petites cités de la Chaux-de-Fonds, du Locle, de Saint-Imier. Constantin Meuron, échappé d'une forteresse prussienne, James Guillaume, y exercent alors une influence non négligeable. Entre Guillaume et Bakounine se noue très vite une solide amitié.

Or, à Genève, la section de l'Alliance de la Démocratie Socialiste, fondée par Bakounine, n'a pu se faire admettre au sein de la Fédération des sections romandes, bien que le Conseil général de l'Internationale ait finalement accepté son adhésion. Le 4 avril 1870, le Congrès régional de La Chaux-de-Fonds ou Congrès de la Fédération romande voit s'opérer une scission entre les minoritaires, c'est-à-dire les Genevois hostiles à l'Alliance et les majoritaires ou sections du Jura qui soutiennent l'Alliance et constituent dès lors avec elle une fédération dissidente qui prendra à l'automne 1871 le nom de Fédération Jurassienne.

Les dissidents s'opposent aux minoritaires sur une question essentielle : L'action politique est-elle oui ou non un moyen d'émancipation ? Considérant que toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autres résultats que la consolidation de l'ordre de choses existants, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat, les Jurassiens refusent d'envisager la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales et veulent créer les fédérations de corps de métier.

Du 17 au 23 septembre 1871, le Congrès de Londres décide que l'action politique est une obligation et invite les dissidents bakouninistes du Jura à rejoindre la Fédération de Genève ou à s'ériger en Fédération autonome. Les Jurassiens organisent alors le Congrès de Sonvillier, dans le Jura bernois, le 12 novembre 1971. Ce Congrès rassemble huit sections montagnardes, des membres de la Démocratie socialiste à présent dissoute et des communards parisiens réfugiés en Suisse, tels Jules Guesde, Lefrancais, Benoît Malon. Bakounine, installé, à Locarno, n'assiste pas au Congrès qui donne officiellement naissance à la Fédération jurassienne. Fédération qui, d'emblée, affirme l'autonomie de la base puisque son Comité Fédéral n'est investi d'aucune autorité. Il remplit simplement le rôle de bureau de renseignement de correspondance et de statistique. Les sections, en entrant dans la fédération, conservent leur autonomie absolue [...] Les présents statuts sont révisables en tout temps, à la demande d'une section.

En 1872, le Conseil général londonien de l'Internationale dénonce l'esprit anarchiste dans une circulaire privée diffusée à toutes les sections dans laquelle les opposants ne veulent voir que l'arme habituelle de M. Marx, un tas d'ordures.

Le 5ème Congrès de l'Internationale se tient alors à La Haye du 2 au 7 septembre 1872. Les Jurassiens y viennent dans le but de demander l'abolition du Conseil général et la suppression de toute autorité dans l'Internationale. Mais en l'absence des Italiens, qui refusent de se déplacer dans une ville très éloignée, les amis de Marx détiennent une solide majorité. Tous les appels des minoritaires en faveur de l'autonomie fédérative restent donc sans écho. L'autorité du Conseil général est maintenue. Et après un débat animé on vote le transfert du siège du Conseil de Londres à New-York.

Les marxistes pensent ainsi conserver plus aisément un pouvoir que pouvaient menacer les anarchistes ; les réformistes anglais et les blanquistes quittent alors le Congrès. C'est alors que par 27 voix contre 7 et 8 abstentions le Congrès prononce l'exclusion de Bakounine, suivie de celle de James Guillaume. La victoire de Marx est néanmoins une victoire encore problématique. L'Association Internationale des Travailleurs s'achemine vers son éclatement. L'aspiration à l'unité du monde socialiste et ouvrier, l'originalité et les préoccupations divergentes des milieux nationaux s'avèrent pour l'instant inconciliables.

