Voline — La Révolution inconnue - chap 10 : Ukraine

VOLINE
LA RÉVOLUTION INCONNUE
D'après un envoi de-*B@[bel]*-

LIVRE III
(Suite)

10. Ukraine (1918-1921)

10.1 Le mouvement des masses en Ukraine

Ce chapitre me rend assez perplexe.

Si j'ai dû consacrer une centaine de pages au mouvement de Cronstadt, les événements d'Ukraine, traités comme il sied, demanderaient au moins cinq fois plus de place, en raison de leur envergure, de leur durée et surtout de leur grande portée révolutionnaire et morale. Or, c'est chose impossible.

D'autre part ma documentation sur ce mouvement ne dépasse pas celle de l'excellent ouvrage de Pierre Archinoff (1) : Histoire du mouvement makhnoviste. Et il m'est absolument impossible - dans les conditions présentes - de la compléter. Or, remplir des pages simplement pour reproduire une documentation déjà parue - même en tenant compte de l'allure très spéciale et de la rareté bibliographique de l'ouvrage - me paraît exagéré.

Certes, je pourrais apporter à l'étude deux éléments assez appréciables : 1° quelques faits exposés dans les volumes II et III des Mémoires de Nestor Makhno, animateur et guide militaire du mouvement, parus uniquement en langue russe, en 1936 et 1937 ; 2° quelques épisodes que j'ai vécus, car j'ai participé à ce mouvement à deux reprises, fin 1919 et fin 1920, soit pendant près de six mois.

Mais pour ce qui concerne les Mémoires de Makhno, la mort de l'auteur (décédé à Paris en 1935) a arrêté son travail à ses débuts : les trois volumes parus (le premier en russe et en français, longtemps avant les deux suivants) ne traitent que de la période 1917-1918 ; ils s'arrêtent juste au seuil du véritable mouvement, des événements les plus typiques et importants (1919-1921).

Et quant à mes souvenirs vécus, personnels, ils seraient particulièrement utiles s'ils venaient s'insérer dans un récit général et complet. Détachés de cet ensemble, ils n'ont pas le même intérêt.

Pourtant, il est impossible de ne pas parler du mouvement des masses en Ukraine, surtout lorsqu'on étudie la Révolution russe sous l'angle où je l'envisage.

Ce mouvement a joué dans la Révolution un rôle exceptionnellement important : plus important encore que celui de Cronstadt. Ceci en raison de son envergure, de sa durée, de son caractère essentiellement populaire, de la netteté de sa tendance idéologique, et enfin des tâches qu'il eut à remplir.

Or, pour des raisons que le lecteur de ce livre comprendra facilement, la littérature existante - quelle qu'elle soit - passe ce mouvement totalement sous silence ou, si elle en parle, elle le fait en quelques lignes et uniquement dans un but diffamatoire.

En fin de compte, l'épopée ukrainienne est restée jusqu'à présent, à peu près inconnue. Et, cependant, parmi les éléments de la " Révolution inconnue ", elle est certainement la plus remarquable.

A vrai dire, même l'ouvrage d'Archinoff, fort de quelque 400 pages, n'est qu'un résumé. Traité comme il le mérite, le mouvement ukrainien devrait remplir plusieurs volumes. Rien que les documents, d'une grande valeur historique, qui s'y rapportent, prendraient des centaines de pages. Pierre Archinoff ne put en reproduire qu'une infime partie.

Naturellement, une oeuvre de cette étendue incombera aux historiens futurs qui auront à leur disposition toutes les sources voulues. Mais, dès à présent, ce mouvement doit être le mieux possible mis en lumière.

Toutes ces considérations contradictoires m'ont amené finalement à la décision suivante :

1° Conseiller à tout lecteur sérieux et vraiment intéresse de lire l'ouvrage fondamental de Pierre Archinoff. Ce volume ne doit pas être facile à trouver, ayant été édité, en 1924, par une petite librairie libertaire. Mais le lecteur ne regrettera pas les efforts qu'il fera pour le trouver chez un libraire, sur les quais de Paris ou dans une grande bibliothèque.

2° Apporter au lecteur, dans ce chapitre, l'essentiel du mouvement, en tirant parti surtout de la documentation de Pierre Archinoff.

3° Compléter l'exposé par certains détails tirés des Mémoires de N. Makhno.

4° Le compléter par des épisodes vécus, par mes impressions et appréciations personnelles.


10.1.1 Quelques notions géographiques et historiques.
On désigne sous le nom d'Ukraine (ou de " Petite Russie ") une vaste région de la Russie méridionale - au sud-ouest du pays plus exactement - dont la superficie est d'environ 450 000 km carrés (à peu près les quatre cinquièmes de la France) et qui compte environ 30 millions d'habitants. Elle englobe les départements (" gouvernements ") de Kiew, de Tchernigow, de Poltava, de Kharkov, d'Ekatérinoslaw, de Kherson et de Tauride. Ce dernier est l'antichambre de la Crimée dont il est séparé par la partie est de la mer Noire, par l'isthme de Pérékop et par les détroits de la mer d'Azow.

Sans nous engager ici dans une histoire détaillée de l'Ukraine, notons brièvement certains traits caractéristiques de ce pays, traits que le lecteur doit connaître pour comprendre les événements qui s'y sont déroulés en 1917-1921.

1° L'Ukraine est une des contrées agricoles les plus riches du monde. La " terre noire ", grasse et fertile, y donne des récoltes incomparables. On appelait jadis cette région " le grenier de l'Europe ", l'Ukraine ayant été un fournisseur très important de divers pays européens en blé et en d'autres produits agricoles.

En plus des céréales, l'Ukraine est riche en légumes et en fruits, en steppes fertiles et en pâturages, en forêts, en cours d'eau et, enfin, dans sa partie est, aux confins de la région du Don, en houille.

2° En raison de ses richesses exceptionnelles, et aussi de sa situation géographique, l'Ukraine a été de tout temps une proie particulièrement alléchante pour divers pays, voisins et même lointains. Depuis des siècles la population ukrainienne, ethnographiquement très mélangée mais très unie dans la ferme volonté de sauvegarder sa liberté et son indépendance, soutenait des guerres et des luttes contre les Turcs, les Polonais, les Allemands et aussi contre son puissant voisin immédiat : la grande Russie des Tzars. Finalement, elle fut englobée dans le corps de l'immense Empire russe : en partie, par la conquête, en partie volontairement, ayant un besoin impérieux d'être protégée efficacement, contre les divers compétiteurs, par un seul et puissant voisin.

3° Cependant la composition ethnique de la population ukrainienne, le contact séculaire du pays - contact guerrier, commercial ou autre - avec le monde occidental, certains traits géographiques et topographiques de la région et, enfin, certaines particularités du caractère, du tempérament et de la mentalité du peuple, eurent pour résultat de maintenir une différence assez marquée entre 1a situation de la Grande Russie et celle de l'Ukraine sous le sceptre files tzars.

Certaines parties de l'Ukraine ne se sont jamais laissé subjuguer totalement, comme cela eut lieu en Grande Russie. Leur population a toujours gardé un certain esprit d'indépendance, de résistance, de " fronde ". Relativement cultivé et fin, assez " individualiste ", entreprenant et ne fuyant pas l'initiative, jaloux de son indépendance, guerrier par tradition, prêt à se défendre et habitué, depuis des siècles, à se sentir libre et maître chez lui, l'Ukrainien, en général, ne s'était jamais soumis à cet esclavage total - non seulement du corps, mais aussi de l'esprit - qui caractérisait l'état de la population de la Grande Russie.

Mais nous parlons surtout des habitants de certaines contrées de l'Ukraine, qui avaient même obtenu, tacitement, une sorte d'habeas corpus et vivaient en liberté, ces contrées étant presque inaccessibles à la force armée des tzars, un peu comme le " maquis " de la Corse.

Tout particulièrement dans les îles qui se trouvent en aval du Dnieper - dans ce fameux " Zaporojié " - des hommes épris de liberté s'organisèrent, dès le XIVe siècle, en camps exclusivement masculins et luttèrent, pendant des siècles, contre les tentatives d'asservissement des divers pays voisins, y compris la Grande Russie (2). Finalement, cette population guerrière dut, elle aussi, se soumettre à l'Etat russe. Mais les traditions de la " volnitza " (vie libre) se perpétuèrent en Ukraine et ne purent jamais être étouffées. Quels qu'aient pu être les efforts des tzars, depuis Catherine II pour effacer de l'esprit du peuple ukrainien toute trace de ces traditions de la " république zaporogue ", cet héritage des siècles passés (XIVe-XVIe) s'y conserva.

Le servage, impitoyable en Grande Russie, avait une allure pour ainsi dire plus " libérale " en Ukraine, en raison de la résistance constante des paysans. Des milliers d'entre eux se sauvaient de chez les seigneurs trop brutaux, gagnaient " le maquis " et s'y réfugiaient au sein de la " volnitza ".

En Grande Russie même, tous ceux qui ne voulaient plus être des serfs, ceux qui aspiraient à plus de liberté, ceux qui aimaient la vie indépendante, ceux qui avaient des démêlés avec la justice ou tombaient sous le coup des lois de l'Empire, fuyaient vers les steppes, les forêts et autres régions peu accessibles de l'Ukraine et y recommençaient une vie nouvelle. Ainsi, depuis des siècles, l'Ukraine fut la terre promise de toutes sortes de fugitifs.

La proximité des mers et des ports (Taganrog, Berdiansk, Kherson, Nikolaïew, Odessa), le voisinage du Caucase et de la Crimée - régions éloignées des centres et abondant en endroits bien abrités - augmentaient encore les possibilités, pour les individus forts et entreprenants, d'une vie libre, insoumise, en rupture de ban avec la société existante. Une partie de ces hommes fournit plus tard les cadres de ces vagabonds ( " bossiaki " ) peints magistralement par Maxime Gorki.

Ainsi l' " atmosphère " entière en Ukraine était très différente de celle de la Grande Russie.

Jusqu'à nos jours, les paysans de l'Ukraine ont gardé un amour particulier pour la liberté. Cet amour se manifesta par une résistance opiniâtre des paysans ukrainiens contre tout Pouvoir cherchant à les assujettir.


10.1.2 Situation particulière de l'Ukraine vis-à-vis de l'emprise bolcheviste.
Le lecteur comprendra maintenant pourquoi la dictature et la terrible étatisation bolchevistes rencontrèrent en Ukraine une opposition beaucoup plus efficace et longue qu'en Grande Russie.

D'autres facteurs favorisèrent cette attitude :

1° Les forces organisées du parti communiste étaient très faibles en Ukraine, en comparaison de celles de la Grande Russie. L'influence des bolcheviks sur les paysans et les ouvriers y fut toujours insignifiante.

2° Pour cette raison et pour d'autres, la Révolution d'octobre y eut lieu beaucoup plus tard ; elle y commença fin novembre (1917) ; elle y continuait encore en janvier 1918. C'était, auparavant, la bourgeoisie nationale locale - les " pétliourovtsi ", partisans du " démocrate " Pétlioura - qui détenait le pouvoir en Ukraine, parallèlement au pouvoir de Kérensky en Grande Russie. Les bolcheviks combattaient ce pouvoir sur le terrain plutôt militaire que révolutionnaire.

3° L'impopularité et l'impuissance du parti communiste en Ukraine firent que la prise du pouvoir par les Soviets y signifia autre chose qu'en Grande Russie.

En Ukraine, les Soviets étaient beaucoup plus exactement des réunions des délégués ouvriers et paysans . N'étant pas dominés par un parti politique - les mencheviks, non plus, ne jouaient en Ukraine aucun rôle effectif - ces Soviets n'avaient pas les moyens de subordonner les masses. Ici, les ouvriers dans les usines et les paysans dans les villages se sentaient une force réelle.

Dans leurs luttes révolutionnaires, ils n'eurent pas l'habitude de céder leur initiative à quiconque, d'avoir à leurs côtés un tuteur constant et inflexible tel que le fut le parti communiste en Grande Russie.

De ce fait, une plus grande liberté d'esprit, de pensée et d'action y prit solidement racine. Elle devait infailliblement se manifester lors des mouvements révolutionnaires de masse.

Les effets de tous ces facteurs se firent sentir dès le début des événements. Tandis qu'en Grande Russie la révolution fut étatisée sans peine et introduite rapidement dans le lit de l'État Communiste, cette étatisation et cette dictature rencontrèrent en Ukraine des difficultés considérables. L' " Appareil soviétique " (bolcheviste) s'y installait surtout par la contrainte, militairement. Un mouvement autonome des masses , surtout des masses paysannes, totalement négligées par les partis politiques se développait parallèlement au processus d'étatisation.

Ce mouvement indépendant des masses laborieuses s'annonçait déjà sous la " République démocratique " de Pétlioura. Il progressait lentement, cherchant sa voie. Il se fit remarquer ostensiblement dès les premiers jours de février 1917. C'était un mouvement spontané qui cherchait " à tâtons " à renverser le système économique d'esclavage et à créer un système nouveau, basé sur la communauté des moyens de travail et sur le principe de l'exploitation de la terre par les travailleurs eux-mêmes.

Au nom de ces principes, les ouvriers, ça et là, chassaient les propriétaires des usines et remettaient la gestion de la production à leurs organismes de classe : aux syndicats naissants, aux comités d'usines, etc. Les paysans, eux, s'emparaient des terres de propriétaires fonciers et des " koulaks " (paysans cossus) et en réservaient strictement l'usufruit aux laboureurs eux-mêmes, esquissant ainsi un type nouveau d'économie agricole. Naturellement, ce processus se répandait et se généralisait avec une extrême lenteur, d'une manière plutôt spontanée et désordonnée. C'étaient les premiers pas, assez maladroits encore, vers une activité future plus vaste, plus consciente et mieux organisée. Le chemin sur lequel les masses tâtonnaient était le bon. Intuitivement les masses le sentaient.

Cette pratique d'action révolutionnaire directe des ouvriers et des paysans se développa en Ukraine, presque sans obstacles, durant toute la première année de la Révolution, créant ainsi une ligne de conduite révolutionnaire des masses précise et saine.
Chaque fois que tel ou tel groupe politique, s'étant emparé du pouvoir, tentait de briser cette ligne de conduite révolutionnaire des travailleurs, ces derniers commençaient une opposition révolutionnaire et entraient en lutte contre ces tentatives, d'une manière ou d'une autre.
Ainsi, le mouvement révolutionnaire des travailleurs vers l'indépendance sociale, commencé dès les premiers jours de la Révolution, ne faiblissait pas, quelque fût le pouvoir établi en Ukraine. Il ne s'éteignit pas non plus sous le bolchevisme qui, après le bouleversement d'octobre, se mit à introduire dans le pays son système étatiste autoritaire.
Ce qu'il y avait de particulier dans ce mouvement, c'était : le désir d'atteindre, dans la Révolution, les buts véritables des classes laborieuses - la volonté de conquérir l'indépendance complète du travail, et, enfin, la méfiance envers les groupes non laborieux de la société.
Malgré tous les sophismes du Parti Communiste cherchant à démontrer qu'il était le cerveau de la classe ouvrière et que son pouvoir était celui des travailleurs, tout ouvrier ou paysan ayant conservé l'esprit ou I'instinct de classe se rendait de plus en plus compte qu'en fait, le Parti détournait les travailleurs des villes et des campagnes de leur oeuvre révolutionnaire propre ; que le pouvoir les prenait sous sa tutelle ; que le fait même de l'organisation étatiste était l'usurpation de leurs droits à l'indépendance et à la libre disposition d'eux-mêmes.
L'aspiration à l'indépendance, à l'autonomie complète, devint le fond du mouvement né au sein profond des masses. Leurs pensées étaient constamment ramenées à cette idée par une multitude de faits et de voies. L'action étatiste du parti communiste étouffait impitoyablement ces aspirations. Mais ce fut précisément cette action d'un parti présomptueux ne tolérant aucune objection, qui éclaira le mieux les travailleurs dans cet ordre d'idées et les poussa à la résistance.
Au début, ce mouvement se bornait à ignorer le nouveau pouvoir et à accomplir des actes spontanés, par lesquels les paysans s'emparaient des terres et des biens des propriétaires. Il cherchait ses formes et ses voies. - (Pierre Archinoff, l'Histoire du mouvement makhnoviste, pp. 70-72.)
L'occupation brutale de l'Ukraine, après la paix de Brest-Litovsk, par les troupes austro-allemandes, avec toutes ses conséquences terribles pour le peuple laborieux, créa dans le pays des conditions nouvelles et précipita le développement de ce mouvement des masses.
10.1.3 Les terribles conséquences de la paix de Brest-Litovsk pour l'Ukraine. -
La naissance de la résistance populaire et le mouvement " Makhnoviste ".
Ici, je me permets de citer, presque en entier, un chapitre de l'ouvrage de Pierre Archinoff. On ne pourrait faire un meilleur exposé des événements qui suivirent la paix de Brest-Litovsk. Rappelons-nous que la clause principale du traité de paix donna aux Allemands le libre accès de l'Ukraine d'où les bolchevistes se retirèrent.

L'exposé d'Archinoff est rapide, clair substantiel, saisissant. Je ne puis rien en retrancher, rien y ajouter. Il est absolument exact quant aux faits. Chaque détail est important si le lecteur veut comprendre la suite.

L'écrasante majorité des lecteurs n'ayant pas eu en mains l'ouvrage en question ni ne pouvant se le procurer, cette citation s'impose.

Le traité de Brest-Litovsk, conclu par les bolcheviks avec le gouvernement impérial allemand, ouvrit toutes grandes les portes de l'Ukraine aux Austro-Allemands. Ils y entrèrent en maîtres. Ils ne s'y bornèrent pas à une action militaire, mais s'immiscèrent dans la vie économique et politique du pays Leur but était de s'approprier ses vivres.
Pour y parvenir d'une façon facile et complète, ils y rétablirent le Pouvoir des nobles et des agrariens renversés par le peuple, et y installèrent le gouvernement autocrate de l'hetman Skoropadsky.
Quant à leurs troupes, elles étaient systématiquement trompées par les officiers. Ceux-ci leur représentaient la situation en Russie et en Ukraine comme une orgie de forces aveugles et sauvages détruisant l'ordre dans le pays et terrorisant l'honnête population travailleuse. Par ces procédés, on provoquait chez les soldats une hostilité contre les paysans et les ouvriers révoltés, favorisant ainsi l'action (action de simple brigandage, absolument écoeurante) des armées austro-allemandes.
Le pillage économique de l'Ukraine par les Austro-Allemands avec l'assentiment et l'aide du gouvernement de Skoropadsky fut " colossal " et horrible. On volait, on emportait tout : blé, bétail, volailles, oeufs, matières premières, etc. - tout cela dans de telles proportions que les moyens de transport n'y suffisaient pas. Comme s'ils étaient tombés sur des dépôts immenses voues au pillage, les Autrichiens et les Allemands se hâtaient d'enlever le plus possible, chargeant un train après un autre, des centaines, des milliers de trains, emportant tout chez eux.
Quand les paysans résistaient à ce pillage et tentaient de conserver le fruit de leur travail, les représailles, la schlague, les fusillades sévissaient.
En plus de la violence des envahisseurs, du cynique brigandage militaire, l'occupation de l'Ukraine par les Austro-Allemands fut accompagnée d'une réaction féroce de la part des agrariens. Le régime de l'hetman fut l'anéantissement de toutes les conquêtes révolutionnaires des paysans et des ouvriers, un retour complet au passé.
Il est donc naturel que cette nouvelle ambiance ait fortement accéléré la marche du mouvement esquissé auparavant, sous Pétlioura et sous les bolcheviks.
Partout, principalement dans les villages, commencèrent des actes insurrectionnels contre les agrariens et les Austro-Allemands C'est alors que prit son essor le vaste mouvement révolutionnaire des paysans d'Ukraine, désigné plus tard sous le nom d'insurrection révolutionnaire.
On voit assez souvent l'origine de cette insurrection uniquement dans l'occupation austro-allemande et dans le régime de l'hetman. Cette explication est insuffisante et partant inexacte. L'insurrection eut ses racines dans toute l'ambiance et dans les fondements mêmes de la Révolution russe. Elle fut une tentative des travailleurs de mener la Révolution jusqu'à son résultat intégral : la véritable, la complète émancipation et la suprématie du travail. L'invasion austro-allemande et la réaction agrarienne ne firent qu'accélérer le processus.
Le mouvement prit rapidement de vastes proportions. La paysannerie se dressait de tous côtés contre les agrariens, les massacrant ou les chassant, s'emparant de leurs terres et de leurs biens, sans ménager non plus les envahisseurs.
L'hetman et les autorités allemandes répondirent par des représailles implacables. Les paysans des villages soulevés furent schlagués et fusillés en masse ; tous leurs biens furent brûlés. Des centaines de villages subirent, dans un court espace de temps, un châtiment terrible de la part de la caste militaire et agrarienne. Ceci se passa en juin, juillet et août 1918.
Alors les paysans, persévérant dans leur révolte, s'organisèrent en francs-tireurs et recoururent à une guerre d'embuscades. Comme sur l'ordre d'organisations invisibles, ils formèrent, presque simultanément en différents lieux, une multitude de détachements de partisans, agissant militairement et toujours par surprise, contre les agrariens, contre leurs gardes et contre les représentants du Pouvoir. Habituellement, ces détachements, composés de 20, 50 à 100 cavaliers bien armés, fonçaient brusquement à l'opposé de l'endroit où on les supposait, sur une propriété ou sur la Garde Nationale, massacraient tous les ennemis des paysans et disparaissaient aussi rapidement qu'ils étaient venus. Tout agrarien persécutant les paysans, tous ses fidèles serviteurs, étaient repérés par les francs-tireurs et menacés à tout instant d'être supprimés. Tout garde, tout officier allemand était voué à une mort certaine. Ces exploits, accomplis quotidiennement dans tous les recoins du pays, taillaient dans le vif la contre-révolution agrarienne, la mettant en péril et préparant le triomphe des paysans.
Il est à noter que, pareillement aux vastes insurrections paysannes surgies spontanément, sans aucune préparation, ces actes guerriers organisés étaient toujours accomplis par les paysans eux-mêmes, sans aucun secours ni direction d'une organisation politique quelconque. Leurs moyens d'action les mirent dans la nécessité de vaquer eux-mêmes aux besoins du mouvement, de le diriger et de le conduire vers la victoire. Durant toute la lutte contre l'hetman et les agrariens, même aux moments les plus durs, les paysans demeurèrent seuls face à face à leurs ennemis acharnés, bien armés et organisés. Ce fait eut une très grande influence sur le caractère même de toute l'insurrection révolutionnaire. Partout où celle-ci resta jusqu'au bout une " oeuvre de classe ", sans tomber sous l'influence des partis politiques ou des éléments nationalistes, elle garda intacts, non seulement l'empreinte de son origine, étant sortie des profondeurs mêmes de la masse paysanne, mais aussi son second trait fondamental : la conscience parfaite que possédaient tous ces paysans d'être eux-mêmes guides et animateurs de leur mouvement. Les partisans surtout étaient pénétrés de cette idée. Ils étaient fiers de cette particularité de leur mouvement et se sentaient en force pour remplir leur mission.
Les représailles sauvages de la contre-révolution n'arrêtèrent pas le mouvement au contraire, elles lui fournirent le prétexte de s'élargir et de s'étendre. Les paysans se liaient de plus en plus entre eux, poussés par la marche même des événements, vers un plan général d'action révolutionnaire.
Certes, Les paysans de toute l'Ukraine ne se sont jamais organisés en une seule force agissant sous une seule direction. Au point de vue esprit révolutionnaire, ils étaient tous unis ; mais en pratique, ils s'organisaient plutôt localement, par régions ; les petits détachements de partisans, isolés les uns des autres, s'unifiaient pour former des unités importantes et plus puissantes. Au fur et à mesure que les insurrections se faisaient plus fréquentes et les représailles plus féroces et organisées, de telles unions devenaient nécessité urgente.
Dans le sud de l'Ukraine, ce fut la région de Goulaï-Polé qui prit l'initiative de cette unification. Là, elle se fit non seulement dans le but de la défense, mais aussi et surtout en vue d'une destruction générale et complète de la contre-révolution agrarienne.
Cet autre but, plus important et plus décisif, imposa au mouvement d'unification des masses paysannes une tâche plus vaste : celle d'englober dans le mouvement des éléments révolutionnaires des autres régions et de forger avec tous les paysans révolutionnaires, si possible, une grande force organisée, capable de combattre toute réaction et de défendre victorieusement la liberté et le territoire du peuple en révolution .

Le rôle le plus important dans cette oeuvre d'unification et dans le développement général de l'insurrection révolutionnaire au sud de l'Ukraine appartint au détachement de partisans guidé par un paysan originaire de la région : Nestor Makhno. C'est pourquoi ce mouvement est connu sous le nom de " mouvement makhnoviste ".

Dès les premiers jours du mouvement - dit Pierre Archinoff - jusqu'à son point culminant où les paysans vainquirent les agrariens, Makhno joua un rôle prépondérant et capital à un point tel que des régions insurgées entières et les moments les plus héroïques de la lutte sont liés à son nom.
Lorsque, ensuite, l'insurrection triompha définitivement de la contre-révolution de Skoropadsky, mais que la région fut menacée par Dénikine, Makhno devint le centre de ralliement de millions de paysans sur l'étendue de plusieurs départements (gouvernements) en lutte contre celui-là.
Soulignons qu'il ne s'agissait, dans cette vaste oeuvre que de la région sud de l'Ukraine.
Car ce ne fut pas partout que l'insurrection conserva sa conscience, son essence révolutionnaire et sa fidélité aux intérêts de la classe laborieuse. Alors que dans le sud de l'Ukraine les insurgés, de plus en plus conscients de leur rôle et de leur tâche historique, levèrent le drapeau noir de l'anarchisme et s'engagèrent sur la voie anti-autoritaire d'organisation libre des travailleurs, dans les régions ouest et nord-ouest du pays, ils glissèrent peu à peu, après avoir renversé l'hetman, sous l'influence d'éléments étrangers, ennemis de leur classe, notamment des démocrates-nationalistes (les " petliourovtzi ", partisans de Pétlioura). Pendant plus de deux ans, une partie des insurgés de l'ouest de l'Ukraine servit d'appui à ces derniers qui poursuivaient, sous l'étendard national, les intérêts de la bourgeoisie libérale Ainsi, les paysans insurgés des gouvernements de Kiew, de la Volhynie, de la Podolie et d'une partie de celui de Poltava, tout en ayant des origines communes avec le reste des insurgés, ne surent, par la suite, trouver en eux-mêmes ni la conscience de leurs tâches historiques, ni leurs forces organisatrices, et tombèrent sous la férule des ennemis du monde du travail, devenant des instruments aveugles entre leurs mains.
L'insurrection du Sud eut un tout autre sens et prit un tout autre aspect. Elle se sépara nettement des éléments non travailleurs de la société, elle se débarrassa rapidement et résolument des préjugés nationaux, religieux, politiques et autres du régime d'oppression et d'esclavage ; elle se plaça sur le terrain des aspirations réelles de la classe des prolétaires des villes et des campagnes et entama, au nom de ces aspirations, une rude guerre contre les ennemis multiples du Travail.
10.1.4 L'Anarchiste Nestor Makhno.
Au cours de notre étude, nous avons déjà prononcé, plus d'une fois, le nom de Nestor Makhno, paysan ukrainien qui joua un rôle énormes exceptionnel, dans la vaste insurrection paysanne du sud de l'Ukraine.

Nous avons dit, d'autre part, que toute la littérature, existant sur la Révolution russe, sauf quelques éditions libertaires, passe complètement sous silence - ou ne traite qu'en quelques lignes diffamatoires - ce formidable mouvement.

Quant à son animateur et guide militaire, Nestor Makhno, si l'on daigne parfois le citer, c'est uniquement pour le gratifier des titres de " bandit ", d' " assassin ", de " pillard ", de " fauteur de pogromes juifs ", etc. Constamment, opiniâtrement, on le traîne dans la boue, on le calomnie, on l'abhorre. Dans les meilleurs cas, des auteurs sans scrupules, sans se donner la peine d'examiner et de vérifier les faits et les fables, répandent sur la vie et l'action de ce militant libertaire des légendes absurdes et des bêtises ineffables (3).

Tous ces procédés sont, hélas ! classiques et courants.

Ils nous obligent à reproduite ici, brièvement, la biographie authentique de N. Makhno et, pour l'instant, les étapes de son activité jusqu'au renversement de l'hetman.

D'ailleurs, il est indispensable de connaître la personnalité de Makhno pour comprendre la suite des événements.

Makhno naquit le 27 octobre 1889, et fut élevé par sa mère dans le village de Goulaï-Polé, district d'Alexandrovsk, gouvernement d'Ekatérinoslaw. Il était fils d'une famille de paysans pauvres. Il n'avait que dix mois lorsque son père mourut, le laissant, lui et ses quatre petits frères, aux soins de leur mère.
Dès l'âge de sept ans, en raison de l'excessive pauvreté de la famille, il servit comme petit pâtre, gardant les vaches et les brebis des paysans de son village. A huit ans, il entra à l'école locale qu'il fréquentait en hiver, servant toujours comme pâtre en été.
A douze ans, il quitta l'école et sa famille pour " se placer ". Il travailla comme garçon de ferme dans les propriétés des agrariens et des paysans riches (les koulaks) allemands dont les colonies étaient nombreuses en Ukraine. A cette époque déjà, à l'âge de 14 ou 15 ans, il professait une forte haine contre les patrons exploiteurs et rêvait à la manière dont il pourrait " régler un jour leur compte ", aussi bien pour lui-même que pour les autres.
Jusqu'à l'âge de seize ans, pourtant, il n'eut aucun contact avec le monde politique. Ses conceptions sociales et révolutionnaires se formaient et se précisaient spontanément, dans un cercle très restreint de paysans, prolétaires comme lui.
Toutes les versions prétendant que Makhno était instituteur et se forma sous l'influence d'un anarchiste intellectuel, sont fausses comme beaucoup d'autres.
La révolution de 1905 le fit sortir d'un seul coup de ce petit cercle en le lançant dans le torrent des grands événements et actes révolutionnaires Il avait alors 17 ans. Il était plein d'enthousiasme révolutionnaire et prêt à tout dans la lutte pour la libération des travailleurs. Après avoir pris quelques connaissances des organisations politiques, il entra résolument dans les rangs des anarchistes-communistes et à dater de ce moment devint un militant infatigable. Il déploya une grande activité et participa aux actes les plus dangereux de la lutte libertaire.
En 1908, il tomba entre les mains des autorités tzaristes qui le condamnèrent à la pendaison pour association anarchiste et participation à des actes terroristes. Par égard pour sa jeunesse, la peine de mort fut commuée en celle de travaux forcés à perpétuité.
Il purgeait sa peine dans la prison centrale de Moscou (" Boutyrki "). Bien que la vie en prison fût pour lui sans espoir et extrêmement pénible, Makhno s'efforça de l'utiliser pour s'instruire (4). Il fit montre d'une grande persévérance. II apprit la grammaire, il étudia les mathématiques la littérature l'histoire de la culture et l'économie politique. A vrai dire, la prison fut l'unique école où Makhno puisa les connaissances historiques et politiques qui lui furent d'un très grand secours dans son action révolutionnaire ultérieure. La vie, l'action, les faits, furent une autre école où il apprit à connaître et à comprendre les hommes et les événements sociaux.
C'est en prison que, tout jeune encore, Makhno compromit sa santé. Obstiné, ne pouvant se faire à l'écrasement absolu de la personnalité auquel était soumis tout condamné aux travaux forcés, il se cabrait toujours devant les autorités pénitentiaires. Il était continuellement au cachot où, par le froid et l'humidité, il contracta la tuberculose pulmonaire. Pendant les neuf ans de sa réclusion, il resta sans cesse aux fers pour " mauvaise conduite ", jusqu'à ce qu'il fût enfin délivré, avec tous les autres détenus politiques, par l'insurrection du prolétariat de Moscou, 1er de mars 1917.
Il retourna aussitôt à Goulaï-Polé où les masses paysannes lui manifestèrent une profonde sympathie. De tout le village, il était le seul forçat politique, rendu à sa famille par la Révolution. C'est pourquoi il devint spontanément l'objet de l'estime et de la confiance des paysans.
Ce n'était plus alors un jeune homme inexpérimenté, mais un militant achevé, ayant un puissant élan de volonté et une idée déterminée de la lutte sociale.
Arrivé à Goulaï-Polé, il s'adonna immédiatement à la besogne révolutionnaire, cherchant d'abord à organiser les paysans de son village et des environs. Il fonda un syndicat des ouvriers agricoles ; il organisa une commune libre et un Soviet local des paysans. Le problème qui l'agitait était celui de réunir et d'organiser toute la paysannerie en un faisceau puissant et solide pour qu'elle fût en état de chasser, une fois pour toutes, les seigneurs agrariens, tous les maîtres et dirigeants politiques, et d'arranger elle-même sa vie. C'est dans ce sens qu'il guidait le travail organisateur des paysans - et comme propagandiste et surtout comme homme d'action. Il cherchait à unir les paysans révolutionnairement, mettant à profit les faits flagrants de tromperie, d'injustice et d'oppression dont ils étaient victimes.
Pendant la période du gouvernement de Kérensky et aux jours d'octobre 1917, il fut président de l'union paysanne régionale, de la commission agricole, du syndicat des ouvriers métallurgistes et menuisiers et enfin président du Soviet des paysans et ouvriers de Goulaï-Polé.
Ce fut en cette dernière qualité qu'il rassembla, au mois d'août 1917, tous les propriétaires fonciers de la région, les obligea à lui remettre les documents concernant leurs terres et biens meubles, et procéda à un inventaire exact de tous ces biens. Ensuite, il fit là-dessus un rapport, d'abord en une séance du Soviet local, puis au Congrès des Soviets du district, et enfin au Congrès des Soviets de la région. Il proposa de faire égaliser les droits des propriétaires et des paysans riches (les " koulaks ") avec ceux des paysans laboureurs (pauvres) sur l'usufruit des terres.
A la suite de sa proposition, le Congrès décréta de laisser aux propriétaires et aux " koulaks " une part de la terre (ainsi que des instruments de travail et du bétail) égale à celle des laboureurs. Plusieurs congrès paysans des gouvernements d'Ekatérinoslaw, de Tauride, de Poltava, de Kharkov et d'autres suivirent l'exemple de la région de Goulaï-Polé et prirent la même mesure.
Pendant ce temps, Makhno devint dans sa région l'âme des mouvements des paysans qui reprenaient les terres et les biens des agrariens et même, au besoin, exécutaient certains propriétaires récalcitrants. Il se fit ainsi des ennemis mortels parmi les riches et les groupements bourgeois locaux.
10.1.5 Les débuts de l'action insurrectionnelle de Makhno. - Ses idées, ses projets.
Au moment de l'occupation de l'Ukraine par les Austro-Allemands, Makhno fut chargé par un Comité révolutionnaire clandestin, formé sur place, de créer des bataillons de paysans et ouvriers pour entreprendre une lutte contre les envahisseurs et le pouvoir.
Il fit le nécessaire, mais fut contraint à reculer avec ses partisans sur les villes de Taganrog, Rostow et Tzaritsine, en combattant pas à pas.
La bourgeoisie locale, forte de l'appui militaire des Austro-Allemands, mit sa tête à prix. Il dut se cacher pendant quelque temps. Par vengeance les autorités militaires ukrainiennes et allemandes brûlèrent la maison de sa mère et fusillèrent son frère aîné, Emélian, invalide de guerre.
En juin 1918, Makhno vint à Moscou pour consulter quelques vieux militants anarchistes sur les méthodes et les tendances à suivre dans le travail libertaire révolutionnaire parmi les paysans de 1'Ukraine.
Mais les anarchistes qu'il rencontra étaient, à ce moment indécis et passifs (5). Il ne reçut aucune indication ni conseil satisfaisants.
Il repartit pour l'Ukraine, de plus en plus ferme dans ses idées et projets personnels.

Il est à noter que, lors de son bref séjour à Moscou, Makhno eut un entretien avec le vieux théoricien de l'anarchisme, Pierre Kropotkine, et un autre avec Lénine. Il en fait un récit détaillé - surtout pour sa conversation avec Lénine - dans le volume de ses Mémoires. Il dit avoir beaucoup apprécié certains conseils de Kropotkine. Quant à son entretien avec Lénine, il porta sur trois points : la mentalité des paysans en Ukraine ; les perspectives immédiates pour ce pays et la nécessité pour les bolcheviks de créer une armée régulière (Armée Rouge) ; le désaccord entre le bolchevisme et l'anarchisme. Sa conversation, tout en présentant un certain intérêt, fut trop brève et superficielle pour apporter quelque chose de vraiment important. Nous ne nous y attarderons donc pas davantage.

Notons encore que les bolcheviks de Moscou aidèrent Makhno, dans une certaine mesure, à prendre des précautions pour pouvoir franchir la frontière de l'Ukraine et se déplacer avec le moins de risques possible.

Makhno considérait la masse paysanne comme une force historique particulière énorme.

