Débattre avec les marxistes ? textes de : Garnier et Janover - Richard G. - Guillaume Davranche - Ronald Creagh — Anne Vernet


DIALOGUE AVEC LES MARXISTES ?
Jean-Pierre Garnier — Louis Janover Je réécris ton nom, libertaire
RichardG. Restructurations à l'ombre des bons sentiments
Guillaume Davranche Les communistes libertaires et le débat avec d’autres courants
Ronald Creagh Dialogue avec les marxistes ? 
RichardG. Pour en finir avec la LCR (Réponse à Guillaume Davranche)
Guillaume Davranche Pour en finir avec la LCR ? (Réponse à RichardG.)
Anne Vernet Commentaire au texte de Ronald  Creagh


Jean-Pierre Garnier — Louis Janover
Je réécris ton nom, libertaire

28 Jan 2004
Le Monde libertaire n°1319, hebdomadaire de la Fédération Anarchiste
L'analyse de l'OPA (Opération pirate sur les anarchistes) de la L.C.R, présentée ici, s'inscrit dans le propos plus large d'un ouvrage paru aux éditions Paris-Méditerranée (Coll. « Les Pieds dans le plat ») : Je réécris ton nom, Révolution.
Le «petit facteur» de la L.C.R. n'aura pas eu besoin qu'on le sonne deux fois pour annoncer la bonne nouvelle : Le libertaire nouveau est arrivé ! Les prospectus qu'il distribuait, entre les deux tours des présidentielles, au printemps 2002, semblaient pourtant la contredire : Aux urnes, à nouveau, citoyens ! Il faut bouter Le Pen hors des murs de la République ! L'isoloir serait-il devenu un passage obligé pour tout libertaire qui se respecte ? Tel était, en tout cas, le message urgent qu'Olivier Besancenot avait à faire passer, avec l'aide empressée de médias soudainement intéressés, à l'issue d'une tournée des calendriers électoraux pendant laquelle il lui fut donné de sentir d'où viendrait le vent pour les prochaines consultations.

En fait de vent, il s'agit tout simplement de revivifier d'un «souffle libertaire» le marxisme révolutionnaire, comme nous l'apprend le dernier numéro de Contretemps, revue théorique de la L.C.R. (1) Un changement de cap idéologique périlleux, si l'on songe au passé — pour ne rien dire du présent — de cette organisation. Aussi le pilotage du numéro a-t-il été confié à deux barreurs hors pair : Philippe Corcuff et Michaël Löwy.

Sociologue, politologue et surtout idéologue tout terrain, le premier nous inflige comme à l'accoutumée, mais cette fois aux dépens de Rosa Luxemburg, un laïus sans consistance truffé de falsifications où il donne libre cours à son penchant pour les mésalliances de mots les plus déconcertantes et prend assez de libertés avec l'histoire pour nous faire oublier pourquoi Rosa et ses camarades finirent par ne voir dans la social-démocratie qu'un «cadavre puant» qu'aucun artifice langagier ne pourrait rendre à la vie. Ainsi en profite-t-il pour nous resservir l'une de ses trouvailles préférées : le «concept» — terme à prendre ici non dans son acception théorique, mais au sens que lui ont donné les publicitaires — de «social-démocratie libertaire».

Second pilote à la manœuvre, Michaël Löwy, directeur de recherche médaillé du CNRS et directeur de conscience écouté parmi les adeptes du marxisme lénifiant, se pose en héritier présomptif et surtout présomptueux du mouvement surréaliste pour nous saouler de sa rhétorique sur l'«ivresse libertaire» de Walter Benjamin érigé en maître à tout penser. Une manière comme une autre de montrer que la L.C.R. aurait définitivement rompu avec l'avant-gardisme, l'autoritarisme et le dogmatisme que des esprits aussi chagrins que mal informés persistent à lui imputer.

Pour prouver que la page d'un certain trotskisme est définitivement tournée, nos experts en détournement n'y sont pas allés de main morte. Le numéro de Contretemps s'ouvre, en effet, sur un scoop de taille : rien moins que la naissance d'une «première Internationale au XXIe siècle», une fois dépassées les «vieilles querelles» entre marxistes et libertaires. Exit, donc, la IVe Internationale dont la L.C.R. attestait la survivance en France. Il est vrai que son nouveau porte-parole avait déjà révélé au Monde qu'avant de devenir trotskiste, il avait été «libertaire». Et qu'il le serait, par la suite, plus ou moins resté. Libertaire, donc, Alain Krivine qui, au soir des élections européennes de 1999, s'écriait avec enthousiasme, en apprenant qu'il avait gagné son ticket d'entrée au parlement de Strasbourg : «On a des élus, c'est le plus important.» (2) L'important, pour les rénovateurs trotskistes, ce n'est plus le rouge ni même l'orange qui l'a remplacé sur leurs nouvelles bannières : c'est la couleur des sièges dans lesquels ils allaient pouvoir enfin se caler, à Strasbourg ou ailleurs. Libertaires, le sont, d'une façon plus générale, avec Besancenot, Bensaïd et consorts, toutes les girouettes que leur sensibilité aux trous d'air électoraux pousse à «coller à l'air du temps contestataire», comme le dit si bien Libération qui, à défaut de toujours savoir de quoi il parle, sait à qui il a affaire avec les apparatchiks de la Ligue et ses penseurs attitrés.

«Changer le monde sans prendre le pouvoir ?» Sous son allure de sentence faussement interrogative, le titre aguicheur de la revue Contretemps est des plus trompeurs. Car prendre le pouvoir, c'est avoir le pouvoir de changer le monde, et y renoncer revient à le laisser à ceux qui le possèdent déjà. On l'aura pressenti : ce «souffle libertaire» qui émane sans prévenir de la L.C.R. va surtout permettre à la bourgeoisie mondialisée de souffler.


Le social-opportunisme

De la part de tous ces néo- ou post-trotskistes spécialistes de l'entrisme à tous crins, le sort — et le tort — qu'ils font maintenant subir au mot «libertaire» n'a rien qui doive étonner. Encore faut-il, pour s'en convaincre, rappeler d'où il vient. Déjà connu après la Commune dans les milieux antiautoritaires, ce néologisme est né à la fin des années 1850 de la plume acide d'un anarchiste, Joseph Déjacque, qui n'eut de cesse de clouer au pilori les compromis et les compromissions de la petite-bourgeoisie républicaine de l'époque. (3) Elle avait mené le mouvement révolutionnaire à une série de défaites et nourrissait un respect viscéral pour toutes les procédures de la démocratie parlementaire qui faisait alors ses premières armes en désarmant tous ceux qui opposaient au culte de la légalité bourgeoise l'aspiration à une lutte et à des formes d'organisation nées au sein du peuple même. Au «crétinisme parlementaire», indissociable des pratiques opportunistes de la social-démocratie, s'est donc tout aussitôt opposée la pensée libertaire qui dénie aux délégués élus le pouvoir d'user et d'abuser de l'autorité qui leur est conférée par le vote. Et si le «libertaire» mettait plutôt l'accent sur la dimension individuelle de la révolte, l'anarchie, issue parallèlement du mouvement ouvrier, l'associait à une idée d'organisation collective autonome refusant toute professionnalisation de la politique et, a fortiori, le rôle et le règne des révolutionnaires professionnels. Ce sont donc toutes les formes de la démocratie représentative qui, dès l'origine, seront implicitement et explicitement prises sous le feu de la critique.

Parole de Besancenot : «Pour nous, l'erreur des bolcheviks, c'est d'avoir sous-estimé la question démocratique [...]. Nous sommes évidemment pour le pluralisme.» (4) «Nous», c'est évidemment la minibureaucratie de la Ligue qui, après avoir réussi à se faire une place «à gauche de la gauche» comme supplétive de la «gauche plurielle», découvre qu'elle peut damer le pion au P.C.F. et jouer sa partition dans le concert des grands. Reconnue et réévaluée dans ce contexte, la «question démocratique» n'est autre que celle que l'on soumet d'ordinaire aux étudiants de première année de Sciences Po et à laquelle ont déjà répondu par avance, depuis des décennies, tous les propagateurs de lieux communs sur les bienfaits de l'ordre politique bourgeois. Une réponse qui rejette toute idée d'action révolutionnaire des dominés contre cet ordre, comme non démocratique parce que relevant d'une conception «totalitaire» et, depuis le 11 septembre 2001, «terroriste» de la transformation de la société.

