Élisée Reclus-Correspondance -1890-1905 -

Élisée RECLUS
Correspondance
(1890-1905)

Extraits de :
Correspondance d'Élisée Reclus, tome III
Alfred Costes, éditeur, 1915

 
A Pierre Faure, à Sainte-Foy-la-Grande Sans date (1869)
1899
1890
A Pierre Kropotkine 28 août 1899
A son gendre Paul Régnier 9 mai 1890 A Pierre Kropotkine 7 décembre 1899
A Auguste Rouveyrolles, à Ganges 9 juillet 1890
1900
1891
A Nadar 18 février 1900
A Mme Auguste de Gérando 5 février 1891 A M. Karl Heath 31 mars 1900
A Henri Roorda, Lausanne 16 mars 1891 A Pierre Kropotkine 7 mai 1900
A Jean Grave 29 novembre 1891 A Paul Régnier 21 juillet 1900
1892
A Nadar 8 septembre 1900
A Henri Roorda van Eysinga 25 mars 1892
1901
A Henri Roorda van Eysinga 9 avril 1892 A Pierre Kropotkine 8 janvier 1901
A Lilly Zibelin-Wilmerding 7 juin 1892 A Van der Voo 4 juin 1901
Au journal Sempre AvantiLivourne 28 juin 1892
Sans le nom du destinataire 18 juillet 1892 A la Rédaction de la «Huelga General» à Barcelone 4 décembre 1901
A Lilly Zibelin-Wilmerding 15 octobre 1892
1902
A Paul Régnier 1er décembre 1892 A Thomaz de Fonseca 28 novembre 1902
1893
1903
A Jean Grave 21 mai 1893 A M. A. Naquet mai 1903
A Henri Roorda van Eysinga. 13 décembre 1893 A Richard Heath 2 juin 1903
A Richard Heath 19 décembre 1893 A Thomaz de Fonseca 25 juin 1903
1894
1904
A Paul Régnier 2 janvier 1894 A Mme Clara Mesnil (ex-Mlle Clara Kマttlitz) 5 janvier 1904
A un Rédacteur du Figaro Janvier 1894 A Émile Royer 3 février 1904
A M. Le Rédacteur en chef de La Réforme,à Bruxelles Mars 1894 A Nadar 11 février 1904
A Henri Roorda van Eysinga 5 mai 1894 A Mme Clara Mesnil 23 juillet 1904
A Henri Roorda van Eysinga 23 juillet 1894 A M. Roth, pasteur à Orthez sans date, 1904
A Jean Grave 6 octobre 1894 A M. Neno Vasco, Sao Paulo 20 septembre 1904
1895
A Henri Fuss Sans date, 1904
A Henri Roorda van Eysinga 30 janvier 1895 A Henri Fuss ---
A Mlle Clara Kマttlitz 12 avril 1895
1905
A Henri Roorda van Eysinga 1er juillet 1895 A Pierre Kropotkine 6 février 1905
A M. Georges Renard 27 décembre 1895 A P. Kropotkine 15 février 1905
1896
A M. Neno Vasco, Sao Paulo 3 mars 1905
A M. Félix Février 1896 A M. Sébastien Voirol 5 avril 1905
A Lilly Zibelin-Wilmerding Septembre (1896 ?) En réponse à M. Grandjouan, qui demandait une contribution à un numéro de «L'assiette au beurre» contre l'alliance russe 30 mai 1905
1897
A un inconnu sans date
A un rédacteur de La Vie Naturelle 6 février 1897 A M. Paul Gsell, en réponse à l'enquête sur la «Morale sans Dieu» 1er décembre 1905 (publication)
A B. P. Van der Voo Avril 1897
Lettre de Paul Reclus à Pierre Kropotkine
6 juillet 1905
Appendice  Allocution du père à ses filles et à ses gendres (à l'occasion de leur union)
A Pierre Faure, à Sainte-Foy-la-Grande
Sans date (1869)

Mon cher frère,
 

Pour ma part, je suis grand partisan des réunions publiques. Quelques mots grossiers prononcés par les hommes sans éducation, des phrases incorrectes, des paroles folles, des cris passionnés ne m'épouvantent point, et je suis heureux de les entendre, car ce qui se trouve dans les esprits doit en partir le plus tôt possible. D'ailleurs, il va sans dire que la majorité des orateurs se respectent, et respectent leur public, et quelques-uns d'entre eux ont l'éloquence qui part du cマur ou celle qui ressort de la solide discussion des faits. Quant aux auditeurs, je les admire : ils veulent apprendre à tout prix. Pressés les uns contre les autres, respirant une atmosphère de sueur et de poussière, ils sont là pendant des heures dans l'espoir d'entendre une parole de justice et de liberté, faibles compensations pour les misères de chaque jour.

La grande question, tu le comprends, est celle du pain, autrement dit de la propriété. Quel que soit le sujet traité en apparence, c'est de cela qu'il s'agit. Réjouissons-nous en. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que de grands changements sociaux se préparent, et il n'est jamais trop tôt pour s'y préparer. Est-ce à l'amiable que les patrons et les salariés, les bourgeois et les ouvriers consentiront à la liquidation sociale ? Hélas ! nous sommes trop barbares pour que pareil espoir soit permis. C'est donc à la guerre qu'il faut s'attendre, et comme en juin 1848, c'est par des discours et des cris que l'on prélude au combat. Nous hurlons dans nos boucliers pour nous faire, les uns et les autres, plus terribles que nous ne sommes.

On nous dit que nombre de bourgeois semi-libéraux, semi-conservateurs, qui se seraient fort accommodés d'une sorte de république constitutionnelle, sont effrayés par quelques gros mots de la Redouteet se remettent à monter la garde auprès du trône et de l'autel menacés. Cela est certain. Est-ce que ce changement de front retardera l'avènement de la république ? Peut-être. Mais nous nous devons à nous-mêmes d'être patients et de savoir attendre la république de peur qu'elle ne soit un simple changement de décor dans l'appareil gouvernemental. Que le capitaliste, le juif, roi de l'époque, reste maître de la France par l'entremise d'un empereur, d'un roi, ou d'un gouvernement provisoire, que l'on s'appelle Monsieur ou citoyen, que les inscriptions changent sur les murailles et que les orphéonistes nous soufflent tel ou tel air patriotique dans leurs cornets à piston, peu nous importe. Le but de la Révolution prochaine est d'assurer l'égalité, de supprimer le privilège de la vie matérielle et de la vie intellectuelle pour en faire un droit appartenant à tout homme, de faire cesser le terrible antagonisme entre paysans et salariés, entre bourgeois, ouvriers et paysans, qui paralyse les forces de la Société. Après avoir si longtemps vécu pour la guerre, il faut vivre pour la paix et la fraternité. Est-ce à dire, cela, que la prochaine révolution, même si elle doit tarder, nous apportera cette égalité tant rêvée ? Hélas, non, mais en travaillant pour nos enfants, nous ferons encore un pas en avant dans les ruines, et peut-être dans le sang.

Ton frère,

Élisée


A son gendre Paul Régnier.
Clarens, 6 mai 1890.

Mon ami et fils,

Tu connais sans doute les nouvelles de Paris (1), mais je les résume comme si tu ne les connaissais pas :

1° Paul (2) n'a pas été arrêté. Athalin (3) s'est borné à le citer «à sa barre», et à l'interroger, mais avec le désir secret, semble-t-il, de le mettre hors de cause ;
2° Grave (4) n'a été aucunement inquiété. Nul profil de sergot ne s'est montré dans sa mansarde ;
3° Cabot (5) a été relâché et compose déjà le numéro prochain de La Révolte;
4° Les papiers saisis ont été rendus, mais on nous a bel et bien saisi notre presse, qualifiée «clandestine» pour les besoins de la cause.
5° Les anarchistes étrangers, militants ou non, paieront pour les indigènes. Ce brave Merlino, qui vient d'écrire un article intéressant pour la Revue Scientifique,sera certainement frappé. L'opinion publique bourgeoise approuvera ;
6° Ladite opinion eût également approuvé l'inauguration d'un règne de la terreur contre les ouvriers, anarchistes ou non. Constans pourra se vanter de sa modération : il se servira de la vieille comparaison : «main de fer, gant de velours.»

Quoi qu'il en soit, le 1er mai a été une grande date historique. Pour la première fois, il y a eu solidarité consciente de tous les internationaux du monde, et d'instinct, tous les bourgeois ont tremblé.

Bien affectueusement,

Élisée.


A Auguste Rouveyrolles, à Ganges
Clarens, 9 juillet 1890.

Mon cher compagnon,

Chacun de nous a son caractère, ses instincts naturels, son tempérament ; et, par conséquent, la conduite de tous les jours doit varier chez les individus.

Pourvu que cette conduite soit toujours raisonnée et sincère, et que, chez les anarchistes, elle soit inspirée par la compréhension de la liberté personnelle et de la solidarité entre camarades, il n'y a rien à dire.

Encore une fois : Fais ce que veux. Aussi n'ai-je point de conseils à vous donner. A chacun de faire ce qu'il trouve bien. Un tel a raison ; tel autre a raison. Cela dépend des caractères.

L'individu dont les mains sont liées n'agit pas de la même manière que celui dont les mains sont libres. J'admire le gaillard qui n'a jamais courbé l'échine, qui a toujours dit sa façon de penser à haute voix, qui a toujours la main levée pour frapper et dont la vie se passe en prison.

J'admire aussi l'homme inébranlable qui ne parle jamais hors de propos, qui pèse ses paroles pour leur donner toute leur valeur et qui les prononce seulement quand il en espère un bon effet pour la propagande, l'homme qui attend son jour pour combattre à bon escient, mais dont rien au monde ne peut faire changer la force d'âme.

Que chacun agisse conformément à sa nature, et que de la diversité des efforts naisse l'action commune. Pas de mot d'ordre. Que chacun soit à lui-même son propre conseiller.

Travaillez de votre côté, nous travaillerons du nôtre et l'マuvre finira bien par aboutir.

Je vous prie, cher compagon, de transmettre à vos amis révolutionnaires les bonnes salutations d'un camarade.

Élisée Reclus



A Mme Auguste de Gérando
Arzout, par Ténès (Algérie)
5 février 1891.

Ma chère et vénérée dame,

Je souffre avec vous de toutes les atrocités que nous commettons, nous, pauvres hommes, contre d'autres hommes, nos frères, Indiens, blancs et nègres ; car, malheureusement, les crimes qui vous soulèvent le cマur d'une si juste indignation ne se commettent pas seulement en Amérique. Nous en avons aussi notre large part dans ces terres d'Algérie qui m'entourent, et partout où les hommes sont venus en conquérants. Que de tribus, jadis heureuses, ont été détruites, que de peuples entiers ont été massacrés, que de sang, que d'horreurs dans notre histoire à tous ! Il est tant de coupables que, pour ainsi dire, la responsabilité de ces infamies ne pèse sur aucune tête. Pas plus que le général Millo, ou tout autre homme de guerre ou marchand de phrases, le président des Etats-Unis ne mérite votre télégramme. Il appartient à un immense mécanisme gouvernemental et fonctionne comme la bielle d'un engin entraîné par un mouvement fatal ; il est au-dessous même de l'injure. L'origine du mal est plus lointaine et profonde que toutes ces petites volontés humaines : elle est dans notre conception même du droit, dans notre morale, ou plutôt dans notre «immorale» publique. N'a-t-on pas divisé l'humanité en races, dites supérieures et dites inférieures ? Et ne s'est-on pas accoutumé à considérer l'oppression comme légitime quand elle est exercée par le plus fort ? Ne voit-on pas dans la force primant le droit le premier de tous les droits !

Et cependant j'espère et vous convie à espérer avec moi. Sans doute les Indiens périront par milliers et les massacres se succèderont comme se sont succèdés ceux de tant de peuples dont nous sommes les héritiers. Mais ils ne périront point complètement et il restera d'eux autre chose que des exemples superbes d'endurance, de fière résignation, de magnanimité. Leur sang est, plus qu'on ne croit, mêlé à celui des populations américaines, et nombre d'entre eux sont entrés déjà dans la voie désintéressée de la justice et de la vérité. Hier nous étions des ennemis, demain nous serons des frères.

Je vous prie d'agréer pour vous et les vôtres mes salutations respectueuses et cordiales,

Élisée Reclus.


A Henri Roorda, Lausanne
Paris, 16-III-91, à l'arrivée à Alger

Mon cher ami,

Oui, vous m'avez écrit une bonne, une affectueuse lettre, qui m'avait vivement touché et que j'ai constamment portée sur moi parce que les paroles d'ami font du bien. Je n'aurais certainement pas manqué d'y répondre, mais la vie est courte, et la pensée précède de longtemps la réalisation.

Je suis tout à fait de votre avis relativement à l'inconscience de la réaction. Psychologiquement, il est certain que la plupart des hommes se font une morale à l'usage de leurs intérêts. Le prêtre en est d'ordinaire un remarquable exemple : il répand les charités et les conseils, il verse l'huile de douceur ; au nom d'un Dieu d'amour, dont il est le représentant sur la terre, il se fait amour, mais son Dieu est aussi le Dieu «fort et jaloux» et, à son tour, il peut, au nom de son maître, nourrir toutes les passions de violence, de haine et de fureur. De même nous avons des «juges intègres» et même des Javert, des agents de police que nous sommes tenus de respecter. Tout cela est vrai et, dans mainte occasion, des hommes qui proclament nos idées, mais dont le caractère et la conduite ne sont pas à la hauteur de leurs paroles, nous forcent à reporter un regard de respect sur des adversaires loyaux et nobles.

Cependant, Kropotkine dans la Morale anarchiste,et nous tous dans notre propagande, nous avons le droit d'aller au fond des choses et de dire au prêtre, au juge, au policier intègre : «Votre intégrité n'est qu'une duperie ! Vous vous croyez bons et honnêtes, mais vous ne l'êtes pas ; votre intérêt personnel, votre ambition, votre esprit de corps vous commandent votre morale ; vous vous trompez vous-mêmes inconsciemment, et nous arrachons les voiles. Vous êtes les «sépulcres blanchis» dont parle l'Évangile. «Faux bon homme», tu n'es qu'un méchant, honnête riche, tu n'es qu'un voleur ! Sans doute, tous les gens que nous interpellons ainsi se sentiront indignés et d'abord ne voudront plus discuter avec des gens comme nous, brutaux et de mauvaise compagnie, mais nos paroles vivantes n'en continueront pas moins de vivre en eux, et tout à coup, ils se diront avec surprise que nous avons raison ! ils découvriront le crime déguisé ; ils cesseront de croire en leur morale, ils n'auront plus la foi ! C'est là le progrès définitif : le vicaire de Dieu est bien près de ne plus croire en Dieu ; le défenseur de la justice s'est déjà trouvé impliqué en tant d'intrigues et de scélératesses qu'il ne croit plus en la justice ; le militaire auquel on n'a jamais fait tirer que sur ses concitoyens, commence à savoir ce qu'il faut penser de la patrie. A nous de hâter par notre logique des choses, brutalement proclamée, la misère de la foi béate, innocente en apparence, complètement perverse au fond. A nous de forcer les gens pseudo-honnêtes à choisir entre l'honnêteté vraie et la vraie canaillerie, la scélératesse calculatrice.

A tous les points de vue, je partage votre manière de voir au sujet de la pudeur. La part de «nature» qui se retrouve dans ce sentiment est si minime qu'on est assez embarrassé pour en discerner la véritable origine. A mon avis, les débuts du vêtement ont été multiples. De même que le coq s'est orné d'une crête rouge et de belles plumes, de même le mâle, parmi les hommes, a cherché de toutes les manières à décorer ses organes par plumes, fines étoffes et broderies. La femme, de son côté, a voulu plaire et doubler le prix de la victoire par les obstacles et les refus ; puis sont venus les propriétaires qui ont mis une barrière entre leurs femmes de capture et le public. A maints égards, le vêtement a la même origine que les ceintures de sûreté et les horribles pratiques d'infibulation. Puis, en vertu de la loi psychologique dont nous parlions plus haut et qui accommode la morale aux intérêts et aux passions, est née la pudeur, morale de la coquetterie et de la prise de possession sexuelle.

