Jérome - La fuite en avant et la poursuite du même

Jérome
Contre Attac
La fuite en avant et la poursuite du même
              Avec le redéploiement du capitalisme, ce mouvement que l’on pourrait appeler la mondialisation globale, c’est-à-dire l’avènement d’une économie-monde qui s’impose à l’échelle de la planète tout entière, on a vu apparaître et se développer rapidement en France l’association Attac. Derrière un discours et une pratique qui visent à remettre en cause la prépondérance des marchés financiers, nous retrouvons en fait cette bonne vieille social-démocratie qui propose une fuite en avant dans le développement du capitalisme. En un mot ? la poursuite du même.

 

Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à « aller ainsi », voilà la catastrophe. Ce n’est pas ce qui va advenir, mais l’état des choses donné à chaque instant.

Walter Benjamin,
 Fragments sur Baudelaire.



I — WALTER BENJAMIN...

...a remarquablement critiqué l’une des idées maîtresses de la social-démocratie — le progrès. Pour les sociaux-démocrates, le progrès est une conception détachée du réel, correspondant, d’une part, à la perfectibilité indéfinie de l’humanité elle-même et, d’autre part, à une mécanique irrésistible et automatique (1).
Cette conception du progrès et du développement, on la trouve formulée par Auguste Comte, le père du positivisme et l’une des grandes  figures du progressisme. Il considère le perfectionnement de l’humanité comme un simple essor spontané, en relation avec une culture adaptée. Comte est l’un des premiers à reconnaître avoir emprunté cette idée du développement à la biologie. Le développement social est alors comparable aux différents âges par lesquels passe l’organisme animal. Pour Comte, il n’y a jamais ni crise, ni rupture, ni innovation dans l’histoire de l’humanité, il n’y a que ce qui est nécessaire ou impossible. Cette croyance en l’idée que l’humanité marche de façon nécessaire, irréversible et mécanique vers le bonheur, la social-démocratie va la faire sienne, en particulier Kautsky, le chef de file des partisans des thèses déterministes en Allemagne dans les années 20.

II — AU XIXe SIECLE,

l’idée s’impose naturellement chez la bourgeoisie que le travail industriel et le développement technique correspondent aux progrès de l’humanité elle-même. Mais dans les sociétés capitalistes industrialisées, la mise en valeur de la nature et son exploitation, c’est aussi l’exploitation d’une partie des hommes, ceux qui n’ont que leur force de travail, par une autre, ceux qui ont les capitaux. K. Marx a vu avec précision que le travail a en effet un double caractère : la domination de la nature s’accompagnant aussi de la domination de l’homme par l’homme.

Architectes de l’univers,
décorateurs des astres,
Nous sommes faiseurs de miracles.
Nous lierons les rayons du soleil
en faisceaux de balais
pour décrasser les nuages du ciel
à l’électricité !
Les fleuves du monde couleront en miel,
La rue sera pavée d’étoiles.
Creuse !
Pioche !
Scie !
Perfore !
Hourra à tout ! Hourra à tous !

Vladimir Maïakovski,
Le Mystère-bouffe.



III — QUAND ON PARLE...

du progrès à la manière de la social-démocratie, on se réfère à une sorte de rationalisation du monde par le développement productif et technique. Dans les textes de l’association Attac, il y a clairement indiqué l’idée qu’il suffirait de redonner la priorité au travail productif pour que tout rentre dans l’ordre et que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est pourquoi elle oppose à une mondialisation libérale orientée vers la spéculation qui serait la cause d’une société devenue folle, une mondialisation raisonnable centrée sur le développement productif. Du coup, lorsque Attac se demande quoi faire de la taxe Tobin, il s’agit de « réparer les dégâts sociaux que provoque (la spéculation) (2) ». Si la plate-forme de l’association n’indique pas clairement qu’il faudrait remettre tout le monde au travail, la prééminence donnée à l’investissement productif s’inscrit directement dans la rationalisation de la production. Dans le discours très moralisateur d’Attac, on retrouve en fait les traces de l’éthique protestante à propos du labeur sous une forme sécularisée. D’où, derrière cette maîtrise pseudo-rationnelle du monde, la présence d’une conception quasiment religieuse du travail (3).

