Trotskistes et libertaires ? Débat Anne Miéville (Direct- AIT Suisse), Philippe Corcuff (LCR)

Ariane Miéville
Quand des trotskistes veulent devenir libertaires
http://direct.perso.ch/
Nous avons récemment eu entre les mains un recueil intitulé Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes. Il s'agit du numéro 6 de la revue ContreTemps (fév. 2003) dirigée par le philosophe Daniel Bensaïd. Les textes ont été rassemblés par les sociologues Philippe Corcuff et Michael Löwy. À notre connaissance, ces trois personnes, comme d'autres contributeurs, sont membres ou proches de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), l'organisation d'Alain Krivine et Olivier Besancenot. Des libertaires ont également donné leur concours à cette entreprise qui prétend renouer les fils du débat entre marxistes et libertaires.

Le recueil reprend notamment les contributions d'un colloque sur le thème précité. Il présente les défauts de ce genre d'exercice. Les contributions sont d'intérêt divers et ne constituent pas un véritable débat. À côté de textes à caractère «scientifique» qui apportent des informations et des réflexions sur des personnages historiques ou des organisations (par exemple le texte de Gaetano Manfredonia sur Marx, Proudhon et Bakounine, celui de Michael Löwy sur Walter Benjamin, ou les textes de Marianne Debouzy sur les Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis et d'Hélène Pernot sur le syndicat Sud-PTT en France), on trouve des contributions politiquement orientées qui visent à donner un contenu nouveau au concept même qu'elles prétendent étudier, en l'occurrence celui de «libertaire».

Ce travail de redéfinition semble constituer un réel enjeu pour les membres ou proches de la LCR qui s'expriment dans ce volume. En simplifiant, nous pensons avoir identifié deux approches. L'une plutôt pragmatique, réformatrice, sensible à l'air du temps, prétend renouveler par une «voie libertaire» le discours trotskiste. L'autre, plus traditionnelle, essaie de maintenir à flot, tant bien que mal, une barque «révolutionnaire» qui soit compatible avec des perspectives électorales.

Nous avons centré notre réflexion sur les textes des auteurs qui illustrent cette problématique, en proposant, en conclusion, une autre approche.


Une AIT nouvelle

En introduction, sous la plume de Philippe Corcuff et Michael Löwy, un texte intitulé Pour une première internationale au XXIe siècle présente le projet de ces deux auteurs : ils proposent de s'inspirer de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) fondée en 1864, pour créer «une nouvelle Première Internationale» dans laquelle se côtoieraient, comme à l'époque de Bakounine et Marx, des marxistes et des libertaires. Cette organisation serait constituée aussi bien par des syndicats que par des groupes politiques. Elle trouverait sa base dans les mouvements sociaux, surtout dans le mouvement contre la mondialisation.

L'idée de reconstituer l'AIT nous semble excellente, sauf que d'autres l'ont déjà eue ! Nous devons faire ici une courte parenthèse explicative. Depuis 1922, les organisations anarcho-syndicalistes se rassemblent dans une association internationale qui porte ce nom. L'histoire de cette AIT n'est pas purement anecdotique : des organisations fondatrices comme la CNT espagnole ou la FORA argentine ont réuni, à différentes époques, la majorité des travailleurs organisés de leurs pays respectifs. La FAU allemande a mené une lutte héroïque contre le nazisme, pour ne citer que quelques exemples.

Brièvement : l'objectif des anarcho-syndicalistes est le «communisme libertaire», une société qui conjuguerait égalité économique et liberté ; le moyen d'y parvenir, c'est la grève générale expropriatrice : les travailleurs s'emparant de l'appareil de production et le remettant en marche pour leur propre compte. Dans cette perspective, les anarcho-syndicalistes pratiquent au quotidien un syndicalisme d'action directe (non-institutionnel) pour l'amélioration immédiate de leurs conditions de vie et de travail.

Des sociologues d'extrême-gauche auraient pu être intéressés par les succès et les échecs qu'a connus l'anarcho-syndicalisme, notamment ces deux ou trois dernières décennies. Et bien non, ils n'en parlent pas. Pourtant, quand on veut piquer sa place à une vieille dame, la moindre des politesses serait de la saluer. Passons.


Léon Crémieux

Répondant à la proposition de Corcuff et Löwy, Léon Crémieux, du bureau politique de la LCR propose dans sa contribution une lecture trotskiste plus classique du rapport que les «révolutionnaires» devraient entretenir avec un mouvement comme l'altermondialisme.

Selon Crémieux, ce mouvement ne peut, en tant que tel, constituer une nouvelle internationale du fait de l'ambiguïté qui existe en son sein vis-à-vis des partis politiques. D'une part, on y observe une méfiance qu'il juge légitime à l'encontre de ceux qui gèrent le monde actuel ; mais d'autre part, il note que la plupart de ses composantes se cantonnent dans une attitude de lobby, visant à faire pression sur les institutions. Crémieux dénonce un paradoxe : le mouvement refuse les partis en tant que tels, mais «déroule le tapis rouge» pour certains dirigeants politiques. Cela dit, ce mouvement est intéressant à ses yeux, parce qu'il n'y aurait pas en son sein «d'auto-limitation de la revendication dans sa partie compatible avec le "politiquement possible"». C'est pourquoi les altermondialistes seraient vite amenés à "être en opposition avec les orientations réformistes classiques". Par contre, leur faiblesse, c'est qu'ils n'apportent pas d'alternative politique.

Sans surprise, Crémieux s'inspire du Programme de transition de Trotski, pour nous dire que les altermondialistes ont des revendications irréalisables dans le système actuel. Ainsi, ils seraient des révolutionnaires qui s'ignorent. Une "direction" devrait se développer en leur sein, pour leur faire passer le cap révolutionnaire. Cette "direction" ne serait pas un "parti guide" ; Crémieux, dans un souci "anti-bureaucratique", se propose d'y associer des militants "libertaires" qu'il exhorte de sortir de la "seule logique de contre-pouvoir dans laquelle [ils] se situent souvent".

Mais qui sont donc ces "libertaires" avec lesquels des membres de la LCR espèrent s'associer ? Daniel Bensaïd en propose une définition.


Daniel Bensaïd et John Holloway

Pour Bensaïd, le concept "libertaire" est "plus large que l'anarchisme en tant que position politique spécifiquement définie". Il parle de "ton", de "sensibilité", d'"air de famille", mais surtout de "moments libertaires".

Ces moments, Bensaïd en distingue trois, le moment constitutif avec Stirner, Proudhon et Bakounine. Le moment "anti-institutionnel et anti-bureaucratique" au début du XXe siècle autour du syndicalisme révolutionnaire, et le moment "post-stalinien" actuel, représenté par un courant "néo-libertaire" sans orientation définie, qui ne s'inspirerait pas beaucoup de l'anarchisme classique. Porté par les "mouvements sociaux renaissant", ses thématiques se retrouveraient chez des auteurs comme Toni Negri et John Holloway. C'est à ce dernier que Bensaïd se propose de régler son compte dans sa contribution ; démarche qui lui permet de réaffirmer les insuffisances que traditionnellement les trotskistes prétendent rencontrer chez les libertaires, soit leur faiblesse stratégique, leur idéalisme et finalement leur impuissance.

Il nous est difficile de juger de l'importance de l'apport théorique de John Holloway à la pensée libertaire à partir de ses Douze thèses sur l'anti-pouvoir publiées dans le recueil. Cependant, nous pouvons relever que la plupart des propositions de ce texte sont clairement libertaires. C'est le cas, par exemple, quand il affirme que "l'idée que l'on peut se servir de l'État pour changer le monde [est] une illusion", ou quand il déclare que l'autonomie et la liberté ne se construisent que contre le pouvoir, par l'auto-affirmation des dominés.

Holloway rejette aussi bien le réformisme que l'action révolutionnaire de prise du pouvoir d'État. Pour s'opposer au pouvoir multiforme du capitalisme, il préconise une résistance qui soit elle-même multiforme. De telles idées sont certainement répandues parmi les libertaires. Par contre, nous sommes dubitatifs devant sa conclusion sur le lien entre la crise du capitalisme et la chute du taux de profit (qui serait due aux tentatives des dominants de se débarrasser du travail humain) : des idées trouvées chez Marx.

Ce n'est évidemment pas sur ce point que Bensaïd s'en prend à Holloway. Il lui reproche surtout de se faire le porte-parole d'un "zapatisme imaginaire" en prenant les discours de ce mouvement au premier degré. Si le sous-commandant Marcos déclare qu'il n'est pas intéressé par le pouvoir, ce ne serait pas seulement par anti-autoritarisme. Bensaïd y voit aussi la "stratégie discursive" d'un mouvement qui n'est pas dans un rapport de force favorable.

Ensuite, Bensaïd croit devoir rappeler que dans les moments révolutionnaires "ont toujours émergé des formes de dualité de pouvoir posant la question de savoir" qui l'emportera [et que] "la crise ne s'est jamais résolue positivement du point de vue des opprimés sans l'intervention résolue d'une force politique (qu'on l'appelle parti ou mouvement) porteuse d'un projet et capable de prendre des décisions et des initiatives déterminantes".

Pour Bensaïd, la position que Holloway attribue au zapatisme reproduirait "la dichotomie entre société civile (mouvements sociaux) et institution politique (électorale notamment). La première serait vouée à un rôle de pression (de lobbying) sur des institutions dont l'on se résigne à ne pas pouvoir changer".

