Elisée Reclus- Amis et compagnons (1908)

Elisée Reclus
Amis et compagnons
Discours sur la révolution russe, prononcé à une réunion organisée à Paris par la Société des Amis du Peuple Russe
(In La Terre du 24 juin au 1er juillet 1908)


QuelquĠun qui touche de très près au grand humanitaire mort dernièrement a bien voulu nous confier ces pages que nous publions aujourdĠhui.

Ce discours, nous écrit-on, fut écrit par Elisée Reclus en vue dĠune réunion organisée par la «Société des Amis du Peuple Russe», au commencementde la lutte héroïque qui se poursuit encore pour la revendication de la terre et la libération des hommes. Quoique déjà très malade, il se rendit à Paris, heureux dĠy être appelé pour témoigner de sa personne, comme il le  faisaitde ses écrits, en faveur de la Révolution russe.

Très souffrant, dans une salle archi-comble, et fort ému de se retrouver au milieu dĠamis qui pensaient comme lui, sentaient come lui et acclamèrent longuement lĠardent défenseur de lĠhumanité sans maître, sans frontière, sans patrie, il put à peine prononcer quelques paroles et tendità lĠun se ses amis, qui les lut à sa place, les pages inédites que nous offrons aujourdĠhui aux lecteurs de LA TERRE dont Elisée Reclus avait salué lĠapparition, demamndant avec elle que «lĠHomme soit libre sur la Terre libre».

(...)


Des jours de deuil profond sont en même temps des jours de haut espoir. Parmi vous, enfants de Paris, la ville des Révolutions, il est certainement des vieillards qui vous rappelez la fin lugubre de la Commune, cette dernière et plus terrible semaine de la dernière année. Il y a bien longtemps de cela, plus dĠun tiers de siècle, mais vous entendez encore le bruit sec des mitrailleuses, dont chacune brisait des têtes, déchiraient des poitrines Ñ trente mille têtes, trente mille poitrines Ñ; vous voyez encore de longs filets de sang, le plus généreux sang de France, rougissant lĠeau trouble de la Seine. Ne semblait-il pas alors aux plus confiants que lĠère des révolutions de Paris était close et close à jamais. Ne devait-on pas traiter de chimériques et de fous ceux qui sĠimaginaient encore que la pensée et la volonté, la ferveur du bien public, le noble élan pour la justice pourraient renaître de cette société décapitée ?

Et pourtant ces esprits entêtés de chimères étaient bien ceux qui vivaient en plein dans la vérité. Oui, les jours de carnage furent aussi les jours de renouveau. NĠest-ce pas à partir de la Commune que toutes les réactions, liguées et pourtant impuissantes, ont reconnu la nécessité de concéder à la Société lĠemploi dĠun mot, qui en soi ne signifie absolument rien Ñ RépubliqueÑ mais nĠen renferme pas moins un symbole essentiel de ce que deviendra la société future. Il est bien convenu désormais que les peuples ne dépendent plus de la «grâce de Dieu». A partir de ce jour, ils ont été virtuellement séparés de lĠEglise, et lĠEtat lui-même se trouve sans appui. Il était censé descendu dĠen haut, imposé par une volonté divine, absolue, intangible, et voilà que cĠest tout uniment une invention humaine, une machine mal agencée que nous avons fabriquée nous-mêmes et que nous pouvons maintenant démantibuler, jeter dans quelque musée des horreurs.

Même phénomène dans cette ville de Pierre-le-Grand, la cité impériale, sans tache aucune de passé révolutionnaire. Là nous venons de voir des milliers de suppliants qui sĠavançaient vers le personnage quĠil appelaient «leur Père». Ils étaient prêts à se prosterner et à lever leurs bras comme devant un dieu ! Vous savez comment ils ont été reçus. Un membre de ce clan que le père Gapone appelle une «portée de vipères» accueillit ces faméliques à coups de fusils et de mitrailleuses, puis à côté des cadavres dĠouvriers dĠautres salves couchèrent des femmes, des bourgeois, des groupes de ces intellectuels quĠabhorrent les ignorants dĠen haut, puis des enfants qui jouaient au cerceau.