Il mûrissait depuis longtemps, continue Pierre Archinoff, une idée qui consistait à organiser des vastes masses paysannes, et faire jaillir l'énergie révolutionnaire accumulée en elles depuis des siècles et à précipiter cette formidable puissance sur le régime oppresseur contemporain.
Il jugea le moment arrivé pour l'exécution de cette idée.
Après un bref séjour à Moscou, il repartit donc pour l'Ukraine, cherchant à retourner dans sa région de Goulaï-Polé. Cela se passait en juillet 1918.
Le voyage s'accomplit, raconte Archinoff, avec beaucoup de difficultés, très clandestinement, pour ne pas tomber quelque part entre les mains des autorités de l'hetman. Une fois, Makhno faillit périr : il fut arrêté par un détachement austro-allemand ; et, pour son malheur, il était porteur de tracts libertaires. Un riche juif de Goulaï-Polé, qui connaissait Makhno personnellement de longue date, réussit à le sauver : il paya pour sa libération une somme d'argent considérable.
Chemin faisant, les communistes proposèrent à Makhno de choisir une région déterminée de l'Ukraine et d'y poursuivre un travail révolutionnaire clandestin en leur nom. Naturellement, il refusa même de discuter cette offre : la tâche qu'il se proposait lui-même d'accomplir n'avait rien de commun avec celle des bolcheviks.
Voilà donc Makhno de nouveau à Goulaï-Polé : cette fois, avec la décision irrévocable de périr ou d'obtenir la victoire des paysans, en tout cas, de ne plus abandonner la région.
La nouvelle de son retour se répandit rapidement de village en village. De son côté, il ne tarda pas à commencer ouvertement sa mission auprès des vastes masses paysannes, prenant la parole dans des meetings improvisés, écrivant et diffusant des lettres et des tracts. Verbalement et par écrit, il appelait les paysans à une lutte décisive contre le pouvoir de l'hetman et contre les propriétaires. Il déclarait inlassablement que les travailleurs tenaient maintenant leur sort entre leurs mains et qu'ils ne devaient pas le laisser échapper.
Son vibrant appel fut entendu, en quelques semaines, par de nombreux villages et des districts entiers, préparant les masses aux grands événements futurs.
En plus de ses appels, Makhno lui-même se mit immédiatement à l'action. Son premier soin fut de former un bataillon révolutionnaire militaire, de force suffisante pour garantir la liberté de propagande et d'action dans les villages et les bourgs, et pour commencer en même temps les opérations de corps francs. Ce bataillon fut rapidement organisé : il y avait partout dans les villages des éléments merveilleusement combatifs, prêts à agir. Il ne manquait qu'un bon organisateur. Ce fut Makhno.
Le premier bataillon de Makhno s'imposa deux tâches urgentes : 1° poursuivre énergiquement le travail de propagande et d'organisation parmi les paysans ; 2° mener une lutte armée implacable contre tous leurs ennemis.
Le principal guide de cette lutte sans merci fut le suivant : Tout agrarien persécutant les paysans, tout agent de police de l'hetman, tout officier russe ou allemand, en tant qu'ennemi mortel et implacable des paysans, ne doit trouver aucune pitié : il doit être supprimé. De plus, doit être exécuté tout participant à l'oppression des paysans pauvres et des ouvriers, tout homme cherchant à supprimer leurs droits, à usurper leur travail.
En l'espace de deux ou trois semaines, le bataillon devint déjà la terreur, non seulement de la bourgeoisie locale, mais aussi des autorités austro-allemandes. Le champ d'action militaire révolutionnaire de Makhno était considérable : il s'étendait de Lozovaïa à Berdiansk, à Marioupol et à Taganrog, et de Lougansk (ainsi que de la station importante de Grichino) à Ekatérinoslaw, à Alexandrovsk et à Mélitopol.
La rapidité des déplacements était la tactique particulière de Makhno. Grâce à elle et aussi à l'étendue de la région, il apparaissait toujours à l'improviste, à l'endroit où on l'attendait le moins.
En peu de temps, il enveloppa d'un cercle de fer et de feu toute la région où se retranchait la bourgeoisie locale.
Tous ceux qui, depuis deux ou trois mois, avaient réussi à se réinstaller dans leurs vieux nids de hobereaux, tous ceux qui s'enivraient de l'asservissement des paysans en pillant leurs terres et en jouissant des fruits de leur travail, tous ceux qui régnaient sur eux en maîtres, se trouvèrent brusquement pris sous la main implacable de Makhno et de ses partisans.
Rapides comme l'ouragan, intrépides, inaccessibles à la pitié vis-à-vis de leurs ennemis, ils tombaient en foudre sur telle ou telle propriété, y massacraient tous les ennemis avérés des paysans et disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus.
Le lendemain, Makhno recommençait à plus de 100 kilomètres de là ; puis il apparaissait soudainement dans quelque bourg, y massacrait la " garde nationale " (la varta ), les officiers, les agrariens, et s'éclipsait avant que les troupes allemandes, pourtant disposées tout près, aient eu le temps de comprendre ce qui se passait.
Le jour suivant, il était de nouveau à 100 kilomètres de là, sévissant contre un détachement de magyars en exercice de représailles ou faisant pendre quelque part des gardes de la " varta ".
La " varta " s'alarma. Les autorités austro-allemandes aussi. Plusieurs bataillons furent envoyés pour écraser Makhno et s'en emparer. En vain ! Excellents cavaliers dès l'enfance, ayant en cours de route des chevaux de rechange à volonté, Makhno et ses partisans étaient insaisissables, faisant, en vingt-quatre heures, des marches impossibles pour des troupes de cavalerie régulière.
Bien des fois, comme pour se moquer de ses ennemis, Makhno apparaissait brusquement, tantôt au centre même de Goulaï-Polé, tantôt à Pologui où de nombreuses troupes austro-allemandes étaient toujours réunies, tantôt dans un autre lieu de concentration de troupes, tuant les officiers qui lui tombaient sous la main et s'esquivant sain et sauf, sans laisser la moindre indication sur la route qu'il allait prendre. Ou bien, juste au moment où, paraissait-il, on suivait sa piste toute fraîche, s'apprêtant à l'entourer et à le prendre dans tel ou tel autre bourg indiqué par quelqu'un, lui-même, vêtu de l'uniforme de la " varta ", se mêlait, avec un petit nombre de ses partisans, au plus épais de l'ennemi, s'informant de ses plans et dispositions, puis se mettait en route avec un détachement de la garde " à la poursuite de Makhno " et, chemin faisant, exterminait ce détachement.
La population paysanne tout entière prêtait aux partisans un soutien dévoué, actif, adroit. Partout, sur leur passage, ils étaient certains de trouver, au besoin, un gîte sûr, du ravitaillement, des chevaux, parfois des armes. Souvent, les paysans les cachaient chez eux, au risque de leur vie. Bien des fois, les habitants d'un village dirigeaient la " varta " et les troupes, lancées à la poursuite de Makhno, sur une fausse route, pendant que Makhno lui-même et ses cavaliers se trouvaient au village même ou du côté opposé à celui qu'on indiquait à leurs poursuivants.
De nombreux villages étaient impitoyablement châtiés pour leur attitude vis-à-vis des insurgés : tous les hommes étaient atrocement frappés à coups de baguettes de fusil, plusieurs paysans suspects étaient fusillés sur place. Il y eut même des villages entièrement brûlés par vengeance. Mais rien ne pouvait réduire la résistance farouche de la population laborieuse aux envahisseurs et à leurs protégés : les propriétaires et les contre-révolutionnaires.
En ce qui concerne les troupes austro-allemandes et magyares, les partisans s'en tenaient à la règle générale suivante : tuer les officiers et rendre la liberté aux soldats faits prisonniers. On leur proposait de rentrer dans leur pays, d'y raconter ce que faisaient les paysans ukrainiens et d'y travailler pour la Révolution Sociale. On leur distribuait de la littérature libertaire, parfois de l'argent. On n'exécutait que les soldats reconnus coupables d'actes de violence envers les paysans.
Cette façon de traiter les soldats austro-allemands et magyars faits prisonniers exerça sur eux une certaine influence révolutionnaire.
Durant cette première période de son activité insurrectionnelle, Makhno fut, non seulement l'organisateur et le guide des paysans, mais aussi un justicier redoutable du peuple opprimé. Pendant cette première action insurrectionnelle, des centaines de nids de hobereaux furent détruits, des milliers d'oppresseurs et d'ennemis actifs du peuple furent implacablement écrasés.
Sa façon d'agir, hardie et résolue, la rapidité de ses apparitions et disparitions, la précision de ses coups et l'impossibilité avouée de le saisir mort ou vivant, rendirent bientôt son nom célèbre dans toute la région. Ce nom faisait trembler de terreur et de haine les bourgeois et les autorités. Par contre, chez le peuple laborieux le nom de Makhno soulevait des sentiments de profonde satisfaction, de fierté et d'espoir. Pour le peuple, Makhno devint bientôt une figure légendaire.
Et, en effet, il y avait, dans le caractère, et dans la conduite de Makhno, des traits dignes d'une légende ; son extraordinaire audace, sa volonté opiniâtre, sa perspicacité en maintes circonstances et, enfin, l'humour savoureux dont il accompagnait volontiers certains de ses actes, toutes ces qualités en imposaient au peuple.
Mais ce n'étaient point là les traits fondamentaux de la personnalité de Makhno.
Son esprit combatif, ses entreprises insurrectionnelles de la première période ne furent que les premières manifestations d'un énorme talent guerrier et organisateur, qui se révéla plus tard dans toute son envergure.
Non seulement organisateur et guide militaire remarquable, mais aussi bon agitateur, Makhno multipliait infatigablement les meetings dans de nombreux villages de la région. Il y faisait des rapports sur les tâches du moment, sur la Révolution Sociale, sur la vie en communauté libre et indépendante des travailleurs, comme but suprême de l'insurrection. Il rédigeait aussi dans ce sens des tracts et des appels aux paysans, aux ouvriers, aux soldats autrichiens et allemands, aux cosaques du Don et du Kouban, etc.
Vaincre ou mourir - tel est le dilemme qui se dresse devant les paysans et les ouvriers de l'Ukraine en ce moment historique. Mais nous ne pouvons pas mourir tous, nous sommes innombrables. Nous, c'est l'Humanité ! Donc, nous vaincrons... Nous ne vaincrons pas pour répéter l'erreur des années passées : celle de remettre notre sort à de nouveaux maîtres. Nous vaincrons pour prendre nos destinées dans nos propres mains, pour arranger notre vie selon notre propre volonté et avec notre vérité. (Tiré d'un des premiers appels de Makhno.)
Ainsi parlait Makhno aux vastes masses paysannes.
10.2 La formation de l'Armée insurrectionnelle " makhnoviste "
 

10.2.1 Les diverses forces en lutte en Ukraine.
Bientôt, Makhno devint le point de ralliement de tous les insurgés.
Dans chaque village les paysans créèrent des groupes locaux clandestins. Ils se ralliaient à Makhno, le soutenant dans toutes ses entreprises, suivant ses conseils et ses dispositions.
De nombreux détachements de partisans - ceux qui existaient déjà, comme ceux qui se formaient à nouveau - se ralliaient aux groupes de Makhno, cherchant une unité d'action. La nécessité de cette unité et d'une action généralisée était reconnue par tous les partisans révolutionnaires. Et tous étaient d'avis que cette unité serait réalisée pour le mieux sous la direction générale de Makhno. Tel fut aussi l'avis de plusieurs grands détachements d'insurgés, jusqu'alors indépendants les uns des autres. Il y avait, notamment, le grand corps d'insurgés commandé par Kourilenko (il opérait dans la région de Berdiansk), celui commandé par Stchouss (dans la région de Dibrivka), celui de Pétrenko-Platonoff (région de Grichino) et autres. Ils se joignirent tous spontanément au détachement de Makhno.
Ainsi, l'unification des unités détachées de partisans de l'Ukraine méridionale en une seule armée insurrectionnelle sous le Commandement suprême de Makhno se fit d'une façon naturelle, par la force des choses et par la volonté des masses.
La vaste et indomptable insurrection paysanne finit par désorienter et désagréger complètement les troupes d'occupation et la police de l'hetman. La contre-révolution, soutenue par les baïonnettes étrangères, perdait pied de plus en plus rapidement. La fin de la guerre et le bouleversement politique qui la suivit, en Allemagne et en Autriche, lui portèrent le coup de grâce. Fin 1918, les troupes allemandes et autrichiennes quittèrent le pays. L'hetman et les propriétaires s'enfuirent à nouveau pour ne plus revenir.

A partir de ce moment, trois forces essentielles, très différentes, se trouvèrent en action sur l'étendue de l'Ukraine : la " Pétliourovtchina ", le " bolchevisme " et la " Makhnovtchina ".

Nous avons assez parlé du bolchevisme pour que le lecteur puisse comprendre sans peine, et sans que nous y insistions, quels devaient être les buts et l'action des bolcheviks en Ukraine.

Nous venons de donner, d'autre part, une idée suffisante du mouvement paysan indépendant, dit " mouvement makhnoviste "dans ses premiers aspects.

Il nous reste à caractériser brièvement l'essence et l'oeuvre de la " Pétliourovtchina ".

Dès les premiers jours de la Révolution de février 1917, la bourgeoisie libérale ukrainienne, craignant les " excès " de la révolution " moscovite " et cherchant à les éviter chez elle, posa le problème de " l'indépendance nationale " de l'Ukraine. Une fois le tzarisme à terre, elle pouvait y songer avec espoir de succès, tous les partis politiques russes de gauche ayant proclamé hautement " le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en toute liberté ".

Soutenue par quelques autres couches de la population ukrainienne : les paysans riches (les " koulaks "), par les intellectuels libéraux, etc., cette bourgeoisie créa un vaste mouvement national autonomiste et séparatiste, visant à se détacher complètement de l'Etat " panrusse ".

Se rendant cependant compte que le mouvement ne pouvait espérer un succès solide et durable tant qu'il n'arriverait pas à se forger une force populaire armée sur laquelle il pourrait s'appuyer au besoin, les guides du mouvement : Simon Pétlioura et d'autres, portèrent leurs regards vers la masse des soldats ukrainiens qui se trouvaient sur le front et à l'arrière. On procéda à leur, organisation, sur une base nationale, en régiments ukrainiens spéciaux .

En mai 1917, les chefs du mouvement organisèrent un Congrès militaire qui élut un Comité militaire général : organe appelé à diriger le mouvement.

Plus tard, ce Comité fut élargi et baptisé " Rada " (Conseil en ukrainien).

En novembre 1917, au Congrès panukrainien, la " Rada " devint " Rada Centrale " ; sorte de Parlement de la nouvelle " République démocratique ukrainienne ".

Enfin, un mois après, la " Rada Centrale " proclama solennellement l'indépendance de cette " République ".

L'événement porta un coup sensible au bolchevisme qui venait de s'emparer du pouvoir en Grande Russie et, naturellement, voulait l'établir sur l'Ukraine, en dépit du " droit des peuples ".

Les bolcheviks dépêchèrent donc, en toute hâte, leurs troupes en Ukraine. Une lutte acharnée eut lieu entre elles et les formations de Pétlioura, autour de Kiew, capitale de l'Ukraine. Le 25 janvier 1918, les bolcheviks s'emparèrent de la ville, y installèrent leur gouvernement et commencèrent aussitôt à étendre leur pouvoir sur toute l'Ukraine. Ils n'y réussirent que partiellement. Le gouvernement de Pétlioura, les hommes politiques du mouvement séparatiste et leurs troupes se retirèrent dans la partie ouest du pays, s'y fortifièrent et, de là, protestèrent contre l'occupation de l'Ukraine par les bolcheviks.

Il est probable qu'un peu plus tard ces derniers seraient parvenus à étouffer le mouvement autonomiste. Mais les événements immédiats les en empêchèrent. En mars et avril 1918 ils se retirèrent en Grande Russie, laissant la place, conformément aux clauses du traité de Brest-Litovsk, à l'armée d'occupation austro-allemande.

Aussitôt, devançant cette dernière, les partisans de Pétlioura rentrèrent à Kiew. Leur gouvernement proclama la nouvelle " République Nationale Ukrainienne ".

Celle-ci ne vécut, elle aussi, que pendant quelques semaines. Il était bien plus avantageux pour les Austro-Allemands d'avoir affaire aux anciens seigneurs et maîtres de l'Ukraine qu'aux partisans de Pétlioura. S'appuyant sur leur force militaire, les Allemands éliminèrent sans façon le gouvernement républicain et le remplacèrent par l'autorité absolutiste de leur créature docile : l'hetman Skoropadsky. Pétlioura lui-même fut pour quelque temps emprisonné et dut disparaître momentanément de l'arène politique.

Mais la désagrégation du régime de l'hetman ne se fit pas attendre. L'immense insurrection des paysans commença aussitôt à lui porter des coups de massue. Se rendant compte de sa fragilité, les " pétliourovtzi " se remirent énergiquement à l'oeuvre. Les circonstances les favorisèrent. La paysannerie étant en révolte, des centaines de milliers d'insurgés spontanés n'attendaient que le premier appel pour marcher contre le gouvernement de l'hetman. Disposant de moyens suffisants pour rassembler organiser et armer une partie de ces forces, ses " pétliourovtzi " allèrent de l'avant et s'emparèrent, presque sans résistance de plusieurs grandes villes et localités. Ils soumirent les provinces ainsi conquises à un nouveau genre de pouvoir " Directoire ", avec Pétlioura en tête. Ils se hâtèrent d'étendre leur pouvoir sur une bonne partie de l'Ukraine, en profitant de l'absence d'autres prétendants, surtout des bolcheviks.

En décembre 1918, Skoropadsky s'enfuit. Le " Directoire " de Pétlioura entra solennellement à Kiew.

Cet événement suscita un grand enthousiasme dans le pays. Les " pétliourovtzi " firent tout pour " gonfler " leur succès à l'extrême. Ils prirent figure de héros nationaux.

En peu de temps, leur pouvoir s'étendit à nouveau sur la majeure partie de l'Ukraine. Ce ne fut qu'au sud, dans la région du mouvement des paysans " makhnovistes " qu'ils se heurtèrent à une résistance sérieuse. Là ils n'eurent pas de succès ; au contraire, ils y subirent quelques revers sensibles.

Dans tous les grands centres du pays les partisans de Pétlioura triomphaient.

Cette fois la domination de la bourgeoisie autonomiste paraissait assurée.

Ce n'était qu'une illusion.

Le nouveau pouvoir eut à peine le temps de s'installer que, déjà, la désagrégation commença autour de lui. Les millions de paysans et d'ouvriers qui, au moment du renversement de l'hetman, s'étaient trouvés dans le cercle de l'influence des " pétliourovtzi ", furent bientôt désillusionnés et commencèrent à quitter en masse les rangs de Pétlioura.

Ils cherchaient un autre appui à leurs intérêts et aspirations. La majeure partie se dissipa dans les bourgs et les villages et y adopta une attitude hostile au nouveau Pouvoir. D'autres se joignirent aux détachements insurrectionnels des " makhnovistes ". Les " Pétliourovtzi " se trouvèrent donc aussi vite désarmés par la marche des événements qu'ils avaient été armés. Leur idée d'autonomie bourgeoise, d'unité nationale bourgeoise, ne put se maintenir dans le peuple révolutionnaire que durant quelques heures. Le souffle brûlant de la révolution populaire réduisit en cendres cette fausse idée et mit ses porteurs dans une situation d'impuissance complète. En même temps, le bolchevisme militant s'approchait rapidement, venant du nord, expert en moyens d'agitation de classe et fermement décidé à s'emparer du pouvoir en Ukraine. Juste un mois après l'entrée du Directoire de Pétlioura à Kiew, les troupes bolchevistes y entrèrent à leur tour. Dès lors, le pouvoir communiste des bolcheviks s'établit dans la plus grande partie de l'Ukraine. (P. Archinoff, op. cit ., p. 106.)
Donc, aussitôt après la chute de l'hetman et le départ des Austro-Allemands, le gouvernement de Moscou se hâta de réinstaller en Ukraine, définitivement, ses autorités, ses fonctionnaires, ses cadres de militants et, surtout, ses troupes et sa police.

Mais, dans les parties ouest et sud, il se heurta bientôt, d'une part aux éléments nationaux de Pétlioura, qui s'y étaient retirés à nouveau ; d'autre part, au mouvement authentique et indépendant des masses paysannes, guidé par Makhno.

Pétlioura, chassé du coeur du pays, ne se tint pas pour battu ; s'étant retiré dans des régions moins accessibles pour les bolcheviks, il essaya de résister - partout où il le pouvait - et à ceux-ci, et aux " bandes paysannes " de Makhno.

Quant au mouvement paysans indépendant, il se vit bientôt obligé de se dresser, non seulement contre la bourgeoisie pétliourienne (avant d'entrer en action, plus tard, contre les tentatives monarchistes de Dénikine et de Wrangel), mais aussi contre l'imposture des bolcheviks.

Ainsi, la situation en Ukraine devenait plus embrouillée que jamais. Chacune des trois forces en présence avait à lutter contre les deux autres : les bolcheviks, contre Pétlioura ; Pétlioura, contre les bolcheviks et Makhno ; Makhno, contre Pétlioura et les bolcheviks.

Par la suite cet imbroglio se compliqua encore, par suite de l'apparition d'un quatrième élément : l'intervention des généraux russes nationalistes et monarchistes cherchant à reconstituer l'ancien empire russe dans son intégrité territoriale et sur sa base absolutiste. A partir de ce moment (été 1919), chacune des quatre forces en présence soutenait une lutte à outrance contre les trois autres. Ajoutons que, dans cette ambiance chaotique, l'Ukraine devint un champ libre pour des exploits et des coups de mains audacieux d'une multitude de véritables " bandes " armées, composées d'éléments dévoyés à la suite de la guerre et de la Révolution, et vivant de pur brigandage. De telles bandes parcourraient le pays dans tous les sens ; elles avaient leurs repaires dans tous les recoins ; elles opéraient presque sans inconvénient dans tout le Midi de l'Ukraine.

(Beaucoup plus tard, les bolcheviks, suivant leur moyen habituel de diffamation, s'efforcèrent d'assimiler le mouvement indépendant des paysans, et Makhno en personne à ces éléments de brigandage et de contre-révolution. Par ce qui précède, le lecteur saura déjà apprécier les faits, les hommes et les légendes.)

On peut s'imaginer le chaos fantastique dans lequel se trouvait plongé le pays, et aussi les invraisemblables " combinaisons " qui se nouaient, se dénouaient, se renouaient tout au long de ces trois années de luttes (fin 1918 à fin 1921), jusqu'au moment où le bolchevisme l'emporta définitivement sur les autres.

Ajoutons et soulignons, avec Archinoff, que toute l'action des bolcheviks en Ukraine fut une pure imposture imposée par la force des armes, imposture qu'ils ne cherchèrent même pas à dissimuler.

Tout en installant leur gouvernement, d'abord à Kharkov, ensuite à Kiew, ils poussaient leurs divisions à travers les régions déjà libérées du pouvoir de l'hetman et y créaient militairement les organes du " pouvoir communiste ".

Là où les bolcheviks occupaient la place de haute lutte, après en avoir chassé les partisans de Pétlioura, aussi bien que là où la région était libre et les travailleurs maîtres d'eux-mêmes, le " pouvoir communiste " s'installait par ordre militaire. Les conseils des ouvriers et des paysans (les Soviets), qui avaient soi-disant créé ce pouvoir, apparaissaient plus tard, le fait étant accompli et le pouvoir déjà consolidé.
Avant les Soviets il y avait les " Comités révolutionnaires ". Et avant les " Comités ", il y avait, tout simplement, les divisions militaires.- (P. Archinoff, op. cit ., p. 129.)
10.2.2 Les qualités et les défauts du mouvement " makhnoviste ".
Nous avons vu qu'en raison de nombreuses circonstances particulières, la Révolution Sociale comme en Ukraine, non pas au moyen de la prise du pouvoir par un parti politique d'extrême gauche, mais, en dehors de toute question de pouvoir, au moyen d'une immense révolte spontanée des paysans contre leurs nouveaux oppresseurs.

Au début, cette révolte fut une sorte de tempête déchaînée. Avec une fureur exaspérée, les masses paysannes se vouèrent à la destruction violente de tout ce qu'elles haïssaient, de tout ce qui les opprimait depuis des siècles.

Aucun élément positif n'apparaissait encore dans cette oeuvre destructrice.

Mais, peu à peu, dans la mesure même où les événements se développaient, le mouvement des paysans révolutionnaires s'organisait, s'unifiait et précisait de mieux en mieux ses tâches essentielles et constructives.

Obligé de résumer les événements et d'éliminer, autant que possible les détails, nous fixerons tout de suite les traits essentiels, spécifiques du mouvement " makhnoviste ", traits dont les manifestations devenaient de plus en plus nettes au cours des événements qui suivirent la débâcle du régime de l'hetman et la fin de l'occupation allemande.

Ces traits caractéristiques du mouvement peuvent être divisés en deux groupes différents : le premier comprend les côtés forts, les qualités et les mérites ; le second, les faiblesses, les défauts et les erreurs . Il ne faut pas croire en effet, que le mouvement " makhnoviste " ait été irréprochable, qu'il ait été sans taches ni lacunes. (Certaines défaillances permirent aux bolcheviks de salir et de calomnier le mouvement.)

Les côtés forts et méritoires du mouvement furent :

1° Son indépendance entière de toute tutelle, de tout parti, de toute " politique ", d'où qu'ils vinssent et quels qu'ils fussent ; l'esprit vraiment libre ou même - plutôt - libertaire du mouvement. Cette qualité fondamentale, d'une importance capitale, était due : a) à la spontanéité de l'insurrection paysanne dès ses débuts ; b) à l'influence personnelle de Makhno, libertaire ; c) à l'activité d'autres éléments libertaires dans la région, Makhno lui-même, absorbé par la tâche combative, ayant fait tout son possible pour que les libertaires y viennent et y militent en toute liberté. Il faut y ajouter aussi la leçon des expériences que les insurgés firent dans leurs contacts quotidiens avec les partis politiques.

Cette tendance libertaire du mouvement se manifesta par une profonde défiance envers les éléments non travailleurs ou privilégiés ; le refus de toute dictature sur le peuple par une organisation quelconque, et par l'idée d'une auto-administration libre et entière des travailleurs eux-mêmes dans leurs localités.

2° La coordination libre, fédérative - et d'autant plus solide - de toutes les forces du mouvement en un seul et vaste mouvement social, librement organisé et discipliné.

3° I.'influence idéologique, saine et très élevée que le mouvement exerça librement sur une vaste partie du pays englobant quelque 7 millions d'habitants.

4° La valeur combative incomparable de l'armée des insurgés paysans révolutionnaires, armée qui, malgré son perpétuel manque d'armes et de munitions, malgré d'autres terribles difficultés, malgré tous les obstacles presque insurmontables, malgré les trahisons ignobles et constantes dont elle fut l'objet, put résister à toutes les impostures et à toutes les forces d'oppression pendant près de quatre ans.

5° Le génie organisateur d'une part, stratégique et militaire d'autre part, ainsi que d'autres qualités exceptionnelles du guide du noyau combatif du mouvement, l'anarchiste Nestor Makhno.

6° La rapidité avec laquelle les masses paysannes et les insurgés, en dépit de l'ambiance extrêmement défavorable, se familiarisèrent avec les idées libertaires et cherchèrent à les appliquer.

7° Certaines réalisations positives du mouvement dans les domaines : économique, social et révolutionnairement militaire, dans la mesure où les circonstances le permirent

Les cotés faibles du mouvement furent :

1° I a nécessite presque constante de se battre et de se défendre contre toutes espèces d'ennemis. sans pouvoir s'adonner au travail pacifique et vraiment positif.

2° La longue existence d'une armée au sein du mouvement. Car une armée, quelle qu'elle soit, finit toujours et fatalement par être envahie par certains défauts graves, par une mentalité spécifique et néfaste.

3° L'insuffisance des forces libertaires intellectuelles dans le mouvement.

4° L'absence d'un vigoureux mouvement ouvrier organisé, qui pût appuyer celui des paysans insurgés.

5° Certains défauts personnels de Makhno. En dehors de son génie organisateur et militaire, de son ardeur libertaire et de ses autres qualités militaires remarquables, Makhno avait aussi de graves faiblesses de caractère et d'éducation. Dans certains domaines il n'était pas tout à fait à la hauteur de sa tâche. Ces faiblesses - nous aurons l'occasion d'y revenir - diminuèrent l'envergure et la portée morale du mouvement.

6° Une certaine " bonhomie " - pas assez méfiante - à l'égard des communistes.

7° La pénurie constante d'armes et de munitions. C'est presque uniquement à force de combats victorieux que les " makhnovistes " arrivaient à s'armer.

Ceci dit, revenons aux événements. Tout en les suivant, nous aurons l'occasion d'observer et les qualités et les défauts du mouvement pour arriver à le juger en son entier.


10.2.3 Attaque générale des insurgés contre l'Hetman, les Allemands et contre Pétlioura. -
Leur victoire. -
La création d'une région libre, débarrassée de tout pouvoir.
En octobre 1918, les détachements de Makhno, réunis en une armée de partisans volontaires, commencèrent une attaque générale contre les forces de l'hetman.

En novembre, les troupes austro-allemandes se trouvèrent complètement désorientées par les événements sur le front occidental de la guerre et à l'intérieur des pays qu'elles occupaient. Makhno mit à profit cet état de choses. Dans certains endroits, il traita avec ces troupes, obtint leur neutralité et réussit même à les désarmer sans difficulté, s'emparant ainsi de leurs armes et munitions. Ailleurs, il les repoussait en combattant. Par exemple, après un combat opiniâtre de trois jours, il occupa définitivement Goulaï-Polé.

Partout on pressentait la fin proche du régime de l'hetman. La jeunesse paysanne affluait en masse à l'armée de Makhno. On regrettait de ne pas pouvoir armer tous ces volontaires et de devoir en refuser la plus grande partie.

Néanmoins, l'armée des insurgés " makhnovistes " possédait déjà plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie, un peu d'artillerie et de nombreuses mitrailleuses.

Quant aux troupes ukrainiennes et à la garde (" varta ") de l'hetman, elles se volatilisèrent presque toutes devant l'accroissement extraordinaire de l'armée insurrectionnelle.

Bientôt, cette dernière devint la maîtresse d'une très vaste région, libérée ainsi de tout pouvoir. Mais l'hetman tenait encore Kiew. Makhno remonta alors vers le nord. Il occupa les importantes stations de chemin de fer : Tchaplino, Grichino, Sinelnikovo, et la ville de Pavlograd. Il tourna ensuite à l'ouest, dans la direction d'Ekatérinoslaw.

Là, il se heurta aux forces réorganisées et complètement militarisées de Pétlioura.

A cette époque, les " pétliourovtzi " considéraient le mouvement " makhnoviste " comme un épisode peu important de la révolution ukrainienne. Ne le connaissant pas de près, ils espéraient attirer ces " bandes de révoltés "dans leur sphère d'influente et les placer sous leur direction. Ils adressèrent à Makhno, très amicalement, une série de questions politiques, à savoir : Quel était son opinion sur le mouvement pétliourien et sur le pouvoir de Pétlioura ? Comment se représentait-il la structure politique future de l'Ukraine ? Ne trouvait-il pas désirable et utile d'oeuvrer en commun à la création d'une Ukraine indépendante ?

La réponse des " makhnovistes " fut nette. Ils déclarèrent notamment que, à leur avis, la " pétliourovtchina "était un mouvement de la bourgeoisie nationaliste dont la voie était tout autre que celle des paysans révolutionnaires ; que l'Ukraine devait être organisée sur la base d'un travail libre et de l'indépendance des ouvriers et des paysans ; qu'ils n'admettaient aucune union avec qui que ce fût, et que seule la lutte était possible entre la " Makhnovtchina ", mouvement du peuple laborieux, et la " Pétliourovtchina ", mouvement de la bourgeoisie.

Les événements qui suivirent cet " échange de vues " représentent l'un de ces chassés-croisés dont abondent les luttes en Ukraine.

L'armée de Makhno s'arrêta à Nijné-Dniéprovsk, faubourg d'Ekatérinoslaw, et se prépare à attaquer la ville. Un " Comité " bolcheviste se trouve là, également. Il dispose de quelques forces armées insuffisantes pour l'action. Makhno étant connu dans la région comme révolutionnaire valeur et un guide de guerre très doué, le " Comité " lui offre le commandement des détachements ouvriers du parti. Makhno l'accepte.

Il recourt à une ruse - comme il le faisait souvent - fort risquée, mais pleine de promesses en cas de réussite : il charge un train de ses troupes et l'envoie de Nijné-Dniéprovsk en pleine gare d'Ekatérinoslaw, sous l'aspect paisible d'un " train ouvrier ". De tels trains, amenant les habitants ouvriers du faubourg à la gare d'Ekatérinoslaw d'où ils se rendaient à leur travail, passaient généralement sans obstacle ni contrôle. Makhno le savait. Si, par hasard, la ruse avait été découverte avant l'arrêt du train, toute la troupe eut été faite prisonnière.

Le train passe sans entrave, il entre en gare et s'arrête. En un clin d'oeil, les troupes " makhnovistes " occupent la gare et ses environs. Une bataille acharnée s'engage en ville. Les pétliouriens sont vaincus. Ils battent en retraite et abandonnent la ville. On ne les poursuit pas. Makhno se contente, pour l'instant, de prendre possession de la ville et de s'y organiser.

Quelques jours après, les pétliouriens, ayant reçu des renforts, reviennent à la charge, battent l'armée de Makhno et reprennent la ville. Mais ils ne se sentent pas assez forts pour poursuivre les makhnovistes.

L'armée insurrectionnelle se retire à nouveau dans la région de Sinelnikovo. Elle s'y retranche et établit une ligne de front entre elle et les pétliouriens à la frontière nord-ouest de la région occupée par les insurgés.

Les troupes de Pétlioura, composées pour la plupart paysans insurgés ou mobilisés par contrainte, se désagrègent rapidement au contact des makhnovistes. Bientôt, ce front est liquidé, sans combat : il a " fondu ". Par la suite, Ekatérinoslaw sera occupé par les bolcheviks qui, pour l'instant, ne se hasarderont pas au-delà de la ville. De son côté, Makhno ne croit pas ses forces suffisantes pour tenir ferme à la fois Ekatérinoslaw et la vaste région libérée. Il se décide à abandonner Ekatérinoslaw aux bolcheviks et à n'assurer que le contrôle des frontières de cette région.

Ainsi, au sud et à l'est d'Ekatérinoslaw, un vaste espace de plusieurs milliers de kilomètres carrés est libéré de toute autorité et de toutes troupes. Là, les paysans sont enfin vraiment libres. A Ekatérinoslaw règnent les bolcheviks. Et à 1'ouest dominent les pétliouriens.


10.2.4 Le travail positif dans la région libre.
Notons aussitôt que, ça et là, les paysans makhnovistes mirent à profit cette liberté et le calme relatif de leur région - hélas ! de courte durée - pour réaliser certaines tâches positives.

Pendant quelque six mois, de décembre 1918 à juin 1919, les paysans de Goulaï-Polé vécurent sans aucun pouvoir politique. Or, non seulement ils ne rompirent pas les liens sociaux entre eux, mais, bien au contraire, ils créèrent des formes nouvelles d'organisation sociale : les communes des travailleurs libres et les " Soviets libres " des travailleurs .

Plus tard, les " makhnovistes formulèrent leurs idées sociales - et particulièrement leur conception des Soviets - dans une brochure intitulée : " Thèses générales des insurgés révolutionnaires (makhnovistes ) concernant les Soviets libres des travailleurs ". Je regrette de n'avoir pas ce travail en mains. Selon les insurgés, les Soviets devaient être absolument indépendants de tout parti politique ; ils devaient faire partie d'un système économique général basé sur l'égalité sociale ; leurs membres devaient être des travailleurs authentiques, servir les intérêts de la masse laborieuse, obéir uniquement à sa volonté ; leurs animateurs ne devaient exercer aucun " Pouvoir ".

Quant aux " communes ", en plusieurs endroits des tentatives furent faites pour organiser la vie sociale sur une base communale, égalitaire et juste.

Les mêmes paysans qui se montraient hostiles pour les " communes " officielles procédèrent avec enthousiasme à la mise sur pied des communes libres.

Près du bourg " Prokovskoïé " fut organisée la première commune, dite " Rosa Luxembourg ". Elle ne comptait au début que quelques dizaines de membres. Plus tard, leur nombre dépassa 300.

Cette commune fut créée par les paysans les plus pauvres de la localité. En la consacrant à la mémoire de Rosa Luxembourg, ils témoignèrent de leur impartialité et d'une certaine noblesse de sentiment. Ils savaient depuis quelque temps que Rosa Luxembourg fut une martyre des luttes révolutionnaires en Allemagne. Les principes essentiels de la commune ne correspondaient pas du tout à la doctrine pour laquelle Rosa Luxembourg avait lutté. Mais les paysans voulurent honorer, justement et uniquement, une victime de la lutte sociale.

La commune était basée sur le principe non-autoritaire. Elle arriva à de très beaux résultats et finit par exercer une grande influence sur les paysans de la contrée (6).

A sept kilomètres de Goulaï-Polé se forma une autre commune appelée simplement " Commune n° 1 des paysans de Goulaï-Polé ". Elle fut également une oeuvre de paysans pauvres.

A une vingtaine de kilomètres de là se trouvaient les communes n° 2 et n° 3. Il y en avait aussi en d'autres endroits.

Toutes ces communes furent créées librement, par un élan spontané des paysans eux-mêmes, avec l'aide de quelques bons organisateurs et pour faire face aux besoins vitaux de la population laborieuse. Elles n'avaient aucune ressemblance avec les " communes artificielles, dites " exemplaires ", montées très maladroitement par les autorités communistes, où étaient réunis, habituellement, des éléments hétéroclites, rassemblés au hasard, incapables de travailler sérieusement. Ces soi-disant " communes " du bolchevisme ne faisaient que gaspiller les graines et abîmer la terre. Subventionnées par l'Etat, c'est-à-dire par le gouvernement, elles vivaient donc du travail du peuple, tout en prétendant lui apprendre à travailler.

Les communes qui nous intéressent ici étaient de véritables communes laborieuses. Elles groupaient des paysans authentiques, accoutumés dès leur enfance à un travail sérieux. Elles étaient basées sur une réelle entr'aide matérielle et morale, et sur le principe égalitaire. Tous - hommes, femmes et enfants - devaient y travailler, chacun dans la mesure de ses forces. Les fonctions organisatrices étaient confiées à des camarades capables de les remplir avec succès. Leur tâche accomplie, ces camarades reprenaient le travail commun, côte à côte avec les autres membres de la commune.

Ces principes sains, sérieux, étaient dus à ce que les communes surgirent des milieux laborieux mêmes et que leur développement suivit la voie naturelle.

Les partisans " makhnovistes " n'exercèrent jamais aucune pression sur les paysans, se bornant à propager l'idée des communes libres. Celles-ci furent formées sur l'initiative des paysans pauvres eux-mêmes.

Il est intéressant et suggestif de constater que les idées et l'action des paysans makhnovistes étaient en tous points semblables à celles des révoltés de Cronstadt en 1921. Cela prouve que lorsque les masses laborieuses ont la possibilité de penser, de chercher et d'agir librement, elles discernent à peu près la même voie, quelles que soient la localité, l'ambiance et même - ajoutons-le - l'époque, si l'on se rapporte aux révolutions précédentes. Indépendamment de tout autre raisonnement, cela doit nous porter à croire que, dans son ensemble, cette voie est la bonne, la juste, la vraie voie des travailleurs. Certes, pour de nombreuses raisons, les masses laborieuses ne purent jamais encore se maintenir sur cette voie. Mais la possibilité de ne plus l'abandonner, de la poursuivre jusqu'au bout, n'est qu'une question de temps et d'évolution.

L'activité constructrice des paysans ne se borna pas à ces ébauches du communisme libre. Des tâches beaucoup plus vastes et importantes ne tardèrent pas à se dresser devant eux.

Il était nécessaire de trouver en commun des solutions pratiques aux différents problèmes concernant la région entière. Pour cela il était indispensable de mettre sur pied une organisation générale, embrassant d'abord tel et tel district, ensuite tel et tel département et enfin la région dans sa totalité. Il fallait créer des organes susceptibles de remplir cette tâche organisatrice.

Les paysans n'y manquèrent pas. Ils eurent recours à des Congrès périodiques des paysans, ouvriers et partisans

Pendant la période où la région resta libre, il y eut trois Congrès régionaux. Ils permirent aux paysans de resserrer leurs liens, de s'orienter d'une façon plus sûre dans l'ambiance compliquée du moment et de déterminer clairement les tâches économiques, sociales et autres qui s'imposaient à eux.

Le premier Congrès régional eut lieu le 23 janvier 1919, dans le bourg Grande-Mikhaïlovka. Il s'occupa tout particulièrement du danger des mouvements réactionnaires de Pétlioura et de Dénikine. Les pétliouriens étaient en train de réorganiser leurs forces dans l'ouest du pays en vue d'une nouvelle offensive. Quant à Dénikine, ses préparatifs de guerre civile inquiétaient encore plus les paysans et les partisans. Le Congrès élabora des mesures de résistance contre les deux entreprises. D'ailleurs, des combats de patrouilles, de plus en plus importants, se produisaient déjà presque quotidiennement à la limite sud-est de la région.

Le deuxième Congrès se réunit trois semaines après, le 12 février 1919, à Goulaï-Polé. Malheureusement, le danger imminent d'une offensive de Dénikine contre la région libre interdit au Congrès de se consacrer aux problèmes, pourtant urgents, de la construction pacifique. Les séances furent entièrement absorbées par des questions de défense et de lutte contre le nouvel envahisseur.

L'armée insurrectionnelle des " makhnovtzi " comptait à ce moment-la environ 20.000 combattants volontaires. Mais beaucoup d'entre eux étaient harassés, épuisés par la fatigue, ayant dû mener sur les frontières de la région libre d'incessants combats contre les avant-gardes dénikiniennes et contre d'autres tentatives d'y pénétrer. Or les troupes de Dénikine se renforçaient rapidement.

Après des débats longs et passionnés, le Congrès résolut d'appeler les habitants de toute la région à une mobilisation générale volontaire et égalitaire.

" Mobilisation volontaire " : cela voulait dire que, tout en soulignant par cet appel, sanctionné par l'autorité morale du Congrès, la nécessité de compléter l'armée insurrectionnelle avec des combattants frais, on n'obligeait personne à s'enrôler; on faisait appel à la conscience et à la bonne volonté de chacun.

" Mobilisation égalitaire ": cela signifiait qu'en complétant l'armée, on tiendrait compte de la situation personnelle de chaque volontaire pour que les charges de la mobilisation soient réparties et supportées par la population d'une façon autant que possible égale et juste.

Pour créer une sorte de direction générale de la lutte contre Pétlioura et contre Dénikine, pour maintenir et soutenir, pendant la lutte, les rapports économiques et sociaux entre les travailleurs eux-mêmes et aussi entre eux et les partisans pour répondre aux besoins d'information et de contrôle, enfin pour réaliser les diverses mesures adoptées par le Congrès et pouvant être prises par les Congrès suivants, ce deuxième Congrès fonda un Conseil (Soviet) Révolutionnaire Militaire régional des paysans, ouvriers et partisans.

Ce Conseil embrassait toute la région libre. Il devait exécuter toutes les décisions d'ordre économique, politique, social ou militaire, prises par les Congrès. Il était donc, en quelque sorte, l'organe exécutif suprême de tout le mouvement. Mais il n'était nullement un organe autoritaire. Seule une fonction strictement exécutive lui fut assignée. Il se bornait à exécuter les instructions et les décisions des Congrès. A tout moment il pouvait être dissous par le Congrès et cesser d'exister.

Dès que les résolutions de ce deuxième Congrès furent connues par les paysans de la région, chaque bourg et chaque village commencèrent à envoyer à Goulaï-Polé, en masse, de nouveaux volontaires désirant se rendre sur le front contre Dénikine.

Le nombre de ces nouveaux combattants fut énorme et dépassa toutes les prévisions. S'il avait été possible de les armer et de les encadrer tous, les événements tragiques qui suivirent n'auraient jamais eu lieu. De plus, toute la révolution russe aurait pu être aiguillée sur un autre chemin. Le " miracle " que les libertaires devaient espérer eût pu se produire.

Malheureusement, on manquait d'armes dans la région. C'est pourquoi on ne réussit pas à former en temps opportun des détachements nouveaux. On dut refuser 90% des volontaires venus s'engager.

Ceci eut pour la région, comme nous le verrons, des conséquences fatales lors de l'offensive générale de Dénikine en juin 1919.


10.3 Les offensives de Dénikine et l'effondrement final
 

10.3.1 La résistance des " makhnovistes ".
" Les étatistes, dit avec juste raison P. Archinoff, redoutent le peuple libre. Ils affirment que sans autorité ce dernier perdra l'ancre de sociabilité, se dissipera et retournera à l'état sauvage. Ce sont là, assurément, des propos absurdes, tenus par des fainéants, des amateurs de l'autorité et du travail d'autrui, ou bien par les penseurs aveugles de la société bourgeoise. "

Déjà, l'ennemi mortel du monde laborieux et de sa liberté - l'Autorité - serrait de près la région. Et il la menaçait de deux côtés à la fois. Du côté sud-est montait l'armée du général Dénikine. Du côté nord descendait l'armée de l'Etat " communiste ".

Ce fut Dénikine qui arriva le premier.