Si nous avons reproduit ces deux citations, c'est parce qu'elles nous ont paru révélatrices d'un double discours. À première vue, Bensaïd semble préconiser une révolution sous la forme classique de «la prise du Palais d'hiver», mais quelques lignes plus loin, la parenthèse sur l'institution électorale est intéressante : élections d'abord, révolution ensuite ou l'inverse ? Quel est le lien entre la théorie révolutionnaire et la participation aux élections ? Faut-il en conclure que les trotskistes ont une stratégie révolutionnaire qu'ils ne peuvent dévoiler ? La réponse se trouve peut-être dans le texte de Philippe Corcuff.


Philippe Corcuff

Comme il l'a déjà fait dans son livre intitulé La société de verre (Paris, A. Colin, 2002), Philippe Corcuff s'attache ici à la figure de Rosa Luxembourg pour développer une philosophie politique qui lui apparaît comme une voie moyenne entre bolchevisme et anarchisme : "la social-démocratie libertaire".

Pour lui cette "troisième politique d'émancipation" encore à construire ferait suite aux deux autres politiques qu'a connues la gauche dans son histoire : "1) la politique d'émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d'égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire ; et 2) dans son prolongement critique, la politique d'émancipation socialiste au sens large, qui ajoute le traitement de la question sociale".

Corcuff nous rappelle que pour les anarchistes, il y a "continuité et identité entre les fins et les moyens", tandis que pour les bolcheviks la fin justifie les moyens. Rosa Luxembourg se serait située entre ces deux pôles en "préconisant en quelque sorte une homogénéité ou hétérogénéité relative des moyens et des fins". Elle refusait l'attitude "machiavélienne" de Lénine et Trotski : soit la centralisation du parti, une discipline de fer et la répression contre les adversaires politiques (attitude dont l'objectif était de préserver le parti bolchevik des influences bourgeoises). Pour Rosa Luxembourg, l'objectif bolchevik était illusoire. Selon elle, "la masse prolétarienne" ne pouvait complètement échapper au système dans lequel elle vivait.

À ses yeux, les partis et syndicats ouvriers ressemblaient à la société telle qu'elle est, et comme ils poursuivaient en même temps un objectif révolutionnaire, ils se trouveraient dans un état de tension permanente. De là, Corcuff conclut qu'"une action politique radicale serait indissociablement composée d'une part social-démocrate (l'insertion dans la société telle qu'elle est, avec ses effets conservateurs) et d'une part d'arrachement radical face à cette insertion ; d'une part sociale-démocrate mettant l'accent sur la nécessité de passer par les institutions telles qu'elles sont et d'une part de critique libertaire de ces institutions". Pour illustrer cet exposé théorique, Corcuff nous rappelle que Rosa Luxembourg défendait à la fois l'action directe (notamment syndicale) et "l'action parlementaire"  d'un Jean Jaurès.


Discussion

Ce qui est gênant, entre autres, dans cette démonstration, c'est la méthodologie "volontairement anachronique" que Corcuff choisit.

Aujourd'hui, nous pouvons avoir une vision bien plus étendue que celle de Rosa Luxembourg des échecs de l'électoralisme et du parlementarisme. Depuis son époque, il y a eu l'accès au pouvoir par les urnes de Hitler en 1933. Des expériences «réformistes» majeures ont soit fini dans une répression barbare (Salvador Allende au Chili), soit ont tourné court (Mitterrand en France), pour ne donner que deux exemples. L'État providence qui avait rallié la gauche au système, pendant les «30 glorieuses», s'érode tous les jours un peu plus. Les gouvernements de droite ou de gauche pratiquent tous désormais des politiques libérales, etc. Bref, nous en savons plus qu'en 1918.

La démonstration de Corcuff fait aussi l'impasse sur toute la critique anarchiste de la démocratie bourgeoise et de ses institutions. Critique qui, rappelons-le, ne se limite pas au problème de la révocabilité des mandats et à l'idée que le pouvoir corrompt. Il y a chez les anars une claire conscience que, dans le système capitaliste, les dés «démocratiques» sont pipés. Que l'acte électoral dans le secret de l'isoloir est le plus souvent un acte irrationnel, soumis à l'influence de ceux qui ont les plus gros moyens médiatiques et financiers ou qui sont les plus démagogues. À cela s'ajoute la déception inévitable que ne manque pas de provoquer l'impuissance des gouvernants (même de gauche, même honnêtes) face au capitalisme mondialisé.

De plus, nous voyons mal pourquoi le réalisme sociologique suivant lequel nous ne pouvons totalement échapper au système dans lequel nous vivons impliquerait une participation électorale et parlementaire. À notre connaissance, la plupart des anarchistes, libertaires et apparentés ne vivent pas sur une autre planète. Leurs associations, syndicats, publications et autres ont en général des statuts déposés. On peut défendre certains droits démocratiques comme le droit d'association, de réunion, de manifestation ou même se défendre devant les tribunaux, sans pour autant se présenter aux élections politiques ou syndicales. À propos de ces dernières et contrairement à ce qu'affirme Hélène Pernot dans son article, il est imprécis d'affirmer que la CNT ne participe pas aux élections syndicales. Cette question a été la cause de scissions au sein de cette organisation aussi bien en Espagne qu'en France et aujourd'hui, seules les organisations adhérentes à l'AIT sont clairement favorables au boycott de ces institutions. Comme quoi la réalité pose problème, même aux libertaires.

Pour en revenir à ce que nous disions en introduction, la lecture de ce volume présente deux approches apparemment contradictoires. Une vision «révolutionnaire» qui plaide pour le maintien d'une organisation censée faire le coup de force au cas où un mouvement social créerait une situation de «double pouvoir» et une aile nettement plus «réformiste», qui s'éloigne de la lutte des classes en esquissant une continuité entre république, socialisme et altermondialisme. L'apport «libertaire» permettant à des penseurs comme Philippe Corcuff d'avancer vers ce qu'il définit lui-même comme "une société plus libre et plus démocratique".

Ici, nous sommes probablement au cœur du nœud gordien du programme de transition et de la participation électorale de la LCR. Nous ne disposons pas d'information sur les débats internes à la LCR, ni sur l'influence que des idées «novatrices» comme celle de la "social-démocratie libertaire" ont en son sein. Mais il nous semble que cette organisation fait une sorte de grand écart entre un néo-réformisme (qui prendrait la place de celui de la social-démocratie) et une perspective «révolutionnaire». Mais pour des raisons électorales, de recrutement, d'alliance avec Lutte ouvrière (LO) ou autre, ni l'un, ni l'autre de ces deux discours ne peut être abandonné, ni précisément exposé.

Pour bien faire, ses dirigeants doivent construire une rhétorique qui laisse croire à certains qu'ils ne disent pas tout ce qu'ils pensent et à d'autres qu'ils ne pensent pas tout ce qu'ils disent. C'est un exercice difficile et nous avons pu voir combien un Olivier Besancenot s'en sortait mal dans de récents débats télévisuels. Pour garder la partie des troupes qui croit encore à la révolution, il faut expliquer que le discours «réformiste» est un discours de transition vers quelque chose de plus radical que l'on ne peut exposer précisément.

Mais que faire pour garder ceux qui ont renoncé au «grand soir» et préconisent une «alternative»* néo-réformiste ? C'est là que les «libertaires» interviennent. Derrière cette dénomination attrayante et subversive, on peut trouver de nombreuses approches dont certaines sont clairement «réformistes»** ; et surtout la faiblesse théorique et les divisions actuelles de ce courant permettent d'audacieuses redéfinitions. Bref, une approche «libertaire» pourrait bien servir de cache-misère aux difficultés actuelles du «marxisme révolutionnaire».

Soyons un peu lucides, l'avenir de ce courant n'est pas radieux. Le principe du «parti guide» chargé de diriger les masses est à juste titre discrédité : les avant-gardes autoproclamées jouent un rôle délétère dans les mouvements sociaux, quand elles essaient d'en prendre la tête au nom de leur prétendue supériorité stratégique.

Et puis, on peut se demander où l'alliance électorale avec LO pourra bien les mener.

D'éventuels succès électoraux mèneront-ils à autre chose qu'à la participation à des Conseils régionaux où, après une période contestataire, leurs élus finiront sans doute par accepter de s'associer au reste de la gauche et mèneront une politique qui finira par décevoir — comme on peut l'observer, par exemple, avec le parti SolidaritéS à Genève ? Ne nous leurrons pas, l'action politique locale, nationale ou européenne ne peut produire, par elle-même, des améliorations sociales déterminantes. En règle générale, ce que l'on observe, c'est que si des avantages sont obtenus par les élus, c'est en faveur d'une partie de leur clientèle électorale. Les autres secteurs de la société, laissés en marge, se tournent alors vers d'autres partis, d'extrême-droite notamment.

Et si des perspectives révolutionnaires se présentaient ? Là, le voisinage avec une secte autoritaire comme LO ne présage rien de bon, tout comme la proximité recherchée avec un islamiste comme Tariq Ramadan dans le cadre du Forum social européen. Le rapport de force sera peut-être favorable, mais avec quel contenu ?


Que faire maintenant ?

Quelles autres perspectives que celles qui sont exposées ci-dessus peuvent faire avancer aujourd'hui celles et ceux qui se considèrent à la fois comme des libertaires et des révolutionnaires ?

Nous avons brièvement exposé au début de ce texte les principes de l'anarcho-syndicalisme, nous allons essayer de ne pas resservir le même plat réchauffé au dessert.

A l'heure où la lutte de tous contre tous fait des ravages parmi les dominés, nous devrions déjà nous interroger sur ce que le terme de «révolutionnaire» peut signifier pour les gens.