Eh bien, pour la pudeur comme pour tout autre sentiment de moralité pervertie, il faut dire la vérité, au risque de scandaliser les personnes modestes et vertueuses chez lesquelles les idées fausses se sont confondues inextricablement avec la dignité du caractère et de la conduite. Les vêtements doivent tomber : la nécessité nous oblige à montrer ce que nous avons en nous de plus vivant et de plus beau, les yeux et le sourire, la dignité doit nous faire aussi montrer l'ensemble de notre corps sans niaise pruderie.

La morale d'abord. Il est certain que la prétendue morale des religieuses, qui consiste à supprimer son corps, à n'avoir plus d'organes, a pour conséquence de tendre incessamment la pensée vers ces choses «que l'on doit cacher» : c'est une hantise, une folie, c'est la lubricité féroce, la perversion de tous les sens ; c'est le mensonge, l'hypocrisie. Les actes normaux deviennent des actes vicieux ; la source de vie en est corrompue et, de génération en génération, le monde en est perverti.

Et l'Hygiène ! Tous ces vêtements, nids à microbes, qui nous séparent de l'air pur et de la lumière, qui nous rendent infirmes et mal équilibrés, qui pâlissent notre chair et la couvrent d'ulcères, qui rendent l'amant dégoûtant pour l'amante et qui, parfois, stérilisent la femme ou la condamnent à enfanter des avortons!

Enfin l'Art ! Comment comprendre la beauté, alors que les courbes naturelles sont remplacées par des lignes de boutons, par des jupes et des corsages, alors que les modes peuvent déplacer les formes, les reporter du ventre aux épaules, faire tout mentir et tout fausser ? Comment élever sa pensée devant un bronze qui figure un homme en habit noir ? Si le culte du nu ne s'était maintenu chez les artistes, malgré les prêtres, malgré la pudeur, je crois fermement que l'humanité aurait tellement déchu dans le conventionnel et dans le faux qu'elle aurait fini par périr. En continuant le Moyen-âge, elle serait rentrée dans la mort ! Certainement, dans la grande révolution de la logique, du bon sens et de la nature, la destruction du vêtement a sa part. Drapez-vous contre le froid tant que vous voudrez, mais, si vous avez la moindre compréhension de l'art et de la beauté, ne vous habillez pas, ne cachez pas votre corps et que la draperie s'harmonise avec lui !

Cordialement à vous et aux amis.

P.-S. L'auteur de Richesse et Misèren'a jamais dit son nom. S'il y a des observations et des correction à faire, veuillez me les transmettre, je compte les utiliser un jour. Ma brochure Évolution et Révolution doit paraître incessamment.


A Jean Grave
Sèvres, 29 novembre 1891

Mon cher ami,

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Je comprends votre émoi à propos de l'article «Vol et Travail» (6), mais je ne le partage pas car cet article est de ceux qui font penser et je ne suis pas fâché d'entendre des raisonnements qui permettent de creuser une question plus avant. Il n'est pas mauvais qu'une voix nous rappelle à nous, moralistes et moralisateurs, que nous vivons de vol et de rapine et que, personnellement, nous avons à nous nettoyer tous. Je prends ces observations, non comme une insulte, mais comme une leçon à méditer. Dans la société d'injustice, de caprice où nous vivons, nous sommes, malgré nous, solidaires de tout le mal qui se fait. A nous de tenter l'assainissement par la Révolution : il n'y a pas d'autre voie.

Bien cordialement

Elisée Reclus.

«Les lecteurs de La Révolten'ont pu se tromper sur la conclusion définitive à laquelle nous conduisent les discussions relatives à l'«estampage». Sans doute, il est vrai que dans cette société inique où tout repose sur l'inégalité et l'accaparement, où l'argent seul donne le pain, nous sommes tous, sans exception, obligés de vivre en plein vol, suivant les conditions mêmes que nous fait l'existence. Comme des loups furieux, nous nous disputons la pitance journalière aux dépens des plus faibles ; chaque morceau de pain que nous mangeons est arraché à d'autres pauvres et porte quelque tache de sang. Cela est vrai, et nous remercions l'auteur de Travail et Volde nous l'avoir répété. Mais c'est en dehors de cet affreux état social que nous orientons notre vie, et tout en comprenant, en expliquant même les misères et les hontes auxquelles tel ou tel individu peut être entraîné, nous cherchons, avant tout, à abréger cette période hideuse de gâchis et de corruption qui précède l'avènement d'une société harmonique. Plus nous ferons de sacrifices personnels pour notre cause, plus nous saurons inspirer de confiance aux camarades par notre affection mutuelle ; plus nous serons fiers en face de nos ennemis, plus le jour de notre affranchissement sera proche. Nous n'avons que faire des mesquines roueries dans lesquelles se complaisent les esclaves révoltés. Ce qu'il nous faut, c'est l'énergie hautaine des principes, la vaillance de l'attitude, la noblesse de la vie.

Dans le prochain numéro, l'un de nous tâchera d'établir encore une fois notre pensée à cet égard aussi nettement que possible.»

Dans la lettre d'envoi à Grave, il y avait quelques lignes :

«Pierre a écrit dans le même sens que vous, promettant un article pour le prochain numéro. J'ai écrit ces quelques mots dont j'envoie le double à Paul, pour amener la transition : «Patience et longueur de temps...»

Salut cordial,

Élisée Reclus.

En effet, le numéro 11 (du 5 au 11 décembre 1891) contient un article : «Encore la Morale», écrit par Pierre Kropotkine.



A Henri Roorda van Eysinga, à Lausanne
Tarrout, par Ténès (Algérie), 25-III-92.

Mon cher ami,

Avant de répondre à vos questions, il importerait de connaître l'origine des faits qui vous ont ému (7). La foule des concierges, des propriétaires et des policiers a bien vite fait de crier aux anarchistes, et les journaux ont bien vite répété le cri. Tout cela est fort excusable chez des gens qui ne pensent pas, mais pour ceux qui pensent, c'est tout autre chose. Ni vous ni moi ne connaissons les auteurs de ces faits et nous savons seulement qu'ils ne peuvent pas en profiter, tandis qu'ils profitent admirablement à la police, à ses chefs, et notamment à celui que toute presse qualifie d'homme indispensable. Est-ce une raison pour dire que le fait vient de ces gens ! non, puisque nous n'avons point de preuves, mais on n'a point de preuve non plus contre les groupes anarchistes.

Cependant, supposons, pour faire plaisir à nos accusateurs, supposons que ces explosions sont bien le fait de gens se disant «anarchistes». Comment cela pourrait-il nous étonner ? Il est facile de prendre un nom, surtout quand ce nom implique la détestation de l'ordre social qui règne et nous écrase. Tant d'injustices, d'infamies, de cruautés individuelles et collectives s'accomplissent journellement, qu'on ne saurait s'étonner de voir incesamment germer toute une moisson de haines... et la haine est toujours aveugle. J'ai manqué périr d'un coup de hache, il y a quarante ans, parce que j'étais vêtu comme un jeune bourgeois. Le nom d'«anarchiste» n'était pas encore inventé dans le sens actuel, mais, aujourd'hui, on n'eût pas manqué de qualifier ainsi mon quasi-meurtrier. Eh bien ! pourrais-je me plaindre si je mourais frappé par un malheureux, croyant férir ainsi un de ses oppresseurs ? Non, certes, partout où se sème la haine se récolte la fureur.

Mais si vos questions se rapportent à des anarchistes conscients, à des anarchistes qui pèsent leurs paroles et leurs actes, qui se sentent resposables de leur conduite envers l'humanité tout entière, il va sans dire que les fantaisie explosives ne sauraient leur être imputées. Des fusées qui partent au hasard pour démolir des escaliers ne sont pas des arguments, ce ne sont pas même des armes employées à bon escient, puisqu'elles peuvent fonctionner à rebours contre le pauvre et non contre le riche, contre l'esclave et non contre le maître. Pourquoi m'interroger puisque votre propre conscience a déjà répondu ? Ni pour vous, ni pour moi, ni pour aucun anarchiste s'étant élevé à la compréhension de la dignité humaine et du respect d'autrui comme un autre soi-même, il n'est bon de haïr à l'aventure et de combattre en se cachant. Faisons notre propagande simplement : les coups de bombes n'empêcheront point qu'on nous écoute.

Bien affectueusement

Élisée Reclus



A Henri Roorda van Eysinga
Gap, 9-IV-92.

Mon ami,

Reçu votre deuxième lettre. Vous devez être maintenant tout à fait en paix avec vous-mêmes et vous rendre compte en toute netteté de votre devoir personnel. A un certain point de vue, nous avons même à nous féliciter que des événements extérieurs viennent ainsi nous forcer à des examens de conscience. Au reste, il ne s'agit point ici de ces affaires de détail, dans lesquelles se mêlent, en des proportions inconnues et impossibles à connaître, les instincts ou les idées anarchistes, la vanité, la bêtise et les manマuvres de la police, mais il s'agit seulement de nous-mêmes, des principes qui doivent diriger nos actions et des moyens que nous avons à employer. Les principes, nous sommes d'accord : développer de plus en plus l'initiative et la force personnelles ; aller de plus en plus à la solidarité sociale, au respect et à l'accord mutuels, à la collaboration fraternelle. Quant aux moyens, ne doivent-ils pas être une propagande, comme nos idées et comme notre vie tout entière ? Ne doivent-ils pas porter la lumière avec eux, faire resplendir notre cause comme une révélation même de la justice ? Celui qui a fait le sacrifice de la vie comme Kilbaltchich ou comme Perovskaya (8), trouvera amplement les moyens de mourir bellement, ainsi que me le disait, il y a quelques années, mon bon et cher camarade Martin (9), aujourd'hui captif dans la prison de Gap. Et la passion de la propagande dévouée ne doit point empêcher la méthode et la science, la sûreté mathématique de l'exécution. Il faut savoir, comme un ingénieur, calculer les forces d'attaque et de résistance, les effets rapprochés et les suites lointaines.

M'est avis que, dans ces dernières affaires, le hasard et la passion ont eu un plus grand rôle que la science et le dévouement ; mais la société affolée, représentée par les magistrats et les législateurs, est en train de commettre bêtises sur bêtises qui lui auront bientôt fait perdre les avantages fournis par les bombistes.

Je serai probablement à Genève lundi et mardi. Si, par chance, vous y allez chez jours-là, j'aurai la joie de vous voir et de causer avec vous.

Bien affectueusement

Élisée Reclus.



A Lilly Zibelin-Wilmerding
Sèvres, 7-VI-92.

Ma sマur et camarade,

Je ne vous ai pas répondu pendant ces deux ou trois semaines, mais j'ai toujours votre image présente et vous l'avez senti. Je ne vous demande donc point pardon, puisque je vous donne plus qu'une lettre, mon amitié fervente.

Cependant, si amis que nous soyons, nous pouvons ne pas être d'accord. Certes, j'admire le haut caractère de Ravachol, tel qu'il s'est révélé même à travers les débats de police. Il va sans dire aussi que je considère toute révolte contre l'oppression comme un acte bon et juste. «Contre l'iniquité la revendication est éternelle.» Mais dire que «les moyens violents sont les seuls réellement sérieux», oh non, autant dire que la colère est le plus sérieux des raisonnements ! Elle a sa raison d'être, elle a son jour et son heure, mais la lente pénétration de la pensée par la parole et par l'affection a une tout autre puissance. Par définition même, la violence impulsive ne voit que le but ; elle se précipite à la justice par l'injustice ; elle voit «rouge», c'est-à-dire que l'マil a perdu sa clarté. Ceci n'empêche nullement que le personnage de Ravachol, tel que je le vois et que se le représentera la légende, ne soit une très grande figure.

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Bien affectueusement à vous, à Albert et à vos enfants,

Élisée



Au journal Sempre Avantide Livourne (10)
Sèvres, 28 juin 1892.

Cher ami,

Je ne suis pas resposable des racontars des journaux qui s'inspirent des caprices de la foule ou de la passion du moment.

Si vous lisiez La Révolte,où j'écris à l'occasion et dont je partage les idées, vous auriez vu que, loin de jeter l'anathème à Ravachol, j'admire au contraire son courage, sa bonté, sa grandeur d'âme, la générosité avec laquelle il pardonne à ses ennemis, voire à ses dénonciateurs. Je connais peu d'hommes le surpassant en noblesse....

Je réserve une question à élucider : Est-il nécessaire d'être son propre justicier, sans se laisser arrêter par des considérations telles que le sentiment de la solidarité humaine, par exemple ? Je n'en reste pas moins convaincu que Ravachol est un héros d'une magnanimité peu commune.

Mon opinion, du reste, importe peu, celle des journaux pas davantage.

Etudiez vous-même la question, faites-vous une opinion sincère et raisonnée : ce sera la vraie.

Agréez mes salutations,

Élisée Reclus



Lettre retrouvée telle quelle dans les papiers d'Elisée, sans le nom du destinataire.

Adresse temporaire : Vascマil (Eure).
Adresse ordinaire : 26, quai des fontaines, Sèvres.

18 juillet 1892.

Monsieur,

Excusez-moi de vous répondre en quelques paroles très brèves. La vie est courte, et il est inutile de l'abréger encore en faisant de longues phrases. Ceux qui cherchent simplement la vérité n'ont que faire des circonlocutions.

Oui, je suis anarchiste et les épithètes de «fou» et de «détraqué» que mes opinions m'attirent, ne me chagrinent point. Ceux qui ont fait «un pacte avec la mort» n'ont pas à s'inquiéter de traits inoffensifs.

Qu'est l'anarchie ? «La vie sans maîtres», pour la société aussi bien que pour l'individu, l'accord social, provenant non de l'autorité et de l'obéissance, de la loi et de ses sanctions pénales, mais de l'association libre des individus et des groupes, conformément aux besoins et aux intérêts de tous et de chacun. Celui qui commande se déprave, celui qui obéit se rapetisse. Des deux côtés, comme tyran ou comme esclave, comme préposé ou comme subordonné, l'homme s'amoindrit. La morale qui naît de la conception actuelle de l'État, de la hiérarchie sociale, est forcément corrompue. «La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse», nous ont enseigné les religions, elle est le commencement de toute servitude et de toute dépravation, nous dit l'histoire.

Voilà pour la morale. Et quant au progrès, lui connaissez-vous d'autre origine que la compréhension et l'initiative personnelles ? Toutes les écoles du monde ne font pas un inventeur ! Celui qui se borne à répéter les paroles du maître ne saura jamais rien. C'est en chacun, dans son for intérieur, dans sa conscience et dans sa volonté que se trouve le ressort de la destinée. Pour agir il faut vouloir personnellement, pour faire de grandes マuvres il faut associer des forces. Toutes les armées disciplinées d'un Napoléon ne valent pas, dans l'histoire du monde, autant que le mot d'un Darwin, fruit d'une vie de travail et de pensée.

Certes, si vous voulez «réussir dans le monde», ne soyez point anarchiste. Obéissez gentiment, vous arriverez peut-être à commander un jour. Vous aurez des valets, et des pleutres viendront vous dire que vous êtes beau et que vous avez du talent. Mais si vous tenez, avant tout, à savoir la vérité et à régler votre vie d'après elle, pensez pour vous-même, passez les ordres reçus, les conventions et les formules traditionnelles, les lois faites pour protéger le riche et pour émasculer le pauvre, soyez votre propre professeur et votre maître, et peut-être qu'on vous appellera «fou», «détraqué», mais au moins votre vie sera bien vôtre et vous aurez la joie parfaite de connaître des égaux et des amis.

Élisée Reclus.



A Lilly Zibelin-Wilmerding
Sèvres, 15 octobre 1892.

Ma chère amie et camarade,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quant à l'ouvrage de Mackay (11), je l'ai lu et le trouve assez mauvais. Il pose ses personnages et leurs doctrines avec une bonne foi que je crois entière, mais, vers la fin, il saute par dessus de graves difficultés.

Et quelle est sa conclusion ? C'est qu'il faut réussir quand même, non pas en suivant une voie considérée comme droite par l'anarchiste, mais en prenant le chemin ordinaire du gain et de la fraude. Carrard réussit, il s'enrichit parce qu'il terrorise et carotte ses éditeurs. Vraiment il n'est pas besoin d'être anarchiste pour en arriver là. Encore faut-il, dans ce cas, être parmi les privilégiés. Si les éditeurs n'avaient pas besoin de lui, il resterait le dernier des derniers parmi les miséreux. Tout le livre avec sa discussion et sa philosophie repose donc sur une simple chance. Ce n'est pas un ouvrage de principe.