On peut, de la sorte, sous couvert de se libérer des «pesanteurs idéologiques», se débarrasser tranquillement de tous les principes révolutionnaires gênants, tout en conservant le principe d'autorité du bolchevisme et de la social-démocratie, inhérent à des appareils dont la structure et le fonctionnement sont calqués sur le modèle étatique. On comprend, dès lors, qu'Edwy Plenel, journaliste d'investigation policière toujours prêt à accueillir ses anciens camarades de promotion trotskiste dans les colonnes du Monde, ait lui aussi découvert «ce passage vers une pensée de liberté, vers une idée libertaire de démocratie».

Pour dissimuler le sens de leur adhésion au pluripartisme et aux «élections libres», c'est-à-dire à la démocratie de marché, les néo-trotskistes se doivent de dévoiler ce qui aurait été oublié par leurs prédécesseurs, à savoir la dimension subjective de l'individu et son irréductible altérité, de traquer l'aliénation dans tous les domaines du quotidien, de suggérer que les combats des féministes et des écologistes transcendent les luttes de classes — toutes choses qui auraient été mises sous le boisseau par le marxisme qu'ils professaient la veille, quand ils assénaient leur pédante leçon de matérialisme aux analphabètes de toutes confessions, anarchistes, conseillistes et autres «basistes» saisis par le «spontanéisme». De même leur faut-il intégrer le possible, l'aléatoire, l'utopique et, pourquoi pas pendant qu'on y est, le rêve, la mélancolie et le prophétique dans leur conception de l'histoire, car ils veulent désormais échapper au déterminisme, voire au fatalisme, dont ils auraient été victimes bien malgré eux.

Dans ces conditions, le sénateur «socialiste» Henri Weber, ex-dirigeant de la Ligue devenu bras droit (ou gauche) de Laurent Fabius était en droit de demander, toujours dans les pages du Monde, à ses anciens camarades ce que le «révisionniste» Eduard Bernstein réclamait jadis de la social-démocratie : qu'elle «ose paraître ce qu'elle est», et qu'elle devait si bien montrer avec son ralliement à «l'union sacrée», en 14-18. Que les soi-disant communistes révolutionnaires de la L.C.R., donc, osent enfin paraître à leur tour pour ce qu'ils sont, malgré leurs dénégations : «des réformistes de gauche, à peine plus radicaux» que des renégats qui ont simplement poussé plus loin, et plus tôt, l'abandon de leurs positions d'antan, tels Julien Dray, Jean-Luc Mélenchon ou l'inspecteur du travail Gérard Filoche.

Henri Weber, en vérité, devrait plutôt prier pour que son souhait reste un vœu pieux, car afin qu'il puisse sans crainte paraître lui-même pour ce qu'il est effectivement devenu, un réformateur bon teint, c'est-à-dire rose pâle, il est préférable que les néo-trotskistes continuent de passer pour ce qu'ils ne sont plus : des «rouges». Inviter la L.C.R. à se dépouiller de son label d'extrême gauche, comme elle l'a d'ailleurs déjà fait en se revendiquant «100 % à gauche», n'est-ce pas courir le risque, pour Henri Weber et les politiciens de son acabit, de se retrouver, du coup, catalogués à l'extrême centre, tout près du «libéral-libertaire» Daniel Cohn-Bendit et non loin du libéral tout court François Bayrou ?

C'est pour ne pas avoir à rendre publique leur propre dérive dans ce glissement général vers la droite que les fins stratèges de la L.C.R. ont encouragé l'un de leurs idéologues maison à mixer la social-démocratie avec l'esprit libertaire afin d'en extraire un «concept» aussitôt mis sur orbite médiatique, grâce à leurs multiples accointances avec cette presse qu'ils ont cessé de qualifier de bourgeoise. Sous peine de finir par être confondu avec le social-libéralisme et d'être ainsi suspecté d'accommodement avec le néo-libéralisme honni, le social-opportunisme de facture trotskiste se doit d'apparaître badigeonné d'une couche de «radicalité». Une touche de vernis «libertaire» fera donc l'affaire.

Les néo-trotskistes se verraient-ils, dès lors, contraints de défendre simultanément une chose et son contraire : la tradition social-démocrate et un engagement libertaire ? Nullement. Les deux plateaux de la balance sont, en effet, inégalement chargés. Ou, si l'on préfère, les poids et les mesures ne sont pas les mêmes dans l'un et l'autre cas. D'une part, des pratiques : légalisme, électoralisme, étatisme, participation au jeu institutionnel classique de la démocratie représentative. De l'autre, des discours : sur l'autonomie, la révolte et l'insoumission, professions de foi sans cesse démenties par les actes. Bref, d'un côté des positions, de l'autre des postures. Ainsi s'explique que tout ce que le mot «libertaire» exprime d'ordinaire, y compris dans les dictionnaires, se voit associé pour ne pas dire accouplé de la manière la plus obscène à son contraire, la social-démocratie — l'un des piliers les plus solides de l'État capitaliste.


Une révolution «sociétale»

S'il ne fait pas de doute que la revendication «libertaire» de la L.C.R. relève de l'usurpation et de l'imposture, il serait toutefois naïf de n'y déceler qu'un simple cache-sexe «anticonformiste» destiné à masquer la mise en conformité de l'organisation trotskiste avec les normes de la démocratie bourgeoise. Dans son cas comme dans bien d'autres, parler de «récupération» n'a de sens qu'à condition de ne pas oublier qu'à travers des mots ou des idées, ce sont des gens qu'il s'agit avant tout de récupérer.

Chacun sait, et les dirigeants de la L.C.R. les premiers, qu'il est devenu difficile, en politique, d'attraper les mouches avec du vinaigre, à savoir avec l'image révulsive d'un révolutionnarisme archaïque : références vieillottes, langue de bois, militantisme ascétique, etc. Certes, il n'est pas inutile de reprendre quelques-uns des slogans et des mots d'ordre traditionnels de la lutte anticapitaliste, ne serait-ce que pour ne pas laisser le terrain libre aux rivaux de Lutte ouvrière. Il faut bien répondre, en effet, au moins en paroles, aux attentes et aux intérêts des «déçus de la gauche» dans les milieux populaires. Mais occuper l'espace abandonné par les partis responsables de cette déception ne suffit plus. Pourquoi ne pas tenter de capter, en plus, les voix perdues de cette énorme part de l'électorat potentiel, assez sceptique sur les vertus démocratiques du suffrage universel pour voter souvent blanc ou nul, ou même — horreur absolue ! — se réfugier parfois dans l'abstention ? C'est ce «segment du marché», comme diraient les experts en marketing, que la L.C.R. cherche à «cibler», en laissant un «provocateur-né» style Philippe Corcuff se pousser en avant. On y trouve les lecteurs de Charlie-Hebdo et de Politis, bien sûr, où celui-ci tient tribune. Ceux, également, de Télérama ou des Inrockuptibles, magazines qui ont fait de la «différence» une image de marque d'autant plus soigneusement entretenue qu'elle permet, entre deux pages glacées de publicité pour des produits de luxe, de rejeter dans les bas-fonds du «populisme» tout ce qui émane du peuple sans avoir bénéficié de l'aval sourcilleux du «citoyen» policé. Dans la presse de marché, les déviants institutionnels sont fort prisés, voire courtisés. À Libé et au Monde, par exemple, les rubriques «Rebonds» ou «Débats» ont toujours été généreusement ouvertes aux contestataires installés.

Tout ce lectorat appartient à une fraction de la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui raffole des personnalités «dérangeantes» pour se donner l'illusion qu'elle n'est pas elle-même totalement rangée. Une couche sociale d'autant plus friande de révolutions labélisées «sociétales» — celles qui touchent aux comportements et aux sentiments, aux désirs et aux plaisirs, aux modes de vie et aux modes tout court — qu'elle a cessé de s'intéresser à la révolution sociale. Il est vrai que celle-ci risquerait de la toucher à son point le plus vulnérable : le portefeuille.