Contrairement à Daniel Bensaïd, nous ne croyons pas que la question à l'ordre du jour soit de savoir "qui l'emportera" au moment de la révolution. Non pas parce que nous croyons qu'un événement de type "insurrectionnel" soit impossible dans un pays où les mouvements sociaux sont souvent de grande ampleur. Mais parce que nous pensons que, dans le contexte actuel (aussi bien français qu'international), ce qui se passerait ensuite serait probablement une nouvelle révolution trahie.

Malgré tout ce qui peut se dire dans des rencontres comme le Forum social, la majorité des exploités ne partage pas, aujourd'hui, les idées qui sont celles des anti-capitalistes. Les discours ne suffisent pas ; ce sont des luttes victorieuses, auto-organisées, indépendantes des institutions politiques (et des bureaucraties syndicales) qui permettront de renouer avec les traditions du mouvement ouvrier du XIXe siècle, traditions que l'expérience du communisme bolchevik a discréditées.

Voici, en conclusion, quelques-unes des tâches qui nous attendent :

La clarté

Nous faisons partie de ceux qui supportent de moins en moins le double langage, la surenchère pseudo radicale aussi bien que la confusion pseudo théorique. Face à des personnes qui, de plus en plus, sont bombardées d'images et de discours à longueur de journée, il faut mettre en avant des idées simples que l'on puisse clairement distinguer de celles des autres courants politiques.

Si nous restons des libertaires abstentionnistes, c'est aussi dans une perspective de clarté. Tout le monde a pu constater combien la classe politique est corruptible. Les effets pervers de la petite cuisine électorale sont faciles à observer (pensons au 21 avril 2002). En désertant ce terrain-là, nous pourrons plus facilement nous construire une identité forte. Et puis, si l'on y réfléchit un peu, l'abstentionnisme libertaire ne sera jamais hégémonique. Sa posture est de ce fait plus respectueuse du pluralisme que celle, ambiguë et irresponsable, qui prétend être à la fois dans et hors du système.

Les valeurs

Nous pensons qu'il faut reconstruire un système de valeurs cohérent qui mette en avant les valeurs qui appartiennent à la tradition socialiste originelle, tout en rejetant clairement celles qui sont du domaine de la domination. On ne peut se contenter de rassembler tout ce qui est «contre» dans une sorte de supermarché de la contestation et laisser chacun prendre ce qui lui convient.

Cette reconstruction ou «refondation» des valeurs communes implique un travail de clarification qui dépasse les questions de la lutte des classes. Sommes-nous toujours opposés aux religions, par exemple ? Comment voyons-nous les questions identitaires dans une perspective internationaliste ? Etc.

Si nous ne sommes pas capables de mettre en place une vision du monde à la fois réaliste, cohérente et ouverte : un nouvel «universalisme», nous ne serons qu'une (ou plusieurs) église(s), comme il y en a tant, qui tentent de fourguer leurs concepts plus ou moins foireux sur le marché des croyances.

La société que nous voulons

Le libéralisme est parvenu à imposer le postulat selon lequel tout autre système économique et politique que le sien serait totalitaire. Il est donc assez difficile de dire que nous rejetons ce système. Pourtant nous devons le faire et frontalement (il ne suffit pas de dire qu'il faut interdire les licenciements !). Tout d'abord en faisant la démonstration de son irrationalité, mais aussi en débattant du projet de société que nous voulons. Car s'il est clair que «le chemin se fait en marchant» et qu'il est prétentieux d'imaginer tout seul un système auquel tous seront appelés à collaborer, il est également peu sérieux de dire que nous ne savons pas vers quoi nous voulons aller.

Etre libertaire «pour de vrai» comporte quelques exigences, celle de s'intéresser réellement à connaître le passé, les forces et les faiblesses d'un courant de pensée à la fois multiple et complexe. Celle aussi d'avoir l'esprit critique en éveil, vis-à-vis des idées des autres aussi bien que de ses propres idées.



Ariane Miéville,novembre 2003

Philippe Corcuff
Eléments de discussion avec Ariane Miéville
A propos du n°6 de la revue ContreTemps
(“ Changer le monde sans changer le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ”, février 2003)
Source
Impasses d’un faux débat : mésaventures de la rhétorique stalinienne au sein du Monde libertaire.

Ariane Miéville, militante libertaire de Direct! AIT (Suisse), a donc lancé un débat autour du n° de Contretemps consacré aux libertaires. Elle le fait avec des accents polémiques, certes, mais de manière honnête, sérieuse et argumentée, dans la tradition d’un rationalisme critique à laquelle nombre de penseurs libertaires ont contribué par le passé. Les critiques qu’elle avance ou les questions qu’elle pose appellent un débat raisonné, permettant de clarifier des zones d’accord et de désaccord, loin des exclusives, des dogmatismes et des stigmatisations croisées. Sa contribution se distingue de la triple logique de la diabolisation, de l’insulte et de la réassurance identitaire réciproque, dont le plus souvent les débats au sein des gauches radicales sont l’occasion.

Le Monde libertaire, journal de la Fédération Anarchiste française, a récemment abrité une forme particulièrement caricaturale de cette tentation. Pour répondre justement à l’appel au débat que représentait le n° de ContreTemps, elle a publié un texte (Je réécris ton nom, libertaire, n° 1319, du 8 au 14 mai 2003, pp.11-14) de quatre pages signé par Jean-Pierre Garnier et Louis Janover — intellectuels de l’ultra-gauche conseilliste ne participant pas directement aux milieux anarchistes — regorgeant principalement de formules insultantes (telles que : "un laïus sans consistance truffé de falsifications", “ nos experts en détournement", "l’important, pour les rénovateurs trotskistes, ce n’est plus le rouge ni même l’orange qui l’a remplacé sur leurs nouvelles bannières : c’est la couleur des sièges dans lesquels ils allaient pouvoir enfin se caler à Strasbourg ou ailleurs", "qui autorise les rebelles de confort à se dédouaner à bon compte de leur quête incessante d’avoir et de pouvoir", etc.), d’attaques personnelles (comme : "Michael Löwy, directeur de recherche médaillé  du CNRS et directeur de conscience écouté parmi les adeptes du marxisme lénifiant, se pose en héritier présomptif et présomptueux du mouvement surréaliste pour nous saouler de sa rhétorique sur l’"ivresse libertaire" de Walter Benjamin érigé en maître à tout penser"), d’informations erronées (ainsi : “Rendre, par exemple, des services grassement rétribués aux "ennemis de la classe ouvrière" d’hier, sous forme d’"animation" en entreprise, ne saurait, chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté d’en découdre avec eux aujourd’hui”) ou, de manière plus épiphénomènale, de troubles de vision quant à ce que seraient les attentes culturelles des «jeunes» des années 2000 (croyant qu’Eddy Mitchell est encore une «idole des jeunes» : “le jeunisme démagogique d’un Philippe Corcuff s’extasiant sur les platitudes fredonnées d’Eddy Mitchell”... les rouges écarlates en sont restés aux chaussette noires), sans que jamais la discussion sur le contenu des analyses proposées ne soit vraiment ouverte.

Depuis, Le Monde Libertaire a refusé de prolonger autrement, de manière pluraliste et contradictoire, un «débat» si unilatéralement engagé. On perçoit bien depuis quelques années comment des entreprises aux apparences «libertaires» se plaisent à reproduire la rhétorique des procès staliniens (pour une analyse, dans cette perspective, du journal de dénonciation des médias, PLPL - Pour Lire Pas Lu —, animé notamment par Serge Halimi, voir mon article dans la revue alternative bordelaise Le Passant Ordinaire : “De quelques problèmes des nouvelles radicalités en général et de PLPL en particulier”, n°36, septembre-octobre 2001, pp.11-13). Il est décevant qu’une vieille organisation anarchiste comme la FA prête la main à ce type de posture, alors que la tradition libertaire a souvent su, bien mieux que les différents groupes marxistes, défendre une éthique de la discussion pluraliste et contradictoire et un esprit de libre examen (dans le sillage de la philosophie des Lumières).

J’ajouterai, pour en finir avec ce préalable, qu’il semblerait bien peu rationnel (au sens instrumental du terme) de ma part d’être passé du PS (dont j’ai été membre de 1977 à 1992) chez les Verts (dont j’ai été membre de 1994 à 1997, que j’ai quitté justement quand ils ont accepté de participer au gouvernement de «la gauche plurielle»), puis à la LCR (que j’ai rejoint en 1999), s’il s’agissait essentiellement, avec la réflexion que je propose sur l’hypothèse d’une «social-démocratie libertaire», de faire une «carrière» politique et d’accéder au «pouvoir» — comme le supposent Garnier et Janover. Pourquoi ne pas être resté, dans ce cas, au PS, avec beaucoup plus de chances d’aboutir ? Le chemin vers une «carrière» et vers «le pouvoir» aurait été plus direct. Autrement, il aurait fallu que Garnier et Janover mettent en évidence que j’étais, de surcroît, un débile mental. Mais cette double casquette (carriériste fou/débile échevelé ? bien qu’au crâne rasé) m’aurait peut-être rendu plus sympathique, aux yeux des lecteurs libertaires avides de dénonciations des turpitudes «trotskystes» , et élimer un peu les dents de mon avidité politicienne dans la caricature proposée.

Mais passons au plus sérieux, c’est-à-dire aux remarques critiques d’Ariane Miéville. Je précise que je n’apporterai des éléments de réflexion que sur les parties qui me concernent le plus directement dans le n° de ContreTemps : 1) l’introduction cosignée avec Michael Löwy sous le titre «Pour une Première Internationale au XXIe siècle» et 2) le texte intitulé «De Rosa Luxemburg à la social-démocratie libertaire».