Certes on ne peut imaginer de spectacle plus horrible, et cependant là aussi, dans cette lugubre jonchée sanglante, nous voyons surgir lĠimage du Vengeur. QuĠon le reconnaisse ou non, Petersbourg est devenu, comme Paris, une cité révolutionnaire, et toutes les autres villes russes sont entraînées dans le mouvement. La vieille Russie nĠest plus quĠ«un vase brisé», tel que lĠa décrit le poète académicien. Sans doute on essaiera de cacher la fêlure par de savants enduits, et les bons prêteurs pleins de sollicitude pour le sort de leurs millions, les journalistes de commande et les diplomates de métier, enfin les gouvernemetns «amis et alliés» ne manqueront pas de vanter lĠintégrité de la vaisselle brisée, nĠimporte ! nous voyons la cassure, et lĠhistoire nous montre déjà lĠempire gisant en misérables tessons. La Russie de demain ne ressemblera point à celle dĠhier : les populations opprimées savent maintenant que le ci-devant Batouchka, le maître lointain, inconnu, mystérieux, quĠils appelaient le «Petit Père», nĠest plus quĠun maître, un tchinovkik, comme les autres ; la clarté sĠest faite dans leur esprit, et la Révolution future se prépare dans le secret de leur pensée.

Le grand problème qui se présente devant lĠhistoire est relatif à lĠampleur que prendra cette révolution, car si les évènements qui se succèdent de contrée en contrée et de siècle en siècle ressemblent par le mouvement, par le rythme, par le sens profond de leur allure, ils diffèrent beaucoup par le détail et par lĠimportance quĠils prennent dans le souvenir des hommes. La Révolution moscovite sera certainement lĠune de celles qui prendront rang, comme la Révolution française, parmi les grandes époques de lĠhumanité. Mais cette fois il ne sĠagira plus seulement de lĠentrée du Tiers-Etat dans le corps de la nation ; le monde des ouvriers revendique sa part de liberté, comme les intellectuels, ainsi nommés, de la bourgeoisie, et cĠest même à lui spécialement quĠest dûe lĠinitiative de lĠémancipation. Les paysans aussi entreront dans la grande évolution, car la cause première de lĠinstabilité de toute la nation russe provient du servage et de lĠinjuste répartition des terres. La Russie sera donc remuée dans son ensemble jusque dans sa dernière cabane.

Mais une question, autre que celle des classes, sĠagitera forcément, celle des peuples de langues différentes, de consciences nationales distinctes. Ce quĠon appelle la Russie est un immense domaine de conquêtes où sont parquées des nationalités asservies ; les Polonais et Lithaniens y sont retenus de force à côté des Moscovites ; Esthes et Livoniens y sont tenus sous la domination dĠune bourgeoisie allemande, elle-même brutalisée par les fonctionnaires russes ; puis la vaste nation des Petits Russiens y gère péniblement sa vie, privée du droit de donner à sa langue son libre développement littéraire. Ailleurs ce sont les Finlandais que lĠon enrégimente dans le grand troupeau, grossi déjà de tant dĠautres groupes touraniens, Bachkirs et Vogules, Mechetcheriakes, Mordvines et Tchérémisses. Des Kalmonks bouddhistes, des Tartares mahométans entremêlent leurs communautés à celles des Européens orthodoxes et slaves. A tout ce mélange de races, de religions et de langues, vient se mêler lĠélément juif, six millions dĠhommes enfermés en des enclaves, des ghettos urbains dont la porte ne sĠouvre que moyennant finance. Enfin par delà le Caucase, ce sont les Géorgiens, auxquels les empereurs de Russie avaient, comme aux Finlandais, affirmé par serment le respect absolu de leur indépendance, et les Arméniens, également munis de belles promesses que lĠon a toujours violées, de même quĠon a pillé leurs temples et leurs demeures, et finalement renvoyés hors des frontières pour les faire égorger par les soldats turcs. Plus loin, dans la profonde Asie, continue le défilé des peuples conquis, Turkmènes, Kirghizes, Dzungares, Buriates, Mongols, sans compter les peuples sauvages, et tous, tous attendent la liberté que doit leur donner la Révolution.