D'un côté un socialisme d'État, basé sur l'autorité, envisageant la dictature du prolétariat, appelant les socialistes à conquérir les rouages du pouvoir d'État. De l'autre, un socialisme d'autogestion, dont le projet est de construire, à la place de l'État, une société fédérale responsable basée sur des communes libres et des associations de producteurs. Ici, l'autorité, là une coopération volontaire. En Espagne, en Italie, en Belgique, les internationalistes épousent les thèses libertaires auxquelles se rallie également une partie des Français. Anglais et Suisses, plus réservés, inclinent eux aussi vers les idées bakouniniennes. Quant aux Allemands, ils suivent Marx. Mais il est vrai que l'échec de la Commune de Paris et la répression qui s'ensuit ont porté un coup sévère aux espérances révolutionnaires.


La Commune de Paris
La propagande officielle des Versaillais s'est efforcée de dépeindre la Commune comme une conspiration fomentée de l'étranger par des aventuriers installés à Londres. Or, le 4 septembre 1870, le Comité central de l'Internationale adresse aux ouvriers français une mise en garde contre toute insurrection prématurée.

La Commune n'a duré que 73 jours, du 18 mars au 28 mai 1871. Elle a pourtant inscrit, dans la réalité, une série de mesures administratives, économiques, politiques... l'essentiel des théories proudhoniennes. Le 23 mars 1871, le Comité Central définit ses buts : l'autonomie communale, la fin du principe d'autorité, la liberté la solidarité, le crédit, l'association [...] bref la révolution communale, base de la révolution sociale. Au lendemain des élections (légales puisque l'appel au suffrage universel a été contresigné par les maires des arrondissements parisiens et approuvé par Thiers, chef du pouvoir exécutif) la Commune s'installe le 28 mars 1871. Beslay, ami de Proudhon, prononce le discours d'inauguration.

Les 19 et 20 avril, la Déclaration au peuple français expose le programme de la Commune. Cette déclaration a été rédigée par Pierre Denis et Delescluse, tous deux proudhoniens. Elle revendique l'autonomie absolue de la commune étendue à toutes les localités de France [...] et n'ayant pour limites que le droit d'intervention égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l'association doit assurer l'unité française. C'est là le fédéralisme total, d'où le nom de fédérés donné à tous les partisans de la Commune.

Elle réclame également le choix par l'élection ou le concours, avec la responsabilité, et le droit permanent de contrôle et de révocation des magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres. La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail. L'intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées. L'organisation de la défense urbaine et de la garde nationale qui élit ses chefs et veille seule au maintien de l'ordre dans la cité.

Le 11 mars 1870, Eugène Varlin publie dans le journal de Rochefort, La Marseillaise, un long article sur la révolution sociale, article qui écarte le communisme de Marx et prône un collectivisme libertaire. Qui, en un mot, va organiser la production et la répartition des produits ? À moins de vouloir tout ramener à un État centralisateur et autoritaire qui nommerait les directeurs d'usines, de manufactures, de comptoirs, de répartition, lesquels directeurs nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contremaîtres, chefs d'atelier, etc. et d'arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail dans laquelle le travailleur ne serait plus qu'un engrenage inconscient sans liberté ni initiative, à moins de cela nous sommes forcés d'admettre que les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leurs instruments de travail, sous la condition d'apporter à l'échange leurs produits au prix de revient, afin qu'il y ait réciprocité de services entre les travailleurs des différentes spécialités.

Pour les anarchistes, les enseignements de l'expérience des communards restent toujours actuels.

Lutte anticléricale. La Commune affirme ses sentiments anticléricaux, laïcise l'enseignement, sépare l'Église de l'État, supprime le budget des cultes, déclare propriétés nationales, les biens de l'Église.

Antimilitarisme. Abolition de l'armée. Cette armée permanente qui prend des hommes et rend des esclaves, disait Eugène Varlin, est remplacée par le peuple armé.

Internationalisme. Fraternisation avec tous les peuples marquée par l'exaltation de l'Internationale et la chute de la colonne Vendôme, symbole de la prostitution monarchique et de la conquête guerrière.

Autonomie et fédéralisme des communes.