Amorce d’un vrai débat : quelques réponses à Ariane Miéville

Je vais reprendre le texte d’Ariane Miéville dans les références successives concernant mes contributions.

* A.M. écrit à propos d’une des deux «approches» qu’elle identifie dans le n° de ContreTemps, approche renvoyant à mon travail : «L'une  plutôt pragmatique, réformatrice, sensible à l'air du temps, prétend renouveler par une voie libertaire le discours trotskiste.» A.M. a bien saisi qu’il y avait des points de vue pluriels parmi les membres de la LCR s’exprimant dans ce n°, et que cette pluralité n’était pas factice — visant simplement à appâter le chaland, selon l’inspiration de Garnier et Janover —, mais qu’elle renvoyait à de vraies différences théoriques. Dans la caractérisation qui est donnée ici de ma perspective, est tout d’abord oubliée un de ses pôles : pragmatique et radical, réformiste et révolutionnaire, dans la perspective de déplacer cette opposition classique au sein du mouvement ouvrier dans une autre configuration. Cela s’appuie sur une conception exploratrice et expérimentale de la transformation sociale, avec des essais et des erreurs, des avancées et des retours en arrière, le recours à des réformes plus ou moins radicales, des expérimentations de formes nouvelles de vie et de travail, une succession de ruptures avec les logiques dominantes, mais jamais «la rupture révolutionnaire» qui nous ferait basculer définitivement dans la nouvelle société, car le combat contre la pluralité des formes d’oppression, leur renaissance et l’émergence de nouvelles est sans doute infini. L’horizon d’une société radicalement différente sert de boussole, mais on n’atteint jamais un horizon.

Par ailleurs, la référence à une éventuelle congruence avec «l’air du temps» — plus affirmée que démontrée — se présente surtout comme une stigmatisation a priori (je pense pour ma part qu’il y a un air du temps «anarcho-syndicaliste» dans les mouvements sociaux actuels, dans le sens où différents indices mettent en évidence que s’y développe une méfiance à l’égard des partis politiques et des institutions politiques, sans que cela soit pour moi a priori stigmatisant, mais relevant d’un constat, dont il faudrait montrer par la suite en quoi il est négatif et/ou positif), mais cela ne nous dit rien sur la pertinence des analyses proposées.

Enfin, il ne s’agit pas pour moi de «renouveler le discours trotskiste» par des composantes libertaires, car je ne suis pas «trotskyste», ni même «marxiste». Je m’efforce de participer à l’émergence d’une nouvelle politique d’émancipation, utilisant des ressources républicaines et socialistes, mais post-républicaine et post-socialiste, car je fais l’hypothèse qu’une série d’enjeux actuels (comme la question individualiste, la question féministe ou la question écologiste) ne peuvent pas être complètement traités grâce aux thématisations républicaines et socialistes. Cette recherche est amorcée dans deux récents livres : 1°) La société de verre — Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002), et 2°) La question individualiste — Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Le Bord de l’Eau, 2003). Dans l’hypothèse de la confection d’un nouveau «logiciel» de ce type, les courants libertaires me semblent avoir une place particulière pour deux raisons : 1°) parce qu’ils ont davantage résisté que les marxistes à la tentation de l’économisme, et que leurs critiques de l’autorité et de l’Etat ont pointé d’autres mécanismes d’oppression que l’exploitation capitaliste, notamment les risques associés à la capitalisation du pouvoir au sein des institutions (perspective qui me semble avoir été sociologiquement systématisé par Pierre Bourdieu dans sa critique de la pluralité des modes de domination, dont la domination proprement politique : voir sur ce point mon livre Bourdieu autrement, Textuel, 2003) ; et 2°) parce qu’ils ont souvent été davantage soucieux du statut de l’individualité que les marxistes (il faudrait ici distinguer Marx, dont on peut faire une lecture individualiste, de la majorité des marxistes).

Il ne s’agit pas pour moi de rénover le trotskysme, le marxisme ou le socialisme. Si j’ai choisi de militer à la LCR, c’est dans le cours d’une succession d’expériences militantes, avec une conception de plus en plus expérimentale et pragmatique de l’engagement : car je fais l’hypothèse aujourd’hui que cela peut être un des creusets d’une nouvelle gauche radicale et d’une nouvelle politique d’émancipation. Je ne partage donc pas la culture politique principale de mon organisation (depuis mes débuts militants, je me situe dans un rapport très critique vis-à-vis de la tradition bolchévique), mais j’ai avec la majorité de ses militants des convergences stratégiques. Il ne s’agit pas, non plus, de bâtir un projet «purement» libertaire. La piste que je propose (qui se révélera peut-être une impasse) consiste dans l’exploration d’une nouvelle forme puisant dans une pluralité de traditions, et donc composite.



* A.M. écrit : «L'idée de reconstituer l'AIT nous semble excellente, sauf que d'autres l'ont déjà eue ! (…) Depuis 1922, les organisations anarcho-syndicalistes se rassemblent dans une association internationale qui porte ce nom. (…) Des sociologues d'extrême-gauche  auraient pu être intéressés par les succès et les échecs qu'a connus l'anarcho-syndicalisme, notamment ces deux ou trois dernières décennies. Et bien non, ils n'en parlent pas.» D’accord avec A.M. sur nos lacunes : l’analyse des expériences, dans leurs apports et leurs échecs, des courants anarcho-syndicalistes, hier et aujourd’hui, doit faire partie du patrimoine à (re-)visiter, si l’on veut construire une nouvelle configuration en lien avec des traditions critiques. Ce n° de ContreTemps constituait un premier essai, fort partiel.

Mais la reconstruction d’une nouvelle Ie Internationale ne signifie pas pour nous la construction d’une Internationale seulement anarcho-syndicaliste. Il s’agit plutôt de revenir analogiquement à la situation de la fin du XIXe siècle, où associatifs, syndicalistes (ou plutôt pré-syndicalistes), socialistes réformateurs, mutuellistes et coopérativistes, libertaires de diverses obédiences, marxistes, etc. participent à un même mouvement international (comme le mouvement altermondialiste aujourd’hui), mais pour bâtir quelque chose de nouveau. Toutefois, nous ne mettons pas, avec Michael Löwy, tout à fait le même contenu à ce “ nouveau ” : 1°) lui envisage une nouvelle forme de socialisme, se débarrassant des impasses staliniennes et sociales-démocrate et se nourrissant d’une inspiration libertaire ; et 2°) personnellement, j’envisage un post-socialisme (et je caractériserai la période actuelle comme analogiquement équivalente à l’invention des idées des Lumières au XVIIIe siècle et à l’invention du mouvement ouvrier au XIXe siècle).



* A.M. écrit à propos de mon texte sur Rosa Luxemburg : «Ce qui est gênant, entre autres, dans cette démonstration, c'est la méthodologie "volontairement anachronique" que Corcuff choisit. Aujourd'hui, nous pouvons avoir une vision bien plus étendue que celle de Rosa Luxembourg des échecs de l'électoralisme et du parlementarisme.»

Il n’y a pas de méthodologie totale dans les différentes branches du travail intellectuel. Chaque choix de méthode, de posture, comporte des prismes particuliers, et donc des limites. Mais qui répondent plus ou moins à la visée intellectuelle engagée. Ma lecture de Rosa Luxemburg est bien partielle et cette partialité a bien à voir avec une «volonté anachronique» : il ne s’agissait pas de lire les écrits de Rosa Luxemburg comme un historien pour les resituer dans leur contexte, mais de les lire à la lumière des questions actuelles afin d’y sélectionner des pistes quant à ces questions. Ce prisme méthodologique (cette herméneutique) est spécifié dans l’introduction de l’article.

Je pars d’un triple échec à transformer radicalement la société : de la branche sociale-démocrate parlementaire, des branches communistes (au sens de léninistes-trotskystes-staliniennes-maoïstes) et des branches libertaires. Ce triple échec ne signifie pas que je mette les trois catégories sur le même plan. Le pire concerne d’abord les expériences totalitaires (stalinisme, maoïsme, Cambodge, etc.) et autoritaires (du bolchévisme au castrisme) dérivées du communisme. Le moins pire concerne les expériences libertaires (dans leur inventivité, mais dans une incapacité à transformer durablement la société dans des expériences de longue durée) et sociales-démocrates (qui — tout en ayant de gros points noirs, comme la collaboration à la boucherie de 14-18 ou aux guerres coloniales — ont participé à stabiliser un libéralisme politique minimum avec un Etat social limitant l’exploitation capitaliste jusqu’à leur enlisement dans le social-libéralisme contemporain, et donc leur sortie de la social-démocratie proprement dite ; tout cela bien sûr dans un cadre demeurant capitaliste ; mais à l’intérieur de ce moins pire au sein d’un cadre capitaliste maintenu, la social-démocratie suédoise des années 1960-1970 est sans doute, d’un point de vue pragmatique, un cas assez exemplaire). Face à ce triple échec, je demanderai comme Maurice Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique (1955) : «Est-ce donc tricher que de demander qu’on vérifie les dés ?»



* A.M. écrit : «Il y a chez les anars une claire conscience que, dans le système capitaliste, les dés "démocratiques" sont pipés. Que l'acte électoral dans le secret de l'isoloir est le plus souvent un acte irrationnel, soumis à l'influence de ceux qui ont les plus gros  moyens médiatiques et financiers ou qui sont les plus démagogues.»