Le succès du nouveau maire « socialiste » de Paris auprès des «bobos» le confirme : il existe une «classe moyenne urbaine, jeune et cultivée» prête à se laisser séduire par les sirènes électorales pour peu que les prétendants au pouvoir acceptent de remodeler en conséquence leur idéologie et leur langage. Bertrand Delanoë et sa fine équipe de «communicants» ont misé avec brio sur le «festif» pour attirer ces chalands d'un nouveau genre plus soucieux d'épanouissement individuel que d'émancipation collective. La L.C.R. peut espérer, néanmoins, récupérer une partie d'entre eux, en particulier les plus jeunes, pas encore installés et donc plus disponibles et plus désintéressés. Pour ce faire, elle a trouvé la pierre philosophale susceptible de combiner le «social» et le «sociétal», c'est-à-dire le progressisme politique et le modernisme culturel : réactualiser le credo libertaire selon les canons publicitaires.

De ce point de vue, le jeunisme démagogique d'un Philippe Corcuff s'extasiant devant les platitudes fredonnées d'Eddy Mitchell, ou les pitreries d'un Besancenot s'auto-photographiant à la télévision devant une icône du «Che», peuvent contribuer à élargir l'audience et l'influence de la L.C.R. Pour croître, elle doit se montrer à l'écoute non plus des «masses» ou des «travailleurs», mais du public ou, plus précisément, d'un certain public. Un public spécifique qui n'entend pas, d'ailleurs, être considéré dans sa globalité anonyme, mais comme une nébuleuse d'«individualités» insaisissables et surtout inclassables, pour reprendre les traits sous lesquels les néo-petits-bourgeois se perçoivent d'ordinaire. Aussi se reconnaîtront-ils peut-être dans le miroir complaisant de la «société de verre» que Philippe Corcuff leur tend, avec toutes leurs «singularités», leurs «fragilités» et, last but not least, leurs «ambiguïtés», ce «lot commun des pauvres humains» qui autorise les rebelles de confort à se dédouaner à bon compte de leur quête incessante d'avoir ou de pouvoir.

Principe cardinal du nouveau cycle marchand, cette «reconquête par l'individu de son identité», que l'on ne cesse de célébrer en cette ère du conformisme généralisé, vient couronner une tendance déjà présente dans les avant-gardes culturelles et notamment dans le surréalisme artistique. C'est au tour des pratiques quotidiennes de chacun de s'affranchir de tous les carcans religieux, politiques et historiques. La dimension «existentielle» de la critique libertaire donne un semblant — un faux-semblant — de cohérence politique à toutes les formes de contestation que l'individualisme exacerbé a fait apparaître sur le marché de l'anticonformisme estampillé.

Agglutinant l'ensemble des références théoriques ou littéraires disponibles, y compris les plus saugrenues (les «relectures» désopilantes par Daniel Bensaïd de Jeanne d'Arc et ses envolées sur Péguy sont, à cet égard, anthologiques), dans un ersatz de critique radicale qui romprait avec l'«économisme» et le «sociologisme» des «classiques» du marxisme, le néo-trotskisme peut ainsi constituer un nouveau pôle d'attraction auprès de toutes les catégories sociales dont les manières de vivre et les aspirations se rattachent à ces revendications. C'est au point d'intersection de toutes ces dérisoires «remises en cause» que le «libertaire» intervient, à la manière d'un pivot qui, sous le signe de la «subversion», articule dans un même mouvement l'«autonomie recouvrée de l'individu» à la «redécouverte de la démocratie».

La «non-conformité», dès lors, se conçoit dans une perspective inversée. Elle n'a plus de raisons de s'en prendre aux codes et aux normes officiels puisque leur «transgression», institutionnalisée, subventionnée et même sponsorisée, fait dorénavant partie intégrante des formes de la domination. Sera taxée de conformisme, en revanche, l'attitude des «sectaires», des «retardataires», des «primaires» qui s'entêtent à refuser d'être les dupes de pareilles simagrées.

Que l'on ne s'avise donc pas de détecter dans l'infléchissement en cours de la ligne de la L.C.R. quelque effet en retour des fréquentations mondaines de ses leaders. Rendre de temps à autre, par exemple, des services grassement rétribués aux «ennemis de la classe ouvrière» d'hier, sous forme d'«animation» de séances de «formation» en entreprise, ne saurait, chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté d'en découdre avec eux aujourd'hui. Croire le contraire serait verser dans le travers détestable de ces «anarchistes satisfaits de leur pose face au monde» qui ignorent «la tension productive», donc positive, que ne peut manquer d'engendrer, y compris «en nous-mêmes», le fait d'avoir à la fois un pied dans «des institutions de lutte» et un autre dans des «institutions de gestion». (5) Ignorer le «choc fécond» qui peut en résulter reviendrait, finalement, à se priver de ce «dialogue du réel et de l'utopie» qui fait tout le sel — et le suc ! — de la «social-démocratie libertaire». (6) On l'aura deviné, à l'heure où l'entreprise se préoccupe de changer d'image, la petite entreprise révolutionnaire qu'est la L.C.R. se doit de ne pas être en reste.

Sur ses fanions, significativement passés du rouge à l'orange — sans doute, parce que le rose était déjà pris —, comme sur la une de son hebdomadaire, dont l'intitulé devrait, soit dit en passant, changer de couleur lui aussi pour être en harmonie, on chercherait en vain trace de la faucille et du marteau qui les ornaient naguère. Au lieu et place de ces outils d'un autre âge, ondoie triomphalement le «100 % à gauche», symbole éloquent du ralliement des néo- ou des post-trotskistes à la logique du quantifiable, avec ses chiffres, ses statistiques et ses taux, économiques ou électoraux. À voir le racolage tous azimuts auquel se livre une organisation toujours prête à attirer dans ses filets tout ce qui bouge — et qui n'est pas forcément rouge — pour améliorer ses scores, on peut suggérer à ses dirigeants un nouveau logo : le râteau.



Jean-Pierre Garnier et Louis Janover

RichardG.
Restructurations à l'ombre des bons sentiments
30/01/04
Pour contribuer au débat : un texte plus politique

De bon sentiment, le dernier numéro de la revue ContreTemps ne manque pas. Sous la houlette d'un quarteron de militants trotskistes de la LCR, d'autoproclamés «nouveaux libertaires» et «nouveaux communistes» entendent nous convaincre des «faux clivages» existant entre anarchistes et trotskistes, des clivages qui, aujourd'hui, ne reposeraient que sur quelques confrontations historiques n'ayant plus guère de sens. L'heure serait aujourd'hui à la fusion : celle d'une politique trotskiste et d'une pratique anarchiste, dans le cadre d'un «parti libertaire (...) apte à gouverner». Pour cela, des parallèles historiques sont établis avec une collaboration communistes/anarchistes dans les IWW américains et dans le cadre de la revue Voie Communiste en pleine guerre d'Algérie. Ceux-ci représenteraient des «exemples intéressants» de «regroupement non dogmatique».

De cette revue et de tous ses articles se dégage une certaine communauté de pensée dont la constante est le caractère complètement dépolitisé. Anarchistes et trotskistes (de la LCR) seraient les 2 membres principaux de la communauté des révolutionnaires, séparés par de bêtes événements historiques. Mais il convient de noter qu'aucun aspect politique de cette collaboration n'est abordé : Mimmo D. Pucciarelli présente la mouvance libertaire comme si, quoique présentée comme «plurielle et composite», elle était néanmoins une véritable communauté, sans clivages politiques entre les organisations et les individus ; la LCR est abordée comme si elle était le pur produit du trotskisme, bureaucratie et dogmatisme en moins ; enfin, signalons la récurrence de l'ajout ponctuel des Verts en marge de la communauté des «radicaux critiques». Cette communauté doit se baser sur deux choses : le rejet «des vérités uniques et des certitudes carrées du dogmatisme» et une position «100% à gauche». Mais de ce que signifie politiquement «être 100% à gauche», on ne parlera pas.

La LCR, il est vrai, a fait peau neuve. Elle ne se veut plus un parti communiste, mais un parti «écologiste, féministe, anticapitaliste». A chaque congrès est inlassablement reposée la question du changement de nom pour bazarder ces mots encombrants que sont «communiste» et «révolutionnaire», qui font trop peur. Les entorses au dogmatisme sont, on ne peut le nier, conséquentes : Léonce Aguirre, avec d'autres, fait un retour critique sur Kronstadt, que même le jeune candidat Besancenot décrit comme une erreur de Trotski. D'autre part, les références historiques du parti se sont relativement élargies, pour inclure, et ce n'est pas récent, Rosa Luxemburg ou Che Guevara. Le retour sur Kronstadt est, entre autres, courageux : tout le monde n'en a pas fait autant. La LCR, de fait, n'est plus vraiment un parti trotskiste. Mais là n'est pas l'important : suffit-il d'évacuer toute référence au trotskisme et à ses erreurs pour être digne d'intérêt ? On oublie que la LCR est un parti politique, et que ce parti a une action politique. Mais de cette action, on ne parle pas : la question de l'unité ne nécessite-t-elle pourtant pas que l'on en fasse le bilan ?