Et pour ces milliers et ces millions dĠhommes, nous attendons de nos frères russes quĠau jour de leur propre émancipation, ils aident aussi à la libération de tous ces vaincus et opprimés, et quĠun lien fédéral les unissse, assurant à chaque personne humaine, de quelque race quĠelle soit, la plénitude absolue de sa liberté. La Révolution française proclama théoriquement le «droit de lĠhomme» ; nous demandons à la Révolution slave dĠen faire une réalité vivante ; nous lui prophétisons la joie dĠaccomplir la plus grande chose de lĠhistoire, la conciliation des races en une fédération dĠéquité. Bien plus, cĠest aussi la Russie qui, après les honteux agissements de lĠEmpire dans lĠExtrême-Orient, aura la mission dĠunir le monde blanc et le monde jaune, de résoudre lĠantinomie de lĠEurope et de lĠAsie qui durait depuis lĠépoque des Darius et des Alexandre. CĠest de la Russie, actuellement ennemie officielle du Japon, que nous attendons la pénétration naturelle de ces nations que lĠisolement séculaire semblait avoir à jamais désunies. Les savants nous disent que lĠAîno, le paysan originaire de la terre japonaise, est le frère des moujiks russes. Eh bien ! les deux paysans de lĠOrient et de lĠOccident reconstitueront cordialement la grande famille dĠautrefois !

Vous comprenez, mes amis, combien ces vastes perspectives doivent nous passionner et nous encourager à vivre. La cause de la Révolution russe est celle de la Révolution universelle. Jamais oeuvre nĠeut un caractère plus amplement international ; jamais événement dĠimportance mondiale ne se déroula dans un aussi vaste domaine. Tandis quĠen tous les pays du monde se constituent des partis strictement nationaux qui voudraient élever des murailles de garnisons, de douanes, de prohibitions, de préjugés et de haine autour de leur étroite patrie, voici la promesse dĠune révolution nationale qui, par la force des choses, évoluera dans le sens de la «mondialité», cĠest-à-dire dĠune liberté réelle qui ne sera plus la prérogative de quelques blancs, mais le droit de tous les hommes, quĠils soient blancs, jaunes ou même noirs, quĠils soient Arbi ou Roumi, quĠils appartiennent même à la catégorie des «ennemis héréditaires», comme les Anglais ou les Allemands. Et quand nous parlons de liberté réelle, il sĠagit de celle qui assure le pain, et par conséquent la fierté, la gaieté, la hardiesse que donne une bonne digestion. Rappelez-vous ce chant de nos vieux révolutionnaires : «Que faut-il aux républicains ? Du pain, et puis du plomb, et du pain pour nos frères !»

Et comment obtenir ce droit, comment conquérir ce pain ? Il va sans dire, mes amis, que des bénisseurs nous attendent ici. Ce droit, ce pain, mais les parlementaires nous les donneront à coups dĠamendements, de votes, de scrutins publics et secrets ! Ne savez-vous pas quĠon prépare la construction dĠun magnifique Palais de la Paix universelle et éternelle ? Oui, vous le savez amplement, et vous nĠignorez pas quel est le fondateur de ce palais mirifique, le tzar, pour ne pas le nommer, et quel est le milliardaire, Carnegie, qui fournira les fonds pour les granits et marbres, pour les bois précieux, les soies et les velours des chambres où paraderont les pacificateurs du monde. Mais leurs noms ne nous éblouissent pas. DĠavance nous pouvons prédire ce qui sortira de ce temple de la paix. Des traités entre gouvernements pour assurer lĠordre, pour rendre la servitude douce aux opprimés et le manque de pain agréable aux faméliques.

Encore un édifice quĠil serait inutile de bâtir parce quĠil sera démoli. Ce qui se passera, lĠhistoire récente nous lĠenseigne victorieusement. LĠInternationale naissante nous a dit que «lĠémancipation des Travailleurs se fera par les travailleurs eux-mêmes». LĠémancipation des peuples se fera par lĠaction révolutionnaire des peuples enfin débarrassés de leurs Bergers. Les événenemts qui se passent actuellement en Russie nous aideront à le comprendre. Les ouvriers qui souffrent ne processionneront plus en suppliant vers le Palais dĠHiver.


Elisée Reclus