IV — DES LE DEPART,

la social-démocratie a pensé le développement technique et productif comme illimité. Mais nous vivons bel et bien dans un monde qui, lui, est fini. Quand Attac propose, en guise de projet, un développementalisme socialement moins coûteux, il faut encore se demander si un programme de la sorte est tenable. Une telle fuite en avant dans le productivisme pourrait bien effectivement se solder  aujourd’hui par un désastre écologique planétaire. En réalité, Attac rejoint les libéraux qu’elle prétend combattre en défendant comme projet de société le capitalisme, conception du monde qui vise à faire du développement illimité de la production et de la technologie le but essentiel de l’existence humaine. C’est pourquoi on croit rêver quand la direction d’Attac exprime sa solidarité avec les populations touchées par la marée noire due au naufrage du pétrolier Erika. Il n’est en effet pas seulement question ici, réflexion faite, de la domination de la finance sur toutes les activités humaines, mais de l’activité économique comme sens unique donné à la vie humaine. Et la multinationale Elf/Total-Fina ne se contente pas de spéculer sur le pétrole, elle l’extrait, le transforme et le vend ; autrement dit, elle  l’exploite (4).


V — LES DANGERS...
 

... écologiques engendrés par le tout développement sont aujourd’hui suffisamment sérieux pour que les progressistes de tout poil prennent ce risque en compte. On a ainsi vu apparaître le concept de développement soutenable. Mais, outre le fait que le terme manque d’une définition claire, il ne permet pas de corriger dans la pratique les conséquences néfastes occasionnées par le développement tout court. Pour parler de développement durable, il faudrait d’abord pouvoir avoir la maîtrise collective de ce que nous produisons et, d’une manière générale, de nos vies. Or, ce n’est pas le cas. « Se réapproprier ensemble l’avenir du monde » en « contestant l’organisation des rapports économiques, humains, sociaux et politiques » (5), pour reprendre des expressions utilisées par Attac, irait dans le sens d’une libération politique et sociale. Mais, contrairement à ce qu’affirme l’association citoyenne, il s’agirait, pour en arriver là, de tout autre chose  qu’une taxation sur les produits financiers ou qu’une surveillance des transactions. Seule une destruction totale des rapports sociaux fondés sur la domination peut ouvrir la voie à un réel mouvement d’émancipation individuelle et collective. C’est ici que se situe l’actualité de la révolution sociale, et non celle d’un réformisme évoquant des lendemains qui chantent pour mieux préparer à la poursuite du même.


La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains.
Aldous Huxley,
Le meilleur des mondes, préface.

VI — LA GRANDE NOUVEAUTE...

... de notre époque tenait, pour Guy Debord, dans la guerre totale menée par l’économie contre les humains (6). Il faut prendre cette constatation au premier degré. Si la Terre est limitée par sa finitude, tout comme les aptitudes de l’homme, et que le développement est conçu comme irréversible et illimité, alors il doit arriver un moment où l’humanité elle-même devient gênante pour la rentabilité du système capitaliste qui repose sur le développement technique et productif. Il semble bien que l’on arrive actuellement à ce point avec l’apparition des OGM et, d’une façon plus générale, la manipulation du vivant. C’est d’ailleurs un grand progressiste qui n’annonce  rien de moins que l’abolition, vu les découvertes scientifiques à venir, de la nature humaine. Francis Fukuyama a fait fortune en popularisant les thèses sur la fin de l’histoire, autrement dit la victoire absolue et éternelle de l’économie de marché et de la démocratie bourgeoise.
              Plus récemment, il a affirmé qu’on ne pouvait pas parler de fin de l’histoire dans la mesure où « on ne saurait mettre un terme à la science, car c’est la science qui conduit le processus historique » (7). Fukuyama se réjouit à l’idée que les scientifiques vont pouvoir réussir là où les « spécialistes d’ingénierie sociale » ont échoué : éliminer ce qu’il y a d’irréductible et d’imprévisible chez l’être humain. On bascule du coup de la fin de l’histoire vers la post-humanité. Mais qu’il soit question de la possibilité d’une condition inhumaine de l’homme ne semble pas émouvoir Fukuyama.