Il faudrait ici clarifier le point de vue. Est-ce qu’il s’agit de dire que dire qu’il faut d’aller plus loin que les acquis du libéralisme politique et de la démocratie représentative, ne serait-ce que parce que : 1°) le maintien de grosses inégalités sociales et culturelles fragilise fortement l’égalité politique proclamée dans la sphère politique (selon la veine ouverte par Marx dans La question juive en 1844 et prolongée par des sociologues contemporains comme Daniel Gaxie dans Le cens caché — Inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, 1978, avec des concepts inspirés de Bourdieu), et 2°) les mécanismes de représentation tendent à déposséder les représentés au profit des représentants, dans la logique d’une domination proprement politique (analysés, par exemple, dans une double perspective wébérienne et anarcho-syndicaliste par Roberto Michels dans Les partis politiques en 1911 et plus récemment par Bourdieu, Gaxie, etc.) ? Ou est-ce à dire que ces acquis n’existent pas, que c’est un leurre, entretenu par «le système» pour entretenir sa domination, et que les démocraties libérales et les régimes autoritaires, voire totalitaires, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ? Je penche pour la première position en pensant avec Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique que, pour l’instant, la démocratie dite parlementaire apparaît comme celle qui garantit le moins mal «un minimum d’opposition et de vérité». Or, justement, les expériences se réclamant du «communisme» n’ont-ils pas le plus souvent mené en-deça de garanties minimum de la démocratie libérale en prétendant conduire au-delà ?

Par ailleurs, certaines formulations d’A.M. pourraient porter une régression par rapport à ce qui me semble constituer un apport majeur des courants libertaires : l’esquisse (systématisée chez Bourdieu) d’une approche de la pluralité de formes de domination non nécessairement intégrées fonctionnellement à un «système» unique appelé «système capitaliste». Dans les formulations utilisées, «le capitalisme» semble tout manger. Or, il me semble qu’un des défis actuels pour la pensée critique (par rapport auquel les courants libertaires peuvent nous être d’un certain secours : je pense à la pensée de «l’équilibration» des tensions contre la prétention à un dépassement synthétique des contradictions dans la dialectique hégélienne, chez Proudhon — que je traite dans La question individualiste —, ou de la lecture nietzschéenne et deleuzienne de la tradition anarchiste par Daniel Colson dans son Petit lexique philosophique de l’anarchisme — De Proudhon à Deleuze, Le Livre de Poche, 2001 — même si je n’en partage pas toutes les propositions) consiste à s’émanciper des notions de «totalité» et de «système» pour prendre en compte plus radicalement la pluralité (je renvoie à Bourdieu autrement et à La question individualiste). De ce point de vue, je me sépare de mes camarades marxistes de la LCR.



* A.M. écrit : «De plus, nous voyons mal pourquoi le réalisme sociologique suivant lequel nous ne pouvons totalement échapper au système dans lequel nous vivons impliquerait une participation électorale et parlementaire. À notre connaissance, la plupart des anarchistes, libertaires et apparentés ne vivent pas sur une autre planète. Leurs associations, syndicats, publications et autres ont en général des statuts déposés. On peut défendre certains droits démocratiques comme le droit d'association, de réunion, de manifestation ou même se défendre devant les tribunaux, sans pour autant se présenter aux élections politiques ou syndicales.»

A.M. reconnaît fort justement que la position de «la pureté» et d’une extériorité par rapport au monde est sociologiquement intenable. Nous participons tous au monde tel qu’il est (nous y sommes éduqués, nous y travaillons, nous y mangeons, nous y consommons plus ou moins des produits culturels, nous y développons certains rapports hommes/femmes, etc.). Ce qui a des conséquences sur nous et sur les institutions que nous confectionnons pour lutter contre ce monde (même les plus libertaires) : nous ressemblons et elles ressemblent à ce monde, nécessairement. Pour simplement vivre, nous passons quotidiennement des compromis avec ce monde. Le problème, alors, pour des militants radicaux, c’est l’évaluation difficile de frontières floues, flottantes, imprécises entre compromis inévitables et compromissions (qui rendraient impossibles la transformation de la société). Pourquoi mettre la frontière a priori, de manière définitive, du côté des institutions électorales et parlementaires ? Pourquoi seraient-elle plus corruptrices que la participation au travail salarié, à la consommation, aux cadres familiaux existants, à l’école, etc. ? Et le poids des stéréotypes dominants et des dominations ne passent-ils pas aussi par nos corps, nos affects, nos esprits, etc. (comme La Boétie en avait eu l’intuition au XVIe siècle dans son Discours de la servitude volontaire, et dont Bourdieu a donné une formulation plus systématique avec sa notion d’habitus) autant que par les institutions extérieures ? Et les institutions politiques ne renvoient-elles qu’à une logique d’oppression, n’incluent-elles pas aussi des éléments protecteurs, qui ne s’opposent pas à l’existence de l’individualité mais servent aussi de points d’appui à l’autonomie personnelle ? C’est, en tout cas, une piste formulée par la tradition sociologique qui va de Durkheim à Robert Castel, qui repose sur une autre anthropologie philosophique (au sens des propriétés dont on dote a priori les humains et la condition humaine) : les désirs humains ne seraient pas seulement créateurs (comme on tend à le trouver chez Marx ou chez certains libertaires), mais seraient aussi potentiellement destructeurs, pour l’individu lui-même et pour les cadres collectifs, d’où les analyses classiques de «l’anomie» dans Le suicide (1897) de Durkheim (voir La question individualiste). Toutes ces considérations me conduisent, tout en recherchant les voies d’une tension libertaire au sein de ces institutions, à ne pas les éliminer de l’arsenal nécessairement contradictoire de la transformation sociale.

Mais A.M. ne répond pas vraiment au problème central posé dans mon texte : est-ce que les trois pôles identifiés quant aux rapports moyens-fins quand il s’agit d’inventer une nouvelle société émancipée à partir d’une société d’oppression (a - position kantienne-libertaire : les moyens doivent ressembler aux fins, mais c’est sociologiquement impossible ; b - position machiavélienne-bolchévique : presque tous les  moyens sont bons, même les plus contradictoires aux fins, mais cela a contribué à produire historiquement des catastrophes autoritaires ou totalitaires ; et c - position luxemburgienne plus hypothétique : celle d’une hétérogénéité relative des moyens et des fins, tentant de faire germer ici des potentialités de société différente pour rendre crédible le passage à un ailleurs inconnu, que je retiens comme piste privilégiée, car elle reconnaît pleinement la contradiction à l’œuvre dans toute visée de transformation sociale) sont pertinents et comment se positionner alors ?



* A.M. écrit : «Ici, nous sommes probablement au cœur du nœud gordien du programme de transition et de la participation électorale de la LCR. Nous ne disposons pas d'information sur les débats internes à la LCR, ni sur l'influence que des idées "novatrices" comme celle de la "social-démocratie libertaire" ont en son sein. Mais il nous semble que cette organisation fait une sorte de grand écart entre un néo-réformisme (qui prendrait la place de celui de la social-démocratie) et une perspective "révolutionnaire". Mais pour des raisons électorales, de recrutement, d'alliance avec Lutte ouvrière (LO) ou autre, ni l'un, ni l'autre de ces deux discours ne peut être abandonné, ni précisément exposé. Pour bien faire, ses dirigeants doivent construire une rhétorique qui laisse croire à certains qu'ils ne disent pas tout ce qu'ils pensent et à d'autres qu'ils ne pensent pas tout ce qu'ils disent.»

Pourquoi passer nécessairement par les vieilles explications en termes de «complots», de «manipulations» et de «machiavélisme» ? Pourquoi, plus simplement, ne pas voir qu’à la suite de la chute du mur de Berlin, de la social-libéralisation des social-démocraties et de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, dans l’incertitude, le tâtonnement, la contradiction, le débat, la pluralité, la confusion, de nouveaux repères, lestés par des traditions revisitées, se cherchent ? En tout cas, en tant que non trotskyste, c’est ainsi que je vis la période actuelle au sein de la LCR.



* A.M. écrit : «A l'heure où la lutte de tous contre tous fait des ravages parmi les dominés, nous devrions déjà nous interroger sur ce que le terme de "révolutionnaire" peut signifier pour les gens.» / «ce sont des luttes victorieuses, auto-organisées, indépendantes des institutions politiques (et des bureaucraties syndicales) qui permettront de renouer avec les traditions du mouvement ouvrier du XIXe siècle, traditions que l'expérience du communisme bolchevik a discréditées.»

Il me semble que les deux phrases sont, d’une certaine manière, contradictoires. La première s’interroge lucidement, de façon autocritique, sur les présupposés optimistes des thématiques dites “révolutionnaires”. La seconde réaffirme de manière dogmatique des certitudes quasi-millénaristes, servant de réassurance identitaire (à la manière de supporters d’équipes de football ; “On est les champions, on est les champions”...).



* A.M. écrit : «Nous faisons partie de ceux qui supportent de moins en moins le double langage, la surenchère pseudo radicale aussi bien que la confusion pseudo théorique. Face à des personnes qui, de plus en plus, sont bombardées d'images et de discours à longueur de journée, il faut mettre en avant des idées simples que l'on puisse clairement distinguer de celles des autres courants politiques.»

Faut-il faire un nouvel effort théorique, parce que les instruments dont on hérite du passé sont insuffisants, qu’il faut les rediscuter de manière critique et que des enjeux renouvelés se posent à nous ou s’agit-il simplement d’une stratégie de “communication” à rénover ? Je choisis le premier terme de l’alternative et les formulations d’A.M. semblent choisir le second. Le monde est-il compliqué et son analyse difficile ou au contraire est-il simple et son analyse facile ? Là aussi je choisis le premier terme de l’alternative et les formulations d’A.M. semblent choisir le second.



* A.M. écrit : «mais aussi en débattant du projet de société que nous voulons. Car s'il est clair que "le chemin se fait en marchant" et qu'il est prétentieux d'imaginer tout seul un système auquel tous seront appelés à collaborer, il est également peu sérieux de dire que nous ne savons pas vers quoi nous voulons aller.»