Dès les premiers jours qui suivirent la chute de l'hetman, quelques détachements contre-révolutionnaires commandés par le général Chkouro, patrouillant en éclaireurs, s'infiltrèrent en Ukraine du côté du Don et du Kouban, et s'approchèrent de Pologui et de Goulaï-Polé. Ce fut la première menace de la nouvelle contre-révolution contre la région libérée. Nous avons vu que le premier Congrès des paysans dut s'en occuper tout particulièrement.

Naturellement l'armée des insurgés makhnovistes se porta de ce côté. Son infanterie et sa cavalerie étaient très bien organisées et commandées, assez bien armées, pleines de foi et d'entrain.

L'infanterie makhnoviste était organisée d'une façon toute spéciale et originale. Elle se déplaçait comme la cavalerie, à l'aide de chevaux, non pas à cheval, mais dans de légères voitures à ressorts, appelées dans l'Ukraine méridionale " tatchanka ". Marchant au trot rapide, en même temps que la cavalerie, cette infanterie pouvait faire aisément de 60 à 70 kilomètres par jour et même, au besoin, 90 à 100 kilomètres.

Quant à la cavalerie makhnoviste, elle était certainement l'une des meilleures du monde. Ses attaques étaient foudroyantes, irrésistibles.

N'oublions pas que beaucoup de ces paysans révolutionnaires avaient participé à la guerre de 1914, donc étaient des combattants éprouvés, accomplis.

Ce détail fut d'une grande importance. Il permit à la population paysanne de la région de remédier, dans une certaine mesure, à l'épuisement des combattants makhnovistes. En effet, sur certaines parties du front particulièrement exposées, quelques centaines de paysans des environs venaient régulièrement remplacer les combattants fatigués. Ceux-ci leur remettaient leurs armes et rentraient au pays. Après quelque deux ou trois semaines de bon repos, ils revenaient reprendre leur place sur le front. A centaines époques, les paysans venaient combattre pendant que les combattants allaient les remplacer, à l'intérieur aux travaux des champs.

Ajoutons que les paysans se chargèrent aussi, dès le début, d'approvisionner régulièrement l'Armée insurrectionnelle en vivres et en fourrage. Une section centrale d'approvisionnement fut organisée à Goulaï-Polé. On y amenait de tous côtés vivres et fourrages pour les envoyer ensuite au front.

Dénikine ne prévoyait nullement la résistance opiniâtre des insurgés makhnovistes. D'autre part, il comptait sur la lutte imminente entre le Directoire de Pétlioura et les bolcheviks. Il espérait, mettant à profit cet état de choses, battre facilement l'un et les autres et établir son front - au moins pour les premiers temps - en avant des limites nord du département d'Ekatérinoslaw. Mais il se heurta inopinément à l'excellente et tenace armée des insurgés.

Après les premières batailles, les détachements de Dénikine durent battre en retraite dans la direction du Don et de la mer d'Azov. En un court laps de temps, toute la contrée depuis Pologui jusqu'à la mer fut libérée. Les partisans makhnovistes occupèrent plusieurs stations de chemin de fer et villes importantes, telles que Berdiansk et Marioupol.

C'est à partir de ce moment - janvier 1919 - que le premier front contre Dénikine fut solidement établi. Il s'étendit par la suite sur plus de 100 kilomètres dans la direction est et nord-est de Marioupol.

Naturellement, Dénikine ne lâchait pas prise. Il poursuivait et accentuait ses attaques et ses incursions.

Pendant six mois les makhnovistes continrent ce flot contre-révolutionnaire. La lutte fut opiniâtre et acharnée, Le général Chkouro avait lui aussi une excellente cavalerie. De plus il appliqua les méthodes d'action des partisans : ses détachements pénétraient profondément à l'arrière de l'armée makhnoviste ; ils s'y répandaient rapidement, détruisant brûlant et massacrant tout ce qu'ils pouvaient atteindre ; puis ils disparaissaient comme par enchantement pour apparaître brusquement dans un autre endroit pour y commettre les mêmes dévastations.

C'était exclusivement la population laborieuse qui souffrait de ces incursions. On se vengeait sur elle de l'aide que les paysans apportaient à l'armée insurrectionnelle, de leur hostilité vis-à-vis des dénikiniens. On espérait provoquer ainsi une réaction contre la Révolution. La population juive, qui habitait depuis très longtemps la région d'Azov, y formant des colonies spéciales, souffrait également de ces raids. Les dénikiniens massacraient les Juifs à chaque visite, cherchant à provoquer ainsi un mouvement populaire antijuif, ce qui aurait facilité leur tâche.

Cependant, en dépit de leurs effectifs bien encadrés et bien armés, en dépit de leurs attaques furieuses, les dénikiniens ne parvinrent pas à réduire les troupes insurrectionnelles pleines d'ardeur révolutionnaire et non moins habiles dans la guerre d'embuscades. Tout au contraire, pendant ces six mois de luttes acharnées, le général Chkouro reçut plus d'une fois de tels coups des régiments Makhnovistes que des retraites précipitées de 80 à 120 kilomètres le sauvèrent d'un désastre complet. Durant cette période les makhnovistes parvinrent, au moins cinq ou six fois jusque sous les murs de Taganrog. A ce moment-là, seul le manque de combattants et d'armes empêcha Makhno de détruire la contre-révolution de Dénikine .

La haine et l'acharnement des officiers dénikiniens contre les makhnovistes prenaient des proportions incroyables. On soumettait les prisonniers à des tortures raffinées. Souvent, on les faisait déchiqueter par des explosions d'obus. Et plusieurs cas sont connus - ils furent cités, avec toutes les précisions voulues, par la presse des insurgés - où l'on brûla vifs les prisonniers sur des plaques de fer rougies par le feu.

Au cours de cette lutte, le talent militaire de Makhno se révéla d'une manière éclatante. Sa réputation de chef de guerre remarquable lui fut reconnue même par ses ennemis, les dénikiniens. Cela n'empêcha pas - au contraire ! - le général Dénikine d'offrir un demi-million de roubles à qui tuerait ou capturerait Makhno.

Durant toute cette période, les relations entre les makhnovistes et les bolcheviks demeurèrent espacées, mais amicales. Un fait le souligne. En janvier 1919, les makhnovistes ayant rejeté les troupes dénikiniennes vers la mer d'Azov après de durs combats, leur prirent une centaine de wagons de blé. La première pensée de Makhno et de l'état-major de l'Armée insurrectionnelle fut d'envoyer ce butin aux ouvriers affamés de Moscou et de Pétrograd. Cette idée fut accueillie avec enthousiasme par la masse des insurgés. Les 100 wagons de blé furent livrés à Pétrograd et à Moscou, accompagnés d'une délégation makhnoviste qui fut reçue très chaleureusement par le Soviet de Moscou.


10.3.2 La première apparition des bolcheviks dans la région libre. -
Tâtonnements amicaux. - Pourparlers. -
La jonction de l'armée " makhnoviste " et de l'armée rouge " pour la cause commune ".
Les bolcheviks apparurent dans la région de la " Makhnovtchina " beaucoup plus tard que Dénikine. II y avait déjà plusieurs mois que les insurgés makhnovistes le combattaient ; ils l'avaient chassé de leur région et établissaient leur ligne de défense à l'est de Marioupol lorsque la première division bolchevistes, venant du nord et commandée par Dybenko, arriva à Sinelnikovo, sans obstacle.

A ce moment-là, Makhno lui-même comme tout le mouvement insurrectionnel étaient au fond des inconnus pour les bolcheviks. Jusqu'alors, dans la presse communiste, on avait parlé de Makhno comme d'un insurgé audacieux qui promettait beaucoup. Sa lutte contre Skoropadsky, puis contre Pétlioura et Dénikine lui attirait la bienveillance des chefs bolchevistes qui, naturellement, espéraient incorporer son armée dans la leur. Aussi chantaient-ils à l'avance les louanges de Makhno et lui consacraient-ils des colonnes entières dans leurs journaux, sans avoir fait sa connaissance sur place.

Une fois de plus, cédons la plume à Pierre Archinoff :

La première rencontre des combattants bolchevistes avec ceux de Makhno eut lieu, au mois de mars 1919, sous les mêmes signes de bienveillance et de louanges.
Makhno fut immédiatement invité à se joindre, avec tous ses détachements, à l'Armée Rouge, dans le but de vaincre Dénikine, toutes forces réunies. Les différences " politiques " et idéologiques entre les bolcheviks et les paysans makhnovistes étaient considérées comme ne pouvant en aucune façon faire obstacle à l'union sur la base d'une cause commune. Les autorités bolchevistes laissèrent comprendre que les particularités du mouvement insurrectionnel devaient rester inviolables.
Makhno et son état-major se rendaient parfaitement compte que l'arrivée du Pouvoir communiste était une nouvelle menace pour la liberté de la région ; ils y voyaient bien l'augure d'une guerre civile d'une nouvelle essence. Mais ni Makhno, ni l'état-major de l'armée, ni le Conseil (Soviet) régional, ne voulaient cette guerre car elle pouvait avoir une influence funeste sur le sort de toute la révolution ukrainienne. On ne perdait pas de vue la contre-révolution franche et bien organisée qui s'approchait du Don et du Kouban, et avec laquelle il n'y avait qu'un seul entretien possible : celui des armes.
Ce danger augmentait de jour en jour. Les insurgés gardaient un certain espoir que la lutte avec les bolcheviks se bornerait au domaine des idées. Dans ce cas, ils pouvaient rester absolument tranquilles quant à leur région, car la vigueur des idées libertaires le bon sens révolutionnaire et la défiance des paysans à l'égard des éléments étrangers à leur mouvement libre étaient les meilleurs gages de la liberté de la région.
De l'avis général des guides de l'insurrection, il était nécessaire de concentrer pour le moment toutes les forces contre la réaction monarchiste et de ne s'occuper des dissentiments idéologiques avec les bolcheviks qu'après la liquidation de celle-ci.
C'est dans ce sens que se fit la jonction de l'armée makhnoviste et de l'armée rouge.
Voici, d'ailleurs, les clauses essentielles de l'accord : a) l'Armée insurrectionnelle gardera intacte son organisation intérieure ; b) elle recevra des commissaires politiques, nommés par l'autorité communiste ; c) elle ne sera subordonnée au commandement suprême rouge qu'en ce qui concerne les opérations militaires proprement dites, strictement ; d) elle ne pourra être renvoyée du front de Dénikine (7) ; e) elle recevra les munitions et l'approvisionnement à l'égal de l'Armée Rouge ; f) elle maintiendra son nom d'Armée insurrectionnelle révolutionnaire et gardera ses drapeaux noirs. (Le drapeau noir est celui des anarchistes.)

Précisons qu'en même temps l'armée de Makhno fut baptisée " troisième brigade ". (Plus tard, elle devint " première division insurrectionnelle révolutionnaire ", et, plus tard encore, redevenue indépendante, elle adopta le nom définitif d' " Armée Insurrectionnelle Révolutionnaire de l'Ukraine (makhnovistes ) ".

Le point le plus important pour l'armée makhnoviste était, naturellement, celui de conserver son organisation intérieure. Il ne s'agissait donc pas là d'une incorporation " organique " dans l'Armée Rouge, mais uniquement d'un pacte de coopération étroite.

Profitons de l'occasion pour apporter quelques précisions sur cette " organisation " intérieure de l'armée insurrectionnelle.

Cette organisation se basait sur trois principes essentiels :

10.3.3 — 1° le volontariat ;
2° l'éligibilité à tous les postes de commandement ;
3° la discipline librement consentie.
Le volontariat signifiait que l'armée se composait uniquement de combattants révolutionnaires y entrant de plein gré.

L'éligibilité aux postes de commandement consistait en ce que les commandants de toutes les unités de l'armée, les membres de l'état-major et du Conseil ainsi que, d'une façon générale, tous les hommes occupant dans l'armée un poste important, devaient être, soit élus, soit acceptés définitivement (s'ils étaient désignés d'urgence par le commandement lui-même) par les insurgés de l'unité respective du service en question ou par l'ensemble de l'armée.

La discipline librement consentie était réalisée de la façon suivante : toutes les règles de la discipline étaient élaborées par les commissions des insurgés, puis validées par les assemblées générales des unités de l'armée. Une fois validées, elles devaient être rigoureusement observées sous la responsabilité individuelle de chaque insurgé et de chaque commandant.

L'entente entre les bolcheviks et l'armée insurrectionnelle fut strictement militaire. Toute question " politique " en fut volontairement exclue. Ceci permit à la population laborieuse de la région libre de suivre, malgré cette entente, la même voie d'évolution - ou plutôt de révolution - économique et sociale qu'elle avait suivie jusqu'alors, activité absolument libre et indépendante des travailleurs qui n'admettaient aucun Pouvoir dans leur région.

Nous verrons tout à l'heure que ce fut là la cause unique de la rupture entre les bolcheviks et les partisans, des viles et cyniques accusations portées par les premiers contre ceux-ci et de l'agression armée des communistes contre la région libre.


10.3.4 L'activité et la mentalité des masses dans la région libre. -
Les visées bolchevistes. -
Les premiers gestes hostiles des bolcheviks à l'égard des makhnovistes
Depuis la création du Conseil (Soviet) régional, en février 1919, la population laborieuse se sentit unie et organisée. Ce sentiment et l'esprit de solidarité incitèrent les paysans à mettre en discussion d'autres problèmes concrets de grande urgence.

On commença par organiser partout les Soviets locaux libres . Certes, dans les circonstances données, cette tâche se réalisait lentement ; mais les paysans tenaient absolument à cette idée, sentant que c'était la seule base saine sur laquelle la construction d'une vraie communauté libre était possible.

Ensuite surgit le problème important d'une union directe et solide entre les paysans et les ouvriers des villes.

Dans l'esprit des paysans, cette union devait s'établir directement, c'est-à-dire avec les entreprises et les organisations ouvrières elles-mêmes, en dehors des partis politiques, des organes d'Etat ou des fonctionnaires intermédiaires. Les paysans sentaient intuitivement qu'une telle union était indispensable pour la consolidation et le développement ultérieurs de la Révolution. D'autre part, la masse paysanne et les insurgés se rendaient parfaitement compte qu'une telle union devait fatalement entraîner la lutte avec le parti gouvernemental étatiste , avec les communistes qui, certainement, n'allaient pas renoncer sans résistance à leur mainmise sur les masses. Cependant, on ne prenait pas ce danger trop au sérieux ; on se disait que les paysans et les ouvriers, une fois unis, pourraient facilement dire " Bas les pattes " à tout Pouvoir politique qui tenterait de les subjuguer.

De toute façon, l'union libre et directe des paysans et des ouvriers apparaissait comme l'unique moyen naturel et fécond de réaliser définitivement la vraie Révolution émancipatrice et d'éliminer tout élément pouvant l'entraver, la dénaturer et l'étouffer. C'est dans ce sens que le problème de l'union avec les ouvriers des villes fut posé, discuté et examiné partout pour devenir finalement le mot d'ordre de toute la région insurrectionnelle.

Il va de soi qu'en présence d'une pareille mentalité de la population et des dispositions prises en ce sens dans toute la région, les partis politiques, et en particulier le parti communiste, ne pouvaient remporter aucun succès. lorsque les partis politiques y apparaissaient avec leurs programmes et leurs plans d'Organisation étatiste, on les accueillait " fraîchement ", avec indifférence, parfois avec une certaine hostilité. Souvent, on se moquait franchement de leurs militants et agents comme de gens qui viennent mal à propos se mêler des affaires des autres. Les autorités communistes qui s'infiltraient de toutes parts dans la région et y prenaient figure de maîtres étaient reçues comme des éléments étrangers et importuns. On leur faisait carrément comprendre qu'on les considérait comme des intrus, des imposteurs.

Tout au début, les bolcheviks espéraient venir à bout de cette " résistance passive ". Ils espéraient surtout absorber l'armée makhnoviste dans le cadre de l'Armée Rouge et avoir ensuite les mains libres pour réduire la population à leur merci. Ils s'aperçurent vite que cet espoir était vain. La masse paysanne de la région ne voulait rien savoir des organes gouvernementaux bolchevistes. Elle les ignorait : elle les boycottait ; parfois même elle les maltraitait. Ça et là, des paysans armés commençaient à chasser de leurs villages les " commissions extraordinaires " (" Tchéka "). A Goulaï-Polé les communistes n'osèrent même jamais établir une institution quelconque. En d'autres endroits, les tentatives d'implanter telle ou telle " administration communiste " aboutirent à des collisions sanglantes entre la population et les autorités dont la situation dans la région devenait extrêmement pénible. Et quant à l'armée makhnoviste, elle était intraitable.

C'est alors que les bolcheviks entreprirent une lutte organisée et méthodique contre la " Makhnovtchina ", et comme idée et comme mouvement social.

Comme de coutume, la presse entra la première en campagne. Sur l'ordre donné, elle se mit " à critiquer " le mouvement makhnoviste, le traitant de plus en plus de mouvement des paysans riches (" koulaks "), qualifiant ses idées et ses mots d'ordre de " contre-révolutionnaires ", condamnant son activité comme nuisible à la Révolution.

Des menaces directes à l'adresse des guides du mouvement commencèrent à pleuvoir dans les journaux ainsi que dans les discours et les ordres des autorités centrales.

Bientôt, la région fut pratiquement bloquée. En certains endroits, les autorités communistes établirent des " barrages ". Ainsi, tous les militants révolutionnaires qui se rendaient à Goulaï-Polé ou en revenaient étaient arrêtés en chemin et, souvent, disparaissaient.

Ensuite, l'approvisionnement de l'armée insurrectionnelle en munitions fut considérablement réduit.

Tout cela n'augurait rien de bon.


10.3.5 Le IIIe congrès de la région libre. -
Le premier attentat direct des bolcheviks contre la région.
C'est sous le signe de ces nouvelles complications et menaces que le troisième Congrès régional des paysans, ouvriers et partisans se réunit à Goulaï-Polé, le 10 avril 1919.

Il avait à fixer nettement les tâches immédiates et à se prononcer sur les perspectives de la vie révolutionnaire de la région.

Les délégués de 72 districts, représentant une masse de plus de 2 millions d'hommes, prirent part aux travaux du Congrès. Nous regrettons de ne pas avoir sous la main le Procès-verbal des séances. On y voit clairement avec quel entrain et, en même temps, avec quel esprit de sagesse et de clairvoyance le peuple cherchait, dans la Révolution, sa propre voie, ses propres formes populaires de la vie nouvelle.

C'est vers la fin de ce troisième congrès que le drame prévu depuis quelque temps éclata.

Un télégramme de Dybenko, commandant de la division bolcheviste, arriva au bureau du Congrès. Ce télégramme déclarait brutalement le Congrès " contre-révolutionnaire " et ses organisateurs " hors la loi ".

Ce fut le premier attentat direct des bolcheviks contre la liberté de la région.

Ce fut en même temps une déclaration de guerre à l'Armée Insurrectionnelle.

Le Congrès comprit parfaitement toute la portée de cette attaque. Il vota sur-le-champ une protestation indignée contre cet acte. Celle-ci fut aussitôt imprimée et diffusée parmi les paysans et les ouvriers de la région.

Quelques jours plus tard, le Conseil Révolutionnaire Militaire rédigea et envoya aux autorités communistes, en la personne de Dybenko, une réponse détaillée où il soulignait le vrai rôle joué par la région dans la révolution et démasquait ceux qui, en réalité, entraînaient celle-ci dans une voie réactionnaire.

Quoique cette réponse soit longue, nous nous permettons de la citer en entier, car elle situe admirablement les deux parties en présence. La voici :

Contre-révolutionnaire ?
Le " camarade " Dybenko déclara le Congrès convoqué à Goulaï-Polé pour le 10 avril contre-révolutionnaire et mit ses organisateurs hors la loi. La répression la plus sévère devra, d'après lui, frapper ceux-ci. Nous citons ici son télégramme mot à mot :
" Novo-Alexéievka, n° 283, le 10, à 2 h. 45. Faire suivre au camarade Père Makhno (8), état-major de la division Alexandrovsk. Copie Volnovakha, Marioupol, faire suivre au camarade Makhno. Copie au Soviet de Goulaï-Polé.
" Tout Congrès convoqué au nom de l'état-major révolutionnaire militaire dissous sur mon ordre sera considéré comme manifestement contre-révolutionnaire et ses organisateurs s'exposeront aux mesures répressives les plus sévères allant jusqu'à a déclaration de ces personnes hors la loi. J'ordonne de prendre immédiatement toutes mesures pour que des choses semblables ne se produisent pas. - Signé : Dybenko , Commandant de la Division.
Avant de déclarer le Congrès contre révolutionnaire, le " camarade " Dybenko ne s'est même pas donné la peine de s'informer par qui et dans quel but ce Congrès a été convoqué. Ce qui lui fait dire que le Congrès a été convoqué par l'état-major révolutionnaire " dissous " de Goulaï-Polé, tandis qu'en réalité il l'a été par le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire.
Par conséquent, ayant convoqué le Congrès, les membres du Conseil ne savent pas s'ils sont déclarés hors la loi, ni si le Congrès est considéré par le camarade Dybenko comme contre-révolutionnaire.
S'il en est ainsi, permettez que nous expliquions à Votre Excellence par qui et dans quel but ce Congrès - à votre avis manifestement contre-révolutionnaire - a été convoqué. Et alors, il ne vous semblera peut-être pas si effrayant que, vous vous le représentez.
Comme il est déjà dit, le Congrès a été convoqué par le Comité Exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé, à Goulaï-Polé même, situé au centre de la région. C'était le troisième Congrès régional, convoqué dans le but de déterminer la libre conduite ultérieure du Conseil Révolutionnaire Militaire. (Vous voyez, " camarade " Dybenko, que trois de ces Congrès " contre-révolutionnaires " ont déjà eu lieu.)
Une question se pose : D'où est sorti et dans quel but a été créé le Conseil Révolutionnaire Militaire lui-même ? Si vous ne le savez pas encore, " camarade " Dybenko, nous allons vous l'apprendre.
Le Conseil Révolutionnaire Militaire régional a été formé en exécution de la résolution du deuxième Congrès qui eut lieu à Goulaï-Polé le 12 février de cette année. (Vous voyez qu'il y a de cela bien longtemps vous n'étiez même pas encore là.) Le Conseil a été créé pour organiser les combattants et procéder à la mobilisation volontaire, car la région était entourée de Blancs, et les détachements insurrectionnels composés de premiers volontaires ne suffisaient plus pour tenir un front très étendu.
Il n'y avait pas de troupes soviétiques dans notre région à ce moment-là. Et puis, la population ne comptait pas beaucoup sur leur intervention considérant la défense de sa région comme son propre devoir.
C'est dans ce but que fut créé le Conseil Révolutionnaire. Il se composait, conformément à la résolution du deuxième Congrès, d'un délégué de chaque district : en tout, 32 membres représentant les districts des départements d'Ekatérinoslaw et de la Tauride.
Nous vous donnerons, plus loin, d'autres précisions sur le Conseil Révolutionnaire Militaire. Pour l'instant, la question se pose : D'où était sorti le deuxième Congrès régional ? Qui l'avait convoqué ? Qui l'avait autorisé ? Celui qui l'avait convoqué, est-il mis hors la loi ? Et si non, pourquoi ?
Le deuxième Congrès régional fut convoqué à Goulaï-Polé par un groupe d'initiative composé de cinq personnes élues par le premier Congrès. Ce deuxième Congrès eut lieu le 12 février. Et, à notre grand étonnement, les personnes qui l'avaient convoqué ne furent pas mises hors la loi. Car, voyez-vous, il n'existait alors pas encore de ces " héros " qui osent attenter aux droits du peuple, conquis avec son propre sang.
Donc, une nouvelle question se pose : D'où était sorti le premier Congrès régional ? Qui l'avait convoqué ? Celui qui l'avait convoqué fut-il mis hors la loi ? Et si non, pourquoi ?
" Camarade " Dybenko, vous êtes encore, à ce qu'il parait, bien nouveau dans le mouvement révolutionnaire de l'Ukraine et il nous faut vous apprendre ses débuts mêmes. C'est ce que nous allons faire. Et vous, après avoir appris ces faits vous rectifierez, peut-être, quelque peu votre tir.
Le premier Congrès régional eut lieu le 23 janvier de cette année, dans le premier camp insurrectionnel, à Grande-Mikhaïlovka. Il était composé des délégués des districts situes près du front dénikinien. Les troupes soviétiques étaient alors loin, bien loin. La région était isolée du monde entier : d'un côté, par les dénikiniens de l'autre, par les pétliouriens. Ce n'étaient alors que les détachements insurrectionnels, avec Père Makhno et Stchouss en tête, qui portaient coup sur coup aux uns et aux autres. Les organisations et les institutions sociales dans les bourgs et les villages ne portaient alors pas toujours le même nom : dans tel bourg, c'était un " Soviet ", dans tel autre, un " Office Populaire " ; dans un troisième, un " Etat-Major Révolutionnaire Militaire ", dans un quatrième, un " Office Provincial ", et ainsi de suite. Mais l'esprit en était partout pareillement révolutionnaire.
I.e premier Congrès fut organisé pour consolider le front et, justement, pour créer une certaine uniformité d'organisation et d'action dans la région tout entière.
Personne ne l'avait convoqué : il s'était réuni spontanément selon le désir et avec l'approbation de la population. Au Congrès, la proposition fut faite d'arracher à l'armée pétliourienne nos frères mobilisés par contrainte. Dans ce but, une délégation composée de cinq personnes fut élue. Elle fut chargée de se présenter à l'état major de Père Makhno et à d'autres état-majors au besoin, et de pénétrer jusque dans l'armée du Directoire ukrainien (de Pétlioura) pour expliquer à nos frères qu'ils avaient été trompés et qu'ils devaient quitter cette armée. En outre, la délégation fut chargée de convoquer, à son retour, un deuxième Congres plus vaste, dans le but d'organiser toute la région délivrée des bandes contre-révolutionnaires et de créer un front de défense plus puissant.
Les délégués, au retour de leur mission, convoquèrent donc le deuxième Congrès régional, en dehors de tout " parti ", le tout " pouvoir ", de toute " loi ". Car vous, " camarade " Dybenko, et d'autres amateurs de lois de votre espèce, vous étiez alors bien loin ! Et puisque les guides héroïques du mouvement insurrectionnel n'aspiraient pas au pouvoir sur le peuple qui venait de rompre de ses propres mains les chaînes de l'esclavage, le Congrès ne fut pas proclamé contre-révolutionnaire, et ceux qui le convoquèrent ne furent pas déclarés hors la loi.
Revenons au Conseil régional.
Au moment même de la création du Conseil Révolutionnaire Militaire de la Région de Goulaï-Polé, le Pouvoir soviétique apparut dans la région. Conformément à la résolution votée au deuxième Congrès, le Conseil régional ne laissa pas les affaires en suspens à l'apparition des autorités soviétiques. Il devait exécuter les instructions du Congrès sans dévier. Le conseil n'était pas un organe commandant, mais exécutif. Il continua donc à oeuvrer dans la mesure de ses forces, et il suivit toujours, dans son oeuvre, la voie révolutionnaire.
Peu à peu, les autorités soviétiques commencèrent à élever des obstacles à l'activité du Conseil. Les commissaires et d'autres hauts fonctionnaires du gouvernement des Soviets commencèrent à traiter ce Conseil de " contre-révolutionnaire ". C'est alors que les membres du Conseil décidèrent de convoquer le troisième Congrès régional pour le 10 avril à Goulaï-Polé, afin de déterminer la ligne de conduite ultérieure du Conseil ou de le liquider si le Congrès le jugeait nécessaire.
Et voilà : le Congrès eut lieu.
Ce ne furent pas des contre-révolutionnaires qui y vinrent mais des hommes qui les premiers avaient levé en Ukraine l'étendard de l'insurrection et de la Révolution Sociale. Ils y vinrent pour aider à mettre de la coordination dans la lutte générale de la région contre tous les oppresseurs. Les représentants de 72 districts ainsi que ceux de plusieurs unités insurgées participèrent au Congrès. Tous ils trouvèrent que le Conseil Révolutionnaire Militaire de la Région de Goulaï-Polé était nécessaire ; ils complétèrent même son Comité exécutif et chargèrent ce dernier de réaliser dans la région une mobilisation volontaire et égalitaire.
Ce Congrès fut joliment étonné de recevoir le télégramme du " camarade " Dybenko déclarant le Congrès " contre-révolutionnaire " alors que cette région avait la première levé l'étendard de l'insurrection. C'est pourquoi le Congrès vota une vive protestation contre ce télégramme.
Tels sont les faits qui devraient vous ouvrir les yeux, " camarade " Dybenko.
Réfléchissez !
Avez-vous le droit - vous tout seul - de déclarer " contre-révolutionnaire " une population d'un million de travailleurs, population qui elle-même, avec ses mains calleuses, jeta bas les chaînes de l'esclavage et qui maintenant est en train de construire elle-même sa vie selon sa propre volonté ?
Non ! Si vous êtes vraiment un révolutionnaire, vous devez lui venir en aide dans sa lutte contre les oppresseurs et dans son oeuvre de construction d'une vie nouvelle libre.
Peut-il exister des lois faites par quelques personnes s'intitulant révolutionnaires, leur permettant de mettre hors la loi tout un peuple plus révolutionnaire qu'elles ne le sont elles-mêmes ? Car le Comité exécutif du Conseil représente toute la masse du peuple.
Est-il permis, est-il admissible qu'on vienne établir des lois de violence pour asservir un peuple qui vient de jeter bas tous les législateurs et toutes les lois ?
Existe-t-il une loi selon laquelle un " révolutionnaire " serait en droit d'appliquer les châtiments les plus sévères à la masse révolutionnaire dont il se dit le défenseur, uniquement parce que cette masse a pris, sans en attendre la permission, les biens que ce révolutionnaire lui avait promis : la liberté et l'égalité ?
La masse du peuple révolutionnaire peut-elle se taire lorsque le " révolutionnaire " lui enlève la liberté qu'elle vient de conquérir ?
Les lois de la Révolution ordonnent-elles de fusiller un délégué parce qu'il croit devoir exercer le mandat à lui conféré par la masse révolutionnaire qui l'a élu ?
Un révolutionnaire, quels intérêts doit-il défendre ? Ceux du parti ou ceux du peuple qui, avec son sang, met la révolution en mouvement ?
Le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé se tient en dehors de toute pression, de toute influence des partis ; il ne reconnaît que le peuple qui l'a élu. Son devoir est d'accomplir ce dont le peuple l'a chargé et de ne faire obstacle à aucun parti socialiste de gauche de propager ses idées. Par conséquent, si un jour l'idée bolcheviste a du succès parmi les travailleurs, le Conseil Révolutionnaire Militaire - cette organisation " manifestement contre-révolutionnaire " - sera forcément remplacé par une autre organisation " plus révolutionnaire " et bolcheviste Mais en attendant, ne nous empêchez pas, n'essayez pas de nous étouffer.
Si vous continuez, vous, " camarade " Dybenko et vos semblables, à mener la même politique qu'auparavant, si vous la croyez bonne et consciencieuse, alors faites vos sales petites affaires jusqu'au bout.
Mettez hors la loi tous les initiateurs des congrès régionaux convoqués alors que vous et votre parti vous vous teniez à Koursk.
Proclamez contre-révolutionnaire tous ceux qui les premiers hissèrent l'étendard de l'insurrection, de la Révolution Sociale en Ukraine et qui agirent ainsi sans attendre votre permission, sans suivre à la lettre vos programmes.
Mettez aussi hors la loi tous ceux qui envoyèrent leurs délégués aux congrès " contre-révolutionnaires ".
Proclamez enfin hors la loi tous les combattants disparus qui, sans votre permission, prirent part au mouvement insurrectionnel pour l'émancipation de tout le peuple travailleur.
Proclamez à tout jamais illégaux et contre-révolutionnaires tous les congrès réunis sans votre permission.
Mais sachez bien que la Vérité finit par vaincre la Force. Le Conseil ne se départira pas, malgré toutes vos menaces, des devoirs dont il fut chargé, parce qu'il n'en a pas le droit et qu'il n'a pas le droit non plus d'usurper le droit du peuple. - Le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé - Signé : Tchernoknijny, président ; Kogane, vice-président ; Kardbète, secrétaire ; Koval, Pétrenko, Dotzenko et autres membres du Conseil.
Les faits relatés jusqu'ici familiarisent le lecteur définitivement avec l'ambiance, les tendances et les conflits qui distinguent le mouvement ukrainien de 1917-1921. Les événements ultérieurs ne sont que la suite logique de ceux qui précèdent . Ils seront compris aisément sans qu'on s'y attarde.

Cela nous permet de réduire dès à présent - et sensiblement - notre narration, évitant les détails, nous bornant à mettre en relief les traits essentiels et le véritable sens de l'épopée.


10.3.6 Préparatifs bolchevistes à une invasion armée de la région libre. -
La seconde campagne de Dénikine.
Naturellement, le conflit avec Dybenko ne fut que le prologue du drame qui s'annonçait.

La réponse du Conseil mit les autorités bolchevistes au comble de la colère. Et surtout elle leur prouva qu'il fallait abandonner tout espoir de soumettre la région " pacifiquement " à leur dictature.

Dès lors les bolcheviks envisagèrent une attaque armée de la région.

La campagne de presse contre la " Makhnovtchina " redoubla d'intensité. On imputait au mouvement les pires ignominies, les plus abominables crimes. On excitait systématiquement les troupes rouges, la jeunesse communiste et la population soviétique en général contre les " anarcho-bandits " et les " koulaks en émeute ". Comme jadis à Moscou - et comme plus tard lors de la révolte de Cronstadt - Trotsky en personne mena une campagne acharnée contre la région libre. Arrivé en Ukraine pour prendre en main l'offensive éventuelle, il dirigea, en attendant, une série d'articles offensifs dont le plus violent parut au n° 51 de son journal En chemin, sous le titre : " Makhnovtchina ". D'après Trotsky, le mouvement insurrectionnel n'était qu'une révolte camouflée des riches fermiers (" koulaks ") cherchant à établir le pouvoir dans la région. Tous les discours des makhnovistes et des anarchistes sur la commune libre des travailleurs n'étaient, d'après Trotsky, qu'une ruse de guerre. En réalité les makhnovistes et les anarchistes aspiraient à établir en Ukraine leur propre " autorité anarchiste " qui reviendrait, en fin de compte, " à celle des riches koulaks ".

C'est le même Trotsky qui prononcera, un peu plus tard, sa fameuse sentence affirmant qu'il faudra en finir, avant tout, avec la Makhnovtchina. " Il vaut mieux, expliquera-t-il, céder l'Ukraine entière à Dénikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste. Le mouvement de Dénikine, franchement contre-révolutionnaire, pourra aisément être compromis plus tard par la voie de propagande de classe, tandis que la Makhnovtchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous ". (Cité d'après Archinoff.)

Il tint ces propos dans des réunions de commandants et de chefs militaires. Et il prouva ainsi, d'une part, qu'il se rendait parfaitement compte de l'essence populaire révolutionnaire du mouvement makhnoviste, et que, d'autre part, il ne se rendait nullement compte du véritable caractère du mouvement de Dénikine.

En même temps ; les bolcheviks entreprirent une série de reconnaissances et d'investigations à l'intérieur de la région. De hauts fonctionnaires et des militants gradés - Kameneff, Antonoff-Ovséienko et autres - rendirent visite à Makhno et se livrèrent, sous des apparences d'amitié, à des enquêtes, à des critiques, allant parfois jusqu'aux insinuations et même jusqu'aux menaces non déguisées.

Le " putsch " de l'ex-officier tzariste Grigorieff - nous ne nous y attarderons pas quoiqu'il présente un certain intérêt - liquidé par les makhnovistes d'accord avec les bolcheviks, freina pour quelque temps cette campagne. Mais elle ne tarda pas à reprendre dans toute sa vigueur.

En mai 1919, les bolcheviks tentèrent de faire assassiner Makhno. Le complot fut éventé par Makhno lui-même, grâce à sa ruse habituelle et aussi à un heureux hasard. Un autre hasard et la promptitude de ses réactions lui permirent de mettre la main sur les organisateurs du complot. Ils furent exécutés.

Plus d'une fois, d'ailleurs, Makhno fut averti par des camarades employés dans des institutions bolchevistes de ne pas se rendre en cas d'appel ni à Ekatérinoslaw, ni à Kharkov, ni ailleurs, car tout appel officiel serait un piège où la mort l'attendait.

Mais le pire fut que juste au moment où le " danger blanc " devenait immense, Dénikine recevant sans arrêt des forts considérables, précisément dans le secteur makhnoviste, par l'arrivée massive de caucasiens, les bolcheviks cessèrent complètement de ravitailler les insurgés en munitions, en cartouches, etc. Toutes les réclamations, tous les cris d'alarme, toutes les protestations ne servaient à rien. Les bolcheviks étaient fermement décidés d'appliquer le blocus au secteur makhnoviste dans le but de détruire, avant tout, la puissance armée de la région.

Leur dessein était fort simple : laisser écraser les makhnovistes par Dénikine, tout en se préparant à rejeter ce dernier, par la suite, avec leurs propres forces.

Comme on verra, ils se trompèrent cruellement dans leurs calculs. Ils ne se rendaient nullement compte ni de la puissance réelle ni des visées lointaines de Dénikine. Et, cependant, celui-ci levait méthodiquement des contingents importants au Caucase, dans la région du Don et dans celle du Kouban en vue d'une campagne générale contre la Révolution. Rejeté, quelques mois auparavant, vers la mer par les insurgés makhnovistes, Dénikine entreprit, avec d'autant plus d'énergie et de soin, le regroupement, l'armement et la préparation de ses troupes. Et, avant tout, il lui fallait détruire l'armée makhnoviste, car les insurgés de Goulaï-Polé constituaient un danger permanent pour son aile gauche.

Les bolcheviks ne savaient rien de tout cela - ou plutôt ils ne voulaient rien savoir - préoccupés surtout de la lutte à soutenir contre la Makhnovtchina.

Fin mai 1919, les préparatifs étant terminés, Dénikine, déclencha sa seconde campagne dont l'ampleur et la vigueur surprirent non seulement les bolcheviks, mais même les makhnovistes.

Ainsi, au début du mois de juin, la région libre et l'Ukraine tout entière furent menacées de deux côtés à la fois : au sud-est, par l'offensive foudroyante de Dénikine ; au nord, par l'attitude hostile des bolcheviks, qui sans le moindre doute laisseraient Dénikine écraser les makhnovistes et même lui faciliteraient la tâche.


10.3.7 Le IVe congrès de la région libre. -
L'ordre de Trotsky n° 1824 et la première attaque armée de la région libre par les bolcheviks.
C'est dans ces conditions troubles que le Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé, vu la gravité de la situation, décida de convoquer un Congrès extraordinaire des paysans, ouvriers, partisans et soldats rouges de plusieurs régions des départements d'Ekatérinoslaw, de Kharkov, de Kherson, de la Tauride et du bassin du Donetz.

Ce quatrième Congrès régional - dramatique dans ses préparatifs mêmes - fut convoqué pour le 15 juin. Il devait surtout examiner de près la situation générale et les moyens de parer au danger mortel, suspendu sur le pays aussi bien par la ruée de Dénikine que par l'inaptitude des autorités soviétiques à entreprendre quoi que ce fût pour y faire face.

Le Congrès devait également étudier le problème de la distribution rationnelle des vivres parmi toute la population de la région, et enfin celui de l'auto-administration locale en général.

Voici le texte de l'appel adressé à ce sujet par le Conseil Révolutionnaire Militaire aux travailleurs de l'Ukraine.

Convocation du quatrième Congrès extraordinaire des délégués des paysans, ouvriers et partisans. (Télégramme n° 416.)
A tous les Comités exécutifs des districts, cantons, communes et villages des départements d'Ekatérinoslaw, de la Tauride et des régions avoisinantes ; à toutes les unités de la première division insurrectionnelle d'Ukraine, dite du Père Makhno, à toutes les troupes de l'Armée Rouge disposées dans la même région. A tous, à tous, à tous.
Dans sa séance du 30 mai, le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire, après avoir examiné la situation du front, créée par l'offensive des bandes blanches et aussi la situation générale - politique et économique - du Pouvoir soviétique, arriva à la conclusion que seules les masses laborieuses elles-mêmes, et non les personnalités ni les partis, pourraient y trouver une solution. C'est pourquoi le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé a décidé de convoquer un Congrès extraordinaire pour le 15 juin, à Goulaï-Polé.
Mode d'élection : 1° les paysans et les ouvriers enverront un délégué par 3.000 travailleurs, 2° les insurgés et les soldats rouges délégueront un représentant par unité de troupes, 3° les états-majors : celui de la division du Père Makhno, deux délégués ; ceux des brigades, un délégué par brigade, 4° les Comités exécutifs des districts enverront un délégué pour chaque fraction politique, 5° les organisations des districts - celles qui reconnaissent le Soviet comme base - enverront un délégué par organisation.
Remarques : a) les élections des délégués des laboureurs auront lieu aux assemblées générales des villages, des cantons, des fabriques et des usines ; b) les réunions particulières des Soviets des Comités de ces diverses unités n'enverront pas de délégués ; c) attendu que le Conseil Révolutionnaire Militaire ne dispose pas des moyens nécessaires, les délégués devront être munis de vivres et d'argent.
Ordre du jour : a) compte rendu du Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire et comptes rendus des délégués, b) la situation actuelle ; c) le rôle, les tâches et le but du Soviet des Délégués des paysans, ouvriers et soldats rouges de la région de Goulaï-Polé ; d) réorganisation du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région ; e) organisation militaire de la région, f) le problème du ravitaillement ; g) le problème agraire h) questions financières ; i) union des paysans laboureurs et des ouvriers ; j) sécurité publique; k) exercice de la justice dans la région ; l) affaires courantes. - Le Comité Exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire.
Fait à Goulaï-Polé, le 31 mai 1919.
Aussitôt cet appel lancé, les bolcheviks se décidèrent à attaquer la région de Goulaï-Polé.