Démocratie directe, de bas en haut. La souveraineté du peuple s'affirme sans intermédiaire. Le Conseil de la Commune, les Clubs, la Fédération de la Garde nationale reflètent le triomphe de la base.

C'est donc bien la fin de l'État traditionnel. Le principe anarchiste s'oppose ainsi au caractère dictatorial de la commune jacobine. C'est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l'exploitation, de l'agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage, la Patrie ses malheurs et ses désastres.


La scission de l'Internationale
Au moment où la commune sent la pression des Versaillais se resserrer, ses dirigeants lancent un dernier appel aux grandes villes ; mais celui-ci ne rencontre pas d'écho. Certes, Saint-Étienne, Narbonne, Toulouse, Limoges, Le Creusot, Marseille, voient surgir d'éphémères Communes. Mais les troupes régulières ont vite raison de ces mouvements fédératifs. En septembre 1870, Bakounine a pu personnellement mesurer à Lyon les difficultés de l'entreprise. Menée par le Comité central fédératif et le Comité central du Salut de la France, la Commune lyonnaise ne réussit pas à survivre et, fin octobre 1870, Bakounine, vieilli et désabusé, reprend la route de la Suisse après avoir constaté : Le peuple de France n'est plus révolutionnaire du tout. L'ère des soulèvements spontanés semble close.

Déjà divisée, l'Internationale peut-elle survivre à pareil échec ? À La Haye, le 7 septembre 1872, Bakounine est exclu de l'Internationale. Qui peut alors prévoir que ses amis jurassiens vont, durant quelques années, regrouper toutes les fédérations nationales hostiles au Conseil marxiste transporté à New-York ? Le 15 septembre 1872, un Congrès extraordinaire regroupe à Saint-Imier (Suisse) les délégués des fédérations dissidentes : espagnole, italienne, jurassienne, auxquels s'ajoutent des délégués américains et français, dont Pindy, ancien gouverneur de l'Hôtel de Ville parisien durant la Commune. Considéré comme l'acte de naissance de l'anarchisme le Congrès de Saint-Imier pose les principes essentiels de la nature de l'action politique du prolétariat.

Considérant :

Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire.

Que nul n'a le droit de priver les sections et fédérations autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne politique qu'elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme.

Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d'autre objet que l'établissement d'une organisation et d'une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l'égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l'action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes.

Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l'organisation de la domination au profit d'une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s'il voulait s'emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante.

Le Congrès réuni à Saint-Imier déclare

que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ;

que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd'hui ;

que, repoussant tout compromis pour arriver à l'accomplissement de la révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire.

Ainsi, au moment où le Conseil général de New-York ne représente plus que lui-même, le regroupement des internationaux s'opère au sein de l'Internationale Antiautoritaire. Du 1er au 6 septembre 1873, un Congrès réunit les représentants des Fédérations antiautoritaires à Genève. Sixième Congrès général de l'AIT, il vote l'abolition du Conseil général et l'autonomie complète des fédérations et des sections. Un septième Congrès, à Bruxelles en septembre 1874, et un huitième Congrès, à Berne en octobre 1876, entérinent la décentralisation de l'organisation en même temps qu'ils appellent à l'unité les divers courants socialistes, cependant que l'italien Malatesta parle de révolution permanente et de propagande par le fait.

En octobre 1873, Bakounine, épuisé, démissionne de la Fédération jurassienne. Je ne suis qu'un bourgeois, écrit-il à ses amis, et comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande [...] J'ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques est passé. Dans les neufs dernières années on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes.

Le vieux lutteur se retire dans la propriété que son ami Cafiero vient d'acquérir sur les bords du lac Majeur. L'insouciance et l'inconscience de Bakounine dilapident cette fortune. À Berne, le 1er juillet 1876, une crise d'urémie emporte cet éternel révolté qu'un fonctionnaire anonyme inscrit sur le registre des décès sous la mention : Michel de Bakounine, rentier.


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