Le positions ambiguës sur la parité, sur l'Europe et Maastricht, dont certains courants et individus au sein du parti disent qu'elles sont susceptibles de permettre certaines avancées. les positions douteuses des pantins inutiles au Parlement Européen sur la privatisation du chemin de fer, la réduction de l'interdiction des licenciements à un cadre des «grandes entreprises qui font des profits», cela, avec un modèle politique défini comme celui de la «démocratie participative» de son homologue brésilien. De celle-là, non plus, on ne parle guère : c'est bien le courant «Secrétariat Unifié» du PTB qui, élu sur le mandat du non-versement de la «dette» au FMI, a pourtant fait de celui-ci le 1er point de son programme une fois au pouvoir ; c'est bien lui qui continue la politique de privatisation. Quel doux mot que celui de «démocratie participative», qui associe les travailleurs à la gestion de la cité alors que, en vérité, ils ne participent qu'à la gestion de la pénurie : le Nouvel Economiste le confirme : 80% du budget concerne des dépenses fixes, 15% sont consacrés au paiement de la dette, restent 5% à se partager entre les exploités ! Les syndicalistes brésiliens détaillent à l'envi les successions de cris et de pleurs au «budget participatif» de la part de tous ceux venus réclamer justice, et qui savent que seuls ceux étant parvenus à rassembler le plus de monde derrière eux pourront faire partie des 3 uniques nominés sur la liste des «priorités».

En évacuant toute référence au trotskisme ou au communisme, la LCR ne fait pas que figure d'ouverture d'esprit : elle évacue aussi des concepts qui ne correspondent plus à sa pratique politique. Son ouverture est la concrétisation de sa dérive droitière qui la conduit, en effet, à s'ouvrir aux Verts, à la Gauche Socialiste, invitée à son dernier congrès, et aux libertaires d'Alternative Libertaire, invités eux aussi. Si AL se retrouve fréquemment dans des combats communs avec la Ligue, ce n'est pas non plus seulement parce qu'elle veut bien faire fi de tout dogmatisme, c'est parce qu'elle aussi manie les concepts de «100% à gauche» et de lutte de la «gauche sociale» contre la «gauche gouvernementale». Toutes deux se retrouvent sur une position de «gauche de la gauche», qui poussotte gentiment la gauche plurielle pour qu'elle lâche quelques mesurettes, pour qu'elle régule le capitalisme, puisqu'il faut «changer le monde sans prendre le pouvoir». Toutes deux participent au fameux Forum Social, financé à hauteur de 22 millions par l'Etat qui achève ainsi l'intégration corporatiste de ces organisations dites contestataires qui n'ont pour seul mérite que d'avoir citoyennement mis la lutte des classes au vestiaire et participé à la mise en place d'une structure de dialogue social. Toutes deux sont dans une perspective «participative» associant les exploités à leurs exploiteurs.

Ce n'est pas pour rien que les «anarchistes» qui prennent la parole dans cette revue préfèrent quoi qu'ils en disent le terme de libertaire à celui d'anarchiste.. Manfredonia, Spadoni, Pucciarelli réduisent l'anarchisme, par leurs discours ou leur simple participation créditrice à un numéro peu innocent, à une certaine «pratique» libertaire, à une revendication de fonctionnement politique démocratique. La seule légitimité de l'anarchisme serait d'avoir incarné au temps du «dogmatisme» trotskiste la lutte contre la bureaucratie : la LCR ayant rompu avec ces pratiques, l'anarchisme n'a plus aucune raison d'être et doit intégrer la nouvelle extrême gauche plurielle, car c'est bien de cela qu'il s'agit, et se préparer, comme il l'est rappelé, à voter une nouvelle fois pour la «démocratie chiraquienne» ou encore, pour un candidat jugé «proche» : «trotskiste ou écologiste par exemple». Que de bons sentiments, en effet, dans ces appels à l'action dans ces grands syndicats que sont SUD ou la CGT, tout dévoués au syndicalisme subsidiaire, tout à fait compatible avec cet autre modèle de corporatisme qu'est la «démocratie participative». Que de bons sentiments dans ces appels à la collaboration avec ces grands révolutionnaires des Verts et de la Rifondazione ! «Collaboration», c'est bien de cela dont il s'agit. la «gauche de la gauche» façon PCF ou LCR revendique «une autre Europe», définie comme le cadre de nos luttes, tout en affirmant que ce qui édicte 80% des mesures appliquées en France n'est pas une «réalité géopolitique».

N'en déplaise à tous, l'anarchisme n'est pas réductible à un amas de pratiques «démocratiques» menées par des «libertaires». La légitimité de l'anarchisme est que c'est le seul courant politique qui, prenant fait et cause pour les exploités, refuse de laisser un seul élément hors du champ de sa critique et de sa réflexion, à l'inverse du trotskisme, qui refuse de se pencher sur la question de l'autorité et de ses expressions sociales que sont le parti ou l'Etat. C'est cela l'actualité du différend entre l'anarchisme et le trotskisme : d'abord, il est vrai, une «pratique» (le récent coup de main de la LCR, après d'autres trotskistes, sur l'Ecole Emancipée prouve d'ailleurs à quel point la LCR s'est dé-trotskisée), mais pas une pratique réduite à un fonctionnement interne démocratique, une pratique qui lui interdise de participer à l'Etat, une pratique qui prévienne toute dérive, de quelle nature qu'elle soit. Je vous préviens, messieurs, que les anarchistes ne confondent pas unité et unicité, et qu'ils ne laisseront pas les trotskistes se déclarer impunément libertaires !

Pucciarelli nous invente des catégories fumeuses entre «anarchistes sociaux» et «anarchistes du quotidien», cela lui permet d'intégrer dans le mouvement anarchiste les poivrots qui restent dans les «bistrots après avoir bu quelques verres», cela lui permet de donner de la légitimité à des «anarchistes» qui, à force de se pencher sur «l'imaginaire», sont devenus des anarchistes imaginaires.



Richard G.

Guillaume Davranche
Les communistes libertaires
et le débat avec d’autres courants

9 Feb 2004

La publication du numéro de février 2003 de la revue ContreTemps a créé l’émotion chez quelques libertaires... avec un an de décalage. ContreTemps a souhaité mettre en regard les thèses et pratiques libertaires et marxistes (pour aller vite) en 2003, ce qui est une démarche intéressante sur le principe, même si le résultat peut être diversement apprécié. La couverture de la revue affichait alors «Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes». Plusieurs militants de diverses tendances du mouvement anarchiste (Philippe Gottraux de l’OSL suisse, Pierre Contesenne et Patrice Spadoni d’Alternative libertaire, Mimmo Pucciarelli, Gaetano Manfredonia), ont accepté de contribuer à ce numéro de ContreTemps. La publication faisait suite à un colloque «Anarchisme et marxisme» à Paris en 2002 qui avait attiré quelques centaines de personnes et permis de confronter des thèses et des pratiques.

La participation d’Alternative libertaire à cet événement n’avait rien d'étonnant puisqu’AL s’efforce de développer une culture du débat contradictoire, y compris hors du courant libertaire. Ne serait-ce que parce que c’est enrichissant intellectuellement de se confronter avec des courants de pensée différents.

Parmi ces « courants de pensée » marxistes, le plus enclin au débat interne et externe, en France, est assurément représenté par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qu’on ne peut plus guère qualifier de léniniste, évoluant désormais dans les eaux d’un marxisme révolutionnaire mâtiné d’une importante tendance « social-démocrate radicale » (lire l’article d’analyse dans Alternative libertaire n° 124, novembre 2004, «15e congrès de la LCR, navigation à vue»). Les principaux animateurs de la revue ContreTemps sont d’ailleurs proches ou membres de la LCR.

Une autre motivation au débat et à la controverse publique, c’est que les militant(e)s de la LCR et de l’AL sont nombreux et actifs dans les mouvements sociaux et syndicaux, où ils se côtoient continuellement... avec des stratégies et objectifs le plus souvent contradictoires, en particulier depuis le tournant électoraliste de la LCR en 1996 (1). Quelles sont ces divergences et en quoi intéressent-elles la lutte de classe ?