Pendant que les troupes des insurgés marchaient à la mort, résistant à l'assaut furieux des cosaques de Dénikine, les régiments bolchevistes envahirent la région insurgée du côté nord, frappant les " makhnovistes " dans le dos.

Faisant irruption dans les villages, les bolcheviks saisissaient les militants et les exécutaient sur place ; ils détruisaient les communes libres et les autres organisations locales.

Ce fut Trotsky en personne qui ordonna l'attaque. Pouvait-il souffrir qu'à deux pas de " son Etat " subsistât une région indépendante ? Pouvait-il réprimer sa colère et sa haine lorsqu'il entendait le franc langage d'une population qui vivait librement et qui, dans ses journaux, parlait de lui sans crainte ni respect, comme d'un simple fonctionnaire d'Etat : de lui, le grand Trotsky, le " surhomme " comme l'appellent encore aujourd'hui ses acolytes en France et ailleurs ?

Cet homme borné, mais démesurément orgueilleux et méchant, ce bon polémiste et orateur, devenu - grâce à l'égarement de la Révolution - dictateur militaire " infaillible " d'un immense pays, ce " demi-dieu " pouvait-il tolérer le voisinage d'un peuple libre, influencé et aidé par des " anarchistes-bandits " qu'il considérait et traitait comme ses ennemis personnels ?

D'ailleurs, tout " homme d'Etat ", tout " pontife " socialiste, même moins prétentieux et haineux, aurait agi comme lui. N'oublions pas qu'il oeuvrait en parfait accord avec Lénine .

Un orgueil sans bornes et une rage écumante se laissent deviner à chaque ligne des nombreux ordres qu'il lança contre la " Makhnovtchina ".

Voici, tout d'abord, son fameux Ordre n° 1824 qu'il rédigea en réponse à l'appel du Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé :

Ordre n° 1824 du Conseil Révolutionnaire Militairede la République
Kharkov, le 4 juin 1919.
A tous les Commissaires militaires. A tous les Comités Exécutifs des districts d'Alexandrovsk, de Marioupol, de Berdiansk, de Bakhmout, de Pavlograd et de Kherson.
Le Comité Exécutif de Goulaï-Polé, de concert avec l'état-major de la brigade de Makhno, essaie de convoquer pour le 15 de ce mois un Congrès des Soviets et des insurgés des districts d'Alexandrovsk, de Marioupol, de Bakhmout, de Berdiansk, de Mélitopol et de Pavlograd. Ce Congrès se dresse carrément contre le Pouvoir des Soviets en Ukraine et contre l'organisation du front sud où opère la brigade de Makhno.
Ce Congrès ne pourrait aboutir à un résultat autre que celui de susciter quelque nouvelle révolte infâme du genre de celle de Grigorieff et de livrer le front aux blancs devant lesquels la brigade de Makhno ne fait que reculer sans cesse, par la faute de l'incapacité, des desseins criminels et de la traîtrise de ses chefs.
1. Par le présent ordre ce Congrès est interdit. En aucun cas il ne devra avoir lieu.
2. Toute la population paysanne et ouvrière sera prévenue oralement et par écrit que la participation audit Congrès sera considéré comme un acte de haute trahison vis-à-vis de la République des Soviets et du front.
3. Tous les délégués audit Congrès devront être mis incontinent en état d'arrestation et traduits devant le Tribunal révolutionnaire militaire de la 14e (anciennement 2e) armée d'Ukraine.
4. Les personnes qui répandront les appels de Makhno et du Comité Exécutif de Goulaï-Polé, devront être arrêtées également.
5. Le présent ordre aura force de loi dès qu'il sera télégraphié. Il devra être largement diffusé, affiché dans tous les endroits publics et remis aux représentants des Comités exécutifs des cantons et des villages ainsi qu'à tous les représentants des autorités soviétiques, aux commandants et aux commissaires des unités militaires. - Signé : Trotsky, Président du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République, Vatzétis, Commandant en chef ; Aratoff, membre du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République ; Kochkareff, Commissaire militaire de la région le Kharkov.
" Ce document est vraiment classique, dit Archinoff. Quiconque étudie la révolution russe doit l'apprendre par coeur. Il représente une usurpation tellement criante des droits des travailleurs qu'il est inutile d'insister davantage à ce sujet ".

" Peut-il exister des lois faites par quelques personnes s'intitulant révolutionnaires, leur permettant de mettre hors loi tout un peuple plus révolutionnaire qu'elles ne le sont elles-mêmes ? " Telle fut une des questions posées par les paysans révolutionnaires, deux mois auparavant, dans leur fameuse réponse à Dybenko.

L'article 2 de l'ordre de Trotsky répond nettement que de telles lois peuvent exister et que l'ordre n° 1824 en est la preuve.

" Existe-t-il une loi , demandèrent les révolutionnaires de Goulaï-Polé dans le même document, selon laquelle un révolutionnaire serait en droit d'appliquer les châtiments les plus sévères à la masse révolutionnaire dont il se dit défenseur, uniquement parce que cette masse a pris, sans en attendre la permission, les biens que ce révolutionnaire lui avait promis : la liberté et l'égalité? "

Le même article 2 y répond affirmativement : la population paysanne et ouvrière tout entière y est déclarée d'avance coupable de haute trahison si elle ose participer à son propre Congrès libre.

" Les lois de la Révolution ordonnent-elles de fusiller un délégué parce qu'il croit devoir exercer le mandat à lui conféré par la masse révolutionnaire qui l'a élu ? "

L'ordre de Trotsky (art. 3 et 4) déclare que non seulement les délégués en exercice de leur mandat, mais même ceux qui n'ont pas encore commencé à l'exercer, doivent être arrêtés et mis à mort. Soulignons que " traduire devant le tribunal révolutionnaire militaire " signifiait " fusiller ". Et c'est ainsi que plusieurs jeunes paysans révolutionnaires : Kostine, Polounine, Dobroluboff et autres, furent traduits devant le tribunal de l'armée et fusillés, sous l'inculpation d'avoir discuté l'appel du Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé.

On dirait qu'en posant leurs questions à Dybenko, les insurgés avaient prévu l'ordre n° 1824 de Trotsky. De toutes façons, ils firent preuve d'une belle perspicacité.

Naturellement Trotsky considéra Makhno comme personnellement responsable de tout ce qui se passait à Goulaï-Polé.

Il ne se donna même pas la peine de comprendre que le Congrès n'était convoqué ni par " l'état-major de la brigade de Makhno " ni par le " Comité Exécutif de Goulaï-Polé ", mais par un organe parfaitement indépendant de deux : le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région.

Fait significatif : dans son ordre n° 1824 Trotsky insinue déjà la " traîtrise " des chefs makhnovistes qui, dit-il " reculent sans cesse devant les blancs ". Il ce oublie " d'ajouter que lui-même, Trotsky, ordonna de ne plus fournir des munitions à la " brigade de Makhno " à la veille même de l'avance de Dénikine.

Ce fut une " tactique ". Ce fut aussi un signal. A quelques jours de là, lui, Trotsky, et toute la presse communiste renchériront sur la prétendue " ouverture du front " aux troupes de Dénikine. Et l'ordre n° 1824 sera suivi par de nombreux autres où Trotsky engagera l'armée et les autorités rouges à détruire la " Makhnovtchina " par tous les moyens et dans ses sources mêmes. De plus, il donnera des ordres secrets de s'emparer à tout prix de Makhno, des membres de l'état-major et même des paisibles militants qui n'exerçaient dans le mouvement qu'une activité purement éducative. La consigne sera de les traduire tous en conseil de guerre et de les exécuter.

Pourtant, Trotsky savait que le front contre Dénikine avait été formé uniquement grâce aux efforts et aux sacrifices des paysans insurgés eux-mêmes. Ce front surgit au moment particulièrement émouvant de leur révolte : au moment où la région était libérée de toute espèce d'autorité. Il fut installé au sud-est, en sentinelle vaillante de la liberté conquise. Durant plus de six mois, les insurgés révolutionnaires opposèrent une barrière infranchissable au courant le plus vigoureux de la contre-révolution monarchiste. Ils y sacrifièrent plusieurs milliers des leurs. Ils mirent à la disposition de la cause toutes les ressources de leur région et se préparèrent à défendre leur liberté à outrance.

Oui, Trotsky savait tout cela. Mais il lui fallait une justification formelle de sa campagne contre le peuple révolutionnaire de l'Ukraine. Et c'est avec un cynisme monstrueux, avec une insolence et une hypocrisie inimaginables qu'il laissa s'enrouler ce front, le privant d'armes et de munitions, lui enlevant tout moyen d'organisation, pour pouvoir accuser les insurgés d'avoir trahi la révolution et offert la route aux troupes de Dénikine.

(Plus tard en Espagne (1936-1939), les " communistes " emploieront la même " tactique " et auront recours aux mêmes procédés. Un cas m'est connu dans tous ses détails. Sous Teruel une brigade " communiste " assurait le front contre Franco, à côté d'une brigade anarchiste de 1.500 hommes environ. Afin de permettre l'anéantissement de celle-ci les " communistes " se replièrent volontairement et secrètement au cours d'une nuit. Le lendemain matin, les fascistes se ruèrent dans la brèche et encerclèrent la brigade anarchiste. Sur les 1.500 hommes, 500 seulement purent s'échapper, se frayant un passage à la grenade et au revolver. Les 1.000 autres combattants furent massacrés. Dès le lendemain les " communistes " accusèrent les anarchistes d'avoir trahi et d'avoir ouvert le front à Franco.)

Le quatrième Congrès régional projeté pour le 15 juin ne put avoir lieu. Bien avant cette date, les bolcheviks et les dénikiniens s'agitaient déjà dans la région.

Les bolcheviks, agissant sur place ou faisant irruption dans les localités avoisinantes, se mirent à exécuter partout les ordres de Trotsky. A Alexandrovsk, par exemple, toutes les réunions ouvrières, projetées dans le but d'examiner l'appel du Conseil et l'ordre du jour du Congrès, furent interdites sous peine de mort. Celles qui furent organisées dans l'ignorance de l'ordre, furent dispersées par la force armée. Dans d'autres villes et bourgades les bolcheviks se comportèrent de la même façon. Quant aux paysans dans les villages, on les traita avec encore moins d'égards : en maints endroits, des militants et même des paysans " suspects " d'une activité en faveur des insurgés et du Congrès furent saisis et exécutés après un semblant de jugement. De nombreux paysans porteurs de l'appel furent arrêtés, " jugés " et fusillés, avant même qu'ils fussent mis au courant de l'ordre n° 1824.

Ni l'état-major makhnoviste ni Makhno lui-même ne reçurent aucune communication de cet ordre : on voulut éviter de les alarmer trop vite, dans l'espoir de réussir un bon coup de filet à l'improviste. C'est incidemment que l'état-major et Makhno prirent connaissance de cet ordre, trois jours après sa publication.

Makhno y réagit sur-le-champ : il envoya aux autorités bolchevistes un télégramme par lequel il déclarait vouloir quitter son poste de commandement à la suite de la situation créée.

On ne lui répondit pas.


10.3.8 Les bolcheviks ouvrent le front à Dénikine pour lui permettre d'envahir la région libre. -
La ruée des Dénikiniens contre la région. -
La mesure extraordinaire prise par Makhno pour sauver la situation.
Nous sommes arrivés ici au premier tournant exceptionnellement dramatique de l'épopée makhnoviste, tournant qui soumit à une rude épreuve Makhno lui-même, et les commandants des diverses unités de son armée, et l'ensemble des insurgés, de même que toute la population de la région libre .

Si ce premier acte du drame se termina à l'honneur des uns et des autres, ce fut surtout grâce à des qualités exceptionnelles, à une vaillance sublime et à une auto-discipline remarquable de tous ceux qui y participèrent.

Quelques jours avant la publication de l'ordre n° 1824 de Trotsky, Makhno constata que les bolcheviks avaient dégarni le front dans le secteur de Grichino et qu'ils offraient ainsi aux troupes de Dénikine l'accès libre de la région de Goulaï-Polé par le flanc du nord-est. Il en avisa aussitôt l'état-major et le conseil.

En effet, les hordes des cosaques firent irruption dans la région, non pas du côté du front insurrectionnel, mais à sa gauche, là où étaient disposées les troupes rouges.

La situation devenait tragique.

L'armée makhnoviste, qui tenait le front sur la ligne Marioupol-Koutéinikovo-Taganrog, se vit tournée par les troupes de Dénikine qui, en masses énormes, envahirent le coeur même de la région.

Les paysans de toute cette contrée eurent beau envoyer à Goulaï-Polé dès le mois d'avril, des volontaires en grande quantité : on n'avait pas de quoi les armer, on manquait d'armes et de munitions. Comme nous l'avons vu, les bolcheviks, à l'encontre de l'accord conclu et de leurs engagements, coupèrent aux insurgés tout ravitaillement et sabotèrent la défense de la région. La rage au coeur, l'état-major makhnoviste se vit obligé de renvoyer les volontaires.

La ruée des dénikiniens en fut la conséquence fatale.

En une seule journée les paysans de Goulaï-Polé formèrent un régiment pour tâcher de sauver leur village. Ils s'armèrent de haches, de piques, de vieilles carabines, de fusils de chasse. Ils se portèrent au-devant des blancs, cherchant à arrêter leur élan. A une quinzaine de kilomètres de Goulaï-Polé, près du village Sviatodoukhovka, ils se heurtèrent à d'importantes forces de cosaques du Don et du Kouban. Les Goulaïpoliens engagèrent avec eux une lutte acharnée, héroïque et meurtrière où ils succombèrent presque tous, avec leur commandant B. Vérételnikoff, ouvrier des usines Poutiloff à Pétrograd, originaire de Goulaï-Polé. Alors une véritable avalanche de cosaques déferla sur Goulaï-Polé et l'occupa le 6 juin 1919. Makhno, avec son état-major et un détachement, n'ayant qu'une seule batterie, recula jusqu'à la gare, située environ à sept kilomètres du village ; mais, dans la soirée, il fut contraint d'abandonner la gare également. Ayant, pendant la nuit, regroupé toutes les forces dont il pouvait encore disposer, Makhno déclencha, le lendemain matin, une vigoureuse contre-attaque et parvint à déloger l'ennemi de Goulaï-Polé. Mais il ne resta maître de la ville que peu de temps : des réserves dénikiniennes, venues à la rescousse, l'obligèrent à l'abandonner définitivement. - (P. Archinoff, op. cit ., pp. 203-204.)
Cependant, les bolcheviks, bien qu'ayant ainsi ouvert le front aux blancs et donné confidentiellement des ordres dirigés contre les makhnovistes, continuèrent à feindre une amitié vis-à-vis des insurgés, comme si rien n'était changé dans la situation. Ce fut une manoeuvre pour s'emparer des guides du mouvement, et surtout de Makhno.

Le 7 juin - deux jours après l'envoi aux autorités locales du télégramme contenant l'ordre n° 1824 - le commandement suprême bolcheviste envoya à Makhno un train blindé, lui recommandant de résister " jusqu'à la dernière extrémité " et lui promettant d'autres renforts.

En effet, deux jours après, quelques détachements de l'armée rouge arrivèrent en gare de Gaïtchour, du côté de Tchaplino, à une vingtaine de kilomètres de Goulaï-Polé.

Le commandant en chef, Vorochiloff (le futur Commissaire du Peuple à la guerre), le Commissaire aux armées Mejlaouk et d'autres hauts fonctionnaires communistes arrivèrent avec les détachements.

Un contact étroit fut établi, en apparence, entre le commandement rouge et celui des insurgés. Une sorte d'état-major commun fut créé. Mejlaouk et Vorochiloff invitèrent Makhno à s'installer dans leur train blindé, soi-disant pour diriger les opérations de concert.

Tout cela n'était qu'une cynique comédie. A la même heure, Vorochiloff avait en poche un ordre signé de Trotsky, lui prescrivant de s'emparer de Makhno et de tous les autres chefs responsables de la Makhnovtchina, de désarmer les troupes des insurgés et de fusiller sans quartier tous ceux qui tenteraient la moindre résistance.

Vorochiloff n'attendait que le moment propice pour exécuter cet ordre.

Par des amis fidèles, Makhno fut averti à temps du danger qu'il courait personnellement et qui menaçait toute son armée et toute l'oeuvre révolutionnaire. Sa situation devenait de plus en plus difficile. D'une part, il voulait éviter à tout prix les événements sanglants qui, fatalement, allaient se dérouler devant l'ennemi. Mais, d'autre part, il ne pouvait pas sacrifier, sans lutte, ses camarades, sa force armée, sa cause tout entière.

Il chercha une solution satisfaisante. Il la trouva.

Tout pesé, il prit définitivement deux divisions capitales : 1° Il résolut d'abandonner - momentanément - le poste de commandant de l'Armée Insurrectionnelle : 2° Il décida d'inviter toutes les unités de son armée à rester sur place et à accepter - momentanément - le commandement rouge en attendant le moment propice pour reprendre la lutte émancipatrice.

Deux jours après, il exécuta cette double manoeuvre à la lettre, avec une finesse, un sang-froid et une habileté extraordinaires.

Sans bruit, il quitta Vorochiloff et Mejlaouk.

Il déclara à son état-major que, pour l'instant, son travail dans les rangs en qualité de simple combattant était plus utile.

Et il envoya au commandement supérieur soviétique la déclaration que voici :

Etat-major de la quatorzième armée, Vorochiloff. - Trotsky, Président du Conseil Révolutionnaire Militaire, Kharkov. - Lénine, Kaméneff, Moscou.
A la suite de l'ordre n° 1824 du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République, j'ai envoyé à l'état-major de la 2e armée et à Trotsky un télégramme demandant de me libérer du poste que j'occupe actuellement. Je répète ma demande. Voici les raisons dont je crois devoir l'appuyer. Bien que j'aie fait la guerre, avec les insurgés, aux bandes blanches de Dénikine, ne prêchant au peuple que l'amour de la liberté et de l'action libre, toute la presse soviétique officielle ainsi que celle du parti communiste-bolcheviste répandent sur mon compte des bruits indignes d'un révolutionnaire. On veut me faire passer pour un bandit, un complice de Grigorieff, un conspirateur contre la République des Soviets, dans le but de rétablir l'ordre capitaliste. Ainsi, dans un article intitulé " La Makhnovtchina " (Journal En chemin, n° 51), Trotsky pose la question : " Contre qui les insurgés makhnovistes se soulèvent-ils ? " Et, tout le long de son article, il s'occupe de démontrer que la Makhnovtchina n'est autre chose qu'un front de bataille contre le Pouvoir des Soviets. Il ne dit pas un mot du front réel contre les blancs, d'une étendue de plus de 100 kilomètres, où les insurgés subissent depuis six mois des pertes énormes.
L'ordre n° 1824 me déclare " conspirateur contre la République des Soviets " et " organisateur d'une rébellion à la manière de Grigorieff ".
Je considère comme un droit inviolable des ouvriers et des paysans - droit conquis par la Révolution - de convoquer eux-mêmes des Congrès pour y discuter de leurs affaires. C'est pourquoi, la défense par l'autorité centrale de convoquer de tels Congrès et la déclaration les proclamant illégaux (l'ordre n° 1824) représentent une violation directe et insolente des droits des masses laborieuses.
Je comprends parfaitement l'attitude des autorités centrales à mon égard. Je suis absolument convaincu que ces autorités considèrent le mouvement insurrectionnel comme incompatible avec leur activité étatiste. Elles croient en même temps que ce mouvement est étroitement lié à ma personne et elles m'honorent de tout le ressentiment et de toute la haine qu'elles éprouvent pour le mouvement insurrectionnel dans son entier. Rien ne saurait le démontrer mieux que l'article susmentionné de Trotsky où, tout en accumulant à bon escient des mensonges et des calomnies, il témoigne d'une animosité personnelle contre moi.
Cette attitude hostile - et qui devient actuellement agressive - des autorités centrales vis-à-vis du mouvement insurrectionnel mène inéluctablement à la création d'un front intérieur particulier, des deux côtes duquel se trouveront les masses laborieuses qui ont foi en la Révolution.
Je considère cette éventualité comme un crime immense, impardonnable, à l'égard du peuple travailleur, et je crois de mon devoir de faire tout ce que je peux pour l'éviter.
Le moyen le plus efficace d'éviter que les autorités centrales commettent ce crime est, à mon avis, tout indiqué : il faut que je quitte le poste que j'occupe. Je suppose que, ceci fait, les autorités centrales cesseront de me soupçonner - moi et les insurgés révolutionnaires - de tremper dans des conspirations antisoviétiques et qu'elles finiront par considérer l'insurrection en Ukraine comme un phénomène important, comme une manifestation vivante et agissante de la Révolution Sociale des masses, et non pas comme un mouvement hostile avec lequel on n'eut, jusqu'à présent, que des rapports de méfiance et de ruse allant jusqu'à un indigne marchandage de chaque parcelle de munitions et parfois même jusqu'au sabotage du ravitaillement, ce qui a causé aux insurgés des pertes innombrables en hommes et en territoire gagné à la Révolution : choses qui eussent pu être évitées facilement si les autorités centrales avaient adopté une autre attitude.
Je demande qu'on vienne prendre possession de mon poste.
Station de Gaïtchour, le 9 juin 1919. - Signé : Batko Makhno.
Entre temps, les unités insurgées qui se trouvaient au-delà de Marioupol durent reculer jusqu'à Pologui et Alexandrovsk.

Au reçu de la déclaration de Makhno, les bolcheviks, le supposant toujours à Gaïtchour, y dépêchèrent des hommes chargés, non pas de prendre possession de son poste, mais de le saisir. Au même moment, ils s'emparèrent traîtreusement du chef de l'état-major de l'armée insurrectionnelle Oséroff, des membres de l'état-major : Mikhaleff-Pavlenko et Bourbyga, et de plusieurs membres du Conseil Révolutionnaire Militaire. Tous ces hommes furent mis à mort sur-le-champ. Ce fut le signal de nombreuses autres exécutions de makhnovistes tombés ça et là entre les mains des bolcheviks.

Mais Makhno lui-même leur échappa.

S'étant adroitement dégagé des tentacules dont les bolcheviks l'enveloppaient à Gaïtchour, leur glissant entre les doigts, Makhno, parti à bride abattue, arriva d'une façon inattendue chez ses troupes, à Alexandrovsk. Il savait, en effet, par l'intermédiaire des mêmes amis, que les bolcheviks tout en le croyant à Gaïtchour, désignèrent son remplaçant, précisément à Alexandrovsk.

Là, sans perdre un instant, il remit officiellement les affaires de sa division et son commandement à ce nouveau chef qui, venant d'être nommé, n'avait encore reçu aucun ordre concernant Makhno personnellement. " II tint à le faire, constate Archinoff, désirant quitter ouvertement et honnêtement son poste afin que les bolcheviks n'eussent aucun prétexte de l'accuser de quoi que ce fut concernant les affaires de la division qu'il commandait. Il s'agissait de jouer serré. Forcé d'accepter ce jeu, Makhno s'en tira tout à son honneur. "

Puis, il exécuta son dernier tour de force.

Il adressa à l'Armée Insurrectionnelle une proclamation circonstanciée. Il y expliquait la nouvelle situation. Il y déclarait devoir quitter pour le moment son poste de commandement et engageait les insurgés à combattre avec la même énergie contre les troupes de Dénikine, sans se laisser troubler par le fait que, pendant quelque temps, ils se trouveraient sous le commandement des états-majors bolchevistes.

Les insurgés comprirent.

Presque toutes leurs unités demeurèrent sur place, déclarèrent reconnaître le commandement rouge et acceptèrent leur incorporation dans l'armée bolcheviste.

Les bolcheviks crurent triompher.

Mais ce qu'ils ne surent pas, c'est qu'en même temps - d'accord avec Makhno - plusieurs des commandants les plus dévoués des régiments d'insurgés se concertèrent clandestinement et prirent l'engagement solennel d'attendre le moment propice pour se réunir à nouveau sous les ordres de Makhno, à condition que cet acte ne mette pas en danger le front extérieur.

Rien de cette décision ne perça au dehors.

Ceci fait, Makhno disparut, accompagné d'un petit détachement de cavalerie.

Les régiments des insurgés, transformés en régiments rouges et demeurés sous les ordres de leurs chefs habituels - Kalachnikoff, Kourilenko, Boudanoff, Klein, Dermendji et autres - continuèrent à tenir tête aux troupes de Dénikine, les empêchant de gagner Alexandrovsk et Ekatérinoslaw.


10.3.9 L'avance foudroyante de Dénikine. -
Les bolcheviks abandonnent la lutte en Ukraine. -
Makhno reprend l'action à ses risques.

 
Comme nous l'avons dit, les sommités bolchevistes ne se rendaient pas compte des véritables proportions de l'entreprise dénikinienne.

Quelques jours à peine avant la chute d'Ekatérinoslaw et de Kharkov, Trotsky déclarait que Dénikine ne présentait pas une menace sérieuse et que l'Ukraine n'était nullement en danger. Il dut changer d'avis dès le lendemain, reconnaissant cette fois que Kharkov se trouvait fortement menacé.

Il était temps : Ekatérinoslaw succomba fin juin. Kharkov tomba entre les mains de Dénikine quinze jours après.

Les autorités bolchevistes ne songèrent ni à reprendre l'offensive ni même à organiser la défense : elles s'employèrent uniquement à évacuer l'Ukraine. Presque toutes les troupes rouges furent utilisées à cet effet : elles se retiraient vers le nord, emmenant avec elles le plus d'hommes et de matériel roulant possible. Manifestement, les bolcheviks abandonnaient l'Ukraine à son sort : ils la livraient tout entière à la réaction.

C'est alors que Makhno jugea le moment opportun pour reprendre entre ses mains l'initiative de la lutte et agir, à nouveau, comme guide d'une force révolutionnaire indépendante. Mais, cette fois, il se vit obligé d'agir et contre Dénikine et contre les bolcheviks.

Les détachements insurgés, restés provisoirement sous le commandement bolcheviste, reçurent le mot d'ordre patiemment attendu : destituer leurs supérieurs bolchevistes, abandonner l'Armée Rouge et venir se regrouper sous les ordres de Makhno.

Ici commence le second acte du grand drame populaire ukrainien. Il se prolongera jusqu'au mois de janvier 1920.

Essayons d'en donner un bref aperçu.


10.3.10 La réorganisation de l'Armée insurrectionnelle. -
L'offensive décisive de Dénikine. -
Les tentatives d'arrêter son avance. -
L'Armée insurrectionnelle devient imposante.
Avant même que les régiments makhnovistes aient pu exécuter l'ordre reçu et rejoindre leur guide, une nouvelle Armée insurrectionnelle se forma sous le commandement de celui-ci.

La nouvelle situation rappelait étrangement celle qui avait suivi l'invasion austro-allemande.

L'attitude des dénikiniens et de leurs maîtres - anciens propriétaires revenus avec l'armée - à l'égard de la population laborieuse fut, nous l'avons dit, insolente et brutale à l'extrême. A peine réinstallés, tous ces messieurs s'employèrent à restaurer le régime absolutiste et féodal. Des représailles terribles, une terreur " blanche " impitoyable s'abattirent sur les villages et les villes de l'Ukraine.

La riposte ne se fit pas attendre.

En grand nombre, les paysans surtout, fuyant la réaction, se mirent en quête de Makhno. Tout naturellement, ils le considéraient comme l'homme capable de reprendre la lutte contre les nouveaux oppresseurs.

En moins de quinze jours, une nouvelle armée se forma sous sa direction. Les armes dont elle pouvait disposer étaient bien insuffisantes. Mais, à ce moment-là, commencèrent à arriver les régiments " de base " qui, sur le mot d'ordre de ralliement venaient de quitter l'Armée Rouge. Ils arrivaient, l'un après l'autre, non seulement pleins de forces, d'élan et d'ardeur combative, mais aussi bien approvisionnés en armes et en munitions. Car, en quittant l'Armée Rouge, ils emportèrent avec eux tout l'armement dont ils purent se charger. Le commandement bolcheviste, pris au dépourvu, en pleine retraite, et craignant des revirements parmi ses propres troupes, ne put s'opposer à cette audacieuse action.

Notons qu'à ce moment déjà, quelques régiments rouges firent cause commune avec les makhnovistes et grossirent utilement les rangs de l'Armée insurrectionnelle.

Avec ces nouvelles troupes, Makhno s'employa, tout d'abord, à retenir les divisions de Dénikine. Il reculait pas à pas, cherchant à s'orienter dans la nouvelle ambiance et à profiter de la première occasion favorable pour tenter de reprendre l'offensive.

Mais les dénikiniens veillaient. Ils n'avaient pas oublié les soucis, les pertes et les défaites que les makhnovistes leur avaient causés au cours de l'hiver précédent. Le commandement dénikinien consacra tout un corps d'armée - plusieurs régiments de cavalerie, d'infanterie et d'artillerie - à les combattre.

Tout en se repliant lentement devant les forces supérieures de l'adversaire, l'Armée insurrectionnelle prit peu à peu un aspect très spécial qu'il convient de mettre en relief.

Irrité par la résurrection et la résistance opiniâtre des makhnovistes - résistance qui gênait et retardait fâcheusement son avance - Dénikine faisait la guerre non seulement à l'armée de Makhno comme telle, mais à toute la population paysanne : en plus des brimades et des violences habituelles les villages qu'il parvenait à occuper étaient mis à feu et à sang ; la plupart des habitations paysannes étaient pillées, et ensuite détruites. Des centaines de paysans furent fusillés. Les femmes furent malmenées, et quant aux femmes juives, assez nombreuses dans les villages ukrainiens, presque toutes - notamment à Goulaï-Polé - furent violées.

Ce genre de " guerre " obligeait les habitants des villages menacés par l'approche des dénikiniens à abandonner leurs foyers et à " prendre le large ".

Finalement, l'armée makhnoviste fut rejointe et suivie dans sa retraite par des milliers de familles paysannes qui fuyaient leurs villages, emmenant avec eux leur bétail et leurs hardes.

Ce fut une véritable migration des paysans. Une masse énorme d'hommes, de femmes et d'enfants, entourant et suivant l'armée dans sa lente retraite vers l'ouest, s'étendit peu à peu sur des centaines de kilomètres.

Arrivé à l'armée de Makhno au début de sa fabuleuse retraite, je pus voir ce pittoresque " royaume sur roues ", comme on le baptisa plus tard. Je le suivis dans son fantastique mouvement.

L'été de l'année 1919 fut d'une sécheresse exceptionnelle en Ukraine. Par les routes poussiéreuses et par les champs avoisinants, cette mer humaine se mouvait lentement, pêle-mêle avec du bétail (des milliers de boeufs, notamment), avec des voitures de toutes sortes, avec les services de ravitaillement, de l'intendance et de santé. En somme, toute cette masse formait le train des équipages de l'armée.

L'armée proprement dite ne se mêlait pas à ce royaume mouvant. Elle tenait strictement la route, sauf les unités qui partaient au combat pour couvrir et protéger le gros des forces ; la cavalerie, notamment, restait presque constamment au loin, à se battre.

L'infanterie, quand il n'y avait pas combat, ouvrait la marche de l'armée. Elle se déplaçait sur des " tatchanki ". Chaque " tatchanka ", attelée de deux ; chevaux, portait le cocher, assis sur le siège de devant, et deux combattants à l'arrière. Dans certaines sections, une mitrailleuse était installée sur le siège entre ceux-ci. L'artillerie fermait la marche.

Un grand drapeau noir flottait sur la première voiture. " La Liberté ou la Mort ", " La terre aux paysans, les usines aux ouvriers ", lisait-on sur les deux cotés du drapeau. Ces formules étaient brodées en lettres d'argent.

En dépit des circonstances, des dangers et des combats presque quotidiens, tout ce peuple était plein d'entrain et de courage. Chacun avait sa part dans les divers services de l'armée. Chacun prenait à coeur le sort de tous, et tous avaient soin de chacun. De temps à autre, des chants populaires ou révolutionnaires retentissaient ça et là, repris aussitôt par des milliers de voix.

Arrivée dans un village, toute cette masse y campait jusqu'au moment où l'ordre venait de reprendre la route. Alors, sans tarder, tout se remettait en marche, toujours vers l'ouest, toujours aux échos des combats qui se livraient autour de ce " royaume roulant ".

Au cours de cette retraite qui, comme le lecteur le verra tout à l'heure, dura près de quatre mois, des milliers de ces fuyards, quittant l'armée, partaient à l'aventure et se dispersaient à travers toute l'Ukraine. La plupart d'entre eux perdirent à tout jamais leurs habitations et leurs biens. Certains parvinrent à former un nouveau foyer. Mais beaucoup y laissèrent leur vie, fauchés par l'épuisement, par les maladies, ou tombés entre les mains des blancs.

Tout d'abord, l'armée des insurgés essaya de se retrancher sur le Dniéper, près de la ville d'Alexandrovsk. Pendant quelque temps elle conserva la maîtrise du fameux pont de Kitchkass (un des plus importants en Russie), jeté sur le Dniéper, d'une grande valeur stratégique. Mais, débordée bientôt par les forces très supérieures de l'ennemi, elle dut l'abandonner et se replier, d'abord vers Dolinskaïa, ensuite vers la ville d'Elisabethgrad.

Entre temps, le peu de troupes rouges, restées ça et là en Ukraine et surtout en Crimée, complètement démoralisées par l'attitude du commandement bolcheviste, perdit toute importance militaire. Les soldats considéraient la fuite des autorités bolchevistes hors de l'Ukraine comme une défection à la cause révolutionnaire. Plusieurs chefs manifestaient leur méfiance vis-à-vis du haut commandement. A peu près abandonnées par les autorités, ces troupes se morfondaient dans l'inactivité, dans le doute, dans l'angoisse. Pour ces hommes, Makhno restait le seul espoir révolutionnaire du pays. C'est vers lui que se portaient de plus en plus les regards de tous ceux qui aspiraient à défendre sur plane la liberté.

Au mois de Juillet, enfin, presque tous les régiments rouges restés en Crimée se révoltèrent, destituèrent leurs chefs et se mirent en marche pour se joindre aux troupes de Makhno. Cette action fui savamment préparée et réalisée par les commandants makhnovistes déjà nommés. Restés provisoirement dans les rangs de l'Armée Rouge et ayant reçu le mot d'ordre convenu, ils partirent, entraînant avec eux non seulement les détachements d'origine insurrectionnelle, mais aussi la quasi-totalité des troupes bolchevistes.

A marche forcée, emmenant avec eux leurs chefs de la veille, désormais captifs (Kotcherguine, Dybetz et autres ), et une grande quantité d'armes et de munitions, ces régiments - nombreux et frais, bien organisés et pleins d'entrain après leur révolte - avançaient vers la station de Pomostchnaïa, à la recherche de Makhno.

Ce fut un coup dur porté aux bolcheviks, car il réduisait presque à néant leurs forces militaires en Ukraine.

La jonction eut lieu, au début d'août, à Dobrovélitchkovka, important village du département de Kherson.

L'armée de Makhno devenait de ce fait imposante. Désormais, il pouvait envisager une action militaire de vaste envergure.

Il lui était même permis d'envisager la victoire.

Aussitôt après la jonction, Makhno, battant jusqu'alors en retraite, s'arrêta. Il fit cette halte surtout pour regrouper ses troupes. Des volontaires accouraient vers lui de tous côtés. Ayant placé des avant-postes tout autour du district occupé - entre Pomostchnaïa, Elisabethgrad et Voznessensk - il procéda à une réorganisation définitive de son armée.

Elle comprenait maintenant 20.000 combattants environ. Ils furent repartis en quatre brigades d'infanterie et de cavalerie, une division d'artillerie et un régiment de mitrailleurs.

La cavalerie tout entière, commandée par Stchouss, comptait 2.000 à 3.000 sabres. Le régiment de mitrailleurs possédait, à certains moments, jusqu'à 500 mitrailleuses. L'artillerie était suffisante. Une escouade de 150 à 200 cavaliers fut formée en unité spéciale qui devait toujours accompagner Makhno dans ses déplacements, dans ses raids et dans ses diverses entreprises guerrières.

Le regroupement terminé, Makhno déclencha une vigoureuse offensive contre les troupes de Dénikine.

La lutte fut des plus acharnées. A plusieurs reprises l'armée dénikinienne fut rejetée à 50 et même à 80 kilomètres vers l'est. Mais, bientôt, les makhnovistes commencèrent à manquer de munitions. Deux attaques sur trois avaient pour seul but de s approvisionner. D'autre part, Dénikine lança dans la bataille des réserves fraîches en grand nombre. Il tenait à écraser l'Armée insurrectionnelle à tout prix afin de pouvoir marcher sur Moscou en toute sécurité. Pour comble de malheur, les makhnovistes eurent à faire face, en même temps, à quelques troupes bolchevistes qui, venant d'Odessa et de la Crimée, se frayaient un passage à travers l'Ukraine vers le nord. Elles livraient combat à toutes les forces armées qu'elles rencontraient sur leur chemin. Et, invariablement, elles se heurtaient aux troupes insurrectionnelles.

Finalement, la situation étant devenue intenable, Makhno fut contraint d'abandonner la région Pomostchnaïa-Elisabethgrad-Voznessensk et à reculer vers l'ouest.

Ainsi commença sa fameuse retraite sur un parcours de plus de 600 kilomètres, de la région Bakhmout-Marioupol jusqu'aux confins du département de Kiew : retraite qui dura, en tout, près de deux mois, d'août à fin septembre 1919.


10.3.11 La grande retraite de l'Armée insurrectionnelle (août-septembre 1919). -
Son encerclement définitif. -
La bataille de Pérégonovka (le 26 septembre 1919). -
La victoire des makhnovistes et leur retour offensif foudroyant.
Je regrette de ne pouvoir raconter ici les péripéties de cet épisode dans tous leurs détails. Bornons-nous à l'essentiel.

Le dessein manifeste de Dénikine était d'encercler complètement l'armée makhnoviste et de l'anéantir tout entière.

Il lança contre elle quelques-uns de ses meilleurs régiments dont certains composés uniquement de jeunes officiers qui haïssaient particulièrement " cette racaille de moujiks ". Parmi eux, le premier régiment de Simféropol et le 2e Labinsky se distinguaient surtout par leur bravoure, par leur combativité, par leur énergie farouche.

Des combats acharnés, d'une violence inouïe, avaient lieu presque quotidiennement. A vrai dire ce fut une bataille ininterrompue qui dura deux mois. Elle fut, pour les deux parties aux prises, d'une dureté exceptionnelle.

Me trouvant, pendant toute la retraite, à l'armée de Makhno - cinq camarades, y compris Archinoff et moi, y formions la " Commission de propagande et d'éducation " - je me rappelle cette longue série de jours vécus comme dans un cauchemar interminable.

Ces nuits d'été, qui ne duraient que quelques heures, permettant à peine un bref répit aux hommes et aux montures, s'évanouissaient brusquement, dès les premières lueurs du jour, dans un fracas de mitraille, d'explosions d'obus, de galop de chevaux... C'étaient les dénikiniens qui, débouchant de toutes parts, cherchaient, une fois de plus, à fermer sur les insurgés l'étau de fer et de feu.

Tous les jours ils recommençaient leur manoeuvre, serrant les troupes de Makhno toujours de plus près, rétrécissant leur cercle toujours davantage, laissant aux insurgés de moins en moins d'espace disponible.

Tous les jours des combats sauvages, allant jusqu'à des corps à corps atroces, se poursuivaient au devant et sur les flancs de l'armée makhnoviste, ne cessant qu'à la tombée de la nuit. Et toutes les nuits cette armée se voyait obligée de reculer, s'échappant tout juste par une sorte de couloir, de plus en plus étroit, pour ne pas permettre à l'étau dénikinien de se reformer sur elle définitivement. Et au lever du soleil, elle devait, à nouveau, faire face à l'ennemi implacable qui, à nouveau, cherchait à l'encercler.

Les insurgés manquaient de vêtements, de chaussures, parfois aussi de vivres. Par une chaleur torride, sous un ciel de plomb et sous une grêle de balles et d'obus, ils s'éloignaient de plus en plus de leur pays, s'en allant vers une destination et une destinée inconnues.

A la fin du mois d'août, le corps d'armée de Dénikine, qui pesait déjà si lourdement sur Makhno, fut renforcé par de nouvelles troupes venues du côté d'Odessa et de Voznessensk. Dénikine qui, avec le gros de ses forces, marchait déjà sur Orel (non loin de Moscou), refoulant l'Armée Rouge, tenait à se débarrasser des makhnovistes au plus vite. Car, tant qu'ils existaient sur ses arrières, il ne se sentait pas en Sécurité.

La situation empirait de jour en jour. Mais Makhno ne désespérait pas. Pour l'instant, il continuait, imperturbable, ses habiles manoeuvres de retraite. Et les combattants, animés par leur idéal, conscients de leur tâche, sachant se battre pour leur propre cause, accomplissaient tous les jours de véritables miracles de courage et de résistance.