Votre bonne dame spiritiste et occultiste ne m'étonne nullement. Notre vie est beaucoup plus collective qu'individuelle, et des états particuliers de l'individu le transforment en phonographe conscient ou inconscient de la vie collective. Ce que l'un de nous sait, les autres le savent peu ou prou, et les médiums, c'est-à-dire les gens très impressionnables à la vie collective, le savent tout à fait. Dans une réunion, si un seul individu sait le chinois ou l'hébreu, le médium aura des chances de savoir aussi cette langue. Si vous avez analysé votre propre vie, celle de vos amis, le médium profitera, dans une large mesure, de cette analuse : il sera vous et pensera vos pensées, sentira vos affections. Nous nous vivons les uns les autres. Mais là s'arrête la puissance du médium, il ne vit plus par delà : il attend que la science soit faite pour la savoir aussi, il ne la prophétise pas. Evidemment que, dans cet ordre de choses, bien des faits sont de nature à nous étonner, mais le moteur de tout, c'est la recherche personnelle. De toutes ces forces de l'individu qui crée, naîtra la puissance collective de la société.

Nous en causerons quand nous nous verrons. Mais en attendant, restez persuadée que la vie saine se rend maladive en proportion de l'incertain, du vague, du flottant qu'elle mêle aux certitudes.

Votre ami et camarade dévoué.

Élisée Reclus.



A Paul Régnier
Sèvres, 1er décembre 1892.

Mon excellent ami,

J'ai reçu de toi un Petit Colonrenfermant des appréciations sur une prétendue lettre de moi. Ton point d'interrogation était dans le vrai. Je n'ai point écrit cette lettre. Les gens de Carmaux et tous les autres opprimés, quels qu'ils soient, ont le droit à se venger tant que justice ne sera pas faite, et ce n'est pas à moi, qui mange frais ou chaud à ma fantaisie, et qui couche dans un bon lit, de leur faire de la morale édulcorée à la Jules Simon. Naturellement, j'ai démenti cette lettre, qui a dû être payée 5 ou 10 francs à  quelque estampeur, mais les journaux qui s'étaient donné la peine de faire des articulets, comme le Petit Colon,n'ont pas vu l'utilité d'insérer le démenti. Et d'ailleurs, à quoi bon ? Ça ne changera rien au cours des choses. Cependant le Morning Posta cru devoir me faire interroger spécialement et j'ai cru devoir répondre. Je t'envoie ladite intervue, où, naturellement, on me prête dans la conversation différentes choses que je n'ai pas dites.

..... Salut cordial, bien affectueux à tous.

Élisée.



A Jean Grave
21 mai 1893

Mon cher ami,

Je viens de finir votre livre (12) et toujours en y prenant le même plaisir. Sauf quelques critiques de détail, je n'en ai qu'une à faire et celle-ci, vous la voyez d'avance, car nous avons eu souvent l'occasion de discuter ce problème et jamais nous n'avons été d'accord.

«Comme quoi les moyens découlent des principes», tel est le titre de votre chapitre XVII, et, cependant, p. 226, vous réprouvez l'axiome des jésuites : «La fin justifie les moyens.» Il me semble qu'il y a là une contradiction. Les moyens sont des instruments, des outils. De même que les bras peuvent servir indifféremment au bien ou au mal, de même les moyens peuvent contribuer au progrès ou au régrès. Leur valeur logique et morale découle des principes. Le camarade qui ment pour sauver un ami fait bien de mentir. Le révolutionnaire qui opère la reprise pour la faire servir au besoin de ses amis, peut tranquillement et sans remords se laisser qualifier de voleur ; l'homme qui tue en défendant la cause des faibles est un meurtrier pour le bon motif. Oui «la fin justifie les moyens !» et ce qui fait horreur chez les gens auxquels vous faites allusion et qui se disent anarchistes pour être de simples jouisseurs, c'est que chez eux le prétexte justifie les moyens ! Telle est la cause de l'aversion que nous avons pour eux.

Salut cordial

Élisée Reclus



A Henri Roorda van Eysinga.
Paris, 13 décembre 1893.

Mon cher ami,

En me traçant une ligne rectrice de pensées, de morale et de conduite, je me suis toujours dit : Sois toi-même ; défends ta personnalité envers et contre tous ; que ta main soit levée contre celui qui attente à ta liberté et à ta dignité.

Sois bon puisque les autres t'aident à vivre ; sois juste puisqu'ils sont d'autres toi-même. Sois toujours plein d'un esprit de justice parfaite envers tous ; respecte qui que ce soit dans la pleine mesure de la liberté. Ne juge ou n'interviens que lors d'un attentat contre toi, ton frère ou tes frères.

Dans l'exercice de ton activité, connais tes forces, dose-les, vois de quelle façon tu peux le mieux les mettre en マuvre pour le bien commun. Si tu agis surtout par la force de la pensée, fais penser les autres ! si tu vaux par la bonté, la tendresse, fais aimer les autres ; si tu es un homme d'action, agis avec les autres ou pour les autres.

Mais partout où il y a injustice, il y a revendication. Æterna vindicatio! Vous vous rappelez sans doute le beau cri de Proudhon, parlant du prêtre qui viendrait baptiser son enfant : «Je tuerai le prêtre.» L'eût-il fait ? Peu importe ! il suffit qu'il ait eu le droit de le faire.

De même, tout opprimé, tout malheureux, tout homme privé de soleil et d'air, de liberté ou d'étude, tout être lésé dans son existence et dans son droit, tous ont droit à lever la main contre l'oppresseur. Un très petit nombre le fait, parce que la bonté, la sympathie humaine, l'esprit de solidarité l'empêchent, mais le droit strict n'en subsiste pas moins. Bien plus, le malheureux de par la faute d'autrui a droit contre moi, qui suis un heureux, et d'avance, je dirai : «C'est bien fait !»

Voilà comment je vois les choses d'une manière générale, sans m'occuper des cas particuliers.

Bien cordialement à vous,

Élisée Reclus



A Richard Heath
Adresse prochaine : Bourg-la Reine, 9 rue du chemin de Fer.
19 décembre 1893.

Mon ami,

Vous connaissez la légende hindoue. Un jour, Bouddha, frère de tous les êtres qui vivent, rencontra un tigre mangeur d'hommes, et il se laissa manger.

Je comprends cet apologue. Mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il laissa faire aussi. Pour moi, je crois que ce jour-là, Bouddha tua le tigre.

Tout est là. L'homme qui aime ses semblables a-t-il le droit de jugement personnel pour savoir quand il emploiera la violence pour défendre ses semblables ?

Tolstoï dit «jamais». Il dit : «Laisse le tigre manger l'enfant.»

Les anarchistes disent : «Je n'ai pas à pénétrer les arcanes de ta conscience. Fais ce que veux.»

«Si tu ne crois pas à la défense des faibles par les forts qui font les lois, à toi de juger comment tu défendras ces faibles.»

Je parle au vieil historien des anabaptistes. Croit-il qu'ils pouvaient et devaient compter sur les lois de mansuétude que les princes et les prélats faisaient pour les pauvres de corps et d'esprit ?

Eh bien ! la situation n'est-elle pas la même ?

Quant à moi, je me couperais la langue plutôt que de hurler avec les loups quand ils sont en chasse.

Cordialement,

Élisée Reclus



A Paul Régnier
2 janvier 1894

Mon bien cher ami,

Les nouvelles du commencement de l'année ont mal débuté pour nous, comme tu le sais par les journaux. Mais jusqu'à maintenant, nous ne nous en portons pas plus mal. C'est à Élie, père de Paul, que se sont adressés les principaux honneurs. On lui a dépêché Clément, le vieux recors de l'Empire, sûr qu'on était d'avoir en lui le brutal par excellence. Il n'y a pas manqué. Naturellement, on a pris à Élie des notes sur le Coq, la Poule et le Poussin,des considérations sur Dionysos et les Euménides,puis on l'a mené au dépôt où on l'a laissé, dans la cellule n°12, en compagnie d'une tasse de lait et d'une Bible allemande. Il ne s'est point laissé interroger ; cependant, après trois ou quatre heures de séjour en ce bel endroit, une dépêche l'a déclaré libre. Chez moi, la perquisition a duré plus longtemps. Turellement, on a laissé mes brochures anarchistes, mes collections du Révoltéet de La Révolteet pris de vieilles cartes de visite, de vieilles lettres, autographes de savants et autres, des notes sur la Commune. La cuisine a été soigneusement explorée, surtout les casseroles. Puis, les gens s'en sont allé sans faire usage de leur mandat d'amener discrétionnaire (13).

Tout cela me force à rester ici. Il faut que je sois présent au cas où l'on ferait un procès à «l'association de malfaiteurs», dont je suis le chef désigné, disent les jouraux policiers.

En attendant, ma santé boulotte. Je suis à demi-bronchiteux, à demi-dispos. Cependant je ne sors point...

Bien affectueusement,

Élisée.



A un Rédacteur du Figaro.
Janvier 1894

Monsieur,

On me communique l'article du Figaro, date inconnue, où vous parlez de moi avec une bienveillance dont je suis fort touché. Quelques erreurs de fait se sont glissées dans votre petit exposé, mais je ne les relèverai point, pour ne pas vous entretenir du haïssable moi. Je tiens seulement à relever une question toute générale que vous avez tranchée d'un mot : «J'aurais dû, dites-vous, en qualité de savant, ne pas m'occuper de politique.» Et pourquoi, je vous prie ? Si nous prenons la politique dans son sens le plus élevé, qui est le souci du bien public, pourquoi le savant devrait-il se l'interdire ? Et, d'ailleurs, où commence le savant ? A quel moment de son existence faut-il qu'il se dise : «Me voilà classé, spécialisons-nous sous peine de manquer au devoir ?» Combien de savants pourrais-je vous citer qui se sont «occupés de politique», sans que leurs contemporains les aient blâmés ! Ou bien, faut-il approuver ceux qui ont réussi en conquérant le pouvoir ou les honneurs, et blâmer ceux qui ont allés en prison ou en exil ? Evidemment, ce n'est pas là votre pensée.

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments de gratitude.

Élisée Reclus.



A M. Le Rédacteur en chef de La Réforme,à Bruxelles
Mars 1894.

Monsieur,

Je lis dans votre numéro du 19 mars que des gazettes de Paris demandent avec insistance mon emprisonnement. Permettez-moi de leur faire savoir par votre entremise que si un mandat d'arrêt est lancé contre moi, je ne me prévaudrai point de ce que des occupations sérieuses m'ont appelé en Belgique. Abandonnant aussitôt mon travail, j'irai me présenter devant les juges, non pour donner satisfaction aux aboyeurs de lettres, mais par un sentiment personnel de mon devoir et par respect de mes convictions. Ce n'est pas que la prison m'attire, mais en prison même je puis finir dignement une vie que je sais honorable.

Veuillez agréer l'expression de mes sentiments respectueux.

Élisée Reclus.



A Henri Roorda van Eysinga
Ixelles, 5 mai 1894.

Mon cher ami,

Je vous ai renvoyé hier votre manuscrit avec les annotations que vous m'avez permis de faire.

Autant qu'il est possible d'en juger par les indications de votre plan, vous auriez à vous tenir en garde contre quelques dangers. D'abord, vous avez à craindre que votre roman devienne une simple autobiographie, forme de littérature qui a son intérêt et sa valeur comme toutes les autres, mais qui exige des qualités tout à fait supérieures, puisqu'il y manque le facile entraînement que donne la fantaisie. La précision, la psychologie doivent en être parfaites ; la discussion doit en être serrée et la solution élégante comme s'il s'agissait d'un problème de géométrie ; mais en même temps il faut passionner le lecteur pour le héros et l'envelopper de toutes les merveilles du style.

Je ne saurais trop vous recommander de faire appel à la sympathie de tous ceux qui sentent. «Contre ce qui est» appelle la réplique «pour ce qui n'est pas». Tout jeune homme doit fermer le livre en se disant : «Je veux être un révolté ; allons-y gaiement». Par conséquent ses actes de révolte doivent entraîner l'enthousiasme. Je ne nie pas que tout homme lésé ait le droit de lever la main contre la société mauvaise. Il n'y a pas de doute à cet égard, mais pareille révolte n'a que la valeur d'un fait divers. Pour que la révolte m'intéresse, il faut qu'elle soit faite pour le bonheur du genre humain.

Bien cordialement à vous. Je vous prie de saluer de ma part votre sマur et votre mère.

Élisée Reclus



A Henri Roorda van Eysinga.
Knocke-sur-Mer (Flandre occidentale), 23 juillet 1894.

Mon cher ami,

Vous avez dû recevoir une première lettre adressée à la Bardoulaz. Je me hâte de vous en écrire une seconde puisque vous vous sentez un peu seul. Moi aussi, je suis seul en ce moment. Je reste dans ma petite chambre d'auberge, dans ce petit bourg maritime de Knocke, tandis que ma femme est partie pour aller faire sa tournée de famille en France. La prudence me conseille de rester ici.

Aussi je réponds pratiquement à la question que vous posez. Quand on a conscience de sa force et de sa valeur, on ne les emploie pas au hasard ni pour des vétilles : on les utilise pour faire de grandes choses. La vie est un échiquier quer lequel il faut savoir poser ses pions. De la sagacité, de l'audace, de la puissance de calcul dépend la victoire. Et puis, mon ami, il ne faut pas oublier que la revendication de votre personne étant accomplie déjà, l'マuvre capitale ne consiste pas à s'affirmer, mais à persuader, à se donner des compagnons nouveaux, à changer peu à peu le monde par une nouvelle morale, un nouvel état social. Je comprends qu'un homme las de la vie aille gueuler sur une place publique au milieu d'ennemis ; mais nous n'êtes pas las de la vie et vous n'avez pas le droit de l'être, puisque vous êtes plein de force et que vos camarades ont droit à l'emploi utile de cette énergie. Vivez donc une vie qui soit un enseignement de toutes les minutes et que chacune de vos paroles, chacun de vos actes exerce son maximum d'action.

La jeune femme qui veut penser librement «tout en étant peu instruite», sait-elle l'anglais ? Je vous demande cela parce que les meilleurs ouvrages paraissent en Angleterre, si je ne me trompe.

A priori,je ne commencerais pas l'ensemble des lectures par Taine et Guyau. Taine est un pessimiste, et sa méthode, si détaillée qu'elle soit, néglige toujours les détails essentiels à la synthèse définitive. Taine n'est pas avec nous et son influence ne peut servir notre cause. Quant à Guyau, il est trop fort, trop haut, trop beau pour qu'on puisse débuter par la lecture de ses マuvres. Elle doit être un couronnement et non un début.

Que pensez-vous des ouvrages d'histoire naturelle :

Brehm (Thierleben) ou l'édition française ;
Franklin, Animaux;
Espinas ;
Romanes ;
H. Fabre ;
Houzeau, Étude de la Nature;
Vogt (Thierstaaten), etc.

Voyages: Jacquemont, Humboldt, Darwin, Wallace, Bates, Monnier, Agassiz ?

Histoire : Grote, Histoire de la Grèce;
Michelet, Histoire romaine, Moyen-âge;
Quinet, Révolutions d'Italie ;
Burckhardt, Civilisation en Italie ;
Draper, Histoire du développement intellectuel?
Bien cordialement à vous.

Élisée Reclus



A Jean Grave
Bruxelles, 22, rue Villain-Quatorze, 6 octobre 1894.

Mon cher ami,

En effet, on s'occupe de fonder à Bruxelles une nouvelle Université, entièrement libre d'attache avec l'État et avec les partis politiques. L'idée de cette nouvelle fondation s'est fait jour au commencement de l'année, lors des conflits dont vous avez certainement entendu parler, et six mois ont suffi pour nous donner un très beau local universitaire, pour organiser complètement les deux facultés de droit et de philosophie, pour préparer largement celle des sciences et de médecine, enfin de grouper uen soixantaine de professeurs dont la plupart donnent gratuitement leur collaboration.