VII — DEBORD...

...ajoute en outre que la science mène aujourd’hui une guerre directement aux êtres humains parce que les hommes de science,  en dépit du passé anti-esclavagiste de la pensée scientifique, ont choisi de se mettre au service de la domination. Une telle chose n’est pas nouvelle. Quand au XIXe siècle certains d’entre eux donnaient une assise scientifique aux théories racistes, ils étaient bien déjà dans la  logique de la domination puisqu’elles permirent la légitimation de la supériorité des Européens sur le reste de l’humanité. Ce qui est exact en revanche, c’est la complète intégration de la science à la sphère économique. Que les scientifiques se mettent au service du capitalisme est en soi grave, mais que les mêmes le cachent en prétendant défendre l’intérêt public relève de la mystification. On ne compte plus en effet les spécialistes en tout genre venant parader dans les médias pour expliquer qu’ils s’expriment en toute objectivité, alors que leurs recherches sont en fait financées par des intérêts privés et sur des crédits militaires. Par ailleurs de nombreux laboratoires des Universités, encouragés en cela par l’Etat, sont maintenant financés par des fonds privés, si bien que le clivage privé/public n’a plus guère de sens.

Avons-nous raison d’agir ainsi? Cornegidouille, de par notre chandelle verte, nous allons prendre conseil de notre Conscience. Elle est là, dans cette valise, toute couverte de toiles d’araignée. On voit bien qu’elle ne nous sert pas souvent.
Alfred Jarry,
Les minutes de sable mémorial.

VIII — MALGRE TOUS...

...les dangers qu’il représente, le développement productif et technique comme voie d’accès au bonheur suprême est une croyance sociale qui s’impose plus que jamais. Cette conception bourgeoise du monde, on la retrouve dans les textes et les déclarations d’Attac qui pratique une fuite en avant dans la domination et la servitude. Car le problème ne se situe pas au niveau de la maîtrise des flux financiers, bien improbable du fait de la globalisation capitaliste, mais consiste en la destruction de l’organisation sociale actuelle, où nos existences sont tout entières tournées vers l’activité économique. Si l’économie fait la guerre à l’homme, c’est que son développement capitaliste ne correspond pas à celui de l’humanité. Pour éviter non seulement une catastrophe mais aussi envisager l’établissement d’une société réellement humaine, il faut donc rompre avec cette « signification imaginaire sociale (8) » et prendre conscience de ce qui est en jeu. Au bout du compte, ce que nous avons d’humain.

 
 

NOTES :
(1) - Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse XIII, in Œuvres III, Folio essais, p 438.

(2) - Tout sur Attac, Mille et Une Nuit, p 57.

(3) - Voir à ce sujet Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Pocket.

(4) - Voir Tout sur Attac, Après le naufrage de l’Erika, pp 50-53.

(5) - Tout sur Attac, pp. 19 et 22.

(6) - Debord écrivait alors : « Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains; non plus seulement aux possibilités de leur vie, mais aussi à celles de leur survie ». Commentaires à la société du spectacle, Folio-Gallimard, p 58.

(7) - F. Fukuyama, « La fin de l’histoire dix ans après », Le Monde du 17/06/99.

(8) - Expression employée par Cornelius Castoriadis pour définir le développement comme élément de rationalisation du monde. Voir « Développement et rationalité », in Domaine de l’homme, Seuil, 1986.