Il fut décidé d'abandonner le voisinage des voies ferrées par où la retraite s'effectuait jusqu'alors. On fit sauter les trains blindés enlevés récemment aux dénikiniens, dont l'un très puissant : le fameux " Invincible ".

La retraite continua par les routes vicinales, de village en village, de plus en plus difficile, haletante, exaspérée. Pas un instant les insurgés ne perdirent courage. Tous, ils gardaient l'espoir intime de triompher de l'ennemi. Tous, ils supportaient vaillamment les rigueurs de la situation. Avec une inébranlable patience, la volonté tendue à l'extrême sous le feu terrible et continu de l'ennemi, ils se serraient autour de leur guide et camarade aimé.

Et quant à lui, debout jour et nuit, interrompant sa folle activité par quelques heures de sommeil à peine, couvert de poussière et de sueur, mais infatigable, parcourant constamment le front, surveillant tout, encourageant les combattants et, souvent, se jetant farouchement lui-même dans la bataille, il ne pensait qu'au moment où, mettant à profit une faute quelconque de l'ennemi, il pourrait lui porter un coup décisif.

Il épiait d'un oeil perçant tous les mouvements, tous les gestes des dénikiniens. Il envoyait des patrouilles de reconnaissance, sans cesse, dans toutes les directions. Des rapports précis lui parvenaient toutes les heures. Car il savait trop bien que la moindre erreur de commandement de sa part pouvait être fatale à toute son armée, donc à toute son oeuvre.

Il savait aussi que, plus les troupes de Dénikine s'enfonçaient dans le nord, plus elles devenaient vulnérables à l'arrière, en raison même de l'étendue démesurée du front. Il tenait compte de cette circonstance et il attendait son heure.

Vers la mi-septembre, l'Armée insurrectionnelle atteignit la ville d'Ouman, dans le département de Kiew. Celle-ci se trouvait entre les mains des pétliouriens.

Pétlioura était en état de guerre avec Dénikine. Dans sa marche sur Moscou, ce dernier négligea, pour l'instant, l'ouest de l'Ukraine, comptant s'en emparer facilement apurés la défaite des bolcheviks.

Quelle serait l'attitude des pétliouriens vis-à-vis des makhnovistes ? Quelle devait être l'attitude de ces derniers vis-à-vis des pétliouriens ? Fallait-il les attaquer ? Faisait-il leur demander le libre passage à travers leur territoire et la ville, sans quoi il était impossible de continuer la retraite ? Fallait-il leur proposer de combattre les dénikiniens côte à côte avec les makhnovistes ? Ou, tout simplement, leur proposer une neutralité et en tirer, ensuite, les meilleurs avantages ?

Tout pesé, cette dernière solution paraissait la plus indiquée.

Notons qu'à ce moment-là, l'Armée insurrectionnelle comptait 8.000 blessés environ. Dans les conditions de l'heure, ces hommes restaient privés de tout secours médical. De plus, ils formaient un arrière-train énorme, accroché à l'armée, gênant terriblement ses mouvements et ses opérations militaires. L'état-major avait l'intention de demander aux autorités d'Ouman de recueillir en traitement dans les hôpitaux de la ville au moins les blessés graves.

Par une heureuse coïncidence, au moment même où tous ces problèmes étaient discutés dans le camp des insurgés, une délégation pétliourienne y arriva et déclara que, se trouvant en guerre avec Dénikine, les pétliouriens désiraient éviter de former un nouveau front et d'ouvrir les hostilités contre les makhnovistes. Cela répondait parfaitement aux désirs de ceux-ci.

En fin de compte, un pacte fut conclu entre les deux parties, suivant lequel elles s'engageaient à garder, l'une envers l'autre, une stricte neutralité militaire. De plus, les pétliouriens consentirent à recueillir dans les hôpitaux les blessés makhnovistes.

Le pacte stipulait que cette neutralité strictement militaire et se rapportant uniquement à la situation de l'heure n'imposait ni à l'un ni à l'autre des contractants aucune obligation ni restriction d'ordre politique ou idéologique. Ayant pris part aux pourparlers, je soulignai expressément l'importance de cette clause. Les makhnovistes savaient que la masse pétliourienne avait beaucoup de sympathie pour eux et prêtait l'oreille à leur propagande. Il s'agissait donc d'avoir la latitude de l'exercer sans inconvénient parmi cette masse, ce qui pourrait être, éventuellement, d'un grand secours pour les makhnovistes. Au moment même de la conclusion de ce pacte, ceux-ci publièrent un tract intitulé " Qui est Pétlioura ? ", où ce dernier était démasqué comme défenseur des classes aisées, comme un ennemi des travailleurs.

Quant aux autorités pétliouriennes, tout en étant ennemies résolues des makhnovistes, elles avaient de multiples raisons pour observer vis-à-vis de ceux-ci une attitude d'extrême prudence.

Les insurgés savaient que la " neutralité " des pétliouriens était purement factice et que, sous le manteau, ces derniers pouvaient parfaitement s'entendre avec les dénikiniens pour écraser les makhnovistes. Il s'agissait surtout pour l'Armée insurrectionnelle de gagner quelques jours de répit, de se débarrasser des blessés, d'éviter une attaque immédiate dans le dos, afin de ne pas être pris à l'improviste dans une sorte de cul-de-sac.

Tous ces buts furent atteints. Mais, d'autre part, les soupçons des makhnovistes reçurent rapidement une confirmation éclatante.

D'après le pacte de " neutralité ", l'armée insurrectionnelle était en droit d'occuper un territoire de 10 kilomètres carrés de superficie, près du village de Tékoutché, aux environs d'Ouman. Les forces de Pétlioura étaient dispersées au nord et à l'ouest ; celles de Dénikine se trouvaient à l'est et au sud, du côté de Golta.

Or, quelques jours à peine après la conclusion du pacte les makhnovistes furent informés par des amis que des pourparlers étaient engagés entre les deux camps pour arrêter un plan d'ensemble en vue de cerner les troupes de Makhno et de les exterminer. Et quelques jours après, dans la nuit du 24 au 25 septembre, les éclaireurs makhnovistes relataient que quatre ou cinq régiments dénikiniens se trouvaient à l'arrière des insurgés, du côté de l'ouest. Ils n'avaient pu y arriver autrement qu'en traversant le territoire occupé par les pétliouriens, donc avec l'aide ou au moins l'acquiescement de ces derniers.

Le 25 septembre au soir les makhnovistes étaient cernés de tous côtés par les troupes de Dénikine. Le gros de ses forces restait concentré à l'est ; mais un fort barrage était établi dans le dos des makhnovistes, et la ville d'Ouman se trouvait au pouvoir des dénikiniens qui étaient déjà en train de rechercher et d'achever les blessés repartis dans les hôpitaux et chez les particuliers.

Un ordre lancé par le commandement dénikinien, et ont quelques exemplaires étaient parvenus à l'état-major makhnovistes, disait : " Les bandes de Makhno sont cernées. Elles sont complètement démoralisées, désorganisées, affamées et sans munitions. J'ordonne de les attaquer et de les anéantir dans un délai de trois jours. " L'ordre portait la signature du général Slastchoff, commandant en chef des forces dénikiniennes en Ukraine (passé plus tard au service des bolcheviks).

Toute retraite était désormais interdite aux troupes insurgées.

Le moment d'agir, c'est-à-dire de livrer la bataille décisive, était venu.

Le sort de toute l'Armée insurrectionnelle, de tout le mouvement, de toute la cause, dépendait de cette bataille suprême.

La ville d'Ouman marqua la fin de la retraite de l'Armée insurrectionnelle. Cette fois, il n'était plus possible de s'échapper : l'ennemi était de tous les côtés à la fois, les tenailles s'étaient fermées sur les insurgés.

Alors Makhno déclara avec la plus grande simplicité que la retraite opérée jusqu'à ce jour n'avait été qu'une stratégie forcée, que la vraie guerre allait commencer, et ce pas plus tard que le lendemain, 26 septembre.

Aussitôt, il prit toutes les dispositions pour ce dernier combat. Et il en esquissa immédiatement les premières manoeuvres.

Le 25 septembre au soir, les troupes makhnovistes qui, jusqu'alors, avaient marché vers l'ouest, changèrent brusquement de direction et se mirent en mouvement vers l'est, de front contre le gros de l'armée dénikinienne. La première rencontre se produisit, tard dans la soirée, près du village de Kroutenkoïé. La première brigade makhnoviste y attaqua les avant-gardes de Dénikine. Celles-ci reculèrent afin de prendre de meilleures positions et surtout afin d'entraîner l'ennemi à leur suite, vers le gros de l'armée. Mais les makhnovistes ne les poursuivirent pas.

Comme Makhno s'y attendait, cette manoeuvre trompa l'ennemi. Il considéra l'attaque comme une sorte de reconnaissance ou de diversion. Et il en acquit la conviction que la marche des insurgés restait toujours dirigée vers l'ouest. Il s'apprêta à les adosser à Ouman et à les écraser dans la souricière tendue. Il n'admettait pas un instant que l'Armée insurrectionnelle osât attaquer ses forces principales. La manoeuvre de Makhno parut confirmer ses appréciations. Et il ne se prépara pas à l'éventualité d'une attaque de front.

Or, tel fut, précisément, le plan de Makhno. Son raisonnement fut très simple : de toutes façons, l'armée était perdue si elle ne parvenait pas à rompre le cercle ennemi ; cette rupture était maintenant l'unique chance de salut, aussi minime fût-elle ; il fallait donc tenter cette unique chance, c'est-à-dire lancer tonte l'armée contre celle de Dénikine à l'est, dans l'espoir de l'écraser. La manoeuvre de la veille n'eut d'autre but que de tromper la vigilance de l'ennemie.

Au milieu de la nuit du 26 septembre, toutes les forces makhnovistes se mirent en manche vers l'est. Les forces principales de l'ennemi étaient concentrées à proximité du village de Péregonovka, occupé par les makhnovistes.

Le combat s'engagea entre trois et quatre heures du matin. Il alla toujours grandissant et atteignit son point culminant vers huit heures. Ce fut alors un véritable ouragan de mitraille, de part et d'autre.
Makhno lui-même, avec son escorte de cavalerie, disparut dès la tombée de la nuit, cherchant à tourner l'ennemi. Durant toute la bataille, on n'eut pas de ses nouvelles.
Vers les neuf heures, les makhnovistes débordés, épuisés, commencèrent à perdre pied. Déjà, on se battait aux confins du village. De divers côtés, les forées ennemies disponibles arrivaient à la rescousse, précipitant de nouvelles rafales de feu sur les makhnovistes. Ceux-ci reculaient lentement L'état-major de l'Armée insurrectionnelle, de même que tous ceux qui se trouvaient dans le village et pouvaient manier une carabine, s'armèrent et se jetèrent dans la mêlée.
Ce fut le moment critique. Il semblait que la bataille et avec elle la cause entière des insurgés étaient perdues.
L'ordre fut donné à tous, même aux femmes, d'être prêts à faire feu sur l'ennemi dans les rues du village Tous se préparèrent à vivre les heures suprêmes de la bataille et de la vie.
Or, voici que soudain le feu des mitrailleuses et les " hourra ! " frénétiques de l'ennemi commencèrent à aller s'affaiblissant, puis s'éloignèrent. Ceux qui se trouvaient dans le village comprirent que l'ennemi reculait et que la bataille se poursuivait à une certaine distance.
Ce fut Makhno qui, surgissant d'une façon inattendue, décida du sort du combat.
Il apparut au moment même où ses troupes étaient refoulées et où la mêlée était prête à s'engager dans les rues de Pérégonovska.
Couvert de poussière, harassé de fatigue, Makhno surgit au flanc de l'ennemi, hors d'un ravin profond. En silence, sans proférer aucun appel, mais une volonté ardente et bien arrêtée peinte sur son visage, il s'élança, suivi de son escorte, à fond de train sur l'ennemi et s'enfonça dans ses rangs.
Toute fatigue, tout découragement disparurent, comme par enchantement, chez les makhnovistes. " Batko est là ! Batko joue du sabre " entendit-on crier de toutes parts. Et ce fut alors avec une énergie décuplée que tous se portèrent de nouveau en avant, à la suite du guide aimé qui paraissait s'être voué à la mort.
Une mêlée corps à corps, d'un acharnement inouï - " un hachage ", comme disaient les makhnovistes - s'ensuivit.
Quelque valeureux que fût le 1er régiment d'officiers de Simféropol, il fut culbuté et battit en retraite, d'abord lentement et en ordre de chaîne, cherchant à arrêter la poussée des Makhnovistes, puis de plus en plus précipitamment et en désordre. Il finit par prendre la fuite pour tout de bon. Les autres régiments, saisis de panique, le suivirent et, enfin, toutes les troupes de Dénikine se débandèrent, lâchant les armes et essayant de se sauver en passant à la nage la rivière de Siniukha, à une quinzaine de kilomètres de Pérégonovka. Elles espéraient encore pouvoir se retrancher sur la rive opposée de la rivière.
Mais Makhno se hâta de tirer tout le parti possible de la situation, dont il comprit admirablement les avantages. Il lança à toute bride la cavalerie et l'artillerie à la poursuite de l'ennemi en retraite. Et il s'élança lui-même, à la tête du régiment le mieux monté, par des chemins de traverse, afin de prendre les fuyards en écharpe.
Il s'agissait d'un trajet de 12 à 15 kilomètres.
Au moment même où les troupes de Dénikine atteignaient la rivière, elles furent rejointes par la cavalerie makhnoviste. Des centaines de dénikiniens y périrent. La plupart d'entre eux eurent cependant le temps de passer sur l'autre rive. Mais là, ils étaient attendus par Makhno en personne. L'état-major lui-même, et un régiment de réserve qui s'y trouvait, furent surpris et faits prisonniers. Pour ne pas tomber entre les mains des makhnovistes, de nombreux officiers se pendirent aux arbres d'un bois tout proche, à l'aide de leurs ceintures de cuir.
Une partie insignifiante seulement des troupes de Dénikine - troupes qui s'acharnaient depuis des mois à la poursuite obstinée de Makhno - réussit à se sauver. Le 1er régiment d'officiers de Simféropol et quelques autres furent sabrés en entier. La route de leur retraite était jonchée de cadavres sur une étendue de deux ou trois kilomètres (9) . Quelque horrible que pût être ce spectacle à certains, il ne fut que la suite naturelle du duel engagé entre l'armée de Dénikine et les makhnovistes. Durant toute la poursuite, on ne parla de rien moins que de les exterminer tous. Le moindre faux pas de la part de Makhno eût infailliblement réservé le même sort à l'armée insurrectionnelle. Même les femmes qui emboîtaient le pas à l'armée où combattaient leurs hommes n'auraient pas été épargnées. Les makhnovistes vécurent assez d'expériences pour savoir a quoi s'en tenir.- (Archinoff, op. cit., pp. 229-232.)
Les forces principales de Dénikine écrasées, les makhnovistes ne perdirent pas de temps : en trois directions à la fois, ils s'élancèrent vers " leur pays ", vers le Dniéper.

Ce retour s'effectua à une allure folle. Au lendemain de la défaite des troupes de Dénikine, Makhno se trouvait déjà à plus de 100 kilomètres du champ de bataille. Accompagné de son escorte, il marchait à une quarantaine de kilomètres en avant du gros de l'armée.

Un jour encore se passa, et les makhnovistes se rendirent maîtres de Dolinskaïa, de Krovoï-Rog et de Nikopol. Le lendemain, le pont de Kitchkass fut enlevé au grand trot, et la ville d'Alexandrovsk tomba entre les mains des insurgés.

Dans leur foudroyante avance, ils avaient l'impression de pénétrer au coeur d'un royaume enchanté : celui de la Belle au Bois Dormant. Personne encore n'y avait entendu parler des événements d'Ouman. Personne ne savait rien du sort des-makhnovistes. Les autorités dénikiniennes n'avaient pris aucune mesure de défense, plongées dans cette sorte de léthargie propre aux profondeurs de l'arrière-front.

Telle la foudre au printemps les makhnovistes s'abattirent sur leurs ennemis. Après Alexandrovsk, ce fut le tour de Pologui, de Goulaï-Polé, de Berdiansk, de Marioupol. Au bout de dix jours, tout le midi de l'Ukraine fut libéré des troupes et des autorités.

Mais il ne s'agissait pas seulement des autorités et des troupes.

Tel un gigantesque balai, l'Armée insurrectionnelle, passant par les villes, les bourgs, les hameaux et les villages, enlevait partout tous vestiges d'exploitation et de servitude. Les propriétaires fonciers revenus, qui ne s'attendaient à rien de pareil, les gros fermiers (les " koulaks "), les gros industriels les gendarmes, les curés, les maires dénikiniens, les officiers embusqués - tout fut balayé sur le chemin victorieux de la Makhnovtchina.

Les prisons, les commissariats et les postes de police, tous les symboles de la servitude populaire, furent détruits Tous ceux que l'on savait être des ennemis actifs des paysans et des ouvriers étaient voués à la mort.

De gros propriétaires fonciers et des " koulaks ", surtout, périrent en grand nombre. Ce fait suffit - notons-le en passant - pour donner un démenti formel à la légende lancée sciemment par les bolcheviks sur le caractère soi-disant " koulak " du mouvement makhnoviste.

Un épisode vécu, bien typique, me revient à la mémoire. Sur le retour, quelques régiments makhnovistes atteignirent un village assez important. Ils y firent halte pour permettre aux hommes et aux chevaux de se reposer et de se réconforter.

Notre " Commission de Propagande ", arrivée avec eux, fut accueillie par une famille de paysans dont la demeure se trouvait sur la place du village, juste en face de l'église.

A peine installés, nous entendîmes au dehors un mouvement, des bruits, des éclats de voix.

Sortis, nous vîmes une foule de paysans en train de s'expliquer avec des combattants makhnovistes :

- Mais oui, camarades, entendîmes-nous. Il a dressé, le salaud, toute une liste de noms, une quarantaine. et il l'a remise aux autorités. Tous ces hommes ont été fusillés...

Nous apprîmes qu'il s'agissait du curé du village. D'après les paysans, il avait dénoncé plusieurs habitants aux autorités dénikiniennes comme suspects ou sympathisants avec le mouvement makhnoviste.

Une rapide enquête, menée sur-le-champ par quelques insurgés, démontra que les paysans disaient vrai.

On décida de se rendre au domicile du curé. Mais les paysans affirmèrent que son appartement était fermé et qu'il n'y était pas.

Quelques-uns supposaient que le " pope " était en fuite. D'autres prétendaient qu'il se cachait à l'église même.

Une foule de paysans et d'insurgés se dirigea alors vers celle-ci. La porte était close. Un gros cadenas, fermé à clef, y pendait.

- Voyons, crièrent d'aucuns. Il ne peut pas être dedans puisque la porte est fermée du dehors... Mais d'autres, mieux renseignés, affirmèrent que le pope, n'ayant pas eu le temps de fuir, s'était laissé enfermer dans l'église par son petit sacristain pour faire croire à une fuite.

Afin d'en avoir le fleur net, quelques insurgés firent alors sauter le cadenas à coups de crosse et pénétrèrent dans l'église.

Ils en explorèrent minutieusement l'intérieur. Ils n'y trouvèrent personne. Mais ils y découvrirent un vase de nuit, déjà utilisé, et une provision de vivres.

On était fixé. Le " pope " se cachait dans l'église. Ayant entendu la foule y pénétrer, il avait dû grimper au clocher, dans l'espoir que, ne le trouvant pas en bas, ses persécuteurs n'insisteraient pas.

On accédait au petit clocher par un étroit escalier de bois. Les insurgés s'y élancèrent, en poussant des cris hostiles et en faisant un tapage du diable avec leurs sabres et leurs fusils.

Alors, tous ceux qui, de la place, regardaient la scène, virent soudainement apparaître, sous le toit du clocher, une haute stature d'homme, en soutane noire, qui gesticulait et criait désespérément, sous l'empire d'une peur intense.

L'homme était jeune. Ses longs cheveux, d'un blond de paille, flottaient au vent. Sa figure était toute contractée d'effroi. Il tendait vers la place ses bras grands ouverts et criait d'une voix plaintive :

- Petits frères! Petits frères! Je n'ai rien fait! Je n'ai rien fait ! Petits frères, pitié ! Petits frères...

Mais déjà des bras vigoureux le saisissaient d'en bas par les pans de sa soutane et l'attiraient vers l'escalier.

On le fit descendre. Tout le monde sortit de l'église. On poussa le pope à travers la place et, par hasard, on le fit entrer dans la cour de notre hôte.

De nombreux paysans et insurgés y pénétrèrent. D'autres restèrent sur la place, devant la porte cochère grande ouverte.

Aussitôt un jugement populaire improvisé fut organisé. Notre " Commission " n'y participant pas, nous restâmes témoins de la scène. Nous laissâmes faire la population elle-même.

- Alors, cria-t-on au pope, qu'est-ce que tu en dis, fripouille ? Il faut payer maintenant ! Fais tes adieux et prie ton dieu si tu veux...

- Mes petits frères, mes petits frères, répétait le pope, tout tremblant, je suis innocent, je suis innocent, je n'ai rien fait. Petits frères...

- Comment, tu n'as rien fait ? crièrent de nombreuses voix. N'as-tu pas dénoncé le jeune Ivan, et puis Paul, et Serge le bossu, et d'autres encore ? Ce n'est pas toi qui as dressé la liste ? Veux-tu qu'on te mène au cimetière et qu'on te mette devant la fosse de tes victimes ? Ou qu'on aille fouiller les papiers du poste de police ? On y trouvera peut-être encore la liste écrite de ta main.

Le pope tomba à genoux et répétait toujours, les yeux hagards, la figure ruisselante de sueur :

Petits frères, pardonnez-moi. Pitié !... Je n'ai rien fait.

Une jeune femme, membre de notre " Commission ", se trouva incidemment près de lui.

Toujours se traînant à genoux, il saisit le pan de sa robe le porta à ses lèvres et supplia :

- Ma petite soeur, protège-moi. Je suis innocent... sauve-moi, ma petite soeur.

- Que veux-tu que je fasse ? lui dit-elle. Si tu es innocent, défends-toi. Ces hommes-là ne sont pas des bêtes sauvages. Si tu es vraiment innocent, ils ne te feront pas de mal. Mais si tu es coupable, que puis-je faire ?

Un insurgé, à cheval, entra dans la cour, se frayant un passage à travers la foule.

Informé de ce qui se passait, il s'arrêta derrière le pope et, du haut de son cheval, se mit à cravacher furieusement le dos du malheureux. A chaque coup de cravache, il répétait : " Voilà pour avoir trompé le peuple ! Voilà pour avoir trompé le peuple ! " La foule le regardait faire, impassible.

- Assez, camarade, lui dis-je doucement. Il ne faut tout de même pas le torturer.

- Eh, oui ! cria-t-on ironiquement autour de moi. Ils n'ont, eux, jamais torturé personne, pas vrai ?

Un autre insurgé avança. Il secoua le pope rudement :

- Eh bien, lève-toi ! Assez de comédie ! Mets-toi debout !

L'accusé ne criait plus. Très pâle, à peine conscient de la réalité ; il se releva. Le regard perdu au loin, il remuait les lèvres sans paroles.

L'insurgé fit signe à quelques camarades qui, aussitôt, entourèrent le pope.

- Camarades, cria-t-il aux paysans, vous affirmez tous que cet homme, contre-révolutionnaire avéré, a dressé et remis aux autorités blanches une liste de " suspects " et qu'à la suite de cette dénonciation plusieurs paysans ont été arrêtés et exécutés. Est-ce bien cela ?

- Oui, oui, c'est la vérité ! bourdonnait la foule. Il a fait assassiner une quarantaine des nôtres. Tout le village le sait.

Et, de nouveau, on citait les noms des victimes, on invoquait des témoignages précis, on accumulait les preuves... Quelques parents des exécutés vinrent confirmer les faits. Les autorités elles-mêmes leur avaient parlé de la liste dressée par le curé, expliquant ainsi leur acte.

Le pope ne disait plus rien.

-Y a-t-il des paysans qui défendent cet homme ? demanda l'insurgé. Quelqu'un douterait-il de sa culpabilité ?

Personne ne bougea.

Alors l'insurgé se saisit du pope. Brutalement, il lui enleva sa soutane.

- Quelle étoffe chic ! dit-il. Avec cela, on fera un beau drapeau noir. Le notre est déjà assez usé.

Puis, il dit au pope, hideux, en chemise et en caleçon :

- Mets-toi à genoux maintenant, là ! Et fais tes prières sans te retourner.

Le condamné s'exécuta. Il se mit à genoux et, les mains jointes, se mit à murmurer : " Notre Père qui êtes aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive... "

Deux insurgés vinrent se placer derrière lui. Ils sortirent leurs revolvers, visèrent et lui tirèrent plusieurs balles dans le dos. Les coups éclatèrent, secs, implacables.

Le corps s'écroula.

C'était fini.

La foule s'écoula lentement, en commentant l'événement.

Makhno a conté quelques autres épisodes dramatiques vécus par lui lors de son foudroyant retour.

Vers le soir, accompagné de quelques cavaliers, tous habillés en officiers dénikiniens, il se présenta chez un gros propriétaire foncier, connu comme réactionnaire farouche, admirateur de Dénikine et bourreau des paysans.

Les soi-disant officiers, en tournée de mission, voulaient se reposer un peu, passer la nuit dans la propriété et repartir le lendemain matin.

Naturellement, ils sont reçus avec enthousiasme. " Messieurs les officiers " peuvent se mettre à leur aise. La propriété est bien gardée par un détachement dénikinien. Il n'y a pas à s'inquiéter.

Un festin est organisé en l'honneur des visiteurs. L'officier des gardes, quelques amis fidèles, y participent. On mange des plats délicieux, on boit des vins renommés et des liqueurs fines. Les langues se délient. Tout le monde parle avec effusion, maudissant les " bandits makhnovistes " et tous les " émeutiers ", souhaitant leur suppression rapide et définitive, buvant à la santé de Dénikine et de l'armée blanche. Parfois le propriétaire, en mal de confidences, montre à ses hôtes son magnifique dépôt d'armes, destiné à parer à toute éventualité.

Vers la fin du repas, Makhno révèle brutalement sa personnalité. Scène indescriptible de surprise, d'effroi, de confusion. La propriété est cernée par les makhnovistes. La garde est désarmée. " Il faut payer ! "...

Ni cris, ni supplications, ni tentatives de fuir ne servent à rien. Le propriétaire, ses amis et serviteurs fidèles, l'officier des gardes sont exécutés sur place. Les soldats de la garde sont questionnés à fond et traités en conséquence.

L'affaire liquidée, on s'empare des armes et on s'en alla vers un autre nid de hobereau.


10.3.12 L'offensive de Dénikine brisée par la victoire des insurgés. -
Les bolcheviks sont sauvés. -
Leur retour en Ukraine.
L'occupation du Midi de l'Ukraine par les makhnovistes signifiait un danger de mort pour toute la campagne contre-révolutionnaire de Dénikine. En effet, c'est entre Volnovakha et Marioupol que se trouvait la base de ravitaillement de son armée. Des stocks de munitions immenses étaient accumulés dans toutes les villes de cette région. Certes, tous ces stocks ne tombèrent pas aussitôt entre les mains des makhnovistes. Autour de Volnovakha, par exemple, la bataille entre eux et des réserves importantes de Dénikine fit rage pendant cinq jours. Mais, d'autre part, toutes les voies ferrées de la région étant entre les mains des insurgés, pas un obus ne pouvait en sortir. Aucun matériel de guerre ne pouvait plus servir aux troupes de Dénikine, ni dans le nord, ni ailleurs.

De même que sous Volnovakha, quelques autres réserves dénikiniennes se battirent ça et là contre les makhnovistes. Bientôt, elles furent vaincues et anéanties.

Alors, les flots de la Makhnovtchina roulèrent vers le fond du bassin du Donetz et vers le nord. En octobre les insurgés s'emparèrent de la ville d'Ekatérinoslaw.

Dénikine fut obligé d'abandonner sa marche sur Moscou. Certains journaux dénikiniens l'avouèrent aussitôt.

En toute hâte, il envoya ses meilleures troupes sur le front de Goulaï-Polé. Mais il était trop tard. L'incendie fait saut rage dans le pays tout entier, des bords de la mer Noire et de celle d'Azov jusqu'à Kharkov et Poltava.

Grâce aux renforts - surtout à une grande quantité d'autos blindas et à l'excellente cavalerie commandée par Mamontoff et Chkouro - les blancs réussirent un moment à faire reculer les makhnovistes de Marioupol, de Berdiansk et de Goulaï-Polé ; mais, par contre, les makhnovistes s'emparèrent en même temps de Sinelnikovo, de Pavlograd, d'Ekatérinoslaw et d'autres villes et localités ; de sorte que Dénikine ne put tirer aucun profit de ces quelques succès, purement locaux.

Dans le courant des mois d'octobre et de novembres les forces principales de Dénikine, descendues du nord, reprirent une lutte acharnée contre Makhno. Fin novembre, les makhnovistes - dont la moitié était, d'ailleurs, terrassée par une effroyable épidémie de typhus exanthématique - furent obligés de lâcher Ekatérinoslaw et de se regrouper de nouveau dans le sud. Mais Dénikine lui non plus ne put se consolider nulle part. Les makhnovistes continuaient à le battre çà et là. D'autre part, les rouges, descendus du nord sur ses traces, le bousculaient. Son armée agonisait. Bientôt, les meilleurs éléments de ses troupes - ceux du Caucase - refusèrent de continuer à se battre contre Makhno. Ils abandonnèrent leurs postes, sans que le commandement put les en empêcher, et reprirent le chemin de leur pays. Ce fut le début de la débâcle définitive de l'armée dénikinienne.

Nous avons le devoir de fixer ici la vérité historique que voici :

L'honneur d'avoir anéanti, en automne 1919, la contre-révolution de Dénikine revient entièrement à l'Armée insurrectionnelle makhnoviste.

Si les insurgés n'avaient pas remporté la victoire décisive de Pérégonovka et n'avaient pas continué à saper les bases à l'arrière de Dénikine, détruisant ses services de ravitaillement en artillerie, en vivres et en munitions, les blancs auraient vraisemblablement fait leur entrée à Moscou, au plus tard en décembre 1919.

Ayant appris la retraite des meilleures troupes de Dénikine, les bolcheviks, d'abord surpris (voir chap. IV), ensuite renseignés sur la véritable cause de cette volte-face la défaite de Pérégonovka et ses conséquences - comprirent vite les avantages qu'ils pouvaient en tirer. Ils attaquèrent Dénikine près d'Orel et précipitèrent sa retraite générale.

Cette bataille, comme aussi quelques autres entre blancs en retraite et les rouges qui les talonnaient, eut une importance tout à fait secondaire. Une certaine résistance des blancs eut pour but uniquement de protéger leur retraite et d'évacuer les munitions et les provisions. Sur toute l'étendue du chemin - depuis Orel, en passant par Koursk, et jusqu'aux confins de la mer Noire et de celle d'Azov - l'Armée Rouge avançait presque sans obstacle.

Son entrée en Ukraine et dans la région du Caucase, sur les talons des blancs en retraite, fut effectuée exactement comme un an auparavant, lors de la chute de l'hetman sur des voies déblayées d'avance.

Ce furent les makhnovistes qui supportèrent tout le poids de cette armée en retraite, descendue du nord. Jusqu'à sa débâcle définitive, elle donna beaucoup de soucis à l'Armée insurrectionnelle.

Les bolcheviks, sauvés indirectement par les partisans révolutionnaires, retournèrent en Ukraine récolter les lauriers d'une victoire qu'ils n'avaient pas remportée.


10.4 Le comportement des makhnovistes dans les régions libérées
10.4.1 Les efforts positifs. - Les réalisations - Les " libertés ".
La lutte armée en permanence, une vie en " royaume sur roues ", qui interdisaient à la population de la région toute espèce de stabilité, lui interdisaient aussi, fatalement, toute activité positive, constructive. Néanmoins, toutes les fois que cela était possible le mouvement faisait preuve d'une grande vitalité " organique ", et les masses laborieuses témoignaient d'une volonté et de capacités créatrices remarquables.

Donnons-en quelques exemples.

Nous avons parlé, plus d'une fois, de la presse makhnoviste. Malgré les obstacles et les difficultés de l'heure, les makhnovistes, en relations directes avec la Confédération anarchiste " Nabate ", éditèrent des tracts, des journaux, etc. Ils trouvèrent même le temps de publier une forte brochure, sous le titre : " Thèses générales des insurgés révolutionnaires (makhnovistes) concernant les Soviets libres ".

Le journal Le Chemin vers la Liberté - tantôt quotidien, tantôt hebdomadaire - fut surtout celui de la vulgarisation et de la concrétisation des idées libertaires. Le Nabate , plus théorique et doctrinaire, paraissait toutes les semaines. Notons encore La Voix du Makhnoviste , journal qui traitait spécialement des intérêts, des problèmes et des tâches du mouvement et de l'armée makhnovistes.

Quant aux " Thèses générales ", cette brochure résumait le point de vue des makhnovistes sur les problèmes brûlants de l'heure : l'organisation économique de la région et les Soviets libres, les bases sociales de la société à bâtir, le problème de la défense, celui de l'exercice de la justice, etc.

Je regrette vivement de ne pas pouvoir apporter ici quelques citations de cette presse, faute de l'avoir sous la main.

Une question nous est posée fréquemment : comment se comportaient les makhnovistes dans les villes et les localités dont ils s'emparaient en cours de lutte ? Comment traitaient-ils la population civile ? De quelle façon organisaient-ils la vie des cités conquises : l'administration, la production, les échanges, les services municipaux, etc. ?

Un grand nombre de légendes et de calomnies circulant à ce sujet, il est de notre devoir de les démentir et de rétablir la vérité. M'étant trouvé à l'armée makhnoviste au moment précis, après sa victoire de Pérégonovka, où elle s'emparait en coup de vent de quelques centres importants, tels que Alexandrovsk, Ekatérinoslaw et autres, je suis à même d'apporter au lecteur un témoignage de première main, absolument véridique et exact.

Le premier soin des makhnovistes, aussitôt qu'ils entraient en vainqueurs dans une ville quelconque, était d'écarter un malentendu éventuel dangereux : celui qu'on les prît pour un nouveau pouvoir, pour un nouveau parti politique, pour une sorte de dictature. Immédiatement, ils faisaient coller aux murs de grandes affiches où ils disaient à la population à peu près ceci :

A tous les travailleurs de la ville et des environs
Travailleurs ! Votre ville est occupée, momentanément, par l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste).
Cette armée n'est au service d'aucun parti politique, d'aucun pouvoir, d'aucune dictature. Au contraire, elle cherche à libérer la région de tout pouvoir politique, de toute dictature. Elle tâche de protéger la liberté d'action, la vie libre des travailleurs contre toute domination et exploitation.
L'armée makhnoviste ne représente donc aucune autorité. Elle n'astreindra personne à quelque obligation que ce soit. Son rôle se borne à défendre la liberté des travailleurs.
La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction .
C'est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d'agir, de s'organiser, de s'entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent.
Qu'ils sachent donc dès à présent que l'armée makhnoviste ne leur imposera ne leur dictera, ne leur ordonnera quoi que ce soit.
Les makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel avis ou conseil, mettant à leur disposition les forces intellectuelles, militaires ou autres dont ils auraient besoin. Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner, leur prescrire quoi que ce soit (10).
Presque toujours les affiches terminaient en invitant la population laborieuse de la ville et des environs à assister à un grand meeting où les camarades makhnovistes " exposeront leur point de vue d'une façon plus détaillée et leur donneront, au besoin, quelques conseils pratiques pour commencer à organiser la vie de la région sur une base de liberté et d'égalité économique, sans autorité et sans exploitation de l'homme par l'homme ".

Lorsque, pour une raison quelconque, une telle convocation ne pouvait figurer sur la même affiche, elle était faite un peu plus tard, à l'aide de petites affiches spéciales.

Habituellement, la population, d'abord un peu surprise par cette façon d'agir absolument nouvelle, se familiarisait très vite avec la situation créée et se mettait au travail d'organisation libre avec beaucoup d'entrain et de succès.

Il va de soi qu'en attendant, la ville, rassurée sur l'attitude de la " force militaire ", reprenait tout simplement son aspect normal et son train de vie habituel : les boutiques rouvraient leurs portes ; le travail reprenait là où c'était possible les diverses administrations se remettaient à fonctionner, les marchés se tenaient à nouveau.

Ainsi, dans une ambiance de calme et de liberté, les travailleurs se préparaient à une activité positive appelée à remplacer méthodiquement, les vieux rouages usés.

Dans chaque région libérée les makhnovistes étaient le seul organisme disposant des forces suffisantes pour pouvoir imposer sa volonté à l'ennemi.

Mais ils n'usèrent jamais de ces forces dans un but de domination ou même d'une influence politique quelconque. Jamais ils ne s'en servirent contre leurs adversaires purement politiques ou idéologiques.

L'adversaire militaire, le conspirateur contre la liberté d'action des travailleurs, l'appareil étatiste, le pouvoir, la violence à l'égard des travailleurs, la police, la prison : tels furent les éléments contre lesquels les efforts de 1'armée makhnoviste étaient dirigés.

Quant à la libre activité idéologique : échange d'idées, discussion, propagande, et à la liberté des organisations et associations d'un caractère non autoritaire, les makhnovistes garantissaient partout, intégralement, les principes révolutionnaires de la liberté de parole, de presse, de conscience, de réunions et d'associations politiques, idéologiques ou autres.

Dans toutes les villes et bourgades qu'ils occupaient, les makhnovistes commençaient par lever toutes les défenses et annuler toutes les interdictions et restrictions imposées aux organes de la presse et aux organisations politiques, par quelque pouvoir que ce fût.

A Berdiansk, la prison fut détruite à la dynamite, en présence d'une foule énorme qui prit, d'ailleurs, une part active à sa destruction. A Alexandrovsk, à Krivoï-Rog, à Ekatérinoslaw et ailleurs, les prisons furent démolies ou brûlées par les makhnovistes. Partout la population laborieuse acclama cet acte.

La liberté entière de parole, de presse, de réunion et d'association, de toute sorte et pour tout le monde, était proclamée immédiatement.

Voici le texte authentique de la Déclaration que les makhnovistes faisaient connaître à ce propos dans les localités occupées par eux :

I.- Tous les partis, organisations et courants politiques socialistes (11) ont le droit de propager librement leurs idées, leurs théories, leurs points de vue et leurs opinions, tant oralement que par écrit. Aucune restriction de la liberté de presse et de parole socialistes ne saurait être admise, et aucune persécution ne pourra avoir lieu de ce chef.
Remarque. - Les communiqués d'ordre militaire ne pourront être imprimés que sous condition expresse d'être fournis par la direction de l'organe central des insurgés révolutionnaires : Le Chemin vers la Liberté.
II.- En laissant à tous les partis et organisations politiques pleine et entière liberté de propager leurs idées, l'armée des insurgés makhnovistes tient à prévenir tous les partis qu'aucune tentative de préparer, d'organiser et d imposer aux masses laborieuses une autorité politique ne saurait être admise par les insurgés révolutionnaires, de tels actes n'ayant rien de commun avec la liberté d'idées et de propagande.
Ekatérinoslaw, le 5 novembre 1919.
Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée des insurgés makhnovistes.
Au cours de toute la révolution russe, l'époque de la makhnovtchina en Ukraine fut la seule où la vraie liberté des masses laborieuses trouva son entière expression. Tant que la région resta libre, les travailleurs des villes et des localités occupées par les makhnovistes purent dire et faire, - pour la première fois - tout ce qu'ils voulaient et comme ils le voulaient. Et surtout, ils avaient enfin la possibilité d'organiser leur vie et leur travail eux-mêmes, selon leur propre entendement, selon leur sentiment de justice et de vérité.

Pendant les quelques semaines que les makhnovistes passèrent à Ekatérinoslaw, cinq ou six journaux d'orientation politique diverse y parurent en toute liberté : le Journal socialiste-révolutionnaire de droite Narodovlastié (Le Pouvoir du Peuple) ; celui des socialistes-révolutionnaires de gauche Znamia Vozstania (L'Etendard de la Révolte) ; celui des bolcheviks Zvezda (L'Etoile) et d'autres. A vrai dire, les bolcheviks avaient moins le droit à la liberté de presse et d'association d'abord parce qu'ils avaient détruit, partout où ils l'avaient pu, la liberté de presse et d'association pour les classes laborieuses, et ensuite parce que leur organisation à Ekatérinoslaw avait pris une part directe à l'invasion criminelle dans la région de Goulaï-Polé en juin 1919 et que c'eût été justice de leur infliger en retour un châtiment sévère. Mais pour ne porter aucune atteinte aux grands principes de la liberté de parole et d'association, ils ne furent pas inquiétés et purent jouir, ainsi que tous les autres courants politiques, de tous les droits inscrits sur le drapeau de la Révolution Sociale.

La seule restriction que les makhnovistes jugèrent nécessaire d'imposer aux bolcheviks, aux socialistes-révolutionnaires et aux autres étatistes, fut l'interdiction de former ces " comités révolutionnaires " jacobins qui cherchaient à imposer au peuple une dictature.