Tout cela est de nature à nous encourager beaucoup. Cependant, il ne faudrait pas s'en exagérer l'importance, car on ne peut modifier le programme des examens, le système des diplômes, et le personnel des étudiants se composera toujours de jeunes gens qui se savent privilégiés et auxquels leurs examens donneront d'injustes avantages dans la bataille de la vie. Aussi, malgré le beau cri de guerre de la nouvelle Université : «Faisons des Hommes !» elle aussi contribuera dans une certaine mesure à faire des exploiteurs. Pour ma part, je compte beaucoup plus sur une autre partie de l'enseignement, représentée par l'Institut des Hautes Études et par les cours de l'Extension Universitaire qui s'adresseront au grand public et dont l'auditoire ne fera ni bacheliers ni docteurs. Peut-être là, le frémissement de la pensée ira-t-il de l'âme à l'âme et, vous le savez, nous n'avons d'autre souci que d'être bons et d'aider nos frères à le devenir.

Bien affectueusement à vous

Élisée Reclus



A Henri Roorda van Eysinga
Bruxelles, 30 janvier 1895

Mon ami (Lettre commencée il y a deux jours)

Oui, proposez à notre ami Brouez vos Miettes d'anarchie.Je pense qu'elles seront encore de taille à nous alimenter. Et puis, il n'est pas mauvais que vous soyez en relation avec notre petit auditoire de Bruxelles. Quant à cet auditoire, vous savez que nous sommes toujours pauvres parmi les pauvres, et que tous les professeurs vivent encore gaiement «à l'マil» de leur dévouement à la cause. Par conséquent, il faudra, quand vous viendrez ici, vous arranger pour trouver des leçons payantes dans quelque établissement scolaire. Il sera bon de vous y prendre quelque temps d'avance.

Vous avez bien interprété mon sentiment : C'est à vous de créer des hommes là où ils ne sont pas encore ; c'est à vous de les faire surgir, il y a partout des éléments de renouveau. Je lis un proverbe japonais : «Tu ne trouves aucun homme sincère ? Sois-le toi-même et tous autour de toi deviendront sincères». C'est beaucoup dire, mais dans cette parole, il y a un fond de vérité.

Le journal L'Université Nouvellea paru régulièrement. Le dernier numéro, à mon avis, était plus que mauvais, exécrable. Tout n'est pas excellent chez nous, loin de là : mais cela ne nous empêche pas de collaborer avec zèle pour toutes les choses sur lesquelles nous sommes d'accord.

Il est vrai que je prépare un ouvrage de géographie sociale, L'Homme,en quatre volumes. J'en ai même éccrit la première page, ce qui est beaucoup, et le plan est soumis à un éditeur anglais. Je tâche d'y exposer la vérité, par conséquent d'y appuyer fortement nos théories philosophiques et sociales.

Autre chose : des amis commencent une publication régulière : La Pensée libre à travers les âges,soit une bibliothèque des ouvrages et extraits d'ouvrages à recommander à tout homme sincère (14).

Je connais Bernard Lazare : il n'a pu venir à Bruxelles, car il vit de ses articles, et l'Institut des Hautes Études ne lui eût offert que du travail et des fatigues. C'est un homme d'une grande bonté et très généreux, mais, dans ses critiques, il me paraît trop laudatif ou trop vitupératif.

Bien cordialement à vous. Je vous prie de me rappeler au bon souvenir de votre mère et de vos sマurs.

Élisée Reclus



A Mlle Clara Kマttlitz, à Bruxelles
Bruxelles, le 12 avril 1895

Ma gracieuse et respectée demoiselle,

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En fait de livres, je vous dirai, ma chère demoiselle, qu'il n'importe guère de les étudier pour y trouver des arguments dans la discussion. C'est là le petit, le tout petit côté de la question. Ce qui importe, c'est d'apprendre à fond, de fortifier ses convictions par de fortes études, de se créer un idéal bien complet, embrassant l'ensemble de la vie et de vivre conformément à cet idéal dans toute la mesure de ses forces adaptées aux possibilités ambiantes. Etudiez, apprenez et ne parlez jamais des choses sérieuses qu'avec des personnes d'une parfaite sincérité. Il faut avoir assez de fierté pour ne pas prodiguer en des conversations légères le trésor de ses convictions. Du reste, si vous observez ceux qui discutent, sans prendre part au débat, vous remarquerez facilement que la sincérité parfaite est rare dans ce genre de tournois et que, d'habitude, les interlocuteurs cherchent à entraîner leur adversaire dans une question secondaire, dans une petite difficulté de détail. Il peuvent ainsi se procurer un triomphe apparent qui ne signifie rien, mais dont le résultat est absolument contraire à la vérité. Aussi vous ferez bien de vous méfier de ces joutes oratoires. Ce qu'il faut, c'est assurer ses convictions et vivre suivant sa foi : de cette manière vous ferez la meilleure de toutes les propagandes.

Les jeunes ム et vous en êtes heureusement, ayant devant vous tout un long avenir de bonheur et de bonté, ム les jeunes s'imaginent volontiers que les choses peuvent changer rapidement par de brusques révolutions. Non, les transformations se font avec lenteur, et, par conséquent, il faut y travailler avec d'autant plus de conscience, de patience et de dévouement. Dans la hâte d'une révolution immédiate, on s'expose par réaction à désespérer, quand on constate l'empire des préjugés absurdes et l'action des passions mauvaises. Mais l'anarchiste conscient ne désespère point : il voit le développement des lois de l'histoire et les changements graduels de la société, et s'il ne peut agir sur l'ensemble du monde que d'une manière infinitésimale, du moins peut-il agir sur soi-même, travailler à se dégager personnellement de toutes les idées préconçues ou imposées, et grouper peu à peu autour de soi des amis vivant et agissant de la même façon. C'est de proche en proche, par petites sociétés aimantes et intelligentes, que se constituera la grande société fraternelle.

Vous vous êtes arrêtée vous-même dans la compréhension de l'idéal anarchiste par une question scabreuse, celle de la «famille». Je comprends d'autant plus votre hésitation que le livre qui vous est tombé sous la main était vraiment de nature à vous offenser. Le langage grossier est toujours inspiré par des idées grossières. Or, en traitant ces questions, il faut toujours le faire avec un respect parfait de la délicatesse féminine, avec un sentiment que j'appellerai religieux, tant il faut avoir souci de la pudeur humaine. C'est peut-être une raison pour laquelle on a si peu écrit sur ce sujet, car il demande une pureté absolue de langage et de pensée. La question réduite à ses éléments essentiels est celle-ci : la famille normale, spontanée, doit reposer uniquement sur l'affection, sur les affinités libres : tout ce qui dans la famille provient de la puissance des préjugés, de l'intervention des lois ou des intérêts de fortune doit disparaître comme essentiellement corrupteur. Ici, comme en toute autre chose, la liberté et l'élan naturel sont les éléments de vie.

Vous avez l'extrême amabilité de me demander mon portrait. Dès que j'aurai un exemplaire de ma «vieille barbe», je serai très fier de savoir que vous me faites le grand honneur de l'accepter.

Votre vieil et respectueux ami,

Élisée Reclus



A Henri Roorda van Eysinga
1er juillet 1895.

Mon ami,

Je vois d'ici la situation et ne puis que vous crier : «Gardez devant vous, au fonds obscur de votre cerveau, un point lumineux». Tous les jours, si pénibles que soient les leçons, si longues que soient les répétitions, gardez une heure pour le travail personnel. Il faut, à tout prix, entretenir le feu sacré. Sinon le pessimisme est là, et la mort.

Ce que vous dîtes de notre Université est très juste. En somme, c'est une olla podrida.Mais dans cette marmite se mêlent d'assez bonnes choses pour qu'il vaille encore mieux être là qu'ailleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avocats, École de Droit, hélas ! Mais il ne faut pas exagérer. Il y a ici des centaines de jeunes gens qui ont fait leurs études, mais qui n'exercent point. C'est parmi eux que se sont recrutés en grande partie les professeurs qui renoncent d'avance à tout traitement, et, par cela même, font preuve d'un certain esprit de sacrifice. En outre, les hommes vraiment dévoués sans lesquels l'Université n'aurait pas vu le jour, Picard, de Greef, Dejongh sont des avocats, et, naturellement, les amis de la basoche sont venus autour d'eux. Enfin l'École de Droit étant la première que l'on ait pu organiser, les abeilles se sont empressées autour de leur rayon de miel. A nous de lutter pour que du chaos primitif sorte vraiment l'amour de la science.

Vous ne vous découragez pas, c'est tout ce qu'il faut. Sans doute notre Université est une institution comme une autre ム donc mauvaise ム mais pour le moment, elle représente la lutte. Nous y entrons anarchiquement et personnellement pour prendre part au combat, et nous sortirons demain.

Je vous envoie une deuxième brochure que nous avons publiée ici.

..... En fait de nouvelles Revues, je vous recommande le Magazine Internationalde Bazalguette, dont le numéro 2 était superbe, riche en beaux articles pensés.

De cマur avec vous et avec les vôtres.

Élisée Reclus



A M. Georges Renard
27-12-95.

Monsieur,

J'ai reçu, il y a quelques jours, votre brochure ム Socialisme libertaire et Anarchieム dont je reconnais bien volontiers le langage courtois et modéré.

Plusieurs de vos critiques me semblent justes ; cependant vous seriez probablement étonné si vos arguments m'avaient du coup convaincu de mon erreur.

D'abord je constate que par son nom même l'anarchiste-communiste ou, si l'on veut, l'anarchiste-collectiviste, comme disent nos frères les Espagnols, voit dans l'homme un être social non moins qu'un individu. Les seuls anarchistes qui ne pourraient en dire autant sont les anarchistes-individualistes qui disent : «Moi seul et c'est assez». Vous savez qu'ils sont très rares et qu'il n'y a entre eux et nous d'autre ressemblance que celle du nom.

Je constate, en outre, en étudiant la vie, en scrutant le fonctionnement naturel de tous nos groupes anarchistes, que dans nos organisations spontanées nous pratiquons fort bien la coordination des forces. Et, de plus, cette coordination des forces, loin de nous laisser l'impression que nous avons amoindri notre liberté, nous donne la joyeuse exaltation de l'avoir centuplée : nous nous sentons devenus une individualité supérieure ayant une force collective infiniment plus grande que ne pouvait l'être notre petite force personnelle infinitésimale. Je me sens un avec le timonnier du navire, avec le chauffeur, avec le mécanicien, avec le sondeur, avec celui qui, par les cartes, connaît le chenal, avec les marins qui le sondèrent, avec les constructeurs du navire et les géomètres qui ont rendu la construction possible. Si quelque malotru vient par des menaces troubler cet ordre merveilleux d'un groupement libre, je me sens profondément révolté, car cet ordre, cette menace, diminuent ma liberté qui s'était si grandement, si noblement épanouie en moi dans la joie de l'マuvre commune.

En un mot, l'organisation est toujours défectueuse, régressive, en proportion des outrecuidances individuelles et des violences autoritaires qu'elle renferme ; toujours belle et bonne en proportion du libre accord qui l'anime.

Mais je n'insiste pas. J'aurais mauvaise grâce à continuer la discussion, puisque vous «voulez bien prévoir un temps où la moralité sera assez haute et assez forte pour que la loi cesse d'être nécessaire comme moyen d'imposer le respect du droit égal d'autrui». Eh bien ! je crois pouvoir dire en toute modestie que je me sens vivre déjà dans cette ère nouvelle et que toute loi menaçante m'est une insulte. C'est avec horreur que je lis sur telle muraille, dans tel parc de la «libre» Helvétie : «Six francs d'amende ; la moitié pour le délateur !»

Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations cordiales.

Élisée Reclus



A M. Félix (15), professeur à l'université Nouvelle de Bruxelles
Février 1896

Monsieur,

Je réponds tardivement à votre lettre du 8 courant. La cause en est aux travaux parfois excessifs auxquels je dois essayer de suffire.

Il est difficile d'arriver à une entente bien nette des choses tant qu'on reste dans les généralités : c'est à la pratique surtout que se constatent les différences. Pour moi, je vois un abîme entre deux sociétés : si minimes qu'elles soient, embryonnaires, si vous voulez, dont l'une s'est constituée librement entre hommes de bonne volonté, discutant leurs intérêts communs, tandis que l'autre admet l'existence de maîtres inamovibles ou temporaires auxquels il est nécessaire d'obéir. Dans le premier cas, il y  réelle organisation, groupement spontané, attractif et constamment mobile suivant les changements des individus et des choses. Dans le second cas, il n'y a que la juxtaposition forcée, combattue par des tentatives continuelles de dislocation des parties. La première société, celle qui est libre de se dissoudre quand il lui conviendra, est précisément celle qui, par le fait même de sa liberté, reste centripète, et l'autre, tenue à la cohésion par ses règlements, se compose d'éléments centrifuges.

«Les institutions qui ne tirent pas leur origine de l'accord des citoyens» ne peuvent garantir la liberté, car elles ne peuvent avoir d'autre origine que la volonté avilissante d'un maître et la bassesse ou l'inintelligence des sujets.

Mais nous pourrions discuter ainsi longtemps. Restons-en à nos études en toute sincérité, et travaillons chacun de notre côté à l'マuvre qui nous paraît bonne et profitable à tous.

Veuillez agréer mes salutations cordiales,

Élisée Reclus



A Lilly Zibelin-Wilmerding
Septembre (1896 ?)

Mon amie et camarade,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Arrivons à la partie de votre lettre qui m'intéresse spécialement comme touchant aux questions de principes.

...... La question en soi doit être la même au Japon et dans le canton de Genève.

A mon avis comme au vôtre, je pense, l'union normale doit être tellement «libre», spontanée, inter-personnelle que nul ne devrait en connaître. C'est affaire entre les participants. En outre, ces formes d'union varient naturellement suivant les individus, leurs passions, leurs convenances. Une minute, un jour, un mois, à l'essai, au caprice, à la durée, à l'alternance, à perpétuité, ceci ne regarde personne : chaque être humain, chaque couple d'êtres humains doit nous être sacré dans son désir, à la seule condition que la volonté des conjoints soit absolument d'accord. A cet égard, je ne fais point de différence entre le monde animal et cet autre monde, également animal, qui est l'humanité.

Mais si je me garde bien de juger les individus, je puis constater qu'il y a des formes d'union plus ou moins élevées. Evidemment, la forme supérieure est celle qui comprend à la fois la passion mutuelle, la fervente amitié, l'estime parfaite et la constance d'amour provenant de la transformation continue, du renouvellement de l'un par l'autre jusqu'à la fin de la vie. Cette union, atteinte par un si petit nombre d'individus, n'est-elle pas l'idéal, et la première explosion d'amour ne la contient-elle pas en germe ? Si la promesse instinctive qui se fait entre les amants ne se réalise pas ム et que de chances pour qu'il en soit ainsi ! ム c'est l'unité de la vie qui se brise.

Sommes-nous d'accord, ma bien chère camarade ? Je le désire vivement, car l'avenir des enfants dépend de l'idéal d'existence que se font les devanciers.

Bien affectueusement,

Élisée Reclus



A un rédacteur de La Vie Naturelle,lettre publiée dans le numéro de décembre 1911.
Ixelles (Belgique), 6 février 1897

Mon cher camarade,

En toute chose il faut agir conformément à son instinct quand on est encore dans la période de l'instinct, à son raisonnement quand on a réfléchi sur les problèmes sociaux. Vous croyez devoir simplifier votre vie : c'est bien. Essayez de le faire dans la mesure du possible, et pour ma part j'ai souvent passé la nuit dans les forêts et sur les plages ; souvent je me suis contenté de pain et d'eau, et, si la morale officielle me faisait craindre la prison, je ne serais nullement effrayé, en principe, de vivre en complète nudité. C'est à vous de savoir jusqu'où il vous convient d'aller dans cette voie. Mais, d'autre part, il pourra convenir à la majorité d'entre nous de développer indéfiniment la puissance de l'homme par les machines, et d'augmenter ainsi en proportion toujours croissante les ressources que possède l'humanité.