Pleinement d’accord.



* A.M. finit par : «Etre libertaire "pour de vrai" comporte quelques exigences, celle de s'intéresser réellement à connaître le passé, les forces et les faiblesses d'un courant de pensée à la fois multiple et complexe. Celle aussi d'avoir l'esprit critique en éveil, vis-à-vis des idées des autres aussi bien que de ses propres idées.»

Encore un point d’accord. Cette composante libertaire dérive du rationalisme critique que nous héritons de la philosophie des Lumières, de son esprit de libre examen et d’analyse critique de nos propres préjugés, et donc une reconnaissance de ses propres fragilités.

Ariane Miéville a ainsi donné l’occasion qu’un débat s’ouvre, avec des dimensions polémiques mais contenues par une démarche argumentative. Peut-être que des malentendus commencent à être levées, que des zones d’accord et de désaccord commencent à être clarifiées, que les protagonistes du débat commencent à se déplacer par rapport à leurs positions initiales sans avoir besoin de communier dans un «consensus» aseptisant.


Philippe Corcuff (janvier 2004)


Ariane Miéville
Autour de la «social-démocratie libertaire»
Source
Direct ! (AIT, Suisse)
Le texte qui suit constitue une réponse à un texte de Philippe Corcuff intitulé Éléments de discussion avec Ariane Miéville. À propos du n°6 de la revue ContreTemps (" Changer le monde sans changer le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes "). Texte (...) qui constituait lui-même une réponse un autre texte intitulé Quand des trotskistes veulent devenir libertaires. Ce texte était une recension du n°6 de la revue ContreTemps, elle-même intitulée Changer le monde sans prendre le pouvoir ?... Vous suivez toujours ? C'est bien, mais ce n'est pas obligatoire. J'ai fait de mon mieux pour que cette contribution se suffise à elle-même et puisse intéresser y compris les personnes qui n'ont pas suivi les épisodes précédents.

En ouvrant ContreTemps n°6, je voulais élucider une question simple : les trotskistes sont-ils en train de devenir libertaires pour de vrai ou veulent-ils récupérer le concept pour avoir une meilleure image ? La réponse que j'ai trouvée n'était pas exactement celle que j'imaginais. Je pense maintenant que pour certains membres de la LCR, le sirop libertaire pourrait aider à faire passer, dans leurs rangs, une pilule social-démocrate. Bien sûr, pour ses promoteurs, il ne s'agirait pas de passer du trotskisme au social-libéralisme actuel, mais de refonder une social-démocratie néo-réformiste qui change le monde. Philippe Corcuff parle à ce propos d'un projet composite, puisant dans une pluralité de traditions. Je veux bien accepter cette définition, par contre, je refuse d'y voir une nouvelle politique d'émancipation. Au contraire, je vais essayer de démontrer que le recours aux institutions politiques va à l'encontre du développement des mouvements sociaux. Et je tenterai aussi de répondre  au faux dilemme «démocratie ou totalitarisme». Mais avant de poursuivre sur la «social-démocratie libertaire», je vais préciser ma posture, mon identité et dire comment je perçois celle de mon interlocuteur. Cela me permettra de répondre à certaines questions annexes qu'il me pose, comme celle de savoir si, à mes yeux, le monde est simple ou compliqué...


Militant(e)s et sociologues

Ph. Corcuff et moi-même avons des points communs, nous sommes militants et sociologues. Ce qui nous différencie, c'est que j'ai l'impression d'être plus militante que sociologue et que l'inverse est vrai pour lui. Je pense que l'exigence de rationalité que l'on doit avoir vis-à-vis d'une théorie sociologique n'est pas exactement la même que celle que l'on peut attendre d'une doctrine ou d'une philosophie politique. Ces dernières reposent sur des valeurs, des principes, certaines traditions ou sagesses dont on ne peut pas toujours prouver la cohérence, mais qui font partie de leur histoire et sont parties prenantes de leur identité.

Tout en étant convaincue que la connaissance du monde est utile à qui veut «changer le monde», je pense qu'elle ne remplace pas la volonté, la force de conviction, l'habileté, le courage et toutes les autres qualités dont peuvent faire preuve les militants. Ainsi, je puise dans mes connaissances sociologiques des outils utiles à mon action, bien plus que je n'essaye de vérifier mes présupposés théoriques en les appliquant à ma pratique militante.

Je définirais ma posture comme étant à la fois «réaliste» et «relativiste». Réaliste, car je pense que le monde existe indépendamment des explications qu'on peut en donner. Ainsi les théories sociologiques ne produisent pas ce qu'elles observent et elles doivent être vérifiées ou pour le moins illustrées par un certain nombre d'exemples.

Relativiste, car je pense que les différentes cultures et traditions (idéologies, doctrines, religions…) ont toutes une efficacité, une logique interne et qu'elles produisent du sens pour ceux qui les vivent. Si nous adhérons à l'une ou l'autre, c'est le plus souvent au nom de certaines valeurs que nous jugeons primordiales et pour lesquelles nous sommes prêts à nous battre.
 

* C'est volontairement que nous paraphrasons ici le titre du livre d'Alain Bihr, Du "grand soir" à "l'alternative". Le mouvement ouvrier en crise, Paris, Ed. ouvrières, 1991. Son auteur, un militant et penseur indépendant mais qui a très certainement influencé la LCR, y préconisait déjà, pour préserver les acquis sociaux, d'investir l'appareil d'État en commençant par ses pouvoirs périphériques.
** Voir à ce propos la brochure de "DiRECT!" intitulée Du réformisme libertaire qui donne deux exemples de cette démarche. Peut être commandée par mail : direct@perso.ch.

1) Ph. Corcuff affirme qu'il n'est pas trotskiste, pourtant je persiste à l'inclure dans cet ensemble, parce qu'il milite dans une organisation «trotskiste» : la LCR. S'il préfère une autre dénomination, il lui reste à l'imposer. Dans la première phrase de son texte, il me définit comme une «militante libertaire» ce qui ne me plaît pas beaucoup non plus. Dans mon précédent texte, j'ai utilisé l'expression «libertaires, anarchistes et apparentés». Et bien moi, je fais partie des «apparentés». La métaphore de la famille me semble de plus bien convenir à nos courants. On choisit ses amis, mais pas sa famille.
2) Karl Polanyi La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (1ère éd. en anglais, 1944).
3) Des expériences de collectivités inspirées par les anarchistes existent et ont existé dans plusieurs pays, notamment durant des périodes révolutionnaires. La Révolution espagnole de 1936-37 est sans doute l'expérience la plus importante sur ce plan. Nous ne tenterons pas ici d'en mesurer l'ampleur et la signification.
4) Le Parti ouvrier, 16-17 avril 1896. Cité dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, à l'article consacré à Jean Allemane.
5) Le congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900, dit aussi «congrès antiparlementaire», aurait dû avoir lieu à Paris en même temps que le congrès socialiste international, à qui il souhaitait donner la réplique. Il fut interdit au nom des «lois scélérates». Les rapports rédigés préalablement par ceux qui s'y étaient inscrits ontété publiés dans Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire, n°23 à 32, du 29 septembre au 1er décembre 1900. Ces rapports existent sous la forme d'un Tiré à part numéroté de la page 129 à la page 342. La phrase citée s'y trouve à la p. 200.
6) Evert Arvisdsson, Le syndicalisme libertaire et la " welfare state " (l'expérience suédoise), Ed. Union des syndicalistes et CILO, sd. (l'édition espagnole date de 1960). Texte cité in Collectif Direct !, Du réformisme libertaire, brochure qui peut être commandée par mail : direct@perso.ch.
7) Résolutions du Congrès tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1872, in Jacques Freymond (dir.), La première internationale, Genève, Droz, 1962, Tome II, p. 373.
8) Cité in James Guillaume, L'internationale — Documents et souvenirs, vol. 1 (1864-1872), Genève, Grounauer, 1980, troisième partie, p. 160-161.
9) Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières, Londres, 26 juillet - 2 août 1896, Genève, Minkoff Repint, 1980, p. 6 et p. 459.
10) Selon Yves Lacoste, Paysages politiques, Paris, Librairie Générale, 1990, p. 14.
11) Le Révolté, du 21 janvier 1882, p. 2.
12) Norbert Élias par lui-même, Fayard, 1991, p. 61.
Notes du fichier

Max Weber distingue deux types de rationalités, la rationalité en finalité, dite aussi rationalité instrumentale et la rationalité en valeur. Dans la plupart des actions humaines et notamment dans celles des anarcho-syndicalistes dont je me revendique (1), ces deux types de rationalité sont à l'œuvre, puisqu'il s'agit, en l'occurrence d'avoir à la fois une efficacité immédiate, la satisfaction des revendications syndicales, et de défendre les valeurs du communisme libertaire (égalité et liberté).

N'importe quel sociologue vous dira que les valeurs sont à l'origine de normes qui peuvent être implicites (non-dites) ou explicites (écrites dans des lois, règlements, statuts, contrats...). Chez les anarcho-syndicalistes, les normes explicites figurent dans les statuts et les accords de congrès. Leur élaboration est «démocratique» ou plutôt fédéraliste, dans le sens que la décision est prise à la majorité, en congrès, par les représentants des syndicats. Ceux-ci, à la différence de ce qui se passe dans la «démocratie bourgeoise», n'y défendent pas leurs idées, mais celles de leurs mandants. Les délégués ont certes une marge d'interprétation et peuvent passer des compromis, mais ceux-ci peuvent être ou non ratifiés par les adhérents du syndicat. On peut penser ce que l'on veut de ce fonctionnement, mais toute personne honnête reconnaîtra qu'il n'est guère susceptible de produire un totalitarisme ou une dictature.