Plusieurs événements prouvèrent que cette mesure n'était pas vaine.

Aussitôt que les troupes makhnovistes s'emparèrent d'Alexandrovsk et d'Ekatérinoslaw, les bolcheviks locaux sortis de leurs cachettes, s'empressèrent d'organiser ce genre de Comités (les " rév.-com. "), cherchant à établir leur pouvoir politique et à " gouverner " la population. A Alexandrovsk, les membres d'un tel comité allèrent même jusqu'à proposer à Makhno de " partager la sphère d'action ", c'est-à-dire de lui abandonner le " pouvoir militaire " et de réserver au Comité toute liberté d'action et " toute autorité politique et civile ". Makhno leur conseilla " d'aller s'occuper de quelque métier honnête ", au lieu de chercher à imposer leur volonté à la population laborieuse. Un incident analogue eut lieu à Ekatérinoslaw.

Cette attitude des makhnovistes fut juste et logique : précisément parce qu'ils voulaient assurer et défendre la liberté entière de parole, de presse, d'organisation etc., ils devaient, sans hésiter, prendre toutes les mesures contre des formations qui cherchaient à enfreindre cette liberté à supprimer les autres organisations et à imposer leur volonté et leur autorité dictatoriale aux masses travailleuses.

Et les makhnovistes n'hésitèrent pas. A Alexandrovsk, Makhno menaça d'arrêter et de mettre à mort tous les membres du " rév.-com. " s'ils entreprenaient la moindre tentative de ce genre. Il agit de même à Ekatérinoslaw. Et lorsque, en novembre 1919, le commandant du troisième régiment insurrectionnel (makhnoviste), Polonsky, de tendance communiste, fut convaincu d'avoir trempé dans cette sorte d'agissements. il fut exécuté avec ses complices.

Au bout d'un mois, les makhnovistes furent obligés de quitter Ekatérinoslaw. Mais ils eurent le temps de démontrer aux masses laborieuses que la vraie liberté se trouve entre les mains des travailleurs eux-mêmes et qu'elle commence à rayonner et à se développer aussitôt que l'esprit libertaire et là vraie égalité des droits s'installent dans leur sein.


10.4.2 Le congrès d'Alexandrovsk (octobre 1919).
Alexandrovsk et la région environnante marquèrent la première étape où les makhnovistes se fixèrent pour un temps plus ou long.

Aussitôt, ils s'adressèrent à la population laborieuse pour l'inviter à participer à une conférence générale des travailleurs de la ville.

La Conférence débuta par un rapport détaillé des makhnovistes sur la situation du district au point de vue militaire.

Ensuite on proposa aux travailleurs d'organiser eux-mêmes la vie dans la région libérée, c'est-à-dire de reconstituer leurs organisations détruites par la réaction ; de remettre en marche, autant que possible, les usines et les fabriques ; de s'organiser en coopératives de consommateurs, de s'aboucher sans tarder, avec les paysans des environs et d'établir des relations directes et régulières entre les organismes ouvriers et paysans en vue de l'échange des produits, etc.

Les ouvriers acclamèrent vivement toutes ces idées. Mais. tout d'abord, ils hésitèrent à les mettre à exécution, troublés par leur nouveauté et, surtout, peu rassurés à cause de la proximité du front. Ils craignaient le retour des blancs - ou des rouges à brève échéance. Comme toujours, l'instabilité de la situation empêchait le travail positif.

Néanmoins les choses ne s'arrêtèrent pas là.

Quelques jours après, une seconde Conférence eut lieu. Le problème de l'organisation de la vie selon les principes de l'auto-administration des travailleurs y fut approfondi et discuté avec animation. Finalement la Conférence en arriva au point concret : la façon exacte de s'y prendre, les premiers pas à faire.

La proposition fut faite de former une " Commission d'initiative ", composée des délègues de quelques syndicats ouvriers actifs. Cette Commission serait chargée par la Conférence d'élaborer un projet d'action immédiate.

Alors quelques ouvriers du syndicat des cheminots et du syndicat des cordonniers se déclarèrent prêts à organiser immédiatement cette " Commission d'initiative " qui procéderait à la création des organismes ouvriers indispensables pour remettre en marche, le plus rapidement possible, la vie économique et sociale de la région.

La Commission se mit énergiquement à l'oeuvre. Bientôt les cheminots rétablirent la circulation des trains : quelques usines rouvrirent leurs portes ; certains syndicats furent reconstitués, etc.

Il fut décidé qu'en attendant des réformes plus profondes, la monnaie courante - une sorte de papier-monnaie d'émissions différentes - continuerait à servir de moyen d'échange. Mais ce problème était d'un ordre secondaire car, depuis longtemps, la population recourait plutôt à d'autres moyens pour échanger les produits.

Peu après les Conférences ouvrières, un grand Congrès régional des travailleurs fut convoqué à Alexandrovsk pour le 20 octobre 1919.

Ce Congrès tout à fait exceptionnel, tant par la façon dont il fut organisé que par sa tenue et par ses résultats - mérite une attention particulière.

Y ayant activement participé, je me permets d'en faire un récit détaillé, Car c'est précisément dans les détails de ce début d'un travail positif que le lecteur puisera des précisions et des suggestions très instructives.

En prenant l'initiative de convoquer un Congrès régional des travailleurs, les makhnovistes se chargeaient d'une tâche très délicate. Ils allaient donner ainsi à l'activité de la population laborieuse une impulsion importante, ce qui était indispensable, louable et naturel. Mais, d'autre part, il leur fallait éviter de s'imposer aux congressistes et à la population, éviter de faire figure de dictateurs. Il importait, avant tout que ce Congrès ne fût pas semblable à ceux convoqués par les autorités émanant d'un parti politique (ou d'une caste dominante), autorités qui soumettaient à des Congrès - adroitement truqués - des résolutions toutes faites, destinées à être docilement adoptées, après un semblant de discussion, et imposées aux soi-disant " délégués " sous la menace de répression contre toute opposition éventuelle. De plus, les makhnovistes avaient à soumettre au Congrès de nombreuses questions intéressant l'armée insurrectionnelle elle-même. Le sort de l'armée et de toute oeuvre entreprise dépendait de la façon dont le Congrès allait résoudre ces questions. Or, même dans ce domaine particulier, les makhnovistes tenaient à éviter toute espèce de pression sur les délégués.

Pour éviter tous les écueils, il fut décidé ce qui suit :

1° Aucune " campagne électorale " - pour l'élection des délégués - n'aurait lieu. On se bornerait à aviser les villages, les organisations, etc., qu'ils auraient à élire et à envoyer un délégué - ou des délégués - au Congrès des travailleurs, convoqué à Alexandrovsk pour le 20 octobre.

Ainsi la population pourrait désigner et mandater des délégués en toute liberté.

2° A l'ouverture du Congrès, un représentant des makhnovistes expliquerait aux délégués que le Congrès est convoqué, cette fois, par les makhnovistes eux-mêmes, car il s'agit surtout des problèmes intéressant l'Armée insurrectionnelle comme telle ; que, en même temps, le Congrès aurait à résoudre certainement, des problèmes concernant la vie de la population ; que, dans les deux cas, ses délibérations et ses décisions seraient absolument libres de toute pression, et les délégués ne s'exposeraient à aucune conséquence fâcheuse du fait de leur attitude ; qu'enfin, ce Congrès devait être considéré comme le premier ou, plutôt, comme extraordinaire et, que les travailleurs de la région auraient à convoquer prochainement, de leur propre initiative, leur Congrès à eux qu'ils réaliseraient comme ils le voudraient pour y résoudre les problèmes concernant leur vie.

3° Aussitôt après l'ouverture, les délégués devraient élire eux-mêmes le Bureau du Congrès et modifier à leur gré l'ordre du jour qui leur serait proposé - et non imposé par les makhnovistes.

Deux ou trois jours avant le Congrès, je vécus un épisode fort curieux. Un soir, un tout jeune homme se présenta chez moi. Il déclina son identité : camarade Loubime, membre du Comité local du Parti Socialiste-Révolutionnaire de gauche. Je remarquai tout de suite son état d'émotion. Et, en effet, très excité, il attaqua aussitôt, sans préambule, le problème qui l'amenait chez moi.

- Camarade V..., cria-t-il, tout en arpentant dans tous les sens la petite chambre d'hôtel où nous nous trouvions. Vous excuserez ma brutalité. C'est que le danger est immense. Vous ne vous en rendez certainement pas compte. Et pourtant, il n'y a pas une minute à perdre. C'est entendu vous êtes des anarchistes, donc des utopistes et des naïfs. Mais vous n'allez tout de même pas pousser votre naïveté jusqu'à la bêtise ! Vous n'avez même pas le droit de le faire, car il s'agit non seulement de vous, mais d'autres personnes et de toute une cause.

Je lui avouai ne rien avoir compris à sa tirade.

- Voyons, voyons ! continua-t-il, de plus en plus excité. Vous convoquez un Congrès des paysans et des ouvriers. Ce Congrès aura une importance énorme. Mais vous êtes de grands enfants, vous ! Dans votre ineffable naïveté, que faites-vous ? Vous envoyez partout de petits bouts de papier où il est griffonné qu'un Congrès " aura lieu ". Un point, c'est tout. C'est effarant, c'est fou, cela ! Ni explications, ni propagande, ni campagne électorale, ni liste des candidats, rien, rien ! Je vous en supplie, camarade V., dessillez un peu vos yeux ! Dans votre situation il faut être un peu réaliste, quoi ! Faites vite quelque chose, tant qu'il en est encore temps. Envoyez des agitateurs, présentez des candidats parmi les vôtres. Laissez-nous le temps de faire une petite campagne. Car que direz-vous, si la population - paysanne surtout - vous envoie des délégués réactionnaires qui demanderont la convocation de la Constituante ou même le rétablissement du régime monarchiste ? C'est que le peuple est rudement travaillé par les contre révolutionnaires ! Et que ferez-vous si la majorité du Congrès est contre-révolutionnaire et sabote votre Congrès? Agissez donc, avant qu'il ne soit trop tard ! Différez le Congrès quelque peu et prenez des mesures.

Je compris.

Membre d'un parti politique, Loubime concevait les choses à sa façon.

- Ecoutez, Loubime, lui dis-je. Si, dans les conditions actuelles, en pleine révolution populaire et après tout ce qui s'est passé, les masses laborieuses envoient à leur Congrès libre des contre-révolutionnaires et des monarchistes, c'est qu'alors - m'entendez-vous? - alors l'oeuvre entière de ma vie n'aura été qu'une profonde erreur. C'est qu'alors cette oeuvre sera ruinée. Et alors, je n'aurais qu'une chose à faire : me brûler la cervelle avec ce revolver que vous voyez là, sur mon bureau.

- Il s'agit de parler sérieusement, m'interrompit-il, et non de parader...

- Mais je vous assure, camarade Loubime, que je parle très sérieusement. On ne changera rien dans notre façon d'agir. Et si le Congrès est contre-révolutionnaire, je me suicide. Je ne pourrai pas survivre à une désillusion aussi terrible, Loubime... Et puis, prenez note d'un fait essentiel : ce n'est pas moi qui convoque le Congrès, ce n'est pas moi , non plus, qui ai décidé du mode de sa convocation. Tout cela est l'oeuvre d'un ensemble de camarades. Je n'ai aucune qualité pour y changer quoi que ce soit.

- Oui, je sais. Mais vous avez une grande influence. Vous pouvez proposer ce changement. On vous écoutera...

- Je n'ai aucun désir de le proposer, Loubime, puisque nous sommes d'accord !...

La conversation prit fin. Inconsolable, Loubime partit.

Le 20 octobre 1919, plus de 200 délégués - paysans et ouvriers - se réunirent dans la grande salle du Congrès.

A côté des sièges des congressistes, quelques places étaient réservées aux représentants des partis socialistes de droite - les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks - et à ceux du parti socialiste-révolutionnaire de gauche. Les uns et les autres assistaient au Congrès avec voix consultative.

Parmi les socialistes-révolutionnaires de gauche j'aperçus le camarade Loubime.

Ce qui me frappa surtout le premier jour du Congrès, ce fut une froideur ou plutôt une méfiance manifeste de la presque totalité des délégués. On apprit par la suite que ceux-ci s'attendaient à un Congrès pareil à tant d'autres. Ils s'apprêtaient à voir sur l'estrade des hommes à revolver entrain de manoeuvrer les délégués et de leur faire voter des résolutions rédigées à l'avance.

La salle était figée. Et il fallut quelque temps pour la dégeler.

Chargé d'ouvrir le Congrès, je donnai aux délégués les explications convenues et déclarai qu'ils auraient, d'abord, à élire un Bureau et, ensuite, à délibérer sur l'ordre du jour proposé par les makhnovistes.

Aussitôt, un incident se produisit.

Les congressistes exprimèrent le désir de me laisser présider le Congrès. Je consultai mes camarades et j'acceptai. Mais je déclarai aux délégués que mon rôle se limiterait strictement à la conduite technique du Congrès, c'est-à-dire suivre l'ordre du jour adopté, inscrire les orateurs, leur donner la parole, veiller à la bonne marche des travaux, etc., et que les délégués devaient délibérer et prendre des décisions en toute liberté, sans redouter de ma part aucune pression ni manoeuvre.

Alors, un socialiste de droite demanda la parole. Il attaqua violemment les organisateurs du Congrès :

- Camarades délégués, dit-il, nous, les socialistes, nous avons le devoir de vous prévenir qu'il se joue ici une ignoble comédie. On ne vous imposera rien ; mais, en attendant, et très adroitement, on vous a déjà imposé un président anarchiste. Et vous continuerez à être adroitement manoeuvrés par ces gens.

Makhno, venu quelques instants auparavant souhaiter au Congrès un bon succès et s'excuser de devoir partir pour le front, prit la parole et répondit vertement à l'orateur socialiste. Il rappela aux délégués la liberté absolue de leur élection ; il accusa les socialistes d'être de fidèles défenseurs de la bourgeoisie ; il conseilla à leurs représentants de ne pas troubler les travaux du Congrès par leurs interventions politiques et il termina ainsi, s'adressant à eux :

- Vous n'êtes pas des délégués. Donc, si le Congrès ne vous plaît pas, vous êtes libres de le quitter.

Personne ne s'y opposa. Alors les socialistes - au nombre de quatre ou cinq - déclarant protester véhémentement contre une pareille " mise à la porte ", quittèrent démonstrativement la salle. Personne n'eut l'air de regretter leur départ. Au contraire, la salle me parut satisfaite et un peu plus " intime " qu'auparavant.

Un délégué se leva.

- Camarades, dit-il, avant de passer à l'ordre du jour, je tiens à vous soumettre une question préalable qui est, à mon sens, d'une grande importance. Tout à l'heure, un mot fut prononcé ici : la bourgeoisie. Naturellement, on fulmina contre " la bourgeoisie ", comme si l'on savait parfaitement ce que c'est et comme si tout le monde était d'accord là-dessus. Or, il me semble que c'est une grosse erreur. Le terme " bourgeoisie " n'est pas clair du tout. Et je suis d'avis qu'en raison de son importance, et avant de nous mettre au travail, il serait utile de bien préciser la notion de la bourgeoisie et de savoir exactement à quoi nous en tenir.

Malgré l'habileté de l'orateur - je sentis tout de suite que sous ses vêtements de simple paysan il n'était pas un paysan authentique - la suite de son discours démontra clairement qu'on se trouvait en présence d'un défenseur de la bourgeoisie et que l'intention de ce délégué était de " sonder " le Congrès et d'apporter un trouble, si possible, dans l'esprit des délégués. Il comptait certainement être soutenu - sciemment ou naïvement - par un nombre important de délégués.

S'il avait réussi dans son dessin, le Congrès eût été menacé de prendre une tournure confuse et ridicule, et ses travaux pouvaient en être profondément troublés.

Le moment fut palpitant. Dans mon rôle - tel que je venais de l'expliquer aux congressistes - je n'avais aucun droit de m'imposer et d'éliminer, sous un prétexte facile à trouver, la proposition malencontreuse du délégué. C'était au Congrès - à d'autres délégués - de se prononcer en toute liberté. On n'avait pas encore la moindre idée de leur mentalité. Tous étaient des inconnus, et des inconnus visiblement méfiants. Décidé à laisser l'incident suivre son cours, je me demandais ce qu'il allait se produire. Et les appréhensions de Loubime me revinrent à la mémoire.

Toutes ces pensées passèrent en éclair dans mon cerveau. Le délégué termina son discours et s'assit. La salle - je le vis nettement - eut un moment de stupeur. Puis, tout d'un coup - comme s'ils s'étaient mis d'accord préalablement - de nombreux délégués crièrent de tous les côtés de la salle :

- Eh, là-bas ! Qu'est-ce que cet oiseau de délégué? D'où vient-il? Qui l'a envoyé? Si, après tout, il ne sait pas encore ce que c'est que la bourgeoisie, on a fait un drôle de choix en nous l'envoyant ici ! Dis, brave homme, tu n'as pas encore appris toi, ce que c'est que la bourgeoisie! Eh bien, vieux, tu as donc la cervelle bien dure. Eh bien, si tu ne sais pas encore ce que c'est que la bourgeoisie, tu n'as qu'à retourner chez toi et l'apprendre. Ou, au moins, te taire et ne pas nous prendre pour des imbéciles.

- Camarades, crièrent plusieurs délégués, n'êtes-vous pas d'avis qu'il faut mettre fin à toutes ces tentatives d'entraver les travaux essentiels de notre Congrès? Nous avons autre chose à faire ici que de perdre le temps à couper les cheveux en quatre. Il y a des questions concrètes, très importantes pour la région, à résoudre. Voilà déjà plus d'une heure qu'on piétine et qu'on patauge dans des bêtises au lieu de travailler. Ça commence à avoir l'air d'un véritable sabotage, ça. Au travail! Assez d'idioties !

- Oui, oui ! Assez de comédies ! Au travail ! cria-t-on de toutes parts.

Le délégué pro-bourgeois avala tout sans dire un mot. Il dut être fixé. (Il ne bougea plus au cours du Congrès qui dura presque une semaine. Et, durant toute la semaine, il resta isolé des autres délégués.)

Pendant que les congressistes vitupéraient leur malchanceux collègue, je regardai Loubime. Il me parut surpris, mais satisfait.

Cependant, les incidents " préalables " ne furent pas encore clos.

A peine la tempête apaisée, Loubime - précisément - bondit vers l'estrade.

Je lui donnai la parole.

- Camarades, commença-t-il, excusez mon intervention. Elle sera brève. Je la fais au nom du Comité local du Parti Socialiste-Révolutionnaire de gauche. Cette fois, il s'agit de quelque chose de vraiment important. D'après la déclaration de notre président, le camarade V..., il ne veut pas présider effectivement. Et, en effet, vous vous en êtes certainement rendu compte, il ne remplit pas le véritable rôle d'un président de Congrès. Or, camarades, nous, les socialistes révolutionnaires de gauche, nous trouvons cela très mauvais et tout à fait faux. Cela signifie que votre Congrès, pour ainsi dire, n'aura pas de tête. Il devra travailler sans tête, c'est-à-dire sans direction. Avez-vous vu, camarades, un organisme vivant sans tête? Non, camarades, ce n'est pas possible, ce serait du désordre, du chaos. Vous le voyez, d'ailleurs : nous y sommes déjà en plein. Non, on ne peut pas travailler utilement, fructueusement, sans doute. Il faut une tête au Congrès, camarades ! Il vous faut un vrai président, une vraie tête.

Bien que ,Loubime prononçât sa diatribe d'un ton plutôt tragique et implorant, son intervention tourne, avec la répétition de ce mot " tête ", presque au ridicule. Mais, ma façon de travailler n'ayant pas encore fait ses preuves, je me demandai si les délégués n'allaient pas être séduits par le fond de la pensée de Loubime.

- Oh ! là ! là ! s'exclama-t-on de toutes parts, nous en avons assez de ces têtes-là ! Toujours des têtes et des têtes. Assez de ces têtes ! Tâchons pour une fois de nous en passer. Tâchons de faire du travail vraiment libre. Le camarade V... nous a bien expliqué qu'il aidera le Congrès techniquement. C'est largement suffisant ! C'est à nous-mêmes d'observer une vraie discipline, de travailler bien et de veiller. Nous ne voulons plus de ces " têtes " qui nous. mènent comme des pantins et qui appellent cela " travail et discipline ".

Le camarade Loubime n'eut plus qu'à se rasseoir.

Ce fut le dernier incident. Je me mis à lire l'ordre du jour et le Congrès commença ses travaux.

P. Archinoff a bien raison de constater que par sa discipline, par le bon ordre de ses travaux, par l'élan prodigieux qui anima l'ensemble des délégués, par son caractère sérieux et concentré, par l'importance de ses décisions et par les résultats acquis, ce Congrès fut exceptionnel.

Les travaux se déroulèrent à une bonne cadence et dans un ordre parfait, avec une unanimité, une intimité et une ardeur remarquables. A partir du troisième jour, toute ombre de " froideur " disparut. Les délégués se pénétrèrent entièrement de la liberté de leur action et de l'importance de leur tâche. Ils s'y consacrèrent sans réserve. Ils avaient la conviction de travailler eux-mêmes et à leur propre cause.

Il n'y eut pas de grands discours ni de résolutions ronflantes. Les travaux revêtirent un caractère pratique, terre à terre.

Lorsqu'il s'agissait d'un problème un peu compliqué, exigeant quelques notions d'ordre général, ou lorsque les délégués voulaient qu'on leur apportât des éclaircissements avant qu'ils abordassent leur propre travail, ils demandaient qu'on leur présentât un rapport substantiel sur le problème. Un des nôtres - moi ou un autre camarade qualifié - faisait cet exposé. Après une courte discussion, les délégués se mettaient à l'oeuvre pour passer aux décisions définitives. Habituellement, une fois d'accord sur les principes. de base, ils créaient une commission qui, aussitôt élaborait un projet très étudié et arrêtait une solution pratique au lieu d'échafauder des résolutions littéraires.

Certaines questions de l'heure, tout à fait terre à terre, mais intéressant de près la vie de la région ou la défense de sa liberté, furent âprement discutées et travaillées, par les commissions et par les délégués, dans leurs moindres détails.

En ma qualité de " président technique ", comme on m'appela, je n'eus qu'à veiller sur la suite des questions, à formuler et annoncer le résultat de chaque travail terminé, à faire apprécier et adopter une certaine méthode de travail, etc.

Le plus important fut que le Congrès fonctionna sous les auspices d'une liberté véritable et absolue. Aucune influence venant de haut lieu, aucun élément de contrainte ne s'y firent sentir.

L'idée des Soviets libres, travaillant réellement pour les intérêts de la population laborieuse ; les relations directes entre les paysans et les ouvriers des villes, basées sur l'échange mutuel des produits de leur travail ; l'ébauche d'une organisation sociale égalitaire et libertaire dans les villes et les campagnes : toutes ces questions furent étudiées sérieusement et mises au point par les délégués eux-mêmes, avec l'aide et le concours désintéressés des camarades qualifiés.

Entre autres, le Congrès résolut de nombreux problèmes concernant l'Armée insurrectionnelle, son organisation et son renforcement.

Il fut décidé que toute la population masculine, jusqu'à l'âge de 48 ans inclus, irait servir dans cette armée. D'accord avec l'esprit du Congrès, cet enrôlement devait être volontaire, mais aussi général et massif que possible, vu la situation extrêmement dangereuse et précaire dans laquelle se trouvait la région.

Le Congrès décida aussi que le ravitaillement de l'armée serait opéré surtout par des dons bénévoles des paysans : dons ajoutés aux prises de guerre et aux réquisitions dans les milieux aisés. On établit soigneusement l'importance des dons, selon la situation de chaque famille.

Quant à la question purement " politique ", le Congrès décida que les travailleurs se passeraient partout de toute " autorité ", organiseraient leur vie économique, sociale, administrative ou autre eux-mêmes, par leurs propres forces et moyens, à l'aide de leurs organismes directs et sur une base fédéraliste.

Les dernier jours des travaux du Congrès furent semblables à un beau poème. De magnifiques élans d'enthousiasme faisaient suite aux décisions concrètes. Tous étaient transportés par leur foi en la grandeur invincible de la véritable Révolution et par la confiance en leurs propres forces. L'esprit de la vraie liberté - tel qu'il est rarement donné de le sentir - était présent dans la salle. Chacun voyait devant soi, chacun se sentait participer à une oeuvre vraiment grande et juste, basée sur la suprême Vérité humaine, valant la peine qu'on lui consacrât toutes ses forces, et même qu'on mourût pour elle.
Les paysans parmi lesquels il y avait des hommes âgés et même des vieillards, disaient que c'était le premier Congrès où ils se sentaient non seulement parfaitement libres et maîtres d'eux-mêmes, mais aussi vraiment frères , et qu'ils ne l'oublieraient jamais. Et en effet, il est peu probable que quiconque a pris part à ce Congrès puisse jamais l'oublier. Pour beaucoup, sinon pour tous, il restera à jamais gravé dans leur mémoire comme un beau rêve de vie où la grande et véritable liberté aura rapproché les hommes les uns des autres, leur donnant la possibilité de vivre unis de coeur, liés par un sentiment d'amour et de fraternité.
En se séparant, les paysans soulignèrent la nécessité de mettre en pratique les décisions du Congrès. Les délègues emportèrent avec eux les copies des résolutions afin de les faire connaître partout à la campagne. Il est certain qu'au bout de trois ou quatre semaines, les résultats du Congrès se seraient fait sentir dans toutes les localités du district et que le prochain Congrès, convoqué sur l'initiative des paysans et des ouvriers eux-mêmes, n'aurait pas manqué d'attirer l'intérêt et la participation active de grandes masses de travailleurs à leur propre oeuvre.
Malheureusement, la vraie liberté des masses laborieuses est constamment guettée par son pire ennemi : le Pouvoir. A peine les délégués eurent-ils le temps de retourner chez eux, que beaucoup de leurs villages furent de nouveau occupés par les troupes de Dénikine, venues à marche forcée du front nord. Certes, cette fois, l'invasion ne fut que de courte durée : c'étaient les premières convulsions de l'ennemi expirant. Mais elle arrêta, au moment le plus précieux, le travail constructif des paysans. Et comme du côté nord approchait déjà une autre autorité - le bolchevisme - également hostile à l'idée de la liberté des masses, cette invasion fit un mal irréparable à la cause des travailleurs ; non seulement il leur fut impossible de rassembler un nouveau Congrès, mais même les décisions du premier ne purent être mises en pratique. - (P. Archinoff op. cit., pp. 242 et 244.)
Je ne puis passer sous silence certains épisodes qui marquèrent les derniers moments du Congrès.

Tout à fait vers la fin des travaux, quelques instants avant la clôture, lorsque j'annonçai les classiques " Questions diverses ", quelques délégués entreprirent et réalisèrent jusqu'au bout une tâche délicate, donnant ainsi une preuve de plus et de l'indépendance entière du Congrès, et de l'enthousiasme qu'il souleva, et aussi de l'influence morale qu'il acquit et exerça au cours de ses travaux.

Un délégué se leva.

- Camarades, dit-il, avant de terminer nos travaux et de nous séparer, quelques délégués ont décidé de porter à la connaissance du Congrès des faits pénibles et regrettables qui, à notre avis, doivent retenir l'attention des congressistes. Il est parvenu à nos oreilles que les nombreux blessés et malades de l'Armée insurrectionnelle étaient très mal soignés, faute de médicaments, de soins nécessaires, etc. Pour en avoir le coeur net, nous avons visité nous-mêmes les hôpitaux et les autres endroits où ces malheureux sont installés. Camarades, ce que nous venons de voir est bien triste. Non seulement, les malades et les blessés sont privés de tout secours médical, mais ils ne sont même pas humainement logés ni nourris. La plupart sont couchés n'importe comment, à même la terre, sans paillasse, sans oreiller, sans couverture... A ce qu'il parait, on ne trouve même pas assez de paille en ville pour adoucir un peu la dureté du sol. Beaucoup de ces malheureux meurent uniquement faute de soins. Personne ne s'en occupe. Nous comprenons fort bien que, dans les difficiles conditions présentes, l'état-major de notre armée n'a pas le temps de veiller à cette besogne. Le camarade Makhno lui aussi est absorbé par les soucis immédiats du front. Raison de plus, camarades, pour que le Congrès s'en charge. Ces malades et ces blessés sont nos camarades, nos frères, nos fils. Ils souffrent pour notre cause à tous. Je suis sûr qu'avec un lieu de bonne volonté nous pourrions au moins trouver de la paille pour soulager un peu leurs souffrances. Camarades, je propose au Congrès de nommer immédiatement une commission qui s'occupera énergiquement de ce cas et fera tout ce qui sera en son pouvoir pour organiser ce service. Elle devra aussi aller toucher tous les médecins de la ville et tous les pharmaciens pour leur demander secours et assistance. Et on cherchera des infirmières bénévoles.

Non seulement la proposition fut adoptée par l'ensemble du Congrès, mais une quinzaine de délégués volontaires constituèrent séance tenante une commission pour s'occuper énergiquement de toute cette besogne. Ces délégués qui, en partant, s'attendaient à rentrer chez eux dans les 24 ou 48 heures, après un simulacre de Congrès, n'hésitèrent pas à sacrifier leurs propres intérêts et à retarder leur retour pour servir la cause des camarades en détresse. Pourtant ils n'avaient pris avec eux que très peu de vivres, et ils avaient chez eux des affaires personnelles urgentes à régler.

Ajoutons qu'ils durent rester plusieurs jours à Alexandrovsk et qu'ils remplirent leur tâche avec succès. On trouva de la paille et on arriva à organiser rapidement un service médical de fortune.

Un autre délégué se leva.

- Camarades, déclara-t-il, je dois vous parler d'une autre affaire également inquiétante. Nous avons appris que certaines frictions ont lieu entre la population civile et les services de l'Armée insurrectionnelle. On nous a rapporté, notamment, qu'il existe à l'armée un service de contre-espionnage qui se permet des actes arbitraires et incontrôlables - dont certains très graves - un peu à la manière de la Tchéka bolcheviste : des perquisitions, des arrestations, même des tortures et des exécutions. Nous ne savons pas ce qu'il y a de vrai dans ces rumeurs. Mais des plaintes nous sont parvenues qui paraissent sérieuses. Il serait déshonorant et périlleux pour notre armée de s'engager sur ce chemin. Ce serait un grave préjudice - même un danger - pour toute notre cause. Nous ne voulons nullement nous mêler des affaires d'ordre purement militaire. Mais nous avons le devoir de nous opposer aux abus et aux excès s'ils existent réellement. Car ces excès dressent la population contre notre mouvement. C'est le Congrès qui, jouissant de la confiance et de l'estime générales de la population. a le devoir de faire une enquête approfondie sur ce point, d'établir la vérité, de prendre des mesures s'il y a lieu et de rassurer les gens. C'est notre Congrès qui, émanation vivante des intérêts du peuple laborieux, est en ce moment l'institution suprême de la région. Il est au-dessus de tout, car il représente ici le peuple laborieux lui-même. Je propose donc au Congrès de créer immédiatement une commission chargée de tirer au clair ces histoires et d'agir en conséquence.

Aussitôt, une commission de quelques délégués fut constituée à cet effet.

Notons en passant que jamais une pareille initiative des délégués du peuple laborieux n'eût été possible sous le régime bolcheviste et que toute cette activité du Congrès donnait les premières notions de la façon dont la nouvelle société naissante devrait fonctionner dès ses débuts si, vraiment, elle voulait progresser et se réaliser.

Ajoutons que les événements qui suivirent ne permirent pas à cette commission de mener son action jusqu'au bout. Les combats incessants, les déplacements de l'armée les tâches urgentes qui absorbaient tous les services de celle-ci, l'en empêchèrent. Nous reparlerons, d'ailleurs, de ce sujet un peu plus loin.

Un troisième délégué se leva.

- Camarades ! Puisque le Congrès est en train de réagir contre certaines défaillances et lacunes, permettez-moi de vous signaler encore un fait regrettable. Il n'est pas tellement important, mais il mérite quand même notre attention à cause de l'état d'esprit fâcheux dont il témoigne. Camarades, vous avez tous, certainement, lu l'avis collé depuis quelques jours aux murs de notre ville et portant la signature du camarade Klein, commandant militaire d'Alexandrovsk. Par cet avis, le commandant Klein invite la population à ne pas abuser des boissons alcooliques, à s'abstenir et surtout à ne pas se montrer dans les rues en état d'ébriété. C'est très juste et très bien. La forme de l'avis n'a rien d'insultant ni de grossier, elle n'est nullement outrageante ni autoritaire, et on ne pourrait qu'en féliciter le camarade Klein. Seulement, voilà, camarades : pas plus tard qu'avant-hier, une soirée populaire de musique, de danse et d'autres distractions eut lieu ici-même, dans cette maison où siège notre Congrès, là, dans la salle à côté ; pas mal d'insurgés, de citoyens et de citoyennes y prirent part. Je m'empresse de vous dire que, jusque-là, on ne peut y voir absolument rien de répréhensible. La jeunesse s'amuse, se distrait, se délasse. C'est tout à fait humain et naturel. Mais voilà, camarades : on a bien bu à cette soirée. Beaucoup d'insurgés et de citoyens se sont saoulés copieusement. Pour vous en rendre compte, vous n'avez qu'à voir le nombre de bouteilles vides amoncelées tout près de vous, là, dans le couloir. (Hilarité.) Attention, camarades ! L'objet principal de mon intervention n'est pas là. On s'est amusé. On a bu, même on s'est saoulé. Bon! Ce n'est pas tellement grave. Ce qui l'est davantage, c'est que l'un de ceux qui ont poussé la chose jusqu'à se saouler comme des cochons, fut... notre camarade Klein, un des commandants de l'armée, commandant militaire de la ville et signataire de l'excellent avis contre l'ivrognerie! Camarades, il était ivre à tel point qu'il ne pouvait plus marcher et qu'on dut le charger sur une voiture pour le reconduire chez lui, au petit matin. Et, le long du chemin, il a fait du scandale, il a hurlé, il s'est débattu, etc. Alors, camarades, une question se pose : en rédigeant et en signant son avis le camarade Klein se croyait-il au-dessus de l'ensemble des citoyens, exempté de la bonne conduite qu'il prêchait à d'autres ? Ne devait-il pas, au contraire, donner le premier le bon exemple? A mon avis, il a commis une faute assez grave qu'il ne faudrait pas laisser sans suite.

Bien que l'inconduite de Klein fût, au fond, assez anodine et que les délégués prissent l'incident plutôt au comique, ils manifestèrent une certaine émotion. L'indignation à l'égard de Klein fut générale, car sa façon d'agir pouvait, en effet, être l'expression d'un état d'esprit blâmable : celui d'un " chef " qui se voit au-dessus de la " foule " et se croit tout permis.

- Il faut convoquer Klein sur-le-champ ! proposa-t-on

- Qu'il vienne immédiatement s'expliquer devant le Congrès !

Aussitôt, on dépêcha trois ou quatre délégués auprès de Klein, avec la mission de l'amener ici.

Une demi-heure après, les délégués revinrent avec Klein.

J'étais fort curieux de savoir quelle serait son attitude.

Klein comptait parmi les meilleurs commandants de l'armée insurrectionnelle. Jeune, courageux, très énergique et combatif - au physique un grand gaillard bien bâti, à la figure dure et aux gestes guerriers - il se jetait toujours au plus chaud de la bataille et ne craignait rien ni personne. Il avait de nombreuses blessures. Estimé et aimé, aussi bien par ses collègues que par les simples combattants, il fut l'un de ceux qui détournèrent des bolcheviks et amenèrent à Makhno quelques régiments de l'armée rouge.

Issu d'une famille de paysans, d'origine allemande si je ne m'abuse, il avait une culture primitive.

Il savait que, dans toute circonstance, il serait vigoureusement soutenu et défendu et par ses collègues - les autres commandants - et par Makhno lui-même.

Aurait-il assez de conscience pour comprendre qu'un Congrès des délégués du peuple travailleur était au-dessus et de lui, et de l'armée, et de Makhno? Sentirait-il qu'un Congrès des travailleurs était l'institution suprême devant laquelle tous étaient responsables? Comprendrait-il que les travailleurs et leurs Congrès étaient les maîtres, que l'armée, Makhno, etc., n'étaient que les serviteurs de la cause commune, tenus de rendre des comptes à tout instant au peuple laborieux et à ses organes ?

Telles étaient les questions qui préoccupaient mon esprit pendant que le Congrès attendait le retour de la mission.

Une telle conception des choses était tout à fait nouvelle. Les bolcheviks avaient tout fait pour l'effacer de l'esprit des masses. On voudrait voir, par exemple, un Congrès ouvrier en train de rappeler à l'ordre un commissaire ou un commandant de l'armée! D'abord, c'était une chose absolument inconcevable, impossible. Mais même en supposant que, quelque part, un Congrès ouvrier eût osé le faire, avec quelle indignation, avec quelle désinvolture ce commissaire ou ce commandant aurait foncé sur le Congrès, en jouant, sur l'estrade, de ses armes et en étalant ses mérites ! " Comment ! se serait-il écrié, vous, simple ramassis d'ouvriers, vous avez le culot de demander des comptes à un commissaire, à un chef émérite, ayant à son actif des exploits, des blessures des citations, à un chef estimé, félicité, décoré ? Vous n'avez aucun droit de le faire ! Je ne suis responsable que devant mes supérieurs. Si vous avez quelque chose à me reprocher, adressez-vous à eux! "

Ouvriers, obéissez à vos chefs !... Staline a toujours raison !

Klein ne serait-il pas tenté de tenir un langage semblable? Serait-il sincèrement, profondément pénétré d'une tout autre situation et d'une tout autre " psychologie " ?

Bien sanglé dans son uniforme et bien armé, Klein monta à l'estrade. Il avait l'air un peu surpris et - me sembla-t-il - un peu gêné.

- Camarade Klein, s'adressa à lui le délégué " interpellateur ", vous êtes bien le commandant militaire de notre ville ?

- Oui.

- C'est vous qui avez rédigé et fait afficher l'avis contre l'abus des boissons et l'état d'ébriété dans des lieux publics ?

- Oui, camarade. C'est moi.

- Dites, camarade Klein : comme citoyen de notre ville et même son commandant militaire, vous croyez-vous moralement obligé d'obéir à votre propre recommandation ou vous croyez-vous en marge et au-dessus de cet avis ?

Visiblement gêné et confondu, Klein fit quelques pas vers le bord de l'estrade et dit très sincèrement, d'une voix mal assurée :

- Camarades délégués, j'ai tort, je le sais. J'ai commis une faute en me saoulant l'autre jour d'une façon ignoble. Mais, écoutez-moi un peu et comprenez-moi. Je suis un combattant, un homme du front, un soldat, quoi ! Je ne suis pas un bureaucrate, moi. Je ne sais pas pourquoi on m'a foutu commandant de la ville, malgré mes protestations. Comme commandant, je n'ai absolument rien à foutre, moi, sinon rester toute la journée devant un bureau et signer des papiers. Ce n'est pas pour moi, ce boulot. Il me faut de l'action, le grand air, le front, les copains. Camarades, je m'ennuie ici à la mort. Et voilà pourquoi je me suis saoulé l'autre soir. Camarades, je voudrais bien racheter ma faute. Pour cela, vous n'avez qu'à demander qu'on me renvoie au front. Là, je pourrais rendre de véritable services. Tandis qu'ici, à ce maudit poste de commandant, je ne vous promets rien. Je ne peux pas m'y faire. C'est plus fort que moi. Qu'on trouve un autre homme à ma place, un homme capable de faire ce boulot. Pardonnez-moi, camarades, et qu'on m'envoie au front.

Les délégués le prièrent de sortir pour quelques instants. Il obéit docilement.

On délibéra sur son cas. Il était évident que sa conduite n'était pas due à une mentalité de chef vaniteux et orgueilleux. C'est tout ce qu'on voulait savoir. Le Congrès comprit très bien sa sincérité et ses raisons. On le rappela pour lui dire que le Congrès, tenant compte de ses explications, ne lui tenait pas rigueur de sa faute et ferait le nécessaire pour qu'il fût renvoyé au front.

Il remercia les délégués et partit très simplement, comme il était venu. Les délégués intervinrent en sa faveur et, quelques jours plus tard, il retourna sur le front.

A certains lecteurs, ces épisodes paraîtront peut-être insignifiants et indignes d'occuper tant de pages. Je me permets de leur dire que, du point de vue révolutionnaire, je les considère comme infiniment plus importants, plus suggestifs, et plus utiles, dans les moindres détails, que tous les discours de Lénine, de Trotsky et de Staline, prononcés avant, pendant et après la Révolution.

L'incident Klein fut le dernier. Quelques minutes après le Congrès termina ses travaux.

Mais qu'il me soit permis de raconter ici encore un tout petit épisode - personnel - qui eut lieu en dehors du Congrès lui-même.

A la sortie, je rencontrai Loubime, souriant, radieux.

- Vous ne pouvez pas vous imaginer, me dit-il, à quel point je suis satisfait. Vous m'avez certainement vu très affairé au cours du Congrès. Savez-vous ce que j'ai fait? Je suis spécialisé dans la formation de groupes d'éclaireurs et de détachements spéciaux. Il y avait justement cette question dans l'ordre du jour. Eh bien pendant deux jours j'ai travaillé à la commission des délégués chargée de l'étudier et d'y apporter une solution utile. Je leur ai donné un bon coup de main. Ils m'ont félicité de mon travail. Et j'ai vraiment fait quelque chose de bon et de nécessaire. Je sais que cela va servir la cause. Je suis bien content...