Quoique vous fassiez appel au cadestre, il s'en faut de beaucoup qu'un hectare ou un hectare et demi suffise à l'homme primitif, chasseur, éleveur de bétail, ou même agriculteur : cette petite étendue de terrain ne suffit qu'à la condition d'être complétée par le machinisme, charrue, herse, moissonneuse, batteuse, locomotive pour le transport, navire en cas de disette locale, etc., etc. Faudrait-il nous priver de ces engins et revenir aux incertitudes d'autrefois, alors que cent mille hectares d'où le gibier s'était enfui, ne suffisaient pas à une seule famille de Peau-Rouges ? Je n'ajoute qu'un mot : vous me parlez d'«anarchistes quelque peu désabusés». Je dois vous dire, cher camarade, que je ne comprends pas cette situation d'esprit. L'anarchiste ne peut, à aucun prix, et dans aucune circonstance, croire à la vertu de l'autorité ou à l'utilité de l'injustice ; il ne peut échapper à la logique de ses idées, quelles que soient d'ailleurs leurs chances immédiates de réalisation, suivant l'ancienne parole : «Rien ne peut prévaloir contre la vérité».

Très cordialement à vous,

Élisée Reclus



A B. P. Van der Voo (16)
Avril 1897

Mon cher camarade,

Relativement à M., je n'ai qu'une chose à dire, c'est que la parole d'Anacharsis est toujours vraie et qu'au lieu de s'adresser à la France, il eût pu s'adresser à tous les hommes : «Guéris-toi des Individus». M. étant un homme instruit, un homme qui a écrit, un homme qui a souffert pour la cause, on donne plus d'importance à ses paroles qu'à celles de tout compagnon venu, et, cependant, par le fait de sa notoriété, de sa situation en vue, des sollicitations dont il est l'objet, il est obligé de donner des opinions moins sûres que celles de compagnons inconnus. J'en dirais autant de l'opinion d'X. et de la mienne propre. Par cela seul que les événements nous ont placés quelque peu en dehors de la foule, on accorde injustement à nos dires une valeur spéciale et ceci me paraît un passe-droit. Avoir plus étudié que les autres n'est pas une raison spéciale.

Mais, pour en venir à la question du vote, je dirai de cet acte ce que je dis de tous les autres, c'est qu'il est indifférent en soi et doit être étudié en ses mobiles et ses rapports avec les circonstances et les hommes. En telle ou telle circonstance, la conscience de celui-ci ou de celui-là, parmi les anarchistes, peut le justifier, même l'approuver ; mais je ne crois pas que ces circonstances spéciales puissent se présenter souvent. Ce qui est certain, c'est que toutes les élections auxquelles il m'a été donné d'assister, j'ai vu que les électeurs se passionnent à contresens, j'ai vu que les élus se corrompent facilement par le privilège qu'on leur confère, par les mille sollicitations au mal qui les entourent aussitôt. J'ai vu aussi que l'homme est tristement enclin à remplacer la réalité par des figures : un candidat lui tient lieu de pensée ; un drapeau lui semble une volonté, un acte même. Et pourtant ce n'est qu'une illusion pure qui détourne toujours de l'action. Oui, je répète volontiers cette parole que vous avez citée : «Voter, c'est s'avilir».

Bien cordialement,

Élisée Reclus.



A Pierre Kropotkine
Bruxelles, 28 août 1899

Mon ami,

L'adoption du titre Memoirs of a Revolutionnistsemble décidé. Tu sais que ce titre ne répond pas à l'idée de l'auteur, mais à celle des éditeurs. C'est ton histoire que veulent ces messieurs, tandis que tu as voulu faire de l'histoire à propos de ta personne. Et s'ils cherchent un titre un peu sensationnel, qui ne leur donne pas l'air de reculer, pourquoi pas Memoirs of an Anarchist?

Bien affectueusement à toi et à vous,

Élisée.

Pas de nouvelles à donner.



A Pierre Kropotkine
7 décembre 1899.

Mon bien cher ami,

Reçu ton livre (17) dont je me garderai bien d'arracher les deux portraits qui me resteront toujours précieux comme le livre lui-même.

Reçu aussi le manuscrit de la Préface (18) dont je ferai commencer l'impression pour notre Institut, dès que tu m'auras envoyé les articles dont il faut traduire les extraits pour compléter la préface. Une fois que le travail sera en train, je veux qu'on puisse le mener très vivement. Dès aujourd'hui, je vais m'en occuper pour que rien ne puisse nous arrêter après le «lâchez tout».

Une lettre de Paul m'a dit qu'à Edimbourg, l'esprit n'est pas aussi mauvais que te semble en ce moment être celui de Londres (19). D'après lui, personne n'ose, là-bas, justifier la guerre, mais personne non plus n'ose en accuser les auteurs. Veulerie universelle ! Et si vous en êtes là, où en sommes-nous tous, Européens et Chinois ?

Mais il reste des hommes, des Ajax sur leurs rochers, dominant les vagues et bravant les dieux.

Bien tendrement, mon ami,

Élisée



A Nadar
18 février 1900

Mon excellent,

Je viens de recevoir ton bouquin, intitulé modestement : Quand j'étais! comme si tu n'es pas toujours, toujours étudiant, toujours photographe, toujours de vitalité puissante et de cマur débordant, toujours mon charmant et tendre ami et frère aîné, car tu es mon aîné.

Par Élie, je connais les nouvelles de chez toi, de ta Bonne (20), et des autres tiens de Marseille. A moi de te renseigner sur mon compte. Mon «viscère cardiaque», pour ne pas dire mon cマur, a folichonné, battu la mesure à tout propos, m'empêchant de respirer et de travailler ; mais, obligé à la prudence, je crois me rafistoler un peu.

Ce qui est plus grave, c'est que mon désir de procurer de l'ouvrage à beaucoup de camarades m'a entraîné dans les affaires ; je suis devenu fondateur d'une société pour la construction et la publication de cartes ! Bref, j'ai été volé, volé et maintenant ma société, sans avoir fait faillite, sans avoir fait un sou de dette, n'en est pas moins obligée de sommeiller, d'arrêter tout travail, et j'aurais eu de graves ennuis si des amis ne m'avaient pas prêté leur appui légal pour éviter les chausse-trapes.

Voilà mon histoire extérieure et apparente pour le moment. La véritable histoire intime, c'est que j'aime bien mes bons amis et vis avec eux en pensée dans un idéal de justice et de bonté.

A toi et à vous,

Élisée



A M. Karl Heath
27 rue du Lac, Bruxelles, 31 mars 1900.

Mon cher ami,

J'ai appris que votre père était un peu malade. C'est la raison qui me détermine à vous écrire, car je désire vivement que vous nous teniez au courant de vos santés respectives.

Par la même occasion j'ai à vous parler de moi. Vous me dites avoir lu dans les jounaux anglais un résumé de ce que j'avais dit à Anvers dans une Conférence. Or, j'ai eu l'occasion de lire un de ces résumés, et il me prête un lagage tellement tranchant, des assertions tellement violentes que je tiens à me justifier auprès de vous. En réalité, je me suis borné à traiter la question au point de vue strictement historique, tout en me rappelant bien ce fait, que c'est probablement en Angleterre qu'il y a le plus d'êtres humains sincères, consciencieux, probes et dévoués. Et c'est avec eux que je continue de toute la force de mon bon vouloir le bon combat contre toute injustice, quelle que soit la belle estampille dont on la décore : «Patrie, fraternité, justice», sont des mots, reste à savoir ce que sont les choses.

J'ai à régler un ancien compte avec vous. Dans le temps, vous m'avez écrit que vous êtes absolument opposé à l'emploi de la force et que, par conséquent, vous êtes en désaccord avec moi, puisque, pour ma part, loin d'être «tolstoïsant» (21), je crois à l'usage éventuel de la force. Voici dans quelle mesure, mon ami : celle de la défense du faible. Je vois un chat que l'on torture, un enfant que l'on bat, une femme que l'on maltraite, et si je suis assez fort pour l'empêcher, je l'empêcherai : je le dois à tous les faibles afin que désormais ils soient respectés. Mais, m'objecterez-vous : ム «If force is to be admitted as a means of abolishing force, who is to decide it is to be used ?»(22) ム Qui ? ム Moi, évidemment, puisque je suis un être conscient et raisonnable. C'est à moi, dans ma conduite, de savoir maintenant exactement où s'arrête la défense au point de vue de la solidarité humaine et où commencerait la vengeance. C'est là que commencerait la réaction. Mais être le plus fort et se servir de sa force pour faire parler l'amour, telle est la conduite normale de l'anarchiste. Lorsque Ardjouna, ayant vaincu son ennemi, lui dit de se redresser avec ces paroles : «Va et fais le bien», je sens que, lui aussi, a fait le bien, et je désire l'imiter.

De tout cマur avec vous,

Élisée Reclus



A Pierre Kropotkine
7 mai 1900.

Mon ami,

Il me semble que le sous-titre proposé par toi : Essai sur l'Intégration du Travail,ou simplement L'Intégration du Travailserait, non pas indispensable, mais très utile (23).

Comme ton article sur le Congrès des Socialistes de Paris était simple, et juste et vrai, et combien il serait attristant si nous devions y chercher la conclusion logique de cent années d'élaboration sociale ! C'est, du moins, une conclusion, puisque le principe de la hiérarchie, de la subordination des pouvoirs, infectait tout le socialisme. Quel grand patatras nous pronostique cette majestueuse unité du parti ouvrier !

Renseigne-moi au sujet du livre que tu fais pour Mackinder. Moi aussi je suis chargé d'en rédiger un, mais la correspondance à ce sujet est si rare que je me demande si le projet est bien sérieux.

A quelle date les manuscrits doivent-ils être livrés ? Comment et quand sont-ils payés ? etc... dis-moi tout ce que tu en sais.

Bien affectueusement à toi et à vous.

Élisée



A Paul Régnier
21 juillet 1900

Mon cher fils et ami,

Je trouve que X. a joliment raison de s'orienter vers les travaux de l'agriculture. La littérature, le parlotage ne sont pas des métiers. Il faut, pour écrire, parler de quelque chose ; donc on doit commencer par savoir, et pour savoir il est indispensable d'observer, d'expérimenter, d'agir. Quant aux journalistes, aux politiciens et autres gens qui, par le fait de leur déclassement ou de leur prétention, se mettent à discourir de toutes ces choses, ces individus, à commencer par les plus fameux, sont la plaie par excellence, le fléau des fléaux, car, par milliers, les mieux doués et les plus pressés se lancent à leur suite ; parfois on dirait que le monde appartient aux phraseurs. Je suis donc très heureux que X. cherche à connaître la terre : au moins quand il en parlera, il parlera de la grande Isis après an avoir soulevé le voile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, mon excellent et très cher ami et fils, je suis toujours à Tarzout, même n'y étant point. Quoique absent, compte-moi toujours parmi les présents. Ma place est là.

Bien affectueusement,

Élisée



A Nadar
8 septembre 1900

Mon très grand ami,

J'ai reçu les deux livres envoyés par toi et qui ne manqueront pas de m'intéresser ; mais ceci est un détail. Le fait capital, c'est qu'ils me sont envoyés par toi et que j'y retrouve partiellement ta pensée. En lisant chaque phrase, je ferai la distinction nécessaire : «Ceci pourrait être de lui. Cela est certainement de lui. Mais pas ce troisième passage qui est médiocre, mauvais ou sans portée».

Justement, j'ai à m'occuper des rapports des anarchistes avec l'Église (24), à l'occasion d'un congrès que l'on doit prochainement tenir à Paris (25). Tu avais donc flairé avec un instinct divinatoire que ces deux bouquins me seraient utiles ! voilà de la bonne télépathie.

Mais de quel front, dis, ô homme, oses-tu me reprocher de ne pas avoir visité Marseille cette année, alors que tu es venu toi-même à Paris sans me le dire et que, pendant des semaines, tu as fait des cachoteries avec des amis ! Est-ce parce que tu gîtais chez les Frères Saint-Jean de Dieu ? Quatre mots qui sonnent bien mal ! Tu as été malade chez eux : quel triomphe pour eux si jamais tu claques entre leurs mains ! Ce jour-là sera un jour de grande joie devant le trône de Dieu, et tu seras décoré d'un scapulaire posthume.

Bien affectueusement à toi et aux très Bonnes qui sont la joie et l'orgueil de ta demeure,

Élisée



A Pierre Kropotkine
Bruxelles, 8 janvier 1901.

Mon ami,

J'ai donné le bon à tirer du deuxième paquet d'épreuves, jusqu'à la page 36 (de l'Orographie de la Sibérie).En marchant petitement comme nous le faisons, nous ne pouvons guère espérer finir avant l'année. Si nous sommes lents, arrivons du moins à notre satisfaction commune.

Ton croquis des trois dépressions est fort intéressant : nous ne manquerons pas de l'ajouter à la fin du volume et tes remarques seront insérées dans le texte. Par une lettre de Paul, je vois que tu me proposes de m'entendre avec Penck pour dessiner et graver à deux ta carte de l'Asie et diminuer ainsi les frais. En théorie, tu as raison ; en fait, je doute que la chose soit praticable, car j'ai eu l'occasion de faire diverses communications à Penck, qui n'a jamais répondu. Je ne suis donc nullement pressé de compliquer la situation en vue d'économies qui, probablement, ne se feraient pas.

Quant au mariage, aux relations de l'homme et de la femme, aux formes et au régime de la famille, je suis beaucoup moins frappé du phénomène des ressemblances que de celui des dissemblances. Chez l'homme, il y a diversité d'origines et diversité de milieux : il y aura diversité de mariages. Par delà les primitifs, chez les animaux, nos véritables ancêtres, je vois les formes d'union les plus diverses ; chez les primitifs dont nous parlent l'histoire et la préhistoire, de même que chez nos frères actuels des pays barbares, je constate aussi des divergences qui vont jusqu'à l'opposition absolue, et, du reste, à mon avis, il doit en être ainsi : car il y a deux faits originaires, diamétralement opposés :

1° La force brutale de l'homme en rut : origine du patriarcat ;

2° L'attachement naturel de l'enfant à la mère qui l'allaite : origine du matriarcat.

Le conflit de ces deux forces composantes nous donnera les résultantes les plus inégales, suivant les lieux et les évolutions. Ainsi que nous le dit Mahâ Bhârata, nous aurons sept formes de mariage, absolument différentes, ayant également leur raison d'être, également agréables aux dieux.

Le matriarcat pur de Bachofen et de Giraud-Teulon est une machine de civilisation très savante, qui a dû certainement exister, mais que je crois avoir été très rare, dont on ne distingue çà et là que des indices et des traces. Chez les tribus inférieures, la promiscuité sans règle ou la promiscuité réglée, suivant les jours et les individus, est un fait beaucoup plus fréquent.

Même là où le matriarcat prévaut en principe, il se peut très bien que le patriarcat l'emporte en réalité. Je cite en exemple notre Béarn, où théoriquement la «fille de la maison» est chefesse et souveraine, mais où le mari cogne, et mange seul des plats que lui apporte la femme.

Les sociétés où dominaient la cueillette, où la femme se livrait à une agriculture rudimentaire, gardant les enfants autour d'elle, tandis que les hommes faits allaient à la viandée, me paraissent avoir été les sociétés où le matriarcat eut le plus de chances de se développer. Chez les sociétés de pasteurs, au contraire, le patriarcat fut triomphant : l'homme, le bras armé du bâton, était toujours là, et les enfants le suivaient, rôdant avec lui autour du bétail.

Etc., etc.

Bien affectueusement,

Élisée



A Van der Voo
4-VI-1901.

Mon cher ami,

Je n'ai jamais prononcé ni écrit les paroles que me prête Félix Dubois dans son Péril anarchiste.J'ai d'ailleurs eu l'occasion de les démentir formellement dans une lettre adressée au Temps. En outre, je suis choqué de me voir attribuer des phrases écrites en un si mauvais style.

Vous me rendriez service en les démentant.

Cordialement,

Élisée Reclus



A la Rédaction de la «Huelga General» à Barcelone
Bruxelles, 4 décembre 1901.(26)

Chers camarades,

Nous avons en général l'habitude d'exagérer aussi bien notre force que notre faiblesse : ainsi, pendant les époques révolutionnaires, il nous semble que le moindre de nos actes doive avoir des conséquences incalculables, et, en revanche, dans certains moments de marasme, toute notre vie, bien que consacrée entièrement au travail, nous paraît inféconde et inutile, et nous nous croyons même emportés par un vent de réaction.