AL développe le concept de «gauche sociale contre gauche gouvernementale». D’une part la «gauche sociale» ou «gauche de la rue», opposition extra-parlementaire, dont les mouvements sociaux dessinent les contours. D’autre part la «gauche gouvernementale» qui dévoie les mouvements sociaux vers les institutions républicaines. Il s’agit de souligner deux dynamiques différentes, que la LCR — par exemple — voudrait complémentaires, et qu’AL voudrait antagoniques. A noter que pour sa part la LCR ne parle guère de «gauche sociale», elle développe le concept des «deux gauches» : la gauche libérale d'une part (PS, Verts, une partie du PCF), la gauche antilibérale d'autre part (LCR, LO, une partie du PCF), ces «deux gauches» participant dans tous les cas à la compétition électorale. Le «100% à gauche» de la LCR est davantage un slogan de campagne ambigu qu’un concept sérieux. La stratégie révolutionnaire d’AL n’a donc rien à voir avec une stratégie «gauche de la gauche», puisque nous avons au contraire toujours mis en garde contre les dangers d’une «néo social-démocratie» véhiculant les mêmes illusions que l’ancienne.

Ce qui n’empêchera pas certain(e)s, naïfs ou malveillants — comme un certain Richard G. —, d’écrire que «AL se retrouve fréquemment dans combats communs avec la Ligue», ou a participé avec elle au Forum social européen où AL aurait «citoyennement mis la lutte des classes au vestiaire», participé à la «mise en place d'une structure de dialogue social», «dans une perspective "participative" associant les exploités à leurs exploiteurs.» Ce qui en dit long sur l’ineptie de ces calomnies dérisoires, puisque les organisations politiques ne pouvaient pas formellement être partie prenantes du FSE. Les éditions d’AL ont en revanche tenu un stand au FSE, non loin de la librairie Publico (Fédération anarchiste) et Quilombo (autre librairie libertaire parisienne). Il nous semblait effectivement impossible que les libertaires soient invisibles dans cet événement, et que les dizaines de milliers de militant(e)s participant au FSE n’y rencontrent que les Verts, le PCF, la LCR, entre autres.  En revanche AL a activement participé à l’organisation du Forum social libertaire en parallèle du FSE, qui était notre expression politique propre.

Pour revenir sur ContreTemps, le titre «Changer le monde sansprendre le pouvoir ?», placé en exergue sur la couverture de la revue, était une invitation à la controverse entre anarchistes et marxistes. Une invitation sans doute maladroite puisque certains lecteurs non avertis ou qui n’ont pas lu la revue ont pu penser qu’il s’agissait d’un concept commun aux libertaires et aux marxistes. En fait ce «Changer le monde sans prendre le pouvoir» est une référence généralement associé au néozapatisme, dans lequel les animateurs de ContreTemps semblaient vouloir déceler une nouvelle pratique dépassant les clivages marxisme/anarchisme. ContreTemps incluait donc dans son dossier les «Douze thèses sur l’anti-pouvoir» de John Holloway, qui revendique une lecture moderne du zapatisme. A priori, AL n’adhère pas à ses thèses, puisque la transformation révolutionnaire de la société passera nécessairement par une substitution du pouvoir populaire («conseils ouvriers», etc.) au pouvoir d’État. La LCR de son côté n’adhère pas non plus à ce concept, puisqu’il la dessert ; et dans le même numéro de la revue, Daniel Bensaïd allume des contre-feux et récuse les «douze thèses» d’Holloway.

Même si visiblement cela donne de l’urticaire à quelques uns, débattre des convergences et divergences avec d’autres courants politiques fait partie intégrante de la culture militante d’Alternative libertaire, qui depuis ses origines est hostile à l’enfermement de l’anarchisme dans une tour d’ivoire doctrinaire...



Guillaume Davranche
(militant d’Alternative libertaire)


Ronald Creagh
Dialogue avec les marxistes?
Le dernier numéro de la revue Contretemps pose le problème du dialogue libertaires-communistes. Il y a également eu quelques échanges sur la question dans le Monde libertaire et sur certaines listes de discussion. Fort bien, mais un dialogue sans critique ressemble à du refoulement.

Mais que nous offrent donc les marxistes de si alléchant pour travailler avec eux?

Cela fait des décennies que des centres d’histoire anarchistes envoient des communiqués à des revues comme L’Histoire et que des éditeurs libertaires envoient gracieusement des livres à Libération, au Monde et j’en passe. Quand on cherche à comprendre pourquoi aucune annonce ne passe, on apprend que le responsable de telle ou telle rubrique appartient ou a jadis appartenu à quelque groupe qui se réclame du marxisme.

Je n’ai pas vu dans des revues marxistes, ou alors cela m’a échappé, de publicité gracieuse pour des revues anarchistes de qualité, quoique non financées par quelque organisme universitaire ou étatique.

J’attends leur protestation lorsqu'un journal, disons Le Monde,  utilise le mot «anarchiste» pour trier les torchons des serviettes (sauf quand il s’agit d’art, parce qu’alors ça fait snob), quand il se sert du nom pour marginaliser le mouvement, et qu'il utilise l'adjectif avec une légèreté qu’il ne se permettrait pas, par exemple, pour qualifier certains groupes qui se considèrent discriminés. Pas plus que je n’ai vu la gauche déposer de plainte, au nom des «droits de l’homme» ou du «citoyen», contre l’inscription des anarchistes par Europol dans la liste des organisations terroristes.

En revanche, si les anarchistes ressortent à tout bout de champ les indignités du passé — Kronstadt et Trotsky, la Guerre d’Espagne et les communistes, etc. — je vois aussi de l’autre côté des rappels de l’antiféminisme de Proudhon, de l’antisémitisme de certains anarchistes, et même des parentés découvertes entre l’anarchisme et les mouvements fascistes ou protofascistes.

Il est peut-être triste de voir les anars défiler sans se mêler à d’autres groupes, mais que signifierait cette unité moutonnière puisque les dialogues ne peuvent s’en tenir qu’à des rapprochements tactiques.

Peut-il en être autrement? Quel apport intellectuel le marxisme offre-t-il aujourd’hui?

J’ai le plus grand respect pour le dévouement, la générosité, la sincérité de mes camarades marxistes, mais en dehors de leur remarquable compétence dans certaines analyses du politique ou du social, je ne vois pas quel enrichissement tirer de leur conception du monde.

Le marxisme est captif d'une époque et d'une histoire. Il n'y a pas de marxisme avant Marx ; certains diraient même qu'il n'y en a plus eu après et que les marxismes sont l'ensemble des interprétations erronées de Marx. Quoi qu'il en soit, les diverses formes du marxisme dégagent une même idéologie de la représentation.

Cette représentation se structure selon un axe bien délimité. Pour Marx, toute société repose sur un pilier, son système économique. Les autres facettes sociales, la culture, le politique, l'État,  peuvent avoir une logique propre, mais ce n'est pas une logique autonome : elles dépendent en dernière instance de l'économie, centre du pouvoir.

A partir de ce fondement ultime s'organisent des constellations de concepts, que les successeurs de Marx se sont efforcés de mettre à jour, de peaufiner, voire parfois d'abandonner subrepticement. Tout cet appareil intellectuel fait du ou des marxismes un outil qui, s'il s'est forgé à une époque donnée, en un lieu donné, est utilisable partout et à toutes les époques.

Une telle efficacité est séduisante.  Cette approche offre une vue d'ensemble de toute société ; pour Marx, puis pour Lénine, une théorie adéquate de la totalité du monde offre les moyens de diriger la révolution mondiale. Dans un univers en perpétuelle transformation, difficile par conséquent à cerner, elle donne au marxiste le sentiment de tenir une structure ferme qui lui permet une vision globale qui distingue l'essentiel de l'accessoire. Elle révèle le lieu caché du pouvoir.

Et aussi, elle est  essentiellement stratégique. Le militant peut voir à quel moment de l'histoire il se situe, chercher les failles de structure qui permettront à terme l'épuisement du système capitaliste. Comme l'écrit Nicholas Spencer, il peut «contrôler les événements révolutionnaires parce qu'il accorde la priorité à l'histoire et l'économie». [[«Historicizing the Spontaneous Revolution: Anarchism and the Spatial Politics of Postmodernism», liste de discussion «postanarchism · post-normal anarchism»]]. Son savoir est d'ailleurs ancré sur deux sciences humaines, l'économie et l'histoire ; le marxiste peut se penser en tant que scientifique.