Des idées simples

Si j'ai dit dans mon précédent texte qu'il «faut mettre en avant des idées simples» ce n'est pas seulement parce qu'elles sont plus faciles à communiquer, mais surtout parce que chacun peut avoir une opinion à leurs propos. Rien de tel avec des propositions ambiguës qui permettent de rassembler des gens qui pensent différemment (par exemple des réformistes et des révolutionnaires) parce qu'ils ont compris différemment le discours.

Une tare des «sociologues militants» est d'exiger des membres de la «base» qu'ils fassent l'effort d'apprendre leur langage, d'étudier leurs théories, avant de pouvoir se prononcer sur les options à choisir. Rien de tel pour produire une petite cour d'initiés autour du «professeur» ou du leader charismatique... C'est au nom des «idées simples» que je récuse l'affirmation de Ph. Corcuff suivant laquelle la «position kantienne libertaire, les moyens doivent ressembler aux fins est sociologiquement impossible». Je ne dis pas que des idées comme l'autogestion, la rotation des tâches, le mandat impératif, le souci de promouvoir l'égalité entre les militants, etc. soient faciles à réaliser avec des gens qui vivent l'inverse au quotidien. Il n'en reste pas moins que la volonté des anarchistes — qui fut longtemps celle du mouvement ouvrier dans son ensemble — de conserver leur autonomie, de construire une contre-société en marche, pourrait bien être plus prometteuse sur le long terme que celle qui consiste à s'installer dans les institutions en place en prétendant les subvertir.


Ne pas changer ou ne pas prendre le pouvoir ?

Le titre du n°6 de la revue ContreTemps laisse planer un doute, en disant «Changer le monde sans prendre le pouvoir ?», ses rédacteurs pensent-ils que le pouvoir ne doit pas être pris, mais détruit d'une manière ou d'une autre, ou veulent-ils dire que le pouvoir gouvernemental actuel doit rester en place ? Il me semble que Ph. Corcuff est partisan de la seconde alternative. Le lapsus qu'il fait dans le sous-titre de sa réponse à mon précédent texte est à ce titre révélateur, puisque au lieu d'écrire «Changer le monde sans prendre le pouvoir ?», il met «Changer le monde sans changer le pouvoir ?».

Par ailleurs, la notion d'équilibration des tensions qu'il pêche chez Proudhon et D. Colson et qu'il oppose à l'idée de dépassement des contradictions de la dialectique hégélienne signifierait, si je l'ai bien compris, que les opposants ne peuvent être créatifs que s'ils ont quelque chose à quoi s'opposer et qu'ils deviendraient stériles dans une société apaisée. Même topo à propos du capitalisme qui semble, lui aussi, indépassable. Quand Ph. Corcuff me reproche une régression par rapport à l'apport majeur des courants libertaires, qui est : «une approche de la pluralité des formes de domination non nécessairement intégrées fonctionnellement à un " système " unique appelé système capitaliste», veut-il simplement dire que certaines formes de domination, à la tête desquelles l'oppression des femmes, ont préexisté au système capitaliste et peuvent fort bien lui survivre ? Dans ce cas, nous serions d'accord. Ou veut-il dire que le capitalisme et d'une manière générale l'économique est secondaire par rapport au politique ?

Personnellement, je ne pense pas, comme les marxistes, que «l'infrastructure détermine la superstructure» (que l'économique détermine le politique) en tout lieu et en tout temps. Par contre, je partage la vision de Karl Polanyi dans La grande transformation (2), selon laquelle, à un moment donné, lorsque la force de travail, la terre et la monnaie sont devenues de simples marchandises, l'économique s'est «désencastré» du social et est devenu déterminant. Raison pour laquelle, à l'heure de la mondialisation libérale, les gouvernements ont une faible marge de manœuvre et pratiquent tous le même type de politique économique et sociale. Il s'en suit une fuite en avant désastreuse sur tous les plans (social, écologique, sanitaire, culturel...).

Croire qu'il est possible de changer ce système en utilisant les possibilités offertes par la  «démocratie réellement existante», ou rechercher une sortie de cette civilisation destructrice à partir de l'auto-organisation de celles et ceux qui en subissent les méfaits, sont deux choses différentes. Pour moi, rien ne permet de dire que la seconde alternative soit plus utopique ou dangereuse que la première, bien au contraire. Il est primordial, surtout, qu'on ait la possibilité de choisir entre ces deux programmes. Raison pour laquelle il est important de les distinguer afin d'éviter un «doux mélange» qui ferait que celles et ceux qui croient participer à l'un soient en train de renforcer l'autre sans le savoir.


La «social-démocratie libertaire» : une nouveauté ?

Il y a environ 150 ans, Karl Marx affirmait que «jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde [et qu'] il s'agit maintenant de le transformer». Dans les décennies qui suivirent, les discussions portant sur «comment réaliser le communisme (et le socialisme)» ont pris le pas sur celles portant sur le contenu du projet. Et c'est à partir des divergences sur ce «comment...» que se sont construits les différents courants et organisations du mouvement ouvrier. C'est également autour du thème du changement de société que la «social-démocratie libertaire» se distinguerait des autres tendances. Mais avant d'en parler, je rappellerai, de manière très schématique, les conceptions des uns et des autres.

Chez les marxistes, il existe l'idée qu'à partir d'un certain niveau de développement des forces productives, les contradictions du capitalisme rendent possible et nécessaire l'avènement du communisme. Les marxistes, et les bolcheviks à leur suite, comptent sur un parti centralisé pour diriger la révolution et s'emparer du pouvoir d'État. Celui-ci étant censé dépérir de lui-même par la suite avec le développement d'une société sans classe. Le problème, c'est que les expériences du «socialisme réel» (pays de l'Est, Chine, Cuba...) ont démontré qu'entre les mains d'un parti unique, même prétendument «ouvrier», l'État, loin de dépérir, prend des formes dictatoriales, et les inégalités sociales persistent... Pour les sociaux-démocrates, le socialisme constitue aussi la suite logique et souhaitable du capitalisme. Mais pour eux, la prise du pouvoir doit passer par les urnes et le socialisme s'établir progressivement, par des réformes.

Malheureusement, les socialistes parvenus au pouvoir grâce au bulletin de vote n'ont jamais instauré le socialisme.

Chez les anarchistes, il n'y a pas vraiment un modèle du changement social. Il me semble que pour beaucoup d'entre eux la société égalitaire ne constitue pas l'aboutissement du «progrès» capitaliste, mais une forme de société «naturelle», «juste» qu'un dérèglement provisoire (le capitalisme et les différentes formes de domination) aurait transformé. Les anarchistes se préparent en vue du moment propice : crise sociale, grève générale... pour détruire le pouvoir en place, s'emparer des moyens de production et instaurer une société libre et égalitaire. Pour eux, ce changement ne peut pas partir du sommet (prise du pouvoir), mais doit venir de la base qui s'auto-organise sur les lieux de travail, dans les quartiers, etc. Jusqu'ici, la preuve de la viabilité d'un tel projet, sur une large échelle et sur le long terme (3) n'a pas été faite.

Face à ce qui peut apparaître comme des impasses, on comprend que certains aient envie d'inventer d'autres modèles comme celui de la «social-démocratie libertaire». Mais d'abord, s'agit-il d'une nouveauté ?

Le premier courant politique que je connaisse qui ait essayé de faire tenir ensemble les idées libertaires et celles de la social-démocratie est français. Il s'agit des «allemanistes» (du nom de leur leader Jean Allemane 1843-1935). Bien qu'il allât être par la suite député pendant cinq ans, Jean Allemane écrivait, en 1896, à l'intention des politiciens : «à votre "prise du pouvoir" nous opposons aujourd'hui la "fin du pouvoir", l'avènement de la seule administration des choses.» (4). Partisans de la grève générale révolutionnaire, ceux que certains appelaient les «allemanarchistes» avaient créé, en 1890, le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR). Dans une contribution rédigée pour un congrès ouvrier révolutionnaire prévu à Paris en 1900, les représentants de ce parti proposaient par ailleurs «la conquête des pouvoirs publics comme moyen de propagande.» (5). En 1905, les allemanistes rentrèrent dans le rang social-démocrate en participant à la réunification des socialistes français au sein de la SFIO.

La tentation social-démocrate est plus répandue qu'on ne le pense en milieu libertaire. Pour l'illustrer nous allons donner deux exemples qui, à la différence de l'allemanisme, sont le fait de groupes reconnus comme appartenant à la famille libertaire.

Un syndicat suédois, la Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC), membre fondateur de l'AIT anarcho-syndicaliste en 1922, a connu, dans les années 50, une évolution qui l'a amenée à quelque chose qui pourrait ressembler au projet de Ph. Corcuff. Constatant que le capitalisme libéral avait entraîné une augmentation générale de la production et de la consommation et que les sociétés «communistes» avaient engendré des systèmes totalitaires, les dirigeants de la SAC renoncèrent «à la " baguette magique " de la révolution.» (6). En 1954, la SAC reçut une importante subvention étatique qui lui permit de créer sa propre caisse de chômage. En parallèle, un certain nombre de ses militants étaient membres d'un parti «municipaliste», auquel la presse du syndicat ouvrait ses colonnes lors des campagnes électorales. Les dirigeants de la SAC pensaient que la cogestion ou «démocratie industrielle» qui se développait alors en Suède était un premier pas vers l'autogestion… Cet espoir n'a pas abouti ! Outre le fait d'accepter des subventions de l'État, de participer à des institutions paritaires de cogestion et éventuellement à des élections, certains «sociaux-démocrates libertaires» considèrent, comme les sociaux-démocrates tout court, qu'on peut militer aussi bien à la base (sur le lieu de travail, dans la rue...) qu'au sommet, c'est-à-dire au sein d'un gouvernement. Un exemple qui m'est proche (géographiquement) illustre cette approche.