Que faut-il donc faire pour nous maintenir en état de vigueur intellectuelle, d'activité morale et de foi dans le bon combat ?

Vous vous adressez à moi parce que vous comptez sur mon expérience des hommes et des choses. Eh bien, en ma qualité de vieillard, je m'adresse aux jeunes et leur dis :

Point de querelles ni de personnalités. Ecoutez les arguments contraires après avoir exposé les vôtres ; sachez vous taire et réfléchir ; n'essayez pas d'avoir raison au détriment de votre sincérité.

Etudiez avec discernement et persévérance. L'enthousiasme et le dévouement, même jusqu'à la mort, ne sont l'unique moyen de servir sa cause. Il est facile de donner sa vie, pas toujours facile de nous conduire, en sorte que notre vie serve d'enseignement. Le révolutionnaire conscient n'est pas seulement un homme de sentiment, il est aussi un homme de raison dont tous les efforts en vue de plus de justice et de solidarité s'appuient sur des connaissances exactes et synthétiques d'histoire, de sociologie, de biologie, qui peut, pour ainsi dire, incorporer ses idées personnelles dans l'ensemble générique des sciences humaines et affronter la lutte, soutenu par l'immense force qu'il puisera dans ces connaissances.

Evitez les spécialisations ; n'appartenez ni aux patries ni aux partis, ne soyez ni Russe, ni Polonais, ni Slave ; soyez des hommes avides de vérité, dégagés de toute pensée d'intérêt, et toute idée de spéculation vis-à-vis de Chinois, Africains ou Européens : le patriote en arrive à détester l'étranger, à perdre le sentiment de justice qui illuminait son premier enthousiasme.

Ni patron, ni chef, ni apôtre au langage considéré comme parole d'Évangile ; fuyez les idoles et ne cherchez que la seule vérité dans les discours de l'ami le plus cher, du plus savant professeur. Si, l'ayant entendu, vous conservez quelque doute, descendez dans votre conscience et recommencez l'examen pour juger en dernier ressort.

Donc repousser toute autorité, mais s'astreindre au respect profond d'une conviction sincère, vivre sa propre vie, mais reconnaître à chacun l'entière liberté de vivre la sienne.

Si vous vous lancez dans la mêlée pour vous sacrifier en défendant les humiliés et les offensés, c'est bien, compagnons, affrontez noblement la mort. Si vous préférez le lent et patient labeur en vue d'un meilleur avenir, c'est mieux encore, faites-en l'objectif de chacun des instants d'une vie généreuse. Mais si vous choisissez de rester pauvres parmi les pauvres, en complète solidarité avec ceux qui souffrent, que votre existence s'irradie en lumière bienfaisante, en parfait exemple, en fécond enseignement !

Salut, camarades.

Élisée Reclus



A Thomaz de Fonseca, séminariste à Coïmbre
Bruxelles, 28-XI-1902

Mon cher camarade,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, mon cher ami, parlons de vous. Vous allez être curé ! Vous allez, vous, ami du peuple, fanatique de la justice et de l'égalité, vous allez entrer dans l'armée de nos ennemis, dans la coalition de ceux qui maudissent «l'arbre de la science» et qui glorifient encore les inquisitions, les bourreaux de tous les hommes de liberté qui pensaient et qui aimaient. N'est-ce pas folie de vous livrer d'avance à ces faux frères qui vous écorcheront vif ? Vous êtes un homme du peuple, restez avec les hommes du peuple, combattez à leurs côtés, camarade sans titre et sans insigne, en égal et en libre à côté des égaux et des libres.

De tout cマur avec vous,

Élisée Reclus



A M. A. Naquet
Bruxelles, mai 1903.

Mon cher Naquet,

C'est très gentil à vous de m'avoir envoyé votre livre (27) avec cette inscription : «à mon vieil ami...»

Mais je vous demande la permission de vous signaler une erreur. Je n'ai nullement «marié mes filles en substituant la consécration paternelle à la consécration sociale». J'ai tout simplement pris note de la volonté de mes deux filles lorsqu'il leur a convenu de s'unir librement. Si j'ai consenti à leur parler, dans une réunion d'amis, de la signification de leur acte, c'est qu'elles m'avaient demandé ce témoignage d'affection paternelle (28). Quelques années après, lorsqu'une de mes filles eut vu mourir, dans sa belle jeunesse, son premier ami et son compagnon, et qu'elle s'unit à nouveau, elle se borna à m'annoncer son choix, sans me demander une autorisation que je n'avais aucun droit de lui donner ou de lui refuser. Je crois que tout être humain ayant conscience de soi-même doit agir en vertu de sa propre volonté, sous sa pure responsabilité personnelle.

A l'occasion, s'il vous arrive de mentionner encore l'union de mes filles, rendez-moi justice. Approbation cordiale et heureuse n'est point synonyme de consécration.

Très affectueusement à vous,

Élisée Reclus



A Richard Heath.
2 juin 1903

Mon cher ami,

Il y a bien longtemps que vous m'avez écrit et bien longtemps que je vous dois une réponse. Mais la vie est courte, pleine, bondée d'occupations urgentes, et généralement j'arrive à la fin de ma journée sans avoir pu terminer la besogne que je m'étais fixée le matin. Alors je vais me reposer, me promettant d'être plus expéditif le lendemain et de trouver les minutes nécessaires pour écrire aux amis. Vaine espérance : les minutes et les heures sont toujours trop courtes et les pensées prennent trop de temps à élaborer.

Mais aujourd'hui les astres m'ont été favorables. J'ai été plus preste que d'habitude dans mon travail, et je puis vous envoyer une bonne parole de cordiale affection.

Les diverses péripéties des colonies communistes nous ont beaucoup intéressés pendant ces dernières semaines. La mésaventure des associés de Blaricum (29) nous a chagrinés, mais, pour ma part, je suis de ceux qui déplorent que les camarades ne se soient pas défendus. On facilite singulièrement le mal quand on le laisse faire sans protestation, et, à mon avis, on se trouve ainsi trahir sa cause, abandonner les faibles à la violence des forts. Or, il faut résister au mal sans haïr les méchants, même en les aimant, mais, ne fût-ce que par amour pour eux, il faut défendre contre leurs entreprises la cause de tous les humbles.

La petite colonie des environs d'Anvers marche petitement, mais elle progresse, et, quoique en plein pays catholique d'un ardent cléricalisme, ne paraît pas avoir à souffrir de la malveillance des paysans. Une autre colonie, «le Milieu libre» (30) dont s'occupe votre ami Armand, de l'Ère Nouvelle,paraît être en pleine voie de prospérité. Les associés s'aiment entre eux, quoiqu'appartenant à des groupes différents, communistes anarchistes et communistes chrétiens. La besogne y est fort active, suffisante déjà pour constituer un embryon de société, avec agriculture, industrie, commerce, enseignement. La population ambiante, peu catholique, indifférente, regarde avec intérêt la nouvelle expérience sociale. Pourtant je n'espère pas que la colonie réussise définitivement, car un pareil milieu a contre lui l'immense outillage de l'État ennemi, mais de pareils essais ont toujours une grande importance pour élever le niveau de la moralité ambiante. J'irai, je l'espère, serrer la main à ces apôtres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous me demandez ce que je pense de la théorie des oscillations en histoire. C'est, au fond, l'idée des corsiet ricorside Vico. L'idée est juste, mais partiellement. Il y a des mouvements de va-et-vient, de systole et de diastole, mais tous ces mouvements ne sont que secondaires et des courants généraux emportent le tout comme un vent de tempête entraînant avec lui tout le système des vagues et des cieux. Somme toute, s'il y a un grand recul depuis les révolutions du milieu du XIXè siècle, il y a eu également un étonnant progrès général, provenant du mouvement socialiste qui s'est précisé dans les esprits, tout en se prostituant dans la politique. Travaillons ! travaillons ! aucune parole sincère ne sera perdue.

Je vous embrasse bien affectueusement, mon ami, et me rappelle au bon souvenir des vôtres.

Votre ami dévoué

Élisée Reclus



A Thomaz de Fonseca, à Coïmbre
25-VI-1903.

Mon cher ami,

Voilà qui est agir ! C'est bien ! N'avoir sur son front la marque d'aucun maître, de garder sa pensée libre, sa volonté intacte, ne rendre compte de sa conduite qu'à sa conscience et consacrer sa vie à la recherche de la vérité, voilà ton マuvre désormais !

Tu m'accueillerais volontiers en Portugal. Je n'irai point, mon ami, car je suis vieux, fatigué, et il est peut-être bon que je consacre au travail commencé les années qui me restent.

Très cordialement, ami,

Élisée Reclus



A Mme Clara Mesnil (ex-Mlle Clara Kマttlitz)
Bruxelles, 5 janvier 1904

Ma chère et jeunette amie et camarade,

Nous venons de passer par de pénibles journées. Après avoir traîné pendant une semaine ou deux, s'être senti incapable de travailler, presque de penser, mon frère Élie a présenté des phénomènes d'empoisonnement très graves, ses jambes ont refusé tout service et les médecins ont trouvé l'indication d'une embolie dans son bras gauche. Mon cher ami et compagnon dans la route de la vie paraissait condamné. Mais soudain l'embolie a disparu, la tête s'est dégagée, les fonctions ont repris d'une façon normale, seulement la paralysie des jambes persiste. Toutefois les médecins nous rassurent. Mon frère, une fois débarrassé du poison de l'influenza, reprendra la nouvelle jeunesse que l'on peut avoir à l'âge de soixante-seize ans.

Ainsi, félicitez-nous, chère amie, comme nous vous félicitons de la guérison de votre Jacques. Jouissez en pleine conscience de votre bonheur et de votre éternel printemps ! J'y participe par la pensée malgré notre hiver. Chaque jour est une lutte, mais qu'importe si cette lutte se termine par une victoire, si chaque jour l'organisme réussit à s'adapter au milieu, même à en tirer profit. La vie est bonne puiqu'on apprend, puisqu'on se renouvelle et surtout puisqu'on aime. Je suis très heureux d'arrêter de temps en temps ma pensée sur tous ceux que j'aime. Il est même inutile que j'y pense d'une manière consciente : ils sont là, ils m'éclairent et me réjouissent, ils illuminent mon être comme un phare qui éclaire tout l'horizon. Il n'est pas même de nouvelle politique, pas de fait nouveau en géographie, en histoire, en science générale qui ne prenne un haut intérêt pour moi, parce que les amis sont là et que ma joie sera leur joie. L'affection est un éternel partage.

Ainsi que vous l'a dit ma sマur, j'ai fini mon bouquin, mais puisqu'il est fini, il faut le recommencer, c'est-à-dire le corriger, le compléter, le bousculer, prévoir la critique des amis et se conformer à leur avis. C'est le travail que je fais en ce moment, sans espérer d'avoir dans tout ce fatras de 4.500 pages un seul paragraphe d'un style aussi ferme, aussi clair, aussi nettement objectif que celui que vous m'avez envoyé un extrait (c'était un passage de Machiavel); mais peut-être y sentirez-vous quand vous me lirez, un peu plus de tendresse humaine, et cela n'est pas non plus à dédaigner.

Je suis heureux que votre enfant ne soit plus seul, ou plutôt que sa société ne soit plus la même. Je connais bien la racaille paysanne dont vous parlez, j'en ai souffert comme vous et je sais qu'en moyenne, elle ne vaut pas beaucoup mieux que la racaille bourgeoise dans laquelle les circonstances nous obligent à vivre. N'importe, nous aimons individuellement chacun de ces vauriens, puisque notre marche à l'idéal, notre pratique de ce qui est juste et beau les aide indirectement. Nous changeons l'atmosphère autour d'eux, nous construisons un autre monde où, eux aussi, trouveront place. Il y a de l'espace devant eux comme devant nous et ils évolueront aussi.

Je crois que votre frère E. s'est trompé lorsqu'il vous répondit que «chez nos camarades, la question de l'union libre a peu d'importance». Au contraire, l'opinion est désormais fixée et l'importance capitale de la liberté complète, absolue de la femme en face du masculin est reconnue chez tous les anarchistes qui ne sont pas de simples vociférateurs. Je puis dire qu'à mon avis la révolution est accomplie, le mariage officiel a virtuellement vécu. Il ne reste qu'à déblayer la voie.

Je suis en retard avec votre amie, Marie D. Un globe que je dois lui présenter avec de nouvelles adaptations pédagogiques n'est pas encore prêt et j'en suis marri.

Bien tendrement à vous, bien affectueusement aux deux autres personnes de la trinité d'Arcetri. Lorsque vous aurez une photographie plus claire de votre manoir, envoyez-la moi afin que je vous suive mieux du regard, dans les allées, sous les oliviers et les cyprès.

Votre ami,

Élisée Reclus



A Émile Royer
Bruxelles, le 3 février 1904

Mon cher Monsieur et ami,

Vous avez l'obligeance de me demander des nouvelles de ma famille. Hélas ! Mon frère Élie est bien malade. Voici cinq semaines que se fait la lutte entre la vie et la mort. La paralysie s'est emparée du corps jusqu'au diaphragme. Nous n'osons guère garder l'espoir et cependant, nous nous cramponnons à l'idée qu'il ne mourra point.

Actuellement, je fais copier les dix derniers chapitres de ma Géographie Sociale,que m'a demandés M. Desclozières pour savoir si la maison Hachette peut se permettre de publier mes énormités. Déjà la première page leur paraîtra bien scabreuse.

Cordialement à vous,

Élisée Reclus



A Nadar,
11 février 1904, jeudi, 4 heures.

Mon très excellent ami, toi et les chers tiens,

Notre très cher Élie s'est doucement endormi. Depuis quelques jours il le désirait : «Assez ! assez !» disait-il à son fils. Non pas qu'il souffrît, nous a-t-il semblé, mais il comprenait l'inutilité de la lutte, et, dans la logique de son intelligence toujours claire, il demandait que la vaine résistance eût un terme.

Et maintenant le corps rigide est étendu sur le lit de la chambre voisine. A portée de main, voici les beaux livres qu'il n'ouvrira plus, les manuscrits si bien ordonnés, si merveilleusement emplis, tout ce monde de pensées originales et de choses bien dites ; et, sur les murs, sur les étagères, dans les cartons, ces milliers et milliers de gravures et de notes dont chacune a vécu par lui et qui revivent un peu pour nous puisque chacune nous envoie son reflet.

Mais, toi aussi, tu connais Élie et tu l'aimes. Il continue de vivre en nous, et nous sommes morts en lui.

Je t'aime bien, mon très cher ami, et j'aime les tiens,

Élisée



A Mme Clara Mesnil
Bruxelles, juillet 23 1904.

Ma très chère camarade et amie,

Ne me soupçonnez donc jamais. Croyez définitivement à la constance absolue en amitié. Ne vous étonnez pas quand on vous parle de ces agates qui, malgré toutes les évolutions du monde, gardent encore, depuis les temps géologiques, la goutte d'eau qu'y déposa la mer.

«Mais, protestez-vous, pourquoi ne vous ai-je pas envoyé de travail ?» Sans doute parce que je ne travaillais pas moi-même. Quand le moteur ne fonctionne plus dans une usine, toutes les machines et machinettes s'arrêtent, le silence se fait dans la bruyante fabrique. Et puis, en cherchant au-dedans de moi-même, il se peut que j'éprouve une sorte de gêne à l'idée de vous faire copier une マuvre incomplète, inachevée, dont il est évident que je ne puis être satisfait.

Après avoir lu votre lettre, j'ai eu l'esprit traversé d'une idée qui me paraît bonne. Au lieu d'être ma copiste, pourquoi ne seriez-vous pas ma collaboratrice ? Je vais vous envoyer toute la partie de l'Index relative à l'Italie : vous y verrez en résumé quels sont les faits, quelles sont les considérations qui me seront utiles et vous recueillerez des notes, au hasard ou mieux au choix de vos lectures. Puis, de saison en saison, ou d'année en année, vous m'enverrez ces notes. Qu'en pensez-vous ? L'idée est-elle pratique ? Il me semble qu'elle aurait, en tout cas, un double avantage, celui de vous instruire vous-même avec une certaine méthode et celui de me documenter.