C'est au nom de l'histoire et de l'économie qu'il sera nécessairement contre révolutionnaire. Car après avoir attendu — et annoncé — pendant près de deux siècles les signes précurseurs du déclin du mode de production capitaliste, il lui faut maintenant des certitudes et, tant que celles-ci ne viendront pas, il s'emploiera comme dans la France de mai 1968 à étouffer toute révolution spontanée sous prétexte qu'elle est illusoire.

Le marxisme est intellectuellement gratifiant. Il ne veut pas voir, palper, humer, sentir les êtres dans leur mystère, leur infinitude et leur brouillage. C'est une vision cinémascopique du monde. Il a construit des concepts techniques, sophistiqués, et regarde le monde à travers cet agencement. Cette représentation du monde, aussi idéologique qu'une autre, présente une illusion de  sécurité parce qu'elle exclut toute autre alternative.

L'histoire et l'économie assurent une assise «scientifique» à un découpage de la scène sociale en structures essentielles et  phénomènes accessoires. Ces structures essentielles permettent de porter un jugement global sur le type de société, son fonctionnement, son avenir. La carte d'identité d'une société donnée définit le scénario qui s'en suivra.

Les concepts sophistiqués que le marxisme élabore, la lutte des classes, l'aliénation, et ainsi de suite, ne peuvent être plaqués rigidement sur les sociétés contemporaines. Ce sont des signifiants et donc des constructions d'une société donnée, à une époque donnée, dans un cadre idéologique donné. Toutes ces vieilles lunes peuvent tout de même contribuer à notre éclairage, mais nous ne pouvons rester scotchés à l'écran d'un cinémascope. D'autres enjeux sont à l'œuvre, comme les luttes ethniques ou le système patriarcal, qui témoignent d'une situation bien plus complexe qu'on ne le pensait jadis.

On peut fort bien d'ailleurs concevoir que quelqu'un soit à la fois marxiste et anarchiste : cela a été montré pour un certain nombre d'auteurs juifs allemands, en particulier, et même Bakounine se disait marxiste en matière économique ; quelques historiens se sont efforcés de mettre à jour les aspects anarchistes de Marx lui-même.

Il n'y a rien de tout cela dans l'anarchisme. Il n'existe pas un corpus de concepts que chaque penseur entreprend de développer progressivement. En réalité, chaque philosophe anarchiste, de Bakounine à Kropotkine, de Malatesta à Stirner et de Landaüer à Zerzan a établi sa propre cartographie. Par exemple, des positions très différentes et même contradictoires ont été adoptées au sujet d'une classe sociale porteuse de la révolution. Jetant le reste avec ou sans commentaire.

Un seul trait fait l'union de tous, une position éthique et politique, le rejet de toute forme de domination. Morale petite bourgeoise, disent dédaigneusement les marxistes ; quant aux philosophes universitaires, ils n'y voient aucun grain à moudre pour leurs systèmes de pensée. On peut gloser sur l'un ou l'autre de ces théoriciens ou de ces courants, repérer un imaginaire collectif ou des pratiques communes, on ne voit guère un corpus  de concepts bien articulés, formant un tout, que chaque génération s'efforcerait d'approfondir. En effet, sur l'axiome de départ peuvent s'élaborer des philosophies très différentes.

Horreur ! l'anarchisme est à la portée du premier venu. Il n'a pas besoin de se plonger dans le Capital, passage obligé de tout novice marxiste ; il peut se dispenser de la lecture de Bakounine, de Proudhon, ou de qui que ce soit ; il faut et il suffit qu'il souhaite une société profondément égalitaire, ce qui implique le rejet de toute forme de domination et la critique de toute représentation. Tout cela n'a rien à voir avec l'histoire : la position relève du mouvement socio-culturel d'une société donnée. Bref, l'anarchisme n'est pas une science, bien qu'au long de son parcours le militant sera invité à puiser dans un certain savoir pour décider, par exemple, que la fin ne justifie pas les moyens, ou que ceux-ci doivent, autant que possible, anticiper une société autre.

Mais voici que la situation se retourne : le marxisme se voulait rigoureux parce qu'appuyé sur deux sciences, l'économie et l'histoire. Or celles-ci sont en crise parce que le caractère scientifique des «sciences humaines» n'est plus seulement récusé par les sciences dures, ce qui a toujours été le cas, mais dans leur propre camp, par la critique du positivisme scientiste et plus généralement par les développements récents de l'épistémologie. Le marxisme est aujourd'hui acculé à défendre le socle scientifique de ses positions contre tous les critiques de l'essentialisme, de la représentation, et à rechercher désespérément une alternative aux post structuralistes et aux post modernistes.

Même retournement en matière de sciences politiques. Celles-ci s'obstinent à penser en termes de parti et de représentation et, comme elles pensent que la nuit tous les chats sont gris, elles confondent allègrement pouvoir et domination. Malheureusement, il est des gens pour penser que le système démocratique est, sous les apparences d'un rapprochement, une forme d'exclusion.

Le dialogue avec les marxistes est-il possible? Je pense que l'influence des idées marxistes sur les anarchistes a toujours eu des effets déplorables et je suis prêt à en citer mille exemples. En revanche, si l'échange d'idées me semble voué à l'échec, une rencontre authentique est possible si nous savons, de part et d'autre, multiplier les gestes de solidarité et de commensalité. Nous avons tous trop de talents pour ne pas boire un coup ensemble.

On me dira que, dans ces réflexions, il n'y a aucune critique de l'anarchisme. En effet, que peut-on y remettre en cause? Tout.

C'est pour cela que l'anarchisme est, de toutes les philosophies et pratiques, celle qui me déplaît le moins.


Ronald Creagh
Texte de Garnier-Janover
1. Contretemps, n° 6, février 2003.
2. Alain Krivine, cité in Libération, 14 juin 1999.
3. Valentin Pelosse, «Joseph Déjacque et la création du néologisme "libertaire" (1857)», Cahiers de l'ISEA, série S, n° 15, décembre 1972.
4. Olivier Besancenot, Le Monde, 3 février 2003.
5. Philippe Corcuff, «Pour une social-démocratie libertaire», Libération, 18 octobre 2000.
6. Ibid.

Texte de Guillaume Davranche
1. La LCR a toujours, quand elle a pu, participé aux élections bourgeoises. Mais jusqu’en 1996 elle le faisait dans une optique léniniste (élection = tribune). Depuis son congrès de 1996, elle conçoit de plus en plus les élections comme un enjeu stratégique et non plus tactique, ce qui peut changer bien des choses dans son rapport aux mouvements sociaux.
Texte d'Anne Vernet
(1) pourtant n'y a-t-il pas eu une pub récente dans les colonnes de Politis pour le Monde Libertaire ??? Ce qui d'ailleurs me laisse quand même un tantisoit songeuse...
Notes du fichier

RichardG.
Pour en finir avec la LCR
(Réponse à Guillaume Davranche)


Je ne suis ni naïf, ni malveillant. Guillaume Davranche défend son engagement, et il est logique qu'il le fasse, mais je crois que dans sa réponse à mon message, il est passé à côté de l'essentiel : en effet, nos divergences quant à la réflexion sur la nature de la LCR, qui peuvent éclairer nos divergences politiques, n'ont pas été examinées. Ce sont pourtant elles qui sont l'enjeu du débat. En effet, je crois que participer aux congrès de la LCR, tenir un stand au FSE et participer à la manifestation qui s'en suit, proposer des contributions dans ce qui peut apparaître comme la revue théorique officieuse de la Ligue ne relèvent pas d'un seul «enrichissement intellectuel». L'ouverture n'a pas, en soi, une connotation positive : tout dépend à qui l'on s'ouvre, et c'est là qu'un problème se pose.