Il y a quelques années, dans ma ville et mon canton, le leader d'un groupe libertaire devenait le conseiller personnel, officiel et rétribué, du ministre de justice et police du gouvernement local. Le ministre, un communiste, déclarait alors aux fonctionnaires en lutte qu'il n'était qu'un militant de plus, qui militait dans le gouvernement et que s'il s'était choisi un conseiller anarchiste, c'était pour ne pas s'endormir. Au final, le ministre n'a pas été réélu et les fonctionnaires ont perdu beaucoup de plumes...

Il est utile de préciser que les «réformistes libertaires» que j'ai pu observer ne tiennent pas des discours réformistes, mais des discours révolutionnaires. Bref, vous comprendrez que je ne sacralise pas l'anarchisme, que je ne prétends pas qu'il soit l'antithèse absolue du capitalisme ou quelque chose de spécialement pur et sacré. Je pense que ses traditions connaissent des évolutions disparates, dont l'une, reprenant à son compte le slogan «il est interdit d'interdire», s'emploie à transgresser, dans une «recomposition» particulièrement hardie, les principes même de la doctrine.


De la démocratie...

J'ai écrit que «dans le système capitaliste, les dés " démocratiques " sont pipés et que l'acte électoral dans le secret de l'isoloir est le plus souvent un acte irrationnel...». Devant cette affirmation Ph. Corcuff me demande si je veux dire «qu'il faut aller plus loin que les acquis du libéralisme politique...» ou si je crois que «ces acquis n'existent pas, que c'est un leurre (...) et que les démocraties libérales et les régimes autoritaires, voire totalitaires, c'est bonnet blanc et blanc bonnet».

La question ainsi posée est soit très stupide, soit très mal posée. Pour moi, la vraie question est de savoir si la démocratie et le capitalisme sont inséparables. Si l'on ne peut pas avoir l'un sans l'autre. Sans discuter ici de la pertinence du concept de «capitalisme d'État», on doit noter que le capitalisme libéral peut fort bien se passer de démocratie (Chine actuelle, Chili de Pinochet...). Des exemples historiques montrent que des formes démocratiques (communautés villageoises par ex.) ont existé dans les sociétés pré-capitalistes. C'est pourquoi, je poserai l'hypothèse que la rencontre historique entre démocratie et capitalisme est fortuite et que le second a en partie phagocyté la première.

Je l'ai dit plus haut, le problème du socialisme, notamment à la suite de Marx, c'est qu'il a renoncé à penser son projet, son contenu. Il nous reste donc à penser les mécanismes possibles d'une autre démocratie : un vaste chantier... Quant à «bonnet blanc et blanc bonnet», c'est un piège à ultra-gauche. En ce qui concerne les anarchistes, ils n'ont pas été les derniers, dans l'histoire, à se battre pour défendre les libertés et les droits des gens. Si la «démocratie» ou plutôt la république pour ce qui concerne la France n'a pas toujours été en odeur de sainteté, c'est aussi parce qu'elle a sur ses mains beaucoup de sang ouvrier.

En Suisse — le pays le plus démocratique du monde — on dit souvent que la démocratie use ceux qui s'en servent et s'use quand on s'en sert. Dans ce pays, on vote très souvent sur des initiatives populaires (avec 100.000 signatures de citoyens, un nouvel article constitutionnel est proposé au vote) et des référendums (50.000 signatures permettent de demander un vote populaire sur une loi adoptée par le parlement). Curieusement tout cela n'est guère favorable au progrès social. Ces 25 dernières années, le peuple suisse a refusé en votation : la limitation du temps de travail à 40 heures hebdomadaires, la retraite à 60 ans (mais a par contre accepté que l'âge de la retraite des femmes passe de 62 à 64 ans), l'assurance maternité. Chaque fois que l'occasion lui en est donnée, il réduit le droit d'asile, etc. Dernier succès populaire en date : l'inscription dans la constitution fédérale du principe de l'internement à vie pour les délinquants dangereux !

En Suisse, les militants, y compris d'extrême-gauche, consacrent une grande part de leur énergie à récolter des signatures et à faire des campagnes électorales au détriment de l'action directe. Un exemple : il y a quelques années une nouvelle loi réduisant les prestations de chômage a été voté au parlement. Les comités de chômeurs ont récolté les 50.000 signatures nécessaires, ont fait campagne et ont gagné. Peu après, le parlement a voté une nouvelle loi restrictive (le nombre maximum de jours chômés rétribués passant de 520 à 400 jours pour les moins de 55 ans), les comités de chômeurs se sont à nouveau mobilisés, mais cette fois-là, le gouvernement a mis le paquet et l'a emporté en votation. Après ça, allez organiser des manifestations de chômeurs… Ils ne bougent plus, car ils n'ont plus guère de légitimité face au refus populaire.

À l'aube du XXe siècle, des anarchistes comme Émile Pouget dénonçaient, au sein de la CGT, la tyrannie souvent conservatrice, voir réactionnaire des majorités… Ils n'ont pas toujours été compris. Pourtant c'est qui se passe aujourd'hui en Suisse : le souci premier de l'électeur moyen, c'est son porte-monnaie (et sa sécurité). Les propositions favorables à des minorités (étrangers, handicapés, jeunes, pauvres…) ont peu de chance passer. Par contre, s'il s'agit de payer moins d'impôts, la majorité n'est pas difficile à trouver !


La question des élections

Ph. Corcuff écrit : «Pourquoi mettre la frontière à priori, de manière définitive, du côté des institutions électorales et parlementaires ? Pourquoi seraient-elles plus corruptrices que la participation au travail salarié, à la consommation, aux cadres familiaux existants, à l'école, etc. ?».

Je pense avoir montré, ci-dessus, combien le recours aux mécanismes démocratiques  est susceptible de stériliser les mouvements sociaux. Je voudrais aussi rappeler que le refus de l'électoralisme constitue un principe fondateur du mouvement anarchiste, un élément déterminant de son identité, car c'est précisément sur ce point qu'ils se sont séparés de la social-démocratie. Les anarchistes ont été exclus de la 1ère internationale, en 1872, au congrès de La Haye, parce qu'ils avaient refusé un article des statuts indiquant que «la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat» (7). L'un des exclus M. Bakounine expliquait ainsi les divergences entre les deux tendances socialistes : «l'un et l'autre parti veulent également la création d'un ordre social nouveau, fondé uniquement sur l'organisation du travail collectif, (...) des conditions économiques égales pour tous, et (...) l'appropriation collective des instruments de travail. Seulement les communistes [d'État] s'imaginent qu'ils pourront y arriver par le développement et par l'organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, avec l'aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoque, pensent, au contraire, qu'ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l'organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent anti-politique, des masses ouvrières tant des villes que des campagnes...» (8).

Plus tard, les anarchistes participèrent aux quatre premiers congrès de la 2e internationale où ils poursuivirent leur lutte contre l'électoralisme. Le congrès de Londres en 1896 sanctionna leur expulsion définitive, en exigeant que désormais seules soient admises les organisations reconnaissant «la nécessité de l'action législative et parlementaire» (9).

On considère souvent Proudhon comme le père de l'anarchisme. En ce qui me concerne, je lui préfère la figure d'Élisée Reclus également considéré comme «l'un des principaux penseurs du mouvement libertaire» (10) et qui fut le premier rassembleur des anarchistes français. Bien avant Roberto Michels, Élisée Reclus avait souligné combien les mécanismes démocratiques dépossèdent les électeurs au profit des élus. Reclus affirmait que le suffrage universel a «accru cette hideuse classe des politiqueurs, qui se font un métier de vivre de leur parole, courtisant d'abord les électeurs, puis quand ils sont en place (…) mendiant les places, les sinécures et les pensions...». Il notait que «jusqu'à maintenant notre métier d'électeur n'a consisté qu'à recruter des ennemis parmi ceux qui se disent nos amis» (11). À l'heure des condamnations pour prises illégales d'intérêts et autres abus de biens sociaux, ces quelques phrases du célèbre géographe sonnent encore juste. Aujourd'hui la «démocratie» fait tellement de déçus qu'elle se met en danger grâce à ses propres mécanismes.

Comme conclusion provisoire, je soumets à votre réflexion cet extrait d'une interview du sociologue Norbert Élias — qui n'était pas anarchiste — évoquant son attitude en Allemagne en 1933 :

— Vous sentiez-vous attaché à la démocratie, au système parlementaire ?
— Je n'aurais pas utilisé le terme de démocratie, mais j'étais évidemment profondément opposé à une dictature.
— Il reste qu'il est difficile de comprendre que vous vous soyez tenu à ce point à l'écart des choses.
— Mais je ne me tenais pas à l'écart des choses ! Je faisais de mon mieux. Ne m'en veuillez pas si je vous demande à mon tour : qu'auriez-vous donc fait à ma place ?
— Nous aurions au moins voté.
— Et vous auriez alors eu l'illusion d'avoir fait quelque chose ?
— En tout cas, nous aurions fait ce qui constitue le minimum dans une démocratie.
— Certes, mais dans la situation de l'époque, il était évident que le fait d'aller voter n'était plus l'essentiel. Cela aurait tout au plus servi à se décharger sur le plan émotionnel, rien d'autre (12).



Ariane Miéville, février 2004