...Le «mépris des hommes», je ne l'ai jamais eu, même quand l'excès de jeune virilité m'avait empli d'outrecuidance. L'ivresse causée par les mille lectures et impressions entremêlées m'a fait souvent déraisonner, même elle a pu me démoraliser en apparence, mais en apparence seulement : les oscillations diverses me ramenaient toujours au centre de gravité qui était «la violente amour» des hommes. Quant à mes premières pages de l'Histoire d'une Montagne,je me demande si, au fond, elles n'ont pas un défaut, le manque de sincérité. Autant qu'il m'en souvient, j'étais alors en prison et, de plus, je sentais autour de moi le mur épais, presque impénétrable de la haine, de l'aversion du monde entier contre la Commune et les Communards. Peut-être que je me suis raidi et que ce mouvement a combattu ma véritable nature. C'est là ce que vous avez senti avec votre subtil instinct de femme. Je vous remercie de me l'avoir fait remarquer.

Toutes mes félicitations au sujet de l'éducation «naturienne» que vous donnez à Lorenzo. Il n'oubliera jamais ces bonnes promenades dans les ravins, entremêlées de danses et de gambades ; il se rappellera les fleurs qu'il salua par des exclamations bruyantes ; il revivra la vie du ruisseau, celle du brin d'herbe ; il contemplera de nouveau l'horizon sans bornes, et de nouveau il se sentira tous près de sa mère aimée. Je ne sais quels conseils je puis vous avoir donnés, mais votre manière d'agir est certainement la bonne : «le laisser tout à fait libre de se faire sa vie et son idéal», tout en vous réservant de dire aussi votre opinion, soit directement, soit à la cantonnade, comme si vous parliez aux étoiles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien affectueusement à vous, à votre ami Jacques, à votre Lorenzo. J'ai lu avec intérêt et très grand profit les premières pages de la brochure envoyée, que l'on m'a chipée depuis, mais que je retrouverai certainement afin d'apprendre, d'apprécier et de savoir.

Votre dévoué camarade et ami,

Élisée Reclus



A M. Roth, pasteur à Orthez
Bruxelles, sans date, 1904

Je lis votre journal (L'Avant-Garde)avec émotion : la sincérité, la droiture, l'humanité profonde de vos paroles me touchent au fond du cマur. Je me sens uni avec vous, mais par delà les dogmes, les professions de foi, les formes religieuses et toutes les conventions établies. De près, il serait impossible de nous entendre, car nous avons des conceptions de l'histoire toutes différentes et les mots n'ont pas le même sens pour chacun de nous. Certainement le christianisme comporte encore chez vous la foi en des personnes divines, la croyance à un dogme défini, l'acceptation d'une morale révélée, toutes choses qui me semblent contredites par la longue expérience humaine et par la raison. Il nous serait donc impossible de trouver un terrain commun pour la discussion à laquelle vous me conviez. N'importe ! Nous avons les uns et les autres l'ardent désir de vivre pour être utiles à tous nos frères ; nous comprenons égaement qu'il ne peut y avoir de joie pour un seul si tous les hommes ne sont pas heureux, et qu'une seule plainte gémissant dans l'infini de l'espace, suffirait pour attrister à jamais tous les élus.

Socialiste libertaire ou, pour être plus net, anarchiste communiste, je dois à maints égards, me semble-t-il, me rapprocher du chrétien de l'Évangile. Ainsi je ne dois appeler personne «maître» et me dire maître de personne ; je dois chercher à vivre en des conditions d'égalité avec tous, Juif ou Grec, propriétaire ou esclave, millionnaire ou mendiant, sans faire acception des supériorités prétendues et des infériorités présumées ; je dois me conformer à la vieille maxime pré-chrétienne, de ne pas faire aux autres ce qui me déplairait pour moi-même et de leur faire ce qui me plairait de leur part ; si je revendique le droit de la défense personnelle et de la défense collective, du moins je saurai m'interdire toute idée de vengeance telle que la pratiquaient les primitifs, et nulle haine ne poindra dans mon cマur, puisqu'elle atteindrait des malheureux qu'ont frappé déjà l'atavisme ou le milieu ; enfin, toujours comme le chrétien fidèle à son nom, j'aimerai d'abord le frère que je vois «avant de chérir ou d'adorer des êtres inconnus que je ne vois point».

A mon avis, le principe de l'équivalence des forces prévaut dans le monde moral comme dans le monde physique. Vous aimez ce qui vous semble divin de toute la force de votre instinct et de votre désir ; j'aime également de toute l'énergie de mon intelligence et de toute la ferveur religieuse de ma volonté tout ce que l'expérience, l'observation et le raisonnement me disent appartenir à la vie solidaire. Nos マuvres sont donc égales l'une à l'autre, quoique les étiquettes en diffèrent absolument.

Il est vrai, je réponds par un nonabsolu à la forme de vos questions : Non, il ne peut y avoir d'accord entre chrétiens et anarchistes, parce que toute confusion des langues amène la confusion des idées. Mais vous, chrétiens, poursuivez votre mission en conscience ; nous, anarchistes, nous savons que tout l'amour sincère éprouvé par vous pour vos frères non chrétiens, hâtera le jour de la grande fédération dans laquelle, dépassant toutes les Églises, entreront tous les hommes de bonne volonté, fussent-ils athées comme le Bouddha.

E.R.



A M. Neno Vasco, Sao Paulo, Brésil
Adresse ordinaire : 26, rue Villain-Quatorze, Bruxelles, 20-IX-1904.

Cher camarade,

Naturellement j'ai à vous remercier tout d'abord d'avoir commencé la traduction de mon bouquin sans m'en demander l'autorisation (31). Un livre de cette nature appartient à tous et surtout à ceux dont il exprime la pensée et les vマux.

Quant à l'éditeur, je n'ai pas à me préoccuper de ses intérêts : en pareille matière il n'y a aucune solidarité entre nous.

Je vous serais reconnaissant de m'envoyer un exemplaire de votre traduction.

Cordialement

Élisée Reclus



A Henri Fuss
Sans date, 1904

Mon cher camarade,

Vous avez eu l'obligeance de me remettre, il y a quelques jours, un exemplaire du premier numéro de votre journal que, malheureusement, j'ai égaré depuis, en sorte qu'en vous parlant de ce journal, je ne pourrai faire appel qu'au souvenir.

Cependant, vous me permettrez peut-être de vous dire mes impressions, tout en me gardant bien de formuler des conseils. Vous et vos camarades vous suivez votre voie et vous auriez grand tort de cheminer servilement sur les sentiers battus par vos devanciers. Je ne parle donc qu'en simple critique... et aussi en ami sincère.

Tout d'abord je suis frappé par ce fait que vous n'appliquez point le titre de votre journal. Evidemment, vous désirez que vos revendications deviennent une réalisation. Mais quelles sont-elles ou plutôt quel est l'ensemble de vos revendications ? Car vous appartenez à une génération héritière de toutes les révolutions passées et vous pouvez vous approprier toutes les revendications pour lesquelles nous avons lutté. Êtes-vous républicains ? Sans doute, mais il faut le dire. Êtes-vous libres de pensée et, par conséquent, dégagés de tout dogme religieux ? Evidemment, mais vous avez à proclamer votre révolte contre toute autorité, à marcher résolument contre tous ceux qui enténèbrent la vie. Vous êtes également socialistes, mais j'ai vainement cherché les mots de «reprise du capital», de «destruction de la propriété privée». En un mot, il semble que vous acceptiez au fond la société telle qu'elle est et que vous vous borniez à hausser le libéralisme d'un simple cran.

Autre chose : Le journal semble, par mainte phrase des articles, s'adresser spécialement à des étudiants comme classe distincte, comme une sorte d'aristocratie intellectuelle. Hélas ! en tant que caste, la gent estudiantine reste, par cela même, inférieure à la foule des travailleurs, car celle-ci combat pour tous, et non pas pour une simple classe. Tout privilégié ne doit avoir qu'une ambition : abdiquer son privilège.

Enfin, parmi les desiderata du journal, il est une chose qui m'a vraiment stupéfait ; celle qui est relative au cours de thérapeutique pour jeunes gens ! Ainsi en prononçant le mot par excellence «Amour», en parlant de ce qui pourrait être, pour des individus moralement et physiquement sains, l'extase même du bonheur, des jeunes gens se disant «utopistes» de justice, de bonté, de noblesse, ne trouvent pas d'autres conclusions pour venger leurs sマurs, les pauvres prostituées, et pour les relever à la dignité de femmes et de compagnes ! J'en ai été navré : de pareils articles ne peuvent faire aucun bien.

Je sais pourtant que vous et nombre de vos camarades êtes emplis des intentions les plus nobles. Vous saurez les réaliser certainement, mais ne vous pressez pas d'imprimer des journaux, n'eussent-ils que trois pages, comme le vôtre. Que chacune de vos paroles apporte avec elle la force donnée par une volonté consciente !

Votre dévoué camarade,

Élisée Reclus



A Henri Fuss

J'ai reçu votre bonne lettre, admirable de simplicité, de résolution et de modestie, ainsi que l'exemplaire d'Utopiedont vous avez souligné des passages. Je n'ai plus rien à dire, mon ami : la fleur est dans la feuille, la moisson est dans le grain. Si par évolution, d'un mouvement continu et conscient, vous suivez la voie préindiquée par les phrases que vous crayonnez, votre journal sera ce que vous désirez qu'il soit, et vos paroles seront notre joie, notre force, notre vaillant espoir.

Je vous serre très affectueusement la main,

Élisée Reclus



A Pierre Kropotkine
Paris, 123, boulevard Montparnasse, (de passage)
Lundi, 6 février 1905

Mon excellent ami et frère,

J'ai reçu ta lettre, ta bonne lettre, m'annonçant le commencement de ta convalescence, au moment où j'allais monter en voiture pour venir à Paris, où m'appelaient les camarades pour parler de la Russie et de la Révolution. Hélas ! je devais leur parler en paroles de feu et n'ai qu'un souffle asthmatique à leur donner. Cependant, j'y mettrai toute mon âme.

C'est bien le cas de répéter : «La Révolution est en marche».

Bien tendrement,

Élisée



A P. Kropotkine
15 février 1905.

Mon très cher ami,

1° J'ai de bonne nouvelles de toi et les nouvelles de moi ne sont pas mauvaises. Cependant je dois te dire qu'à Paris je n'ai pu faire mon discours ; empoigné par la joie de me trouver dans le Paris révolutionnaire, j'ai dû me rasseoir après avoir parlé cinq minutes : mon cマur était pincé (32).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

2° Où aller dans le Midi ? Le Lavandou, près d'Hyères, est un endroit véritablement délicieux et tu y trouverais une charmante colonie de peintres : Cross et Cie. Dans les environs de Nice, n'as-tu pas les ホlnitz, les Kowalewsky et tant d'autres qui t'accueilleraient comme le meilleur et le plus chéri des hommes, dans leurs propriétés de Saint-Jean, de Beaulieu et autres lieux divins ?

Je ne conseille point l'Espagne. Il pourrait t'y arriver malheur.

A Tanger, la vie est fort chère et tu courrais risque d'être considéré comme un hôte très dangereux. Je te conseille Alger auprès des miens, ou Tunis, ou Carthage auprès de nos amis. Ecris-nous sans retard si nous devons écrire des lettres préliminaires à ton arrivée.

Depuis les événements de Russie, notre âme est là-bas. Nous y vivons tout plein d'espoir.

Ton ami, frère et camarade

Élisée



A M. Neno Vasco, à Sao Paulo, Brésil
Bruxelles, 26 rue Villain-Quatorze, 3-III-1905.

Mon cher camarade,

j'ai bien reçu les deux exemplaires de votre traduction et je vous en remercie, pour en gratifier quelque ami portugais, s'il en passe par ici.

Il me serait difficile de vous donner des conseils au sujet de votre revue l'Aurora; pour me risquer à vous donner des avis motivés, il me faudrait connaître votre public, vos ressources, le milieu en son entier. Je ne puis que vous encourager de tout cマur.

Vous me demandez un articulet. Or, ce soir, je viens de terminer une besogne pressée et je puis en profiter pour vous envoyer la page inédite que vous me demandez. Mais comme la question est très importante, je me réserve de la traiter avec plus de développement, dans quelque autre revue, et finalement, dans mon propre bouquin.

A vous très cordialement

Élisée Reclus



A M. Sébastien Voirol
26 rue Villain-Quatorze, 5-IV-1905

Mon cher Monsieur et Collègue,

Naturellement, j'éprouve la plus vive sympathie pour votre マuvre et je serais désireux de vous aider. Toutefois, je me demande si votre projet est d'une précision suffisante :

Ou bien vous vous adressez aux gouvernements, ou bien vous vous adressez à la masse du peuple, considérée comme indépendante de ses États et de ses frontières. Si vous vous adressez aux gouvernements, vous les reconnaissez par cela même avec toutes les causes d'iniquité, d'oppression, de dissensions et de guerres qui proviennent de leur existence même, vous vous acharnez à construire ce palais de La Haye qui ne peut être qu'une nouvelle tour de Babel ; si vous vous adressez à la foule des travailleurs de toute nation et de toute langue, il ne faut point oublier que la guerre civile est à l'origine de toutes les guerres étrangères. On se bat en Mandchourie ; on s'est battu dans les Vosges ; on se battra sur tous les points de l'Europe et du monde, parce que chaque atelier, chaque usine est déjà un lieu de dispute et de combat. Être pacifiste dans le vrai sens du mot, c'est établir la paix dans le champ du travail de la seule manière possible, par la suppression du patronat et par la main-mise du travailleur sur tous les éléments du travail.

Alors nous pourrons nous dispenser de jeter les fondations du palais de La Haye.

Veuillez agréer, Monsieur et cher collègue, l'expression de mes sentiments très cordiaux.

Élisée Reclus



En réponse à M. Grandjouan, qui demandait une contribution à un numéro de «L'assiette au beurre» contre l'alliance russe.
Thourout, 30, V, 05.

Hommes libres, quel que soit notre lieu natal, nous n'avons pas à nous plaindre des agissements de nos ennemis. Ils font ce qu'ils veulent, pour leur avantage particulier, et nous n'avons qu'une façon de leur répondre, faire sans eux et contre eux ce que nous savons être utile pour le bien commun. Le gouvernement de la République, sur l'ordre des banquiers et des militaires, a conclu l'alliance dite «russe» avec la horde des grands-ducs, groupés autour du bon «Petit-Père», et c'est ainsi que la nation française a été allégée de quelques milliards et que la foule s'est énivrée d'une frénésie stupide. Les victimes auraient mauvaise grâce à protester : elles ont bu l'eau-de-vie des fêtes. A nous, révolutionnaires de l'Occident, de nous allier à notre tour avec vous, très chers et très généreux révolutionnaires slaves, caucasiens, sibériens. Sachons agir de concert pour libérer la grande patrie, qui s'étend jusqu'aux limites du monde, partout où il y a des maîtres et des opprimés.

Élisée Reclus



A un inconnu
Bruxelles, sans date

...Sans doute, vous me considérez comme un être religieux, car vous savez que j'ai la notion du devoir et que toute mon ambition est de la pratiquer ; mais la religion, telle que tous la comprennent, peut-elle exister pour ceux qui comptent précisément au nombre de leurs devoirs de vivre sans Dieu, d'expulser de leur vie comme un débris impur tout ce qui reste de la fausse éducation et des hallucinations enfantines ? Je tâche de veiller sur chacun de mes pas et d'interroger ma conscience sur chacune de mes actions. Après la satisfaction d'avoir pris le droit sentier, la plus grande pour moi est d'être approuvé par les êtres que je respecte et que j'aime. Je sens le lien de solidarité qui m'unit à eux, et par eux à tout ce qui vit et qui souffre. Si je travaille à m'appartenir, c'est pour me donner, et si je tiens à être fort, c'est pour me dévouer pleinement ; ayant tout reçu des autres, je tiens à leur rendre tout. Mais la cité de ma conscience me suffit, et je ne veux pas chercher en dehors dans le monde inconnu. Il me plaît de vivre, comme dit l'apôtre, «sans Dieu et sans espérance au monde». Tout effort que j'emploierais à sonder l'insondable, à comprendre l'incompréhensible, serait une perte d'intelligence ; tout espoir en une vie future, tout vague désir de récompense serait une pete de vertu. Je m'en tiens au vieux proverbe français : «Fais ce que dois, advienne que pourra». Voilà une morale qui me paraît convenir à des hommes : le devoir quand même et, s'il le faut, l'infortune pour récompense.