- Loubime, lui dis-je, dites-moi très sincèrement : au cours de ce bon et utile travail, avez-vous pensé un seul instant à votre rôle politique ? Vous êtes-vous rappelé votre qualité de membre d'un " parti politique " ? De responsable devant " votre parti ", etc. ? Votre travail utile ne fut-il pas, justement, un travail apolitique ; concret, précis, travail de collaboration, de coopération, et non pas celui de " tête ", de " direction qui s'impose ", d'action gouvernementale ?

Loubime me regarda, pensif

- En tout cas, fit-il, le Congrès a été très beau, très réussi, je l'avoue...

- Voila, Loubime, conclus-je. Réfléchissez-y bien. Vous avez véritablement rempli votre rôle et fait de bon travail au moment même où vous avez lâché votre " emploi politique " et aidé, tout simplement, vos collègues en tant que camarade connaissant l'affaire. Croyez-le bien, c'est là tout le secret de la réussite du Congrès. Et c'est là aussi tout le secret de la réussite d'une révolution. C'est comme cela que tous les révolutionnaires devraient agir et partout, et sur le plan local, et sur une échelle plus vaste. Quand les révolutionnaires et les masses l'auront compris, la véritable victoire de la Révolution sera assurée.

Je n'ai plus jamais revu Loubime. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. S'il est en vie, je ne sais pas ce qu'il pense aujourd'hui. Je voudrais que ces lignes lui tombent sous les yeux... Et qu'il se rappelle...


10.4.3 La dernière victoire des " makhnovistes " sur les dénikiniens. -
La prise d'Ekatérinoslaw.
Quelques jours après la fin du Congrès d'Alexandrovsk, les makhnovistes s'emparèrent définitivement de la ville d'Ekatérinoslaw. Mais on ne put rien organiser - ni même entreprendre - rien de positif dans cette ville. Les troupes de Dénikine, refoulées dans la ville, trouvèrent le moyen de se retrancher à proximité, sur la rive gauche du Dniéper. Malgré leurs efforts, les makhnovistes ne réussirent pas à les déloger. Journellement, pendant tout un mois, les dénikiniens bombardèrent la ville, qui se trouvait sous le feu des batteries de leurs nombreux trains blindés. Chaque fois que la Commission de culture de l'Armée insurrectionnelle réussissait à convoquer une conférence des ouvriers de la ville, les dénikiniens, parfaitement renseignés, augmentaient l'intensité du feu, lançant des projectiles en grand nombre, surtout sur les lieux où devait se tenir la séance. Aucun travail sérieux, aucune organisation méthodique n'étaient possibles. C'est à peine si l'on put tenir quelques meetings en ville et dans la banlieue.
L'un des arguments favoris des bolcheviks contre les makhnovistes est l'affirmation que les insurgés n'avaient rien fait, pendant le temps où ils étaient maîtres d'Ekatérinoslaw, pour apporter une organisation constructrice dans la vie de cette ville. En disant cela, les bolcheviks cachent aux masses deux circonstances d'une importance capitale. D'abord, les makhnovistes n'ont jamais été les représentants d'un parti ni d'une autorité quelconques. A Ekatérinoslaw ils faisaient fonction d'un détachement révolutionnaire militaire, montant la garde pour la liberté de la cité. En cette qualité, il ne leur appartenait point d'entreprendre la réalisation du programme constructeur de la Révolution. Cette oeuvre ne pouvait appartenir qu'aux masses laborieuses de l'endroit. L'armée makhnoviste pouvait, tout au plus, les y aider de son avis, de ses conseils, de son esprit d'initiative et de ses facultés d'organisation, ce qu'elle fit, d'ailleurs, autant que possible. Et, justement, les bolcheviks ne disent rien de la situation exceptionnelle où la ville se trouvait à ce moment. Pendant tout le temps que les makhnovistes y restèrent, elle fut non seulement en état de siège, mais effectivement assiégée. Pas une heure ne se passait sans que des obus ne vinssent y éclater. C'est cette situation qui empêcha les ouvriers - et non l'armée makhnoviste - de se mettre sur-le-champ à organiser la vie d'après les principes de l'action libre.
Pour ce qui est de la fable selon laquelle les makhnovistes auraient déclaré aux cheminots venus demander des secours de n'avoir nul besoin de voies ferrées vu que la steppe et leurs bons chevaux leur suffisaient parfaitement, cette invention grossière fut lancée par les journaux de Dénikine en octobre 1919, et c'est à cette source que les bolcheviks allèrent la puiser pour la faire servir à leurs fins. - (P. Archinoff, op. cit. , p. 246.)
Cette fable fut ajoutée à d'autres légendes et calomnies répandues par les bolcheviks dans le but de compromettre le mouvement makhnoviste aux yeux des masses.
10.4.4 L'épidémie. -
L'abandon d'Ekatérinoslaw. -
Le retour des bolcheviks en Ukraine. -
Leur nouveau conflit avec les makhnovistes.
A partir du mois de novembre, une terrible épidémie de typhus exanthématique, qui envahit toute la Russie, ravagea l'Armée insurrectionnelle. La moitié des hommes étaient malades, et la proportion des décès était très élevée. Ce fut la raison principale pour laquelle les makhnovistes se virent obligés d'abandonner Ekatérinoslaw lorsque la ville fut attaquée, vers la fin novembre, par les forces principales de Dénikine battant en retraite vers la Crimée et talonnées par les bolcheviks.

Ayant quitté Ekatérinoslaw, les troupes makhnovistes se regroupèrent dans la région située entre les villes de Mélitopol, Nicopol et Alexandrovsk.

C'est dans cette dernière ville que l'état-major makhnoviste fut rejoint, fin décembre 1919, par le haut commandement de plusieurs divisions de l'Armée Rouge descendues sur les traces de Dénikine.

Depuis quelque temps déjà, les makhnovistes s'attendaient à cet événement. Envisageant, dans les nouvelles conditions créées, non pas une collision mais une rencontre fraternelle, ils ne prirent aucune mesure de précaution.

La rencontre fut en tout point semblable à plusieurs autres qui la précédèrent, amicale - et même cordiale - en apparence ; elle devait réserver toutefois - et on s'y attendait - des surprises et des orages. Sans aucun doute, les bolcheviks se souvenaient avec amertume et rancune du coup que certains régiments makhnovistes leur avaient porté récemment, en quittant les rangs de leur armée et en emmenant avec eux plusieurs régiments rouges. Sans le moindre doute, également, ils ne pourraient tolérer longtemps la présence à leurs côtés d'une armée libre, ni le voisinage d'un mouvement indépendant, de toute une région qui ne reconnaissait pas leur autorité. Tôt ou tard, des conflits seraient inévitables. Et, à la première occasion, les bolcheviks n'hésiteraient pas à attaquer. Quant aux makhnovistes, se rendant plus ou moins compte de cette situation, et bien qu'ils fussent prêts à régler tous les différends éventuels pacifiquement et fraternellement, ils ne pouvaient se défaire d'un sentiment de méfiance.

Cependant, les soldats des deux armées se saluèrent amicalement, fraternellement. Un meeting commun eut lieu où les combattants des deux armées se tendirent la main et déclarèrent lutter de concert contre l'ennemi commun : le capitalisme et la contre-révolution. Quelques unités de l'Armée Rouge manifestèrent même l'intention de passer dans les rangs makhnovistes.

Huit jours après, l'Orage éclata.

Le " commandant de l'Armée insurrectionnelle " - Makhno - reçut l'ordre du Conseil Révolutionnaire Militaire du XIVe corps de l'Armée Rouge de diriger l'Armée insurrectionnelle sur le front polonais.

Tous comprirent aussitôt qu'il s'agissait là d'un premier pas vers une nouvelle attaque contre les makhnovistes. En effet, l'ordre de partir pour le front polonais était un non-sens, pour plusieurs raisons. Avant tout, l'armée insurrectionnelle n'était subordonnée ni au XIVe corps d'armée, ni à aucune autre unité militaire rouge. Le commandement rouge n'avait aucune qualité pour donner des ordres à l'Armée insurrectionnelle qui avait supporté seule tout le poids de la lutte contre la réaction en Ukraine. Ensuite, même si ce départ avait été fraternellement envisagé, il était matériellement impossible d'y donner suite, la moitié des hommes, presque tous les commandants, les membres de l'état-major et Makhno lui-même étant alors malades. Enfin, la combativité et l'utilité révolutionnaires de l'Armée insurrectionnelle seraient certainement beaucoup plus grandes sur place, en Ukraine, que sur le front polonais où cette armée, placée dans une ambiance étrangère, inconnue, serait obligée de se battre pour des buts qu'elle ne connaissait pas.

C'est en ce sens que les makhnovistes répondirent à l'ordre du commandement rouge, refusant net de l'exécuter.

Mais, des deux côtés, on savait parfaitement que la proposition comme la réponse étaient de la " pure diplomatie ". On savait de quoi il s'agissait en réalité.

Envoyer l'Armée insurrectionnelle sur le front polonais, cela signifiait couper net le nerf principal du mouvement révolutionnaire sur place. C'était justement ce que les bolcheviks cherchaient. Ils aspiraient à être les maîtres absolus de la région. Si l'Armée insurrectionnelle se soumettait, ils atteignaient leur but. En cas de refus, ils préparaient la riposte qui devait aboutir au même résultat. Les makhnovistes le savaient. Et ils se préparaient à parer le coup. Le reste n'était que " de la littérature ".

La riposte au refus ne se fit pas attendre. Mais les makhnovistes agirent les premiers et évitèrent ainsi des événements sanglants immédiats. En envoyant leur réponse, ils adressèrent, en même temps, un appel aux soldats de l'Armée Rouge, les engageant à ne pas être dupes des manoeuvres provocatrices de leurs chefs. Ceci fait, ils levèrent le camp et se mirent en marche vers Goulaï-Polé qui venait d'être évacué par les blancs et vivait sans aucune espèce d'autorité. Ils y arrivèrent sans encombre et sans accidents en cours de route. Pour l'instant, l'Armée Rouge ne s'opposa pas à ce mouvement. Seuls quelques détachements sans importance et quelques personnages isolés, restés en arrière du gros des troupes, furent faits prisonniers par les bolcheviks.

Quinze jours après, vers la mi-janvier 1920, les bolcheviks déclarèrent Makhno et les combattants de son armée hors la loi, pour leur refus de se rendre sur le front polonais.


10.4.5 La deuxième attaque bolcheviste contre les makhnovistes.
Le troisième acte du drame commença. Il dura neuf mois.

Il fut marqué par une lutte acharnée entre les makhnovistes et les autorités " communistes ". Nous n'allons pas en relater les péripéties. Bornons-nous à dire que, de part et d'autre, ce fut une lutte sans merci. Afin d'éviter une fraternisation éventuelle entre les soldats de l'Armée Rouge et les makhnovistes, le commandement bolcheviste lança contre ces derniers la division des tirailleurs lettons et des détachements chinois, c'est-à-dire des corps dont les contingents ne se rendaient nullement compte de la véritable essence de la Révolution russe, et se contentaient d'obéir aveuglément aux ordres des chefs.

Du côté bolcheviste, la lutte fut menée avec une fourberie et une sauvagerie inouïes.

Bien que les troupes rouges fussent dix fois plus nombreuses, les détachements de Makhno et Makhno lui-même, manoeuvrant très habilement et aidés efficacement par la population se trouvaient constamment hors de leur portée. D'ailleurs, le haut commandement bolcheviste évitait sciemment la lutte franche et ouverte contre Makhno et son armée. Il préférait un autre genre de guerre.

A l'aide de nombreuses reconnaissances, l'Armée Rouge repérait méthodiquement les villages et les localités où les détachements makhnovistes étaient faibles ou inexistants. Les troupes bolchevistes s'abattaient sur ces localités sans défense et les occupaient presque sans combat. Les bolcheviks parvinrent ainsi à s'établir solidement en plusieurs endroits et à arrêter le libre développement de la Région, ébauché en 1919.

Partout où les bolcheviks s'installaient, ils déclenchaient " la guerre ", non pas contre l'Armée insurrectionnelle, mais contre la population paysanne en général. Les arrestations et les exécutions en masse commençaient aussitôt. La répression dénikinienne pâlissait devant celle des bolcheviks.

En parlant de la lutte contre les insurgés, la presse communiste de l'époque avait coutume de citer les chiffres des makhnovistes défaits faits prisonniers et fusillés. Mais elle omettait de dire qu'il s'agissait presque toujours non pas d'insurgés militants, appartenant à l'armée, mais de simples villageois convaincus ou seulement suspects de quelque sympathie pour les makhnovistes.

L'arrivée des soldats de l'Armée Rouge dans un village signifiait l'arrestation immédiate de nombreux paysans qui étaient ensuite emprisonnés et, pour la plupart, fusillés, soit comme insurgés makhnovistes, soit comme " otages ".

Le village de Goulaï-Polé passa maintes fois de main en main. Naturellement, il eut le plus souffrir des incursions réitérées des bolcheviks. Chaque survivant de ce village pourrait raconter des cas effrayants de la répression bolcheviste.

Notons en passant que, lors des premières incursions, Makhno - malade et sans connaissance - faillit à maintes reprises tomber entre les mains de l'ennemi qui le cherchait. Il dut son salut - et aussi sa guérison - au dévouement sublime des paysans qui, souvent, se sacrifiaient volontairement cherchant à gagner du temps pour permettre de transporter le malade dans un endroit plus sûr.

D'après les calculs les plus modérés, plus de 200.000 paysans et ouvriers furent fusillés ou gravement mutilés par les autorités soviétiques en Ukraine, à cette époque. A peu près autant furent emprisonnés ou déportés dans le désert sibérien et ailleurs.

Naturellement, les makhnovistes ne pouvaient rester indifférents devant une déformation aussi monstrueuse de la Révolution. A la terreur des bolcheviks ils répondirent par des coups non moins durs. Ils appliquèrent aux bolcheviks tous les moyens et méthodes de guérillas qu'ils avaient pratiqués jadis, au moment de leur lutte contre l'hetman Skoropadsky.

Lorsque les makhnovistes s'emparaient - au cours d'une bataille ou par surprise - de nombreux prisonniers rouges, ils désarmaient les soldats et leur rendaient la liberté, sachant qu'on les envoyait au feu par contrainte. Ceux qui parmi les soldats, désiraient se joindre aux makhnovistes étaient reçus fraternellement. Mais quant aux chefs, aux commissaires et aux représentants du parti communiste en mission, ils étaient généralement passés au fil de l'épée, hormis les cas où les soldats demandaient leur grâce pour des raisons plausibles. N'oublions pas que tous les makhnovistes, quels qu'ils fussent, dont les bolcheviks réussissaient à s'emparer, étaient invariablement fusillés sur-le-champ.

Les autorités soviétiques et leurs agents dépeignaient maintes fois les makhnovistes comme de vulgaires assassins sans pitié, comme des bandits sans foi ni loi. Elles publiaient de longues listes des soldats de l'Armée Rouge et des membres du parti communiste mis à mort par ces " criminels ". Mais elles se taisaient toujours sur le point essentiel, à savoir que ces victimes tombaient lors des combats engagés ou provoqués par les communistes eux-mêmes.

En réalité, on ne pouvait qu'admirer les sentiments de tact, de délicatesse, de discipline spontanée et d'honneur révolutionnaire dont les makhnovistes faisaient preuve à l'égard des soldats de l'Armée Rouge.

Mais quant aux chefs de cette armée et à " l'aristocratie " du parti communiste, les makhnovistes les considéraient comme les seuls et véritables auteurs de tous les maux et de toutes les horreurs dont le Pouvoir " soviétique " accablait le pays. C'étaient ces chefs qui avaient sciemment anéanti la liberté des travailleurs et fait de la région insurgée une plaie béante par où s'échappait le sang du peuple. C'est pourquoi ils agissaient envers eux sans pitié ni regards ; les chefs étaient habituellement mis à mort aussitôt faits prisonniers.

L'un des grands soucis du gouvernement bolcheviste était de savoir Makhno en vie et de ne pas arriver à s'en saisir. Les bolcheviks étaient soirs que supprimer Makhno équivaudrait à liquider le mouvement. Aussi, durant tout l'été de 1920, ils ne cessèrent de fomenter contre Makhno des attentats dont aucun ne réussit. Il existe une documentation concluante à ce sujet. Mais nous ne nous attarderons pas à ces " à-côté " personnels du mouvement.

Tout le long de l'année 1920 - et plus tard - les autorités soviétiques menèrent la lutte contre la Makhnovtchina, prétendant combattre le banditisme. Elles déployèrent une agitation intense pour en persuader le pays, adaptant à ce but leur presse et tous leurs moyens de propagande, soutenant à tout prix cette calomnie à l'intérieur et à l'extérieur du pays.
En même temps, de nombreuses divisions de tirailleurs et de cavalerie furent lancées contre les insurgés, dans le but de détruire le mouvement et de le pousser ainsi effectivement vers le gouffre du banditisme. Les makhnovistes prisonniers étaient impitoyablement mis à mort, leurs familles - pères, mères, épouses, parents - soumis à la torture ou tués, leurs biens pillés ou confisqués, leurs habitations dévastées. Tout cela se pratiquait sur une vaste échelle.
Il fallait avoir une volonté surhumaine et déployer des efforts héroïques pour que la vaste masse des insurgés, en face de toutes ces horreurs commises journellement par les autorités, gardât intactes ses positions rigoureusement révolutionnaires et ne sombrât vraiment, par exaspération, dans l'abîme du banditisme. Or, cette masse ne perdit pas un seul jour son courage. Elle ne baissa jamais son pavillon révolutionnaire. Elle resta jusqu'au bout fidèle à sa tâche.
Pour ceux qui eurent l'occasion de l'observer pendant cette période si dure, si pénible, ce spectacle fut un véritable miracle, démontrant combien profonde était la foi des masses laborieuses en la Révolution, combien puissant était leur dévouement à la cause dont l'idée les transportait. - (P Archinoff, op. cit., pp. 273-274.)
A partir de l'été 1920, les makhnovistes eurent à soutenir la lutte, non seulement contre les détachements de l'Armée Rouge, mais contre tout le système bolcheviste, contre toutes les forces étatistes des bolcheviks en Russie et en Ukraine. Chaque jour, cette lutte s'intensifiait et s'amplifiait. Dans ces conditions, les troupes insurrectionnelles se voyaient parfois obligées - pour éviter la rencontre d'un ennemi trop supérieur en force - de s'éloigner de leur base et d'effectuer des marches forcées de l.000 kilomètres et plus. Il leur arrivait de se replier tantôt vers le bassin du Donetz, tantôt dans les départements de Kharkov et de Poltava.

Ces pérégrinations involontaires furent largement mises à profit par les insurgés dans les buts de propagande chaque village où leurs troupes s'arrêtaient pour un jour où deux devenait un vaste auditoire makhnoviste.

Ajoutons que la situation exceptionnellement difficile de l'Armée insurrectionnelle ne l'empêcha pas de veiller au perfectionnement de son organisation.

Après la défaite de Dénikine et le retour des insurgés dans leur région, un " Conseil (Soviet) des insurgés révolutionnaires (makhnovistes ) " fut créé. Il comprenait des délégués de toutes les unités de l'armée et il fonctionnait assez régulièrement. Il s'occupait des questions qui ne concernaient pas les opérations militaires proprement dites.

En été 1920, dans les conditions particulièrement instables et pénibles où l'armée se trouvait à ce moment-là, une telle institution devint trop encombrante et incapable de fonctionner utilement. Elle fut remplacée par un conseil réduit, comprenant sept membres élus ou ratifiés par la masse des insurgés. Ce conseil se divisait en trois sections : celle des affaires et des opérations militaires, celle de l'organisation et du contrôle général et celle de l'instruction, de la propagande et de la culture.


10.5 L'offensive de Wrangel - Sa défaite
10.5.1 Les bolcheviks en danger. -
Leur entente avec l'Armée insurrectionnelle.
Passons au quatrième acte : l'expédition de Wrangel.

L'ex-officier tzariste baron Wrangel remplaça Dénikine à la tête du mouvement blanc. Dans les mêmes parages - en Crimée, en Caucase, dans les régions du Don et du Kouban - il s'efforça de rassembler et de regrouper les restes des troupes dénikiniennes. Il y parvint avec succès. Alors il renforça ses troupes de base, grâce à plusieurs recrutements successifs et finit par mettre sur pied une armée bien charpentée et toute dévouée, la politique désastreuse des bolcheviks dressant contre eux des couches populaires de plus en plus vastes.

Wrangel commença à inquiéter sérieusement les bolcheviks dès le printemps 1920. Plus fin, plus rusé que son prédécesseurs il devint rapidement dangereux.

Dès le milieu de l'été, il commença à prendre nettement le dessus. Il avançait lentement, mais sûrement. Bientôt son avance constitua une menace grave pour tout le bassin du Donetz. Les bolcheviks étant fortement engagés - et éprouvant des revers - sur le front polonais, la Révolution tout entière se trouva à nouveau en danger.

Comme à l'époque de l'offensive de Dénikine les makhnovistes décidèrent de combattre Wrangel dans la mesure de leurs forces et moyens. A plusieurs reprises, ils se portèrent contre lui. Mais, chaque fois, en plein combat, les troupes rouges les prenaient à revers, les obligeant à abandonner la ligne de feu et à se retirer.

En même temps, les autorités soviétiques ne cessaient de calomnier et de salir les makhnovistes. Ainsi, par exemple, tout en continuant à les traiter de " bandits " et de " défenseurs des koulaks ", ils répandaient partout la fausse nouvelle d'une alliance entre Makhno et Wrangel, et le représentant plénipotentiaire du gouvernement de Kharkov Yakovleff, n'hésita pas à déclarer, en séance plénière du Soviet d'Ekatérinoslaw, que le gouvernement avait des preuves écrites de cette alliance. Tous ces procédés étaient, pour eux, des " moyens de lutte politique ".

Les makhnovistes ne pouvaient rester indifférents à l'avance de plus en plus menaçante de Wrangel. Selon eux, il importait de le combattre sans retard, sans lui laisser le temps d'étendre et de consolider ses conquêtes. Mais que faire des communistes ? D'abord, ils empêchaient les makhnovistes d'agir. Ensuite leur dictature était tout aussi néfaste et hostile à la liberté des travailleurs que celle de Wrangel.

Après avoir examiné le problème sous toutes ses faces, le Conseil des Insurgés et l'état-major de l'armée considérèrent que, vis-à-vis de la Révolution, Wrangel représentait malgré tout l' " ennemi n° 1 " et qu'il fallait essayer de s'entendre avec les bolcheviks.

La question étant portée ensuite devant la masse des insurgés, ceux-ci décidèrent, au cours d'un grand meeting, que l'anéantissement de Wrangel pouvait donner de grands résultats. L'Assemblée se rangea à l'avis du Conseil et de l'Etat-major.

Il fut décidé de proposer aux communistes une suspension des hostilités entre eux et les makhnovistes afin d'écraser Wrangel de concert.

En juillet et en août, des dépêches en ce sens furent envoyées à Moscou et à Kharkov, au nom du Conseil et du commandant de l'Armée insurrectionnelle. Elles restèrent sans réponse. Les communistes continuaient leur campagne contre les makhnovistes, leur faisant la guerre et les abreuvant de calomnies.

Au mois de septembre, Ekatérinoslaw dut être abandonné par les communistes. Wrangel s'empara, presque sans résistance, de Berdiansk, d'Alexandrovsk, de Goulaï-Polé, de Sinelnikovo, etc.

C'est alors seulement qu'une délégation plénipotentiaire du Comité Central du Parti Communiste, un certain Ivanoff en tête, se rendit à Starobelsk (région de Kharkov), où les makhnovistes campaient à ce moment-là, afin d'engager avec eux les pourparlers au sujet d'une action combinée contre Wrangel.

Ces pourparlers eurent lieu séance tenante, à Strarobelsk même. Ils aboutirent aux préliminaires d'un accord militaire et politique entre les makhnovistes et le pouvoir soviétique. Les clauses de ces préliminaires furent envoyées à Kharkov, afin d'y être définitivement rédigées et ratifiées.

A cet effet, et aussi pour entretenir des rapports suivis avec l'état-major bolcheviste, Boudanoff et Popoff partirent pour Kharkov.

Entre le 10 et le 15 décembre 1920, les clauses de l'accord furent rédigées définitivement et adoptées par les deux contractants.

Malgré notre souci d'abréger, ce document historique doit être cité en entier. Sa teneur est fort suggestive. De plus, les événements qui suivirent la conclusion du pacte ne peuvent être compris ni appréciés à leur juste valeur qu'à condition de connaître, en tous leurs points, les dispositions de l'acte.

Convention de l'accord militaire et politique préliminaire entre le gouvernement soviétique de l'Ukraine et l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine.
Partie I.- Accord politique.
1. - Elargissement immédiat de tous les makhnovistes et anarchistes emprisonnés ou exilés sur les territoires des républiques soviétiques ; cessation de toutes persécutions des makhnovistes et des anarchistes ; seuls ceux qui mèneraient la lutte armée contre le gouvernement des Soviets ne seraient pas compris dans cette clause.
2. - Liberté entière pour tous les makhnovistes et anarchistes de toute expression publique et de toute propagande de leurs principes et idées, par la parole et par la presse, sauf toutefois l'appel au renversement violent du Pouvoir des Soviets, et à condition de respecter les dispositions de la censure militaire.
Pour toutes sortes de publications, les makhnovistes et les anarchistes, en tant qu'organisations révolutionnaires reconnues par le gouvernement des Soviets, disposeront de l'appareil technique de l'État des Soviets, en se soumettant, naturellement, aux règlements techniques des publications.
3.- Libre participation aux élections aux Soviets ; le droit pour les makhnovistes et les anarchistes d'y être élus. Libre participation à l'organisation du prochain cinquième Congrès panukrainien des Soviets, qui doit avoir lieu en décembre prochain .
Signé : Par mandat du gouvernement des Soviets de la République Socialiste Soviétique de l'Ukraine : Yakovleff. - Plénipotentiaires du Conseil et du commandement de l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine : Kourilenko, Popoff.
Partie II.-Accord militaire
1. - L'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine fera partie des forces armées de la République connue armée de partisans, subordonnée, quant aux opérations, au commandement suprême de l'Armée Rouge. Elle gardera sa structure intérieure établie, sans avoir à adopter les bases et les principes d'organisation de l'Armée Rouge régulière.
2. - En passant à travers le territoire des Soviets, en se trouvant au front ou en traversant les fronts, l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine n'acceptera dans ses rangs ni détachements ni déserteurs de l'Armée Rouge.
Remarques :
a) Les unités de l'Armée Rouge ainsi que les soldats rouges isolés qui auraient rencontré, à l'arrière du front de Wrangel, l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire et se seraient joints à elle, devront, en retrouvant l'Armée Rouge, retourner dans ses rangs ;
b) Les partisans makhnovistes se trouvant à l'arrière du front de Wrangel, ainsi que tous les hommes se trouvant présentement dans les rangs de l'Armée insurrectionnelle, y resteront, même s'ils avaient été mobilisés auparavant par l'Armée Rouge.
3. - Dans le but d'anéantir l'ennemi commun - l'armée blanche - l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine mettra les masses travailleuses qui marchent avec elle au courant de l'accord conclu ; elle invitera la population à cesser toute action hostile contre le Pouvoir des Soviets ; de son côté, le gouvernement des Soviets fera publier immédiatement les clauses de l'accord conclu.
4. - Les familles des combattants de l'Armée insurrectionnelle (makhnoviste) habitant le territoire de la République des Soviets jouiront des mêmes droits que celles des soldats de l'Armée Rouge et seront munies, à cet effet, des documents nécessaires par le gouvernement soviétique de l'Ukraine.
Signé : Commandant du front Sud : Frounzé. - Membres du Conseil révolutionnaire du front Sud : Béla Koun, Gousseff. - Délégués plénipotentiaires du Conseil et du Commandement de l'Armée insurrectionnelle makhnoviste : Kourilenko, Popoff .
En plus des trois clauses susmentionnées de l'accord politique, les représentants du Conseil et du commandement de l'armée makhnoviste soumirent au gouvernement des Soviets une quatrième clause particulière, ainsi conçue :
Quatrième clause de l'accord politique.
Un des éléments essentiels du mouvement makhnoviste étant la lutte pour l'auto-administration des travailleurs, l'Armée insurrectionnelle croit devoir insister sur le point suivant (le quatrième) : dans la région où opérera l'armée makhnoviste, la population ouvrière et paysanne créera ses institutions libres pour l'auto-administration économique et politique, ces institutions seront autonomes et liées fédérativement - par pactes - avec les organes gouvernementaux des Républiques Soviétiques.
Pratiquement, il s'agissait de réserver aux insurgés makhnovistes deux ou trois départements de l'Ukraine pour qu'ils pussent y réaliser en toute liberté leur expérience sociale, gardant des rapports fédératifs avec l'U.R.S.S.

Bien que cette clause spéciale ne fît pas corps avec le pacte signé, les makhnovistes y attachaient, naturellement, une très grande importance.

Détail curieux : après la conclusion du pacte avec les makhnovistes, les bolcheviks se virent dans l'obligation de déclarer, par la voix du " Commissariat principal de la Guerre ", que Makhno ne s'était jamais trouvé en relations avec Wrangel, que les affirmations répandues à ce sujet par les autorités furent une erreur basée sur de fausses informations, etc. Ces déclarations furent publiées par le " Commissariat principal de la Guerre ", sous le titre " Makhno et Wrangel ", dans le Prolétaire et dans d'autres feuilles de Kharkov, vers le 20 octobre 1920.

Nous invitons le lecteur à examiner de près le texte de cet accord. Il y distinguera nettement deux tendances opposées : l'une, étatiste, défendant les privilèges et les prérogatives habituels de l'autorité ; l'autre, populaire et révolutionnaire , défendant les revendications habituelles des masses subjuguées.

Il est extrêmement caractéristique que la première partie de l'accord - celle qui porte sur les clauses " politiques " et revendique les droits naturels des travailleurs - contienne uniquement les thèses makhnovistes. Sous ce rapport, les autorités soviétiques eurent l'attitude classique de toutes les tyrannies : elles cherchèrent à limiter les revendications formulées par les makhnovistes, marchandant sur tous les points, faisant tout leur possible pour réduire les droits du peuple laborieux, droits indispensables pour sa véritable liberté et inaliénables.

Sous divers prétextes, les autorités soviétiques retardèrent longtemps la publication de l'accord conclu.

Les makhnovistes y virent un signe qui n'augurait rien de bon.

Se rendant compte du manque de franchise des autorités soviétiques, ils déclarèrent fermement que tant que l'accord n'aurait pas été publié, l'Armée insurrectionnelle ne pourrait agir suivant ses clauses.

Ce ne fut qu'après cette pression directe élue le gouvernement des Soviets se décida enfin à publier le texte de l'accord conclu. Mais il ne le fit pas en entier, en une seule fois. Il en publia d'abord la partie II (accord militaire ), puis, après un intervalle, la partie I (accord politique ). Le véritable sens du pacte en fut obscurci. La plupart des lecteurs ne le saisirent certainement pas, et c'est ce que le gouvernement bolcheviste chercha.

Quant à la clause politique spéciale (la quatrième), les autorités ukrainiennes la séparèrent de l'accord, prétendant qu'il fallait conférer spécialement à ce sujet avec Moscou.


10.5.2 La première défaite de Wrangel par les makhnovistes. -
Sa débâcle définitive.
Entre le 15 et le 20 octobre, l'armée makhnoviste se mit en marche pour attaquer Wrangel .

La ligne de bataille s'étendit de Sinelnikovo à Alexandrovsk-Pologui-Berdiansk. La direction prise fut celle de Pérékop (12).

Dès les premiers combats, entre Pologui et la ville d'Orékhov, une partie importante des troupes de Wrangel, commandée par le général Drozdoff, fut battue et 4.000 soldats furent faits prisonniers (13).

Trois semaines après, la région était libérée des troupes de Wrangel. Elles se replièrent vers la Crimée.

Au début de novembre, les makhnovistes, conjointement avec l'Armée Rouge, se trouvaient déjà devant Pérékop.

Quelques jours plus tard, l'Armée Rouge ayant bloqué Pérékop, une partie des troupes makhnovistes, suivant les ordres de l'état-major, passa à une trentaine de kilomètres à gauche de l'isthme et s'engagea sur les glaces du détroit de Sivach, gelé à cette époque. La cavalerie, commandée par Martchenko (paysan anarchiste, originaire de Goulaï-Polé), marchait en tête, suivie du régiment de mitrailleurs, sous les ordres de Kojine (paysan révolutionnaire, commandant de très grande valeur). La traversée se fit sous le feu violent et continu de l'ennemi. Elle coûta beaucoup de vies. Mais la hardiesse et la persévérance des assaillants finirent par briser la résistance des troupes de Wrangel. Elles prirent la fuite. Alors, une autre armée makhnoviste, celle de Crimée, sous les ordres de Simon Karetnik (un autre paysan anarchiste de Goulaï-Polé), se dirigea droit sur Simféropol qui fut enlevé d'assaut, le 13 et le 14 novembre. En même temps, l'Armée Rouge forçait Pérékop.

Il est incontestable qu'ayant pénétré en Crimée par Sivach, les makhnovistes contribuèrent puissamment à la prise de l'isthme de Pérékop, réputé imprenable, en obligeant Wrangel à se retirer au fond de la presqu'île de Crimée pour ne pas être cerné dans les gorges de Pérékop.

L'entreprise de Wrangel prit fin. Les débris de ses troupes s'embarquèrent en toute hâte sur le littoral sud de la Crimée et partirent pour l'étranger.


10.5.3 Nouvelles tentatives d'un travail constructif dans la région insurgée.
Nous avons dit plus haut que, depuis l'abandon d'Ekatérinoslaw et le second confit avec les bolcheviks, suivi de l'expédition de Wrangel, les événements d'ordre militaire empêchèrent de nouveau toute activité créatrice des masses laborieuses dans la région insurgée. Nous devons, cependant, faire une exception pour le village de Goulaï-Polé.

Remarquons, à ce propos, que tout en étant porté comme village, Goulaï-Polé est plutôt une ville, et même une ville assez importante. Certes, à l'époque dont il s'agit, sa population se composait presque uniquement de paysans. Mais elle comptait 20.000 ou 30.000 habitants. Le village avait plusieurs écoles primaires et deux lycées. Sa vie était intense, et la mentalité de la population fort avancée. Des intellectuels - instituteurs, professeurs et autres - y étaient établis depuis longtemps.

Bien que, pendant les luttes acharnées contre Dénikine, contre les bolcheviks et contre Wrangel, Goulaï-Pelé passât plusieurs fois de mains en mains ; bien que, d'autre part, le gouvernement soviétique, à l'encontre de l'accord conclu, maintînt un semi-blocus de la région et mit tant qu'il put des bâtons dans les roues pour empêcher la libre activité des travailleurs, le noyau actif des makhnovistes, demeuré à Goulaï-Polé, poursuivit très énergiquement son oeuvre constructrice, avec l'aide et le concours enthousiastes de la population entière.

Avant tout, on s'occupa de l'organisation d'un Soviet local libre des travailleurs. Ce Soviet devait mettre sur pied les fondements de la vie nouvelle - économique et sociale de la région, vie basée sur les principes de la liberté et de l'égalité, exempte de toute autorité " politique ". Les habitants de Goulaï-Polé organisèrent à cet effet plusieurs réunions préliminaires et finirent par créer un Soviet qui fonctionna pendant quelques semaines. Il fut détruit plus tard par les bolcheviks.

En même temps, le Conseil des insurgés élabora et édita les " Statuts fondamentaux du Soviet Libre " (à titre de projet).

D'autre part, on se consacra activement à l'oeuvre d'instruction scolaire et d'éducation publique. Cette oeuvre s'imposait de toute urgence, les incursions répétées des diverses armées ayant eu une répercussion néfaste dans le domaine de l'enseignement. Les instituteurs, ne recevant depuis longtemps aucune rémunération, s'étaient dispersés de tous côtés. Les bâtiments scolaires étaient abandonnés.

Dès que les circonstances le permirent, les makhnovistes et toute la population de Goulaï-Polé s'adonnèrent à la tâche de faire renaître l'oeuvre éducative.

Ce qui mérite surtout notre attention, ce sont les idées maîtresses sur lesquelles les initiateurs basèrent cette oeuvre.

1° Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent veiller à la bonne marche de l'instruction et de l'éducation de la jeune génération laborieuse ;

2° L'école doit être non seulement une source de connaissances indispensables, mais aussi, à titre égal, un moyen de formation de l'homme conscient et libre, capable de lutter pour une vraie société humaine, d'y vivre et d'y agir ;

3° Pour qu'elle puisse remplir ces deux conditions, l'école doit être indépendante, donc séparée de l'Église et de l'Etat.

4° L'enseignement et l'éducation de la jeunesse doivent être l'oeuvre de ceux qui y sont portés par leurs dispositions, leurs aptitudes, leurs connaissances et autres qualités indispensables en cette matière. Naturellement, cette oeuvre sera placée sous le contrôle effectif et vigilant des travailleurs.

Il y avait, à Goulaï-Polé, quelques intellectuels partisans des principes de l'École libre de Francisco Ferrer (14). Sous leur impulsion, un vif mouvement se produisit et aboutit rapidement à une ébauche très intéressante d'une vaste entreprise d'éducation.

Les paysans et les ouvriers se chargèrent de l'entretien du personnel pédagogique nécessaire pour toutes les écoles du village et des environs.

Une commission mixte - composée de paysans, d'ouvriers et d'instituteurs - fut créée et chargée de pourvoir à tous les besoins, tant économiques que pédagogiques, de la vie scolaire.

La commission élabora, en un temps record, un plan d'enseignement libre, inspiré par les idées de Francisco Ferrer .

En même temps, des cours spéciaux pour adultes furent organisés.

Des cours de notions " politiques " - ou plutôt sociales et idéologiques - commencèrent à fonctionner.

Beaucoup de personnes qui, jadis, avaient abandonné leur activité dans l'enseignement et même quitté Goulaï-Polé, mises au courant de la reprise, retournèrent à leur poste. Quelques spécialistes, qui habitaient ailleurs, vinrent au village pour y prendre part.

Ainsi l'oeuvre d'éducation reprit sur des bases nouvelles.

Notons aussi le retour des représentations théâtrales, inspirées d'idées nouvelles et de réalisations fort intéressantes.

Tout cet élan créateur des masses fut brisé brutalement par une nouvelle et foudroyante attaque bolcheviste, déclenchée sur toute l'étendue de l'Ukraine, le 26 novembre 1920.

Ce fut le cinquième et dernier acte du drame.


10.5.4 La trahison des bolcheviks. -
Leur troisième et suprême attaque contre la Makhnovtchina.
Après tout ce qui s'était passé, personne parmi les makhnovistes ne croyait à la loyauté révolutionnaire des bolcheviks. On savait que seul le danger de l'offensive de Wrangel les avait obligés à traiter avec Makhno. Et on avait la certitude qu'une fois ce danger écarté, le gouvernement soviétique ne tarderait pas à entreprendre une nouvelle campagne contre la Makhnovtchina, sous un prétexte quelconque. Personne ne croyait ni à la solidité ni à la durée du pacte. Mais, généralement, on supposait que la bonne entente allait se maintenir pendant trois ou quatre mois, et on espérait mettre à profit ce laps de temps pour déployer une énergique propagande en faveur des idées et du mouvement makhnovistes et libertaires.

Ce dernier espoir fut déçu.

Déjà la façon dont le gouvernement bolcheviste appliquait les clauses de l'accord était significative et suspecte. Il ne pensait nullement à remplir les conventions honnêtement, effectivement. Il ne relâchait les makhnovistes et les anarchistes emprisonnés qu'au compte-gouttes. Il continuait à empêcher, par tous les moyens, l'activité idéologique des militants libertaires.

Absorbés par leur tâche militaire, les makhnovistes - pour l'instant - ne pouvaient se préoccuper de cette situation anormale.

Cependant, une certaine activité anarchiste renaquit en Ukraine. Une certaine propagande put reprendre. Quelques journaux reparurent.

L'intérêt et les sympathies de la population laborieuse pour les idées et le mouvement libertaires dépassèrent toutes les prévisions. Sortant de prison - à Moscou - et rentré en Ukraine, je fus surpris de voir une véritable foule remplir notre local à Kharkov, tous les soirs et à chaque conférence annoncée. Chaque fois, nous étions obligés de refuser l'entrée à des centaines de personnes. Et, malgré le froid déjà intense à cette époque, beaucoup de gens stationnaient dehors, prêtant l'oreille à chaque parole du conférencier, à travers la porte entr'ouverte.

Bientôt, les rangs des anarchistes ukrainiens furent grossis de quelques militants venus de la Grande Russie où les bolcheviks ne tenaient presque aucun compte de l'accord conclu avec Makhno.

Tous les jours, le mouvement reprenait de l'ampleur.

Cet état de choses ne fit que hâter la réaction des bolcheviks, absolument furieux d'un tel succès.