Guillaume Davranche, et plus largement Alternative Libertaire, a sans doute une connaissance plus approfondie de la Ligue que la mienne : je ne me lancerai donc pas dans une appréciation des débats en interne et des jeux de tendance. Toutefois, je suis un observateur plus ou moins attentif de ses positions politiques, et je pense que si sa minorité de gauche a effectivement acquis plus de poids, il y a d'autant plus de raisons de s'inquiéter. En effet, soyons sérieux : en quoi la LCR est-elle «marxiste-révolutionnaire» ? Qu'elle se plaise à se dénommer ainsi, c'est son droit, mais je suis étonné que vous jouiez vous-même le rôle du naïf que vous m'imputez. Comment un parti qui prône, au Brésil, un projet de société corporatiste, associant les exploités à leur propre oppression, pourrait-il être une organisation «marxiste-révolutionnaire» ? Ce n'est certainement pas par hasard que la dictature du prolétariat a été renvoyée au placard, de même que le trotskisme, et que l'on cherche à passer à la trappe les références au communisme et à la révolution : croyez-vous, là encore, qu'il s'agisse d'une stratégie d'ouverture ? Vers la droite, assurément. Ses positions ambigues sur la guerre au Kosovo, sa non-remise en cause de la régionalisation aux prochaines élections, ne sont certes pas des anecdotes. Vous citez vous-mêmes, dans votre article «Navigation à vue» : «la campagne Juquin en 1988, [...] la recherche du dialogue avec la «gauche plurielle» en 1996-97, en passant par l'appel à voter Voynet à l'élection présidentielle de 1995». On pourrait aller bien plus loin...

Il n'est qu'à voir le projet de profession de foi de la liste LCR-LO aux élections européennes de 1999 et notamment :

— Son appréhension de l'Europe comme un horizon inéluctable, avec une petite critique sous le seul prétexte que «le Parlement européen n'a pas assez de pouvoir» : son renforcement est-il en effet un acte révolutionnaire ?
— La croyance de certains en la possibilité d'amender Maastricht (voir les positions à l'avant-dernière congrès) : peut-on amender le capitalisme ?
— Son remplacement du principe de collectivisation (voire de nationalisation) par une volonté d'«interdire les licenciements dans les grandes entreprises qui font du profit» : mais... et les autres ?
— Sa proposition d'«étendre le service public» : que devient alors la collectivisation ?
— D'«enlever au patronat et aux financiers le contrôle absolu de l'économie»... absolu seulement !
— Son affirmation que «les bénéfices accumulés par les grandes entreprises doivent servir à supprimer le chômage, au lieu d'alimenter les circuits financiers qui menacent l'économie d'une catastrophe majeure» : on est donc dans une perspective de sauver l'économie capitaliste en l'humanisant un petit peu ?
— Sa proposition de «mettre sous contrôle tout le système bancaire et la Banque centrale européenne», et donc de ne pas les supprimer ! Et sous le contrôle de qui ?

Toutes ces affirmations sont celles d'une néo-gauche-plurielle, d'une organisation qui se situe dans un cadre, non pas de réformisme, mais d'aménagement ! La LCR veut «une Europe des droits démocratiques, où les populations contrôlent les décisions» ? Bensaïd postule (1999) que «la subordination de l'économie à la citoyenneté, de l'intérêt privé à l'intérêt général, des profits aux besoins implique toujours une démocratie participative d'en bas, un contrôle populaire et de l'autogestion» ? Mais dans quel cadre sommes-nous, ici !? Et non, la LCR n'a pas changé, ou alors pas en mieux. La notion de classes sociales disparaît de plus en plus, au profit de termes comme «les populations», «les citoyens»... Vous comprendrez alors que j'extrapole un peu et me demande si qui s'assemble ne se ressemble pas ? Parce qu'un mouvement qui utilise des notions comme «world company» et «hasta siempre», c'est-à-dire qui se sert des guignols de l'info et de slogans insipides de Che Guevara comme palliatifs de véritables analyses politiques, un mouvement qui s'attaque au «libéralisme» et qui cultive l'apolitisme dans ses propres rangs, c'est un mouvement à la dérive et un mouvement qui a une pilule à faire passer.

Quel intérêt y a-t-il donc à «dialoguer» avec ces gens-là ? D'autant que, comme vous le dites vous-mêmes, la LCR, ce n'est pas seulement un programme politique navrant, c'est aussi des méthodes d'infiltration et de récupération : l'Ecole Emancipée en est emblématique, sans aucun doute. Alors pourquoi, en définitive, la laisser publier des tribunes dans votre journal ? Pourquoi donc assister à ses congrès ? Vous sentez-vous quelque chose de commun avec le Parti Socialiste, pour vous retrouver sur les mêmes bancs ? Olivier Besancenot a beau s'étonner, dans Révolution, que la gauche et la droite reprennent le concept de «démocratie participative», je crois bien que ces dernières ont mieux compris que lui de quoi il retournait. Vous écrivez, dans votre article, qu'il fait «quelques œillades aux communistes libertaires» : vous satisfaisez-vous de son ignorance, et sans doute de sa mauvaise foi, qui le conduisent à affirmer que «les libertaires nient la nécessité d'une organisation politique révolutionnaire» (p. 82) ?

Ne croyez-vous pas que la LCR se sert de ses références aux «libertaires» (et non à l'anarchisme), au point de s'en revendiquer (Olivier Besancenot, Tout est à nous), dans le but unique de faire de la récupération ? Contrairement à ce que vous supposez, j'ai bien lu les contributions de Daniel Bensaïd, de même que son récent livre Un monde à changer. Mouvements et stratégies, qui réduisent l'anarchisme à bien peu de choses, jusqu'à ce qu'il puisse proclamer qu'il en est partie prenante. Dans un tel contexte, croyez-vous qu'il soit judicieux de participer à une initiative comme celle de ContreTemps ? Croyez-vous que cela soit anodin ? Participer à une telle initiative ne saurait être innocent, même si l'on se cantonne, comme Gaetano Manfredonia, à une contribution «scientifique». Je crois que Mummio Pucciarelli, en annonçant son adhésion à un «parti libertaire apte à gouverner», a mieux compris que vous de quoi il retournait. A moins que je sois en effet naïf et que ayiez quelque intérêt dans votre position de soutien critique à la LCR ?

Je ne suis pas non plus malveillant. Je lis attentivement toutes les critiques qu'Alternative Libertaire ne se prive pas de publier vis-à-vis de la LCR : mais force est de constater qu'elles se cantonnent souvent à une critique de forme, la forme partidaire. Certes, vous ne semblez pas disposés à rejoindre une néo-social-démocratie ; certes, le «grand parti anticapitaliste» peut vous laisser de marbre, mais je crois qu'en définitive, sur le terrain des positions politiques, vous avez beaucoup de points communs : ne serait-ce que l'appel à voter Chirac... Voir dans le Front National un parti «fasciste», et croire que l'on peut barrer la route au fascisme par les urnes, découvrir en 2002 que la CFDT n'est pas un syndicat mais un organisme de cogestion, voilà bien des problèmes politiques d'envergure que vos critiques de forme vis-à-vis de la Ligue mettent encore en surbrillance. Vos critiques envers elle restent de pure forme ou plutôt idéologiques : ainsi d'un article d'Edith Soboul dans lequel, revenant sur la question du Brésil, elle se contente de critiquer l'enchaînement des mouvements sociaux aux institutions sans passer à une véritable critique politique et à la désignation du caractère corporatiste de la démarche du PT.

Certes, la fusion n'est pas pour demain, mais au train où vont les choses il y a de quoi se poser des questions... Car si l'exemple de la LCR prouve qu'il ne suffit pas de faire référence à la révolution pour être un révolutionnaire, on peut se dire que les références à l'anarchisme ne font pas tout non plus... Et dans ce contexte, «s'enfermer dans une tour d'ivoire doctrinaire» pourrait ne pas être un mal si cela signifie la stricte association de la théorie et de la pratique ainsi que le refus de toute compromission : en effet, il s'agit simplement de définir ce qui constitue l'essence de l'anarchisme et de refuser n'importe quel amendement à ces principes. Cela ne nous empêche pas toutefois de dialoguer voire de nous associer avec d'autres courants ou individus se réclamant d'un autre paradigme que l'anarchisme, ainsi de certains marxistes, comme les conseillistes : mais cette ouverture-là manifeste des bilans de ce siècle tirés de part et d'autre, et elle ne se fait pas à l'ombre du front républicain mais bien sous des auspices révolutionnaires. Ce sont-là des échanges entre véritables révolutionnaires, entre les militants qui ont retenu quelque chose de ce siècle.


Avec mes amitiés, Richard G.