Élisée Reclus



A M. Paul Gsell, en réponse à l'enquête sur la «Morale sans Dieu». Lettre publiée dans la Revue du 1er décembre 1905 :

Non, il n'est ni ne sera possible de fonder une morale populaire uniquement sur la raison.

Un cadre ne peut nous donner un tableau ; la raison la plus sagace accompagnée de toutes les bonnes «raisons» du monde, ne nous enseignera point l'art de nous conduire ; il faut à la mise en train de notre morale toutes les forces de l'être vivant. ム Et parmi ces forces, se trouvent précisément celles de l'amour, de l'enthousiasme, qui se mêlaient diversement à la religion de nos ancêtres. Ces forces étaient mal employées, puisqu'elles se perdaient à l'adoration de l'inconnu ou même du mauvais. Mais elles n'en restent pas moins excellentes en soi, et l'évolution qui s'opère ne pourra consister qu'à les déplacer vers un but nouveau.

Les hommes qui n'égarent plus leurs croyances vers les mystères de l'au-delaà n'auront plus qu'à reporter leurs énergies vers la terre, pour aimer avec joie les choses de la vie, dont la science nous démontre, enfin, «la présence réelle». Le bien public, autrement dit le bonheur de tous les hommes, nos frères, deviendra naturellement l'objet spécial de notre existence renouvelée. Nous aurons ainsi notre religion, qui, désormais, ne sera point en désaccord avec la raison, et cette religion, qui d'ailleurs n'est point nouvelle et fut pratiquée de tout temps par les meilleurs, comporte tout ce que les religions anciennes avaient contenu de bon. ム Gardons-nous bien de laisser à nos adversaires, les «hommes noirs», la moindre part de supériorité dans tout le domaine humain.


ÉPILOGUE

Lettre de Paul Reclus à Pierre Kropotkine
Ixelles, le 6 juillet 1905.

Mon bien cher ami,

Je ne veux pas que la journée se passe sans que je t'écrive un mot, aussi incomplet soit-il.

Il y a trois semaines que notre ami s'est mis à décliner rapidement et que les crises se sont répétées plus fréquemment. Avant cela, nous pensions qu'avec des hauts et des bas, cela pourrait encore durer longtemps. Dans ces derniers temps notre position était bien difficile : les visites de gens indifférents provoquaient chez lui des crises ム par répulsion, dirai-je ム ; mais les visites d'amis l'émotionnaient encore plus et le plongeaient presque régulièrement en des crises douloureuses. Je l'ai vu pour la dernière fois, il y a huit jours...

Samedi, devant son frère Paul, devant sa sマur Louise, il a recommandé que personne ne suive son convoi, pas même les siens, parce que tous les autres amis voudraient en faire autant. «Paul seul me conduira au cimetière». Et voilà comment ce matin, à 8 heures, j'ai assisté, absolument seul, à l'inhumation de notre ami (au cimetière d'Ixelles).Il y avait peu de curieux ; il était de trop bonne heure, et le désir d'Élisée a pu être observé à la lettre et son esprit.

Ses derniers instants de bonheur ont été, lundi, quelques heures avant sa mort, d'entendre la lecture des dépêches de Russie... Son dernier travail fini a été la préface de L'Homme et la Terre,pour l'édition russe, mais jusqu'à samedi, il a pu dicter quelques notes pour son ouvrage,

Fraternellement

Paul Reclus




Notes
(1) Les nouvelles de Paris... C'est le 1er mai 1890 qu'on célébra pour la première fois d'une manière vraiment consciente, cette fête internationale des ouvriers. Dans l'espoir d'enrayer le mouvement anarchiste qui commençait à se dessiner nettement, le gouvernement avait pris le parti de sévir. On visait surtout les étudiants, et, parmi eux, quelques propagandistes étrangers. Francesco Saverio Merlino était du nombre. Avocat italien, communiste-anarchiste, autour de Socialisme et Monopolisme,de l'Italie telle qu'elle est,etc., il fut arrêté avec quelques autres pour une distribution de brochures aux soldats et condamné par contumace, car il réussit à s'évader. On fit des perquisition à l'imprimerie de la Révolteet plusieurs rédacteurs furent incriminés. On ne sait par suite de quelle manマuvre politique et policière, on arrêta aussi quelques réactionnaires, entre autre le marquis de Morès.
(2) Paul Reclus, fils d'Élie.
(3) Laurent Athalin, juge d'instruction.
(4) Jean Grave, administrateur de la Révolte.
(5) Cabot, typographe à la Révolte.
(6) Grave était à sainte-Pélagie. En son absence, Paul Reclus administait La Révolte.C'était l'époque des «reprises individuelles», de «l'estampage» et du «sabotage». Dans le N°9 (Cinquième année, du 21 au 27 novembre 1891), Paul Reclus inséra un article écrit par lui-même (à cette époque, aucun article du journal n'était signé). En voici la thèse :
«Dans notre société actuelle, le vol et le travail ne sont pas d'essence différente. Je m'élève contre cette prétention qu'il y a un honnête moyen de gagner sa vie, le travail ; et un malhonnête, le vol ou l'estampage...» et la conclusion : «L'activité de la vie que nous rêvons est également éloignée de ce qu'on nomme aujourd'hui le travail, et de ce qu'on nomme le vol : on prendra sans demander et ce ne sera pas le vol, on emploiera ses facultés et son activité et cela ne sera pas le travail.»
Grave se plaignit à Elisée de la publication de cet article. En même temps qu'il répondit par la lettre ci-dessus, Elisée écrivit un entrefilet qui parut dans le numéro suivant de La Révolte.
(7) Voir plus loin, lettre du 7 et 28 juin 1892.
(8) Kibaltchich et Sophie Perovskaya, exécutés en 1881 pour participation au complot contre la vie d'Alexandre II
(9) Pierre Martin avait été condamné en même temps que Kropotkine, à quatre ans de prison. Le 12 août 1890, la Cour d'assises de l'Isère le condamnait de nouveau à cinq ans de prison pour avoir pris part, le 1er mai, à la manifestation des anarchistes de Vienne. Elisée, qui l'estimait et l'aimait profondément, était venu le voir à la prison de Gap. C'est à Pierre Martin, non nommé, qu'est dédié la préface d'Elisée à La Conquête du pain de Kropotkine (1892). Pierre Martin mourut à Paris en 1915.
(10) Lettre retraduite en français d'après la version italienne.
(11) Les Anarchistes,par John Henry Mackay.
(12) La Société mourante et l'Anarchie,reproduction et extension de la brochure de Jean Grave, La Société au lendemain de la Révolution,Paris 1882.
(13) Voici comment Elisée raconte l'incident dans la biographie qu'il écrivit sur son frère :
«Les Reclus étaient très mal vus par la police. On les surveillait étroitement, comme tous les anciens ennemis de l'empire, et, lorsque les bombes anarchistes semèrent l'épouvante dans Paris, l'occasion parut bonne pour venger les anciennes injures. Le fils aîné d'Élie fut recherché comme inventeur présumé de machines infernales, mais il échappa fort heureusement, ce qui rendit la police d'autant plus haineuse pour le père. Le 1er janvier 1894, lorsque un ministre dont le nom est oublié, jugea bon de faire un «cadeau de nouvel an» aux honnêtes gens de Paris et du monde, Élie fut compris dans la fournée des suspects et mené à la Conciergerie entre deux argousins. Le directeur de la prison s'étant empressé de venir s'excuser de son mieux auprès du prisonnier et lui offrir tous les trésors littéraires de sa bibliothèque locale, Élie lui demanda la Bible Vulgate. ム «Mais nous n'avons malheureusement pas ce livre.» ム «Je le regrette pour un établissement comme le vôtre, qui représente le principe d'autorité. Je m'empresserai de vous envoyer cette Bible quand je n'aurai plus l'honneur de vivre sous votre toit.» Mais Élie n'eut pas le temps de regretter ses livres et manuscrits. Le soir même il était relâché : les «honnêtes gens» de Paris avaient pourtant trouvé que le ministre était allé trop loin.» (Biographie d'Élie Reclus,par son frère Elisée).
(14) La  Bibliothèque des Temps Nouveaux,de Bruxelles. Son premier opuscule fut la brochure intitulée : Aux Anarchistes qui s'ignorent,par Charles Albert, 1896.
(15) Le docteur Jules Félix, médecin qui soigna Élie et Élisée Reclus, avec un grand dévouement.
(16) B.P. Van der Voo, savant botaniste, traducteur en hollandais de divers ouvrages d'Élie et d'Élisée Reclus et correspondant de la Société Nouvelle.
(17)Memoirs of a Revolutionist,Londres, 1899 ; en français : Autour d'une vie,Paris, Stock, 1902.
(18) Orographie de la Sibérie.
(19) Au sujet de la guerre du Transvaal.
(20) Nadar n'appelait Mme Nadar que la Bonne, la toute Bonne.
(21) M. Karl Heath écrit à propos de ce passage, qu'à ce point de vue il n'est plus non plus «tolstoïsant».
(22) «Si la force est admise comme moyen de supprimer la force, qui en décidera l'emploi ?»
(23) Ouvrage intitulé en anglais : Fields, Factories and Workshops (Londres, Sonnenschein, 1901). Traduction française chez Stock, en 1910 : Champs, Usines et Ateliers, ou l'Industrie combinée avec l'Agriculture et le Travail intellectuel avec le Travail manuel.
(24) Voir L'Anarchie et l'Église,par Élisée Reclus et Georges Guyou, brochure publiée par Les Temps Nouveaux,Paris, 1901.
(25) Congrès International anarchiste, tenu à Paris en septembre 1900.
(26) Lettre écrite à l'occasion de l'ouverture d'un congrès anarchiste ; puis publiée par Il Pensierodu 16 juin 1907, et par le Réveil de Genèvedu 7 janvier 1911.
(27)L'Anarchie et le Collectivisme.
(28) L'allocution du père à ses filles et à ses gendres, ainsi que la première lettre, ont été reproduites dans l'Opuscule d'Élie Reclus, Le Mariage tel qu'il fut et tel qu'il est,Mons, Imprimerie générale, 1907, 34 rue de Malplaquet.
(29) La mésaventure des associés de Blaricum : On venait d'apprendre que les paysans d'un village voisin s'étaient livrés à un véritable pillage de la colonie, brûlant les bâtiments, incendiant les récoltes et forçant les malheureux dépossédés à quitter le pays.
(30) Le Milieu libre, à Vaux, près Château-Thierry (Aisne).
(31) Traduction portugaise de L'Évolution, la Révolution et l'Idéal anarchique,Paris, 1897. San Paolo, Brésil, en 1904, Evoluz do Revoluzao e Ideal anarquista(Bibliotheca Sociologica, IV, 134 p., 1905)
(32) Le discours fut lu par un camarade. L'année suivante, après la mort d'Élisée, le journal belge, La Terre,organe hebdomadaire du Socialisme rationnel et de la Ligue pour la Nationalisation du sol, rue de Malplaquet, 34, Mons, publia ce discours dans son numéro 26 (du 24 juin au 1er juillet 1906)
Appendice
Allocution du père à ses filles et à ses gendres (à l'occasion de leur union)

Les enfants bien-aimés qui nous convoquent pour nous prendre à témoin de leur union se marient dans la plénitude de leur liberté ; ils ne viennent point demander à notre parole une confirmation de celle quユils ont prononcée dans le fond du cマur. Leur fière volonté suffit, mais il leur plaira certainement dユentendre la voix dユun père à lユentrée de cette vie nouvelle qui les attend.

Ce nユest point au nom de lユautorité paternelle que je mユadresse à vous, mes filles, et à vous, jeunes hommes qui me permettez de vous donner le nom de fils. Notre titre de parents ne nous fait en rien vos supérieurs et nous nユavons sur vous dユautres droits que ceux de notre profonde affection. Bien plus, dans cette grande circonstance de votre vie, nous vous demandons dユêtre nos juges. A vous, mes enfants, de dire si nous avons abusé de nos forces pour vous maintenir dans la faiblesse, de notre volonté pour asservir la vôtre, de notre influence naturelle pour vous imposer notre morale. Vous rendrez à ceux qui vous aiment cette justice que leur tendresse nユa pas été tyrannique. Dans ce groupe de parents qui vous entourent, il en est qui eussent préféré voir votre mariage accompagné des cérémonies légales ; peut-être même un certain serrement de cマur sユest-il mêlé chez quelques-uns dユentre eux à la joie que causait votre union ; mais tous vous ont respectés, aucun nユa voulu vous obliger à suivre ses idées : au-dessus de la divergence des opinions sユest maintenue lユintégrité de votre droit. Lユépreuve nユa servi quユà nous rapprocher les uns des autres et à nous faire nous aimer davantage. Les pères et les mères ont senti doubler leur tendresse, les fils et les filles ont senti croître leur respect et leur dévouement. Restés libres, vous nユen êtes devenus que plus aimants.

Encore en ce jour, vous êtes vos propres maîtres. Nous nユavons point à vous demander de promesses et nous ne vous faisons point de recommandations. Vous êtes responsables de vos actes. Sans doute, nous vous suivrons avec toute la sollicitude que nous donne notre tendresse, mais vous nユen serez point humiliés. Quand lユoiseau essaie pour la première fois ses ailes avant de sユenvoler dans lユair bleu, peut-on en vouloir à la mère qui regarde anxieusement du bord de son nid ? Mais elle aura bientôt confiance. Vos ailes sont fortes et vous porteront dans le libre espace.

Nous ne vous demandons rien ; mes enfants ; mais vous nous donnerez beaucoup. Lユâge commence à peser sur nos tètes ; à vous de nous rendre la jeunesse et la force. Il est vrai que dans la grande famille humaine nous voyons toutes choses se renouveler incessamment, les printemps succéder aux printemps et les idées aux idées. Mais nous éprouverons une plus intime douceur à voir le renouveau qui se fait autour de nous dans le cercle discret de la famille. Cユest en vous, enfants, quユil nous plaît surtout de nous voir renaître, de recommencer la lutte de la vie et de continuer avec de nouvelles forces les マuvres entreprises. Nous sommes fatigués, mais vous reprenez notre travail, puis dユautres le reprendront après vous. Cユest ainsi que dans lユavenir nous voyons notre dur et bon labeur se prolonger dユexistence en existence. Vous nous donnez le sentiment de la durée ; par vous, mes filles et mes fils, nous nous sentons immortels.

Mais vous avez mieux que lユimmortalité, vous avez lユintensité de la vie présente. Comment lユemploierez-vous ? Est-ce simplement à vous aimer, à courir après le bonheur, à violenter la destinée pour quユelle devienne votre complice et vous fasse tirer le bon numéro dans la loterie de lユexistence ? Non, vous avez de plus hautes ambitions, jユen suis sûr. Il ne vous suffira pas dユêtre heureux, vos unions ne seront pas des égoïsmes de ménage, mais le doublement de toutes vos vertus de dévouement et de bonté. Vous êtes bons ! soyez encore meilleurs, plus sincères dans la pratique de la justice, plus forts dans la revendication du droit.

Rappelez-vous que tous ne sont pas heureux, que tous nユont point de parents qui les aiment, de compagnons qui les encouragent, de femmes ou de maris qui se dévouent pour eux ! Pensez que dans ce moment même, il en est qui meurent sans amis et dユautres qui cheminent désespérés en regardant du haut des ponts courir lユeau noire de la Seine ! Vous êtes parmi les heureux. Faites-le vous pardonner en travaillant pour ceux qui ne le sont point. Jurez de consacrer votre vie à diminuer le poids des douleurs imméritées qui pèsent sur le monde. Pour faire le bien, vous êtes plus forts que vous ne pensez ; même seuls vous pourriez agir, et vous êtes unis !

Elisée Reclus