Guillaume Davranche
Pour en finir avec la LCR ?
(Réponse à RichardG.)
Tout d'abord je dois dire que j'apprécie le fait que Richard G. ne réitère pas les calomnies dont il avait abreuvé Alternative libertaire dans son premier message, «Restructurations à l'ombre des bons sentiments». Avec les critiques qu'il porte à l'AL dans son dernier message, Pour en finir avec la LCR?», on est davantage dans le domaine de la controverse que de l'invective, même si l'accusation qu'AL ait «découvert la vraie nature de la CFDT» en 2002 fera sans doute rire plus d'un camarade appartenant à ce courant communiste libertaire qui a agi dans l'opposition CFDT pendant vingt ans, avant de contribuer activement au lancement des syndicats SUD, dès 1989...

Je ferai quelques remarques sur la portée exacte du débat «faut-il parler ou pas avec la LCR?». Simplement pour dire qu'il ne faut pas surestimer l'importance d'un dialogue... ou d'un non-dialogue avec une autre organisation. D'autant plus quand ce «dialogue» est plus que sporadique. Alternative libertaire a dans le passé dialogué avec de nombreux courants qui n'étaient pas «strictement» libertaires, sans que cela change la nature d'AL. Les éléments qui peuvent conduire une organisation à souhaiter un dialogue avec une autre organisation politique sont de plusieurs ordres :

— que leurs militant(e)s se côtoient sur une lutte ou dans des luttes et éprouvent le besoin de confronter leur point de vue;
— que des actions communes puissent être menées dans des domaines où il n'y a pas de désaccord (ce qui n'est tout de même pas rare quand l'anticapitalisme est une référence commune);
— que les deux organisations en question soient capables de dialoguer (ce qui n'est ps toujours le cas!).

Ce sont des choses qui deviennent évidentes dès lors qu'on n'est plus seulement doctrinaire, mais qu'on se dote d'une stratégie politique. Les autres organisations ne sont plus vues seulement comme des «ennemies» ou des «amies», mais, PAR RAPPORT à cette stratégie, comme des partenaires potentiels (avec des limites à reconnaître) ou des adversaires (avec un degré de confrontation à évaluer).

Dans une stratégie de développement des luttes sociales et de l'auto-organisation, on n'est pas obligé de faire «comme si» il n'y avait que les rouge & noirs qui existaient... ou bien on risque de ne pas aller bien loin.

Cela n'empêchera jamais certains «anars» pas très politiques de dénoncer rituellement les organisations libertaires qui s'associent avec des pas-libertaires... L'AL sera donc dénoncée comme étant «porteuse d'eau» de la LCR, la FA comme étant «porteuse d'eau» du PT, ou la CNT-Vignoles comme participant la collaboration de classe aux élections professionnelles, ou participant à d'«infâmes» intersyndicales avec FO et la CFDT...

Tout cela n'est pas sérieux. Il faut laisser le rôle de procureur à ceux qui le méritent et ne pas imaginer que le dialogue ou le non-dialogue changerait la nature profonde d'une organisation.

On peut très bien être en désaccord avec la LCR, et même la combattre dans certains secteurs (l'affaire de l'Ecole émancipée est le dernier cas en date mais il y en a eu bien d'autres), et constater que, de fait, dans d'autres secteurs, la coopération est possible... Je crois sincèrement qu'à l'Alternative libertaire, le fait de préférer instinctivement le dialogue — même au risque de se tromper, et d'abandonner un dialogue devenu  stérile — procède d'une culture militante positive.

Pour finir sur ce débat, je dois dire que ce qui est surréaliste, ce n'est pas un «dialogue» sporadique entre AL et la LCR (assez largement fantasmé parfois d'ailleurs), non, ce qui est surréaliste, c'est que le débat ait été quasi nul entre les différentes composantes du mouvement libertaire pendant dix ans ou plus, s'élevant rarement au-dessus du niveau de l'anathème et du procès politique. Je crois que, là aussi, il y a une culture militante qui doit changer... et heureusement nous sommes en bonne voie.


Guillaume Davranche
Anne Vernet
Commentaire au texte de Ronald  Creagh
au sujet d'un «dialogue» avec les marxistes
Je crois vraiment que le débat, de notre point de vue «anarchisant», se pose mal. L'idée d'une distribution identitaire des rôles et des postures théoriques (anarchistes d'un côté, marxistes de l'autre) définissant les limites d'un «dialogue», possible ou pas, entre ces deux entités supposées «individuées» m'horripile profondément. J'en viens à me dire que cette mise en scène (dont certes R. Creagh a bien raison de dénoncer les effets néfastes - voir la censure de l'expression anarchistes par les néos-stals planqués-1-) n'a finalement pour principal objectif que de paralyser la réflexion, l'action (la «praxis» si l'on veut) contestataire voire (ciel!) révolutionnaire, en la réduisant commodément à des incomptatibilités de chapelles. Visiblement aussi, il faut croire que cet état de chose, soit en arrange beaucoup, soit possède une telle puissance de réalité qu'il serait impossible de penser un lien entre «marxisme» (non institué, non orthodoxe je précise) et anarchisme. «Dialoguer» avec les détenteurs officiels et institués de l'estampille «marxiste» ne m'intéresse pas. D'ailleurs «Contretemps», que je sache, ne se définit pas comme publication anarchiste.

En revanche, repenser ce qui, chez Marx, est indubitablement connexe avec les fondamentaux anarchistes, cela, oui, m'importe et me paraît urgent et nécessaire. On ne peut pas mettre Marx à l'index au nom des marxismes institués. De même, comment pourrait-on condamner TOUT Hegel, cet Hegel qui le premier affirma «la vérité est concrète»? En clair: Marx avait le choix entre Bakounine et Engels et il n'a pas fait le meilleur. La chose est entendue. De même qu'il serait peut-être bon de dégager de l'œuvre marxienne tout ce qu'elle doit à l'Anarchie, à Bakounine en particulier: ainsi Marx, traduisant «Dieu et l'Etat» vers l'anglais, ne se permet-il pas d'écrire «tous les moyens sont bons, Y COMPRIS la prise du pouvoir» là où Bakounine a écrit «tous les moyens sont bons SAUF la prise de pouvoir» ?

Au risque de me répéter, la critique radicale de l'économie capitaliste et le renvoi à l'économie comme «dernière instance», SI L'ON COMPREND bien la formule selon la perspective DES LUTTES SOCIALES, et non pas «dernière instance» anthropologique voire pire ontologique, CELA va absolument dans le sens des principes anarchistes. L'économie est de ce point de vue d'ailleurs moins «dernière instance» idéologique que LEVIER pratique, qui dégage enfin le «réel» de l'emprise d'une «fatalité», totalitaire, contre laquelle «on» ne pourrait rien, magifiée, hypostasiée, etc. - ce à quoi abouti précisément cette récusation imbécile de l'économie comme «dernière instance» si à la mode en sociologie actuellement. Le levier économique fait du réel un objet préhensible, transformable par chacun «ensemble». Le problème des marxismes institués est qu'ils se sont saisis du seul levier du rapport de force de classe et de masse SANS mise en œuvre (politique) du levier économique stricto sensu (id: sans abolir les fondamentaux économiques issus du capitalisme). Là est «l'erreur» - qui d'ailleurs n'en fut jamais une, puisqu'il était question de POUVOIR, ce qui démontre effectivement bien la réalité de domination que contiennent les fondamentaux capitalistiques (propriété, valeur d'échange, argent, je me répète, je sais). L'anarchisme est  ANTI-CAPITALISTE ou il n'est pas. S'il est anti-capitaliste, il s'appuie nécessairement sur les propositions communes et initiales, forgées par Bakounine ET Marx, et que les marxismes ont détournées et récupérées.

Un anarchisme de pantoufle qui se voile pudibondement la face devant le fait économique et qui fait l'impasse sur l'anti-capitalisme ne produira jamais aucune contribution, théorique et pratique, propre à changer le monde, et n'est rien d'autre qu'une pose convenue, compromise et un leurre. J'en suis désolée: pour le dire franchement,  les «libertaires» ou pseudo-anarchistes qui veulent jeter Marx pour garder l'argent me font sombrement ricaner. Très sombrement. Et sachez aussi que, lorsque ceux-ci détiennent un quelconque «pouvoir» de contrôle de l'expression, ce que j'écris ici, là aussi, est envoyé sur voie de garage.

Alors de deux choses l'une, chers amis «sociaux-démocrates libertaires»: ou vous annoncez  clairement vos couleurs, ou vous balayez devant votre porte, fût-elle blindée (puisque vous en avez les moyens).

Amicalement mais lassée des «dialogues» et des mises en scène.


Anne Vernet