Les makhnovistes comptaient beaucoup sur les effets de la fameuse " quatrième clause " de l'accord politique. Ils insistaient particulièrement sur l'urgence qu'il y avait à l'examiner et à prendre une décision. Car ils étaient surtout pressés d'obtenir que les bolcheviks reconnussent le droit d'auto-administration (" self government ") économique et sociale des ouvriers et des paysans.

Les représentants de la Makhnovtchina exigeaient que les autorités soviétiques choisissent entre deux éventualités : ou bien signer l'article en question ou bien expliquer franchement pourquoi ils s'y opposaient

Peu à peu, c'est sur cette question que se concentra la propagande anarchiste. Vers le milieu du mois de novembre, cette " quatrième clause " attirait partout l'attention publique et promettait de prendre, à l'avenir, une importance capitale. Mais c'est précisément cette clause qui apparaissait aux yeux des bolcheviks comme absolument inadmissible.

C'est vers cette époque qu'un Congrès anarchiste fut projeté à Kharkov pour établir le mode d'activité libertaire dans les nouvelles conditions créées.

C'est vers la même époque que l'aventure de Wrangel put être considérée comme définitivement liquidée.

Et c'est vers la même époque que Lénine commença à préparer sournoisement une nouvelle attaque contre les makhnovistes et les anarchistes et qu'il finit par envoyer, coup sur coup, ses fameux télégrammes secrets, dont les anarchistes furent prévenus trop tard, par l'intermédiaire d'un télégraphiste sympathisant.

Aussitôt que la dépêche de Simon Karetnik - annonçant qu'il se trouvait avec les troupes insurrectionnelles en Crimée et se dirigeait vers Simféropol - eut été transmise à Goulaï-Polé, l'aide de camp de Makhno, Grégoire Vassilevsky, s'écria : " C'est la fin de l'accord ! Je parie à discrétion que, dans huit jours, les bolcheviks seront sur notre dos ! " Ceci fut dit le 15 ou le 16 novembre. Et, le 26 du même mois, les bolcheviks attaquèrent traîtreusement l'état-major et les troupes makhnovistes en Crimée ; ils se jetèrent en même temps sur Goulaï-Polé ; ils s'emparèrent des représentants makhnovistes à Kharkov, y saccagèrent toutes les organisations libertaires récemment rétablies et emprisonnèrent tous les anarchistes, dont plusieurs venus au Congrès. Ils procédèrent de la même manière à travers toute l'Ukraine. - (P. Archinoff, op. cit. , pp. 297-298.)
10.6 La troisième et dernière guerre des bolcheviks
contre les makhnovistes et les anarchistes ;
écrasement de l'Armée insurrectionnelle
Ainsi débuta la troisième guerre et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes, les anarchistes et les masses laborieuses en Ukraine, guerre qui se termina - après neuf mois de lutte inégale et implacable - par l'écrasement militaire du mouvement libre.

Une fois de plus, la force brutale, basée sur la tromperie et l'imposture, l'emporta.

Apportons à ce dernier acte quelques détails et précisions.

Naturellement, le gouvernement bolcheviste ne tarda pas à fournir des explications de son coup de Jarnac.

Il prétendit que les makhnovistes et les anarchistes étaient en train de préparer un complot et une vaste insurrection contre le gouvernement des Soviets ; il accusa Makhno d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien et d'avoir opéré une levée de troupes parmi les paysans afin de former une armée contre les autorités soviétique ; il affirma qu'au lieu de combattre Wrangel en Crimée, les makhnovistes y étaient occupés à guerroyer contre les arrière-gardes de l'Armée Rouge, etc.

Il va sans dire que toutes ces explications étaient plus mensongères les unes que les autres. Mais à force de les répéter, face au silence forcé des makhnovistes et des anarchistes, les bolcheviks réussirent à les faire croire à beaucoup de monde, à l'étranger et en U.R.S.S.

Plusieurs faits nous permettront de rétablir la vérité.

1.- Le 23 novembre 1920, les makhnovistes arrêtèrent à Pologui et à Goulaï-Polé neuf espions bolchevistes appartenant à la 42e division de tirailleurs de l'Armée Rouge, qui avouèrent avoir été envoyés à Goulaï-Polé par le chef du service de contre-espionnage afin d'obtenir des précisions sur les domiciles de Makhno, des membres de l'état-major, des commandants des troupes insurrectionnelles et des membres du Conseil. Après quoi, ils devaient rester discrètement à Goulaï-Polé pour y attendre l'arrivée de l'Armée Rouge et indiquer alors, sur-le-champ, où se trouvaient les personnes en question. Au cas où l'arrivée à l'improviste de l'Armée Rouge obligerait ces personnes à courir d'un endroit à un autre pour se cacher, ces espions devaient se mettre à leurs trousses, sans les perdre de vue. Les espions déparèrent qu'il fallait s'attendre à une attaque contre Goulaï-Polé vers le 24-25 novembre.

Le Conseil des insurgés révolutionnaires et le commandant de l'armée envoyèrent alors à Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple de l'Ukraine à l'époque, et aussi au Conseil Révolutionnaire Militaire de Kharkov, une communication détaillée sur ce complot exigeant : 1° d'arrêter immédiatement et de traduire devant le conseil de guerre le chef de la 42e division et les autres personnages ayant trempé dans le complot ; 2° d'interdire aux détachements rouges de traverser Goulaï-Polé, Pologui, Malaïa-Tokmatchka et Tourkénovka afin de prévenir tout événement fâcheux.

La réponse du gouvernement de Kharkov fut la suivante : " Le prétendu " complot " ne saurait être qu'un simple malentendu. Néanmoins, les autorités soviétiques, désireuses d'éclaircir l'affaire, le remettent entre les mains d'une commission spéciale et proposent à l'état-major de l'armée makhnoviste d'y déléguer deux membres pour prendre part aux travaux de cette commission ".

Cette réponse fut transmise par fil direct, de Kharkov à Goulaï-Polé, le 25 novembre.

Le lendemain matin, P. Rybine, secrétaire du Conseil des insurges révolutionnaires, traita à nouveau de cette question et de tous les points litigieux avec Kharkov, par fil direct. Les autorités bolchevistes de Kharkov lui affirmèrent que l'affaire de la 42e division serait certainement réglée à l'entière satisfaction des makhnovistes, et elles ajoutèrent que la clause n° 4 de l'accord politique était elle aussi en train d'être résolue à l'amiable, d'une façon heureuse.

Cette conversation avec Rybine eut lieu à 9 heures du matin, le 26 novembre. Or, six heures auparavant, au milieu de la nuit, les représentants des makhnovistes à Kharkov furent saisis, de même que tous les anarchistes se trouvant à Kharkov et ailleurs.

Exactement deux heures après la conversation de Rybine par fil direct, Goulaï-Polé fut investi de tous côtés par les troupes rouges et soumis à un bombardement acharné.

Le même jour et à la même heure, l'armée makhnoviste de Crimée fut attaquée. Là, les bolcheviks réussirent à s'emparer - par ruse - de tous les membres de l'état-major de cette armée ainsi que de son commandant, Simon Karetnik, et les mirent à mort tous, sans exception.

2. - Me trouvant à Kharkov avec des représentants de l'armée makhnoviste et ne sachant rien de ce qui se tramait ainsi contre nous, je fus chargé, le 25 novembre, d'aller trouver Rakovsky pour apprendre de sa bouche où l'on en était, exactement, avec la clause n° 4 de l'accord.

Rakovsky me reçut très cordialement. Il m'invita à prendre place dans son bureau de travail. Lui-même, confortablement installé dans un engageant fauteuil et jouant nonchalamment avec un beau coupe-papier, m'affirma, sourire aux lèvres, que les pourparlers entre Kharkov et Moscou au sujet de la clause n° 4 étaient sur le point d'aboutir, qu'il y avait tout lieu de s'attendre à une solution heureuse et que celle-ci n'était plus qu'une question de jours.

Or, au moment même où il me parlait ainsi, l'ordre de déclencher l' " affaire " contre les anarchistes et les makhnovistes se trouvait dans le tiroir du bureau devant lequel nous étions assis.

Le même soir, j'eus à faire une conférence sur l'anarchisme à l'Institut agricole de Kharkov. La salle était pleine à craquer et la conférence prit fin très tard, vers une heure du matin. Rentré chez moi, je travaillai encore à mettre au point un article pour notre journal et je me couchai vers 2 heures et demie. A peine endormi, je fus réveillé par un vacarme significatif : coups de feu, cliquetis d'armes, bruit de bottes dans l'escalier, coups de poing aux portes, cris et injures. Je compris. J'eus tout juste le temps de m'habiller. On frappa furieusement à la porte de ma chambre : " Ouvre ou nous enfonçons la porte ! " Aussitôt le verrou tiré, je fus brutalement saisi, emmené et jeté dans un sous-sol ou nous étions déjà quelques dizaines. La " clause n° 4 " trouvait ainsi une " solution heureuse ".

3. - Le lendemain de l'attaque contre Goulaï-Polé, le 27 novembre, les makhnovistes trouvèrent sur les prisonniers faits sur l'Armée Rouge des proclamations intitulées : " En avant contre Makhno ! " et " Mort à la Makhnovtchina ! ", publiées par la section politique de la IVe armée, sans date. Les prisonniers dirent avoir reçu ces proclamations le 15 ou le 16 du mois. Elles contenaient un appel à la lutte contre Makhno, accusé d'avoir enfreint les clauses de l'accord politique et militaire, d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien, d'avoir provoqué un soulèvement contre le Pouvoir soviétique, etc.

Cela prouve que toutes ces accusations furent fabriquées et mises sous presse à l'avance, à l'époque où l'armée insurrectionnelle étaient encore en train de se frayer un chemin vers la Crimée et d'occuper Simféropol, et où les représentants makhnovistes travaillaient tranquillement, d'accord avec les autorités soviétiques, à Kharkov et ailleurs.

4.- Dans le courant des mois d'octobre et novembre 1920, c'est-à-dire à l'époque où l'accord politique et militaire entre les makhnovistes et les bolcheviks était en voie de négociation et venait d'être conclu, deux tentatives ourdies par les bolcheviks pour assassiner Makhno, par l'intermédiaire de mercenaires, furent déjouées par les makhnovistes.

Il est évident que toute cette vaste opération dut être soigneusement préparée, et que son élaboration exigea une quinzaine de jours au moins.

Il s'agissait, dans toute cette entreprise - que les bolcheviks voulaient décisive - non pas seulement d'une simple attaque traîtresse contre les makhnovistes, mais d'une machination élaborée minutieusement, dans tous ses détails. On prévit même les moyens d'endormir la vigilance des makhnovistes, de les induire en erreur par de fausses allégations de sécurité, par des promesses mensongères, etc. Incontestablement, tous ces préparatifs demandèrent un temps plus ou moins long.

Telle est la vérité sur la rupture du pacte entre les makhnovistes et le Pouvoir des Soviets.

Cette vérité est d'ailleurs confirmée par certains documents de provenance soviétique.

Citons l'ordre de Frounzé, commandant le front Sud à l'époque. Ce document suffit pour démontrer la traîtrise des bolcheviks et réduire à néant tous leurs mensonges et subterfuges :

Ordre au camarade Makhno, commandant de l'Armée insurrectionnelle. Copie aux commandants des armées du front Sud. N° 00149. Fait à l'Etat-Major. Mélitopol, le 23 novembre 1920.
En raison de la cessation des hostilités contre Wrangel et vu sa défaite complète, le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud estime que la tâche de l'armée des partisans est terminée. Il propose donc au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle de se mettre incontinent à l'oeuvre pour transformer les détachements insurrectionnels de partisans en unités militaires régulières faisant partie de l'Armée Rouge.
Il n'y a plus de raison pour que l'Armée insurrectionnelle continue d'exister comme telle. Au contraire, l'existence à côté de l'Armée Rouge de ces détachements d'une organisation particulière, poursuivant des buts spéciaux, produit des effets absolument inadmissibles(15). C'est pourquoi le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud prescrit au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle ce qui suit :
1. Toutes les unités de l'ancienne armée insurrectionnelle se trouvant présentement en Crimée devront être incorporées immédiatement à la IVe armée soviétique. C'est le Conseil Révolutionnaire Militaire qui aura à s'occuper de leur transformation.
2. La section des formations militaires de Goulaï-Polé devra être liquidée. Les combattants seront répartis parmi les détachements de réserve, conformément aux indications du commandant de cette partie de l'armée.
3. Le Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle devra prendre toutes les mesures nécessaires pour expliquer aux combattants la nécessité de ces transformations.
Signé : M. Frounzé, commandant en chef du front Sud ; Smilga , membre du Conseil Révolutionnaire Militaire ; Karatyguine, chef de l'Etat-Major.
Que le lecteur se rappelle l'histoire de l'accord entre le gouvernement soviétique et les makhnovistes.

La signature du pacte fut précédée de pourparlers entre les plénipotentiaires makhnovistes et une délégation bolcheviste présidée par le communiste Ivanoff, venue spécialement à cet effet au camp des makhnovistes, à Starobelsk. Ces pourparlers furent continués à Kharkov où les représentants makhnovistes travaillèrent pendant trois semaines avec les bolcheviks pour mener à bonne fin la conclusion du pacte. Chaque article en fut soigneusement examiné et débattu par les deux parties.

La rédaction définitive de cet accord fut approuvée par les deux parties, c'est-à-dire par le gouvernement des Soviets et la région des insurgés révolutionnaires en la personne du Conseil des insurgés révolutionnaires de l'Ukraine. Elle fut scellée des signatures respectives.

D'après le sens même de cet accord, aucun de ses articles ne pouvait être suspendu ni modifié sans une entente préalable des parties contractantes.

Or, l'ordre de Frounzé supprimait non seulement l'article premier de l'accord militaire, mais tout simplement l'accord en entier.

L'ordre de Frounzé prouve que l'accord ne fut jamais pris au sérieux par les bolcheviks ; que ceux-ci, en l'élaborant, jouèrent une ignoble comédie ; que le pacte ne fut qu'une grosse tromperie, une manoeuvre, un piège pour faire marcher les makhnovistes contre Wrangel et les écraser par la suite.

Le plus fort est que sous son apparence d'une certaine " franchise " - ou naïveté - un peu brutale, l'ordre de Frounzé fut destiné, lui aussi, à servir de manoeuvre. En effet :

1° En même temps que ce papier n° 00149, la IVe armée de Crimée reçut l'ordre d'agir contre les makhnovistes par tous les moyens à sa disposition et de faire usage de toutes ses forces militaires en cas de refus d'obéissance de la part des insurgés ;

2° Ni l'état-major de l'Armée insurrectionnelle, demeuré à Goulaï-Polé, ni la délégation makhnoviste à Kharkov ne reçurent communication de cet ordre. Les makhnovistes n'en prirent connaissance que trois ou quatre semaines après l'agression des bolcheviks, et ce par la voie de quelques journaux tombés fortuitement entre leurs mains. L'explication de ce fait étrange est aisée. Les bolcheviks, qui préparaient en secret une attaque brusquée contre les makhnovistes, ne pouvaient pas les mettre en alerte en leur envoyant d'avance un document de la sorte : leur plan aurait complètement échoué. Un tel ordre eût aussitôt mis en éveil toutes les forces makhnovistes, et l'attaque méditée par les bolcheviks eût été infailliblement repoussée. Les autorités soviétiques s'en rendaient compte. C'est pourquoi elles gardèrent le secret jusqu'au dernier moment.

3° Mais, d'autre part, il leur fallait à tout hasard une justification de l'agression. Voilà pourquoi l'ordre de Frounzé ne fut publié dans les journaux qu'après l'attaque et la rupture. Il parut pour la première fois le 15 décembre 1920 , dans le journal de Kharkov : " Le Communiste ". Ce numéro fut antidaté.

Toutes ces machinations avaient pour but de surprendre les makhnovistes de les écraser et d'expliquer ensuite cette action, " pièces justificatives " en mains, comme parfaitement " loyale ".

Comme nous l'avons dit ailleurs, l'attaque dirigée contre les makhnovistes fut accompagnée d'arrestations en masse de militants anarchistes. Ces arrestations, à travers toute l'Ukraine, avaient pour but non seulement d'écraser, une fois de plus, toute pensée et toute activité anarchistes, mais aussi d'étouffer toute velléité de protestation, de tuer dans l'oeuf toute tentative d'expliquer au peuple le vrai sens des événements.

Non seulement les anarchistes, comme tels, mais aussi ceux qui comptaient parmi leurs amis ou connaissances, ou qui s'intéressaient à leur littérature, furent arrêtés.

A Elisabethgrad, quinze gamins de 15 à 18 ans furent jetés en prison. Il est vrai que les autorités supérieures de Nicolaïew (chef-lieu) se montrèrent peu satisfaites de cette capture, disant qu'il leur fallait de " vrais anarchistes " et non des enfants. Mais pas un de ces enfants ne fut relâché sur-le-champ.

A Kharkov les poursuites contre les anarchistes prirent des proportions inconnues jusqu'alors. Des guet-apens et des embuscades furent organisés contre tous les anarchistes de la ville. Un piège de cette sorte fut préparé à la librairie " La Libre Fraternité " ; quiconque y venait acheter un livre était saisi et envoyé à la Tchéka. On emprisonnait même des gens qui s'arrêtaient pour lire le journal Nabate, paru légalement avant la rupture et affiché au mur de la librairie.

L'un des anarchistes de Kharkov, Grégoire Tsesnik, ayant échappé à l'arrestation, les bolcheviks mirent en prison sa femme, absolument étrangère à toute action politique. La prisonnière déclara la grève de la faim exigeant sa mise en liberté immédiate. Les bolcheviks lui déclarèrent alors que si Tsesnik désirait obtenir l'élargissement de sa femme, il n'avait qu'à se présenter à la Tchéka. Tsesnik bien que sérieusement malade, se présenta et fut emprisonné.

Nous avons dit que l'état-major et le commandant de l'armée makhnoviste en Crimée, Simon Karetnik, furent saisis traîtreusement et exécutés sur-le-champ.

Martchenko, qui commandait la cavalerie, bien que cerné et attaqué furieusement par de nombreux détachements de la IVe armée bolcheviste, parvint à se dégager et à se frayer un passage à travers les obstacles naturels et les barrages du Pérékop fortifié. Entraînant ses hommes - ou plutôt ce qui lui restait de ses hommes - à marches forcées de jour et de nuit, il réussit à rejoindre Makhno (qui, comme nous le verrons tout à l'heure, échappa de nouveau aux bolcheviks) au petit village de Kermentchik.

On y avait déjà vent de l'heureuse échappée de l'armée makhnoviste de Crimée. On attendait avec impatience son heureux retour.

Enfin, le 7 décembre, un cavalier arriva au grand galop pour prévenir que les troupes de Martchenko seraient là dans quelques heures.

Les makhnovistes présents à Kermentchik allèrent tout émus à la rencontre des héros.

Quelle ne fut pas leur angoisse lorsqu'ils aperçurent enfin, au loin, le petit groupe de cavaliers qui s'approchaient lentement.

Au lieu d'une puissante cavalerie de 1.500 montures, une poignée de 250 hommes seulement revenait de la fournaise. A leur tête se trouvaient Martchenko et Taranovsky (un autre commandant de valeur de l'Armée insurrectionnelle).

- J'ai l'honneur de vous annoncer le retour de l'armée de Crimée, prononça Martchenko avec une amère ironie.

Quelques insurgés eurent la force de sourire. Mais Makhno était sombre. La vue de ces restes lamentables de sa magnifique cavalerie le filât souffrir atrocement. Il se taisait, s'efforçant de maîtriser son émotion.

- Oui, frères, continua Martchenko. A présent, seulement, nous savons ce que sont les communistes.

Une assemblée générale eut lieu sur-le-champ. L'historique des événements de Crimée y fut retracé. On apprit ainsi que le commandant de l'armée, Karetnik, mandé par l'état-major bolcheviste à Goulaï;-Polé, soi-disant pour assister à un conseil militaire, fut traîtreusement arrêté en cours de route ; que Gavrilenko, chef de l'état-major de l'armée de Crimée, et aussi tous les membres de cet état-major et plusieurs commandants, furent trompés de la même manière. Tous furent fusillés immédiatement. La commission de culture et de propagande, à Simféropol, fut arrêtée sans qu'on eût recours à une ruse militaire quelconque.

Ainsi la victorieuse Armée insurrectionnelle de Crimée fut trahie et anéantie par les bolcheviks, ses alliés de-la veille.

Amené à la prison de Vétchéka à Moscou, après mon arrestation à Kharkov, je fus un jour convoqué par Samsonoff, alors chef de la " Section des opérations secrètes de la Vétchéka ".

Plutôt que de m'interroger, il amorça avec moi une discussion de principe. Et nous arrivâmes ainsi à parler des événements d'Ukraine.

Je lui dis sans ambages ce que je pensais de l'attitude des bolcheviks vis-à-vis du mouvement makhnoviste et qui fut perfide.

- Ah ! répartit-il vivement, vous appelez cela " perfide ", vous ? Cela démontre uniquement votre indéracinable naïveté. Quant à nous, bolcheviks, nous y voyons la preuve que nous avons beaucoup appris depuis les débuts de la Révolution, et que nous sommes devenus maintenant de vrais et habiles hommes d'Etat. Cette fois nous ne nous sommes pas laissés faire ; tant que nous eûmes besoin de Makhno, nous sûmes tirer profit de lui, et lorsque nous n'eûmes plus besoin de ses services - et qu'il commença même plutôt à nous gêner - nous sûmes nous en débarrasser définitivement.

Sans que Samsonoff s'en rendît compte, ses dernières paroles - que nous avons soulignées - furent un aveu complet des mensonges et des véritables raisons de l'attitude des bolchevistes et de toutes leurs machinations. Elles devraient être gravées dans le cerveau de tous ceux qui cherchent à être fixés sur la vraie nature du communisme d'État.


10.6.1 La dernière lutte à mort entre l'autorité et la révolution (novembre 1920 - août 1921).
Il nous reste à rapporter succinctement les dernières et les plus dramatiques péripéties de cette lutte à mort entre l'Autorité et la Révolution.

Le lecteur vient de voir que, malgré la minutieuse préparation et la soudaineté de l'attaque, Makhno, une fois de plus, échappa aux bolcheviks.

Le 26 novembre, au moment où Goulaï-Polé fut cerné par les troupes rouges, seul un groupe spécial d'environ 250 cavaliers makhnovistes (dont Makhno lui-même) y étaient présents.

Avec cette poignée d'hommes, insignifiante numériquement mais exaspérée et résolue à tout, Makhno - bien qu'à peine remis de sa maladie et souffrant atrocement de ses blessures dont la dernière était une cheville fracassée - s'élança à l'attaque. Il parvint à culbuter le régiment de Cavalerie de l'Armée Rouge qui avançait sur Goulaï-Polé du côté d'Ouspénovka. Il échappa ainsi à l'étreinte ennemie.

Aussitôt, il s'occupa d'organiser les détachements d'insurgés, qui affluaient vers lui de tous côtés ainsi que quelques groupes de soldats rouges qui, abandonnant les bolcheviks, venaient se joindre à lui.

Il réussit à former une unité de 1.000 cavaliers et de 1.500 fantassins avec lesquels il entreprit une contre-attaque.

Huit jours après, il se rendait de nouveau maître de Goulaï-Polé, après avoir mis en déroute la 42e division de l'Armée Rouge et fait près de 6.000 prisonniers. (Sur ces derniers, 2.000 hommes environ déclarèrent vouloir se joindre à l'Armée insurrectionnelle ; le reste fut remis en liberté le jour même, après avoir assisté à un grand meeting populaire.)

Trois jours plus tard, Makhno portait un nouveau coup sérieux aux bolcheviks, près d'Andréevka. Durant toute la nuit et la journée suivante, il livra bataille à deux divisions de l'Armée Rouge et finit par les vaincre, faisant encore 8.000 à 10.000 prisonniers. Ceux-ci furent mis aussitôt en liberté comme à Goulaï-Polé ; ceux qui en témoignèrent le désir s'engagèrent comme volontaires dans l'armée insurrectionnelle.

Makhno porta ensuite encore trois coups consécutifs à l'Armée Rouge : près de Komar, près de Tzarékonstantinovka et aux environs de Berdiansk. L'infanterie des bolcheviks se battait à contre-coeur et profitait de chaque occasion pour se constituer prisonnière.

Les soldats de l'Armée Rouge, aussitôt faits prisonniers, étaient remis en liberté. On leur conseillait de retourner dans leur foyer et de ne plus servir d'instrument au Pouvoir pour subjuguer le peuple. Mais les makhnovistes étant obligés de se remettre immédiatement en marche, les prisonniers libérés se trouvaient, quelques jours après, réintégrés dans leurs corps respectifs. Les autorités soviétiques organisèrent des commissions spéciales pour rattraper les soldats de l'Armée Rouge, libérés par les makhnovistes. Ainsi, ces derniers étaient pris dans un cercle magique dont ils ne pouvaient plus sortir. Quant aux bolcheviks, leur façon d'agir était infiniment plus simple : conformément aux ordres de la " Commission spéciale pour la lutte contre la Makhnovtchina ", tous les makhnovistes prisonniers étaient fusillés sur place. - (P. Archinoff, op. cit., p. 315.)
Pendant quelque temps, les makhnovistes se réjouirent à l'idée de la victoire qui devait leur échoir. Il leur sentait qu'il suffirait de battre deux ou trois divisions bolchevistes pour qu'une importante partie de l'Armée Rouge se joignît à eux et le reste se retirât vers le Nord.

Mais, bientôt, les paysans de différents districts apportèrent la nouvelle que les bolcheviks ne se contentaient pas de poursuivre l'Armée insurrectionnelle, mais qu'ils installaient dans tous les villages conquis des régiments entiers, de la cavalerie principalement. D'après les rapports d'autres paysans, les bolcheviks concentraient en mains endroits des forces armées considérables.

En effet, Makhno ne tarda pas à se trouver cerné à Fédorovka, au sud de Goulaï-Polé, par plusieurs divisions de cavalerie et d'infanterie. Le combat dura, sans relâche, de deux heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. Se frayant un chemin à travers les rangs ennemis, Makhno parvint à s'échapper dans la direction nord-est. Mais trois jours plus tard il dut accepter un nouveau combat, près du village Constantin, contre une cavalerie fort nombreuse et une vigoureuse artillerie, disposées en étau serré. De la bouche de quelques officiers faits prisonniers, Makhno apprit qu'il avait affaire à quatre corps d'armée bolchevistes : deux de cavalerie et deux mixtes, et que le but du commandement rouge était de le cerner à l'aide de plusieurs divisions complètement formées, en train d'opérer leur jonction. Ces renseignements concordaient parfaitement avec ceux fournis par les paysans ainsi qu'avec les observations et les conclusions de Makhno lui-même.

Il devenait de plus en plus clair que la défaite de deux ou trois unités rouges n'avait aucune importance, vu la masse énorme de troupes lancées contre les insurgés dans le but d'obtenir une décision à tout prix.

Il devenait clair qu'il ne s'agissait plus de remporter une victoire sur les armées bolchevistes, mais bien d'éviter la débâcle définitive de l'Armée insurrectionnelle.

Cette armée, réduite à quelque 3.000 combattants à peine, était obligée de livrer bataille quotidiennement, chaque fois contre un ennemi quatre ou cinq fois supérieur en nombre et en armes. Dans ces conditions, la catastrophe n'était plus douteuse.

Le Conseil des insurgés révolutionnaires décida alors l'abandon provisoire de la région méridionale, laissant à Makhno toute liberté quant à la direction de ce mouvement de retraite générale.

Le génie de Makhno allait être soumis à une épreuve suprême. Il paraissait absolument impossible de s'échapper du réseau monstrueux de troupes s'accrochant de tous côtés au petit groupe d'insurgés : 3.000 militants révolutionnaires se trouvaient enserrés de toutes parts par une armée d'au moins 150.000 hommes. Mais, pas un seul instant, Makhno ne perdit courage ni sang-froid. Il engagea un duel héroïque avec ces troupes.
Entouré d'un cercle infernal de divisions rouges, il marchait pareil à un Titan des légendes, livrant bataille sur bataille : à droite, à gauche, en avant et en arrière.
Après avoir mis en déroute plusieurs unités de l'Armée Rouge et fait plus de 20.000 prisonniers, Makhno - comme s'il était frappé de cécité et tournoyait à la dérive - se mit en marche, d'abord vers l'Est, dans la direction de Youzovska, bien que les ouvriers de cette région minière l'eussent averti qu'il y était attendu par un barrage militaire ininterrompu ; puis il tourna brusquement à l'Ouest, empruntant des voies fantastiques dont il connaissait seul le secret.
A partir de ce moment, les chemins ordinaires furent définitivement abandonnés. Le mouvement de l'armée continua, sur des centaines de kilomètres, à travers des champs et des plateaux couverts de neige et de glace. Pour l'effectuer, il fallait être doué d'un sens de l'espace et d'une faculté d'orientation tenant du prodige. Aucune carte, aucune boussole ne sauraient être de quelque utilité dans des mouvements pareils. Les cartes et les instruments peuvent indiquer la direction, mais ne peuvent empêcher la chute au fond d'un ravin ou d'un lit de torrent, ce qui n'arriva pas une seule fois a l'armée makhnoviste. Une pareille marche à travers les steppes accidentées et privées de voies était possible parce que les troupes connaissaient parfaitement la configuration des plaines ukrainiennes.
Cette manoeuvre fabuleuse permit à' l'armée makhnoviste d'éviter des centaines de canons et de mitrailleuses ennemis. Elle lui permit même de battre à Pétrovo (dép. de Kherson) deux brigades de la 1re armée de cavalerie bolcheviste, qui se laissèrent surprendre, croyant Makhno à 100 kilomètres de là.
Cette lutte inégale dura plusieurs mois , avec des batailles incessantes, de jour et de nuit.
Arrivée dans le département de Kiev, l'armée makhnoviste s'y trouva en pleine période de grandes gelées et, par surcroît, dans une contrée accidentée et rocheuse, à un tel point qu'il lui fallut abandonner toute l'artillerie, les vivres et les munitions, et même presque toutes les charrettes du convoi (16). En même temps, deux divisions de la cavalerie ennemie - dites " Divisions des Cosaques rouges " et cantonnées sur la frontière occidentale - vinrent s'ajouter à la masse des armées jetées par les bolcheviks contre Makhno.
Toute possibilité de s'échapper paraissait désormais inexistante.
La contrée offrait aussi peu de ressources qu'un cimetière. Rien que des rochers et des ravins escarpés, le tout couvert de glace. On ne pouvait y avancer qu'avec une lenteur extrême. De tous côtés, des barrages de feu incessants de canons et de mitrailleuses.
Personne n'espérait plus trouver une sortie de salut.
Mais personne ne pensait à une dispersion, à une fuite honteuse. Tous décidèrent de mourir ensemble, côte à côte.
Ce fut une tristesse indicible que de voir cette poignée d'hommes, seuls entre les rochers, le ciel et le feu de l'ennemi, prêts à se battre jusqu'au dernier, déjà voués à la mort.
Une douleur déchirante, une angoisse mortelle s'emparait de vous, vous poussant à hurler de désespoir ; oui, à hurler, face à l'univers entier, qu'un crime épouvantable allait être perpétré et que ce qu'il y a de plus grand au sein du peuple, ce qu'un peuple a produit de plus noble, de plus sublime aux époques héroïques de son histoire, allait être anéanti, allait périr à jamais.
Makhno se tira avec honneur de l'épreuve que le sort lui avait réservé.
Il avança jusqu'aux confins de la Galicie, remonta jusqu'à Kiev, repassa le Dniéper à proximité de cette ville, descendit dans le département de Poltava, ensuite dans celui de Kharkov, remonta de nouveau au nord, vers Koursk, et traversant la voie ferrée entre ce dernier point et Belgorod, se trouva hors du cercle ennemi, dans une situation beaucoup plus favorable, laissant loin derrière lui les nombreuses divisions bolchevistes lancées à sa poursuite.- (P. Archinoff, op. cit ., pp. 317-320.)
La tentative de capture de son armée échoua.

Mais le duel inégal entre la poignée des makhnovistes et les armées de l'Etat soviétique n'était pas près de prendre fin.

Le commandement bolcheviste continuait à poursuivre son but : s'emparer du noyau principal de la Makhnovtchina et le détruire. Les divisions rouges de toute l'Ukraine furent mises en marche pour retrouver et bloquer Makhno.

Bientôt, l'étau de fer se resserra à nouveau autour de l'héroïque poignée des révolutionnaires, et le combat à mort recommença.

Au lieu de raconter à notre façon la fin du drame, nous préférons reproduire ici la lettre adressée par Makhno - après qu'il eût quitté la Russie - à Archinoff et citée par ce dernier. Elle peint admirablement les toutes dernières convulsions de la lutte :

Aussitôt après ton départ, cher ami, exactement deux jours plus tard, je m'emparai de la ville de Korotcha (dép. de Koursk). Je fis paraître à plusieurs milliers d'exemplaires, les " Statuts des Soviets Libres " et me dirigeai par Varpniarka et, par la région du Don, vers les départements d'Ekatérinoslaw et de Tauride. J'eus à soutenir quotidiennement des combats acharnés : d'une part, contre l'infanterie communiste qui nous suivait pas à pas ; d'autre part, contre la 2e armée de cavalerie, lancée contre moi par l'état-major bolcheviste.
Tu connais nos cavaliers : jamais la cavalerie rouge - si elle n'est pas appuyée par des détachements d'infanterie et par des autos blindées - ne peut leur tenir tête. C'est pourquoi je parvins, bien qu'au prix de pertes importantes, à me frayer un chemin sans changer de direction.
Notre armée démontrait chaque jour qu'elle était vraiment une armée populaire et révolutionnaire dans les conditions matérielles où elle se trouvait, elle aurait dû fondre à vue d'oeil ; or, au contraire, elle ne cessait d'augmenter en effectifs et en matériel.
Dans l'une des batailles sérieuses que nous eûmes à soutenir, notre détachement de cavalerie (spécial) eut plus de 30 hommes tués, dont la moitié étaient des commandants, entre autres, notre cher et bon ami - jeune d'âge, mais vieux en exploits de guerre - le chef même de ce détachement, Gabriel Troïane. Il fut tué raide d'une balle de mitrailleuse. A ses côtés tombèrent aussi : Apollon et plusieurs autres valeureux et dévoués camarades.
A quelque distance de Goulaï-Polé, nous fûmes rejoints par nos troupes nouvelles, fraîches et pleines d'entrain, commandées par Brova et Parkhomenko.
Peu de temps après, la première brigade de 4e division de la cavalerie de Boudienny, avec son commandant Maslak en tête, passa de notre côté. La lutte contre l'autorité et l'arbitraire des bolcheviks devenait de plus en plus acharnée.
Au début du mois de mars (1921) (17) je dis à Brova et à Maslak de former, avec une partie des troupes qui se trouvaient avec moi, un corps spécial qui fut expédié vers le Don et le Kouban. Un autre groupe fut formé sous les ordres de Parkhomenko et envoyé dans la région de Voronèje. (Depuis, Parkhomenko fut tué et remplacé par un anarchiste, originaire de Tchougouiev.) Un troisième groupe, comprenant 600 cavaliers et le régiment d'infanterie d'Ivanuk, fut dirigé vers Kharkov.
Vers la même époque, notre meilleur camarade et révolutionnaire Vdovitchenko, blessé au cours d'un combat, dut être transporté, accompagné d'un petit détachement, à Novospassovka pour y être soigné. Un corps expéditionnaire des bolcheviks découvrit sa retraite. En se défendant contre l'ennemi, Vdovitchenko et son camarade de lutte, Matrossenko, se voyant sur le point d'être pris, firent - tous les deux - feu sur eux-mêmes. Matrossenko tomba raide mort. Mais la balle de Vdovitchenko resta emboîtée sous le crâne, au-dessous du cerveau. Lorsque les communistes s'emparèrent de lui et apprirent qui il était, ils le soignèrent et le sauvèrent, pour l'instant, de la mort. J'eus bientôt de ses nouvelles. Il se trouvait à l'hôpital d'Alexandrovsk et priait ses camarades de trouver un moyen de le délivrer. On le torturait atrocement, le pressant de renier la Makhnovtchina et de signer un papier à cet effet. Il repoussait ces offres avec mépris, bien qu'il fût si faible qu'il pouvait à peine parler. A cause de ce refus, il devait être fusillé d'un moment à l'autre. Mais je ne pus savoir s'il le fut ou non.
Pendant ce temps, j'effectuai moi-même un raid à travers le Dniéper, vers Nicolaïew ; de là, je repassai le Dniéper au-dessus de Pérékop, me dirigeant vers notre région où je comptais rencontrer quelques-uns de nos détachements. Mais le commandement communiste m'avait préparé une embuscade près de Mélitopol. impossible d'avancer. Impossible aussi de retraverser le Dniéper, la fonte des neiges ayant commencé et le fleuve étant couvert de blocs de glace en mouvement. Il fallut accepter le combat. Il fallut donc que je me remisse en selle(18) et que je dirigeasse moi-même les opérations.
Une partie des troupes ennemies fut habilement tournée et évitée part les nôtres, tandis que j'obligeai l'autre à rester sur le qui-vive pendant vingt-quatre heures, la harcelant à l'aide de nos patrouilles d'éclaireurs. Pendant ce temps, je parvins à effectuer une marche forcée de 60 verstes, à culbuter - à l'aube du 8 mars - une troisième armée bolcheviste, campée aux bords du lac Molotchny, et à gagner, par le promontoire étroit entre ce lac et la mer d'Azov, l'espace libre dans la région du Vorkhny-Tokmak.
De là, j'expédiai Kourilenko dans la région de Berdiansk-Mélitopol pour qu'il y dirige le mouvement insurrectionnel. Moi-même, j'allai, comptant passer par Goulaï-Polé, vers le département de Tchernigov, des délégations paysannes de plusieurs de ses districts étant venues me demander de passer dans leur parages.
En cours de route, mes troupes - c'est-à-dire celles de Pétrenko, comprenant 1.500 cavaliers et deux régiments de fantassins, qui se trouvaient avec moi - furent arrêtées et encerclées par de fortes divisions bolchevistes. Il fallut, de nouveau, que je dirigeasse moi-même les mouvements de contre-attaque. Nos efforts furent couronnés de succès : nous battîmes l'ennemi à plate couture. Faisant de nombreux prisonniers, nous emparant d'armes, de canons, de munitions et de montures.
Mais dieux jours après, nous fûmes attaqués à nouveau par des troupes fraîches et très valeureuses.
Il faut te dire que ces combats quotidiens habituèrent nos hommes à ne faire aucun cas de leur vie, et ce à un tel point que des exploits d'un héroïsme extraordinaire, sublime, impossible à comparer même de loin avec le " courage " le plus élevé devinrent des faits courants. Au cri de : " Vivre libres ou mourir en combattant ", les hommes se jetaient dans la mêlée contre n'importe quelle unité, culbutant un ennemi beaucoup plus fort et l'obligeant à fuir.
Au cours de notre contre-attaque, téméraire à la folie, je fus traversé par une balle qui me frappa à la cuisse et passa par le bas-ventre, prés de l'appendice. Je tombai de cheval. Cet accident fit échouer notre contre-attaque et nous obligea à un repli, l'élan de nos troupes ayant été brisé surtout par le cri d'un des nôtres, peu expérimenté sans doute (19): " Batko est tué. "
On me transporta, pendant douze verstes, dans une espèce de carriole, avant de me faire un pansement, et je perdis mon sang en abondance.
Etendu sans connaissances je restai sous la garde de Léo Zinkovsky. On était le 14 mars. Dans la nuit du 15, je repris mes sens. Tous les commandants de notre armée et les membres de l'état-major, Bélach en tête, assemblés à mon chevet, me demandèrent de signer l'ordre d'envoyer des détachements de l00 et 200 hommes vers Kourilenko, Kojine et autres, qui dirigeaient le mouvement insurrectionnel dans divers districts. Ils voulaient que je me retirasse, avec un régiment, dans un endroit relativement calme, jusqu'à ce que je pusse me remettre en selle.
Je signai l'ordre. De plus, je permis à Zaboudko de former un " détachement volant " pour agir dans la région à son gré, sans toutefois perdre contact avec moi.
Au matin du 16 mars tous ces détachements étaient déjà partis, sauf une petite unité spéciale qui demeura auprès de moi.
A ce moment-là, la neuvième division de cavalerie rouge fonça sur nous et nous obligea à lever le camp. Elle nous poursuivit pendant treize heures, sur un parcours de 180 verstes. Enfin arrivés au village Sloboda, au bord de la mer d'Azov, nous pûmes changer de chevaux et faire une halte de cinq heures.
A l'aube du 17 mars, nous nous remîmes en marche vers Novospassovka. Mais après 17 verstes de route, nous nous heurtâmes à de nouvelles forces de cavalerie ennemie, toutes fraîches. Elles furent lancées sur les traces de Kourilenko ; mais, l'ayant perdu de vue, elles tombèrent sur nous. Après nous avoir pourchassés sur un parcours de 25 verstes (nous étions rompus de fatigue, totalement épuisés et, cette fois, vraiment incapables de combattre), cette cavalerie se jeta résolument sur nous.
Que faire ? J'étais incapable, non seulement de me mettre en selle, mais même de me dresser sur mon séant ; j'étais couché au fond de ma carriole et je voyais un corps à corps épouvantable - un " hachage " - s'engager à quelque deux cent mètres de moi. Nos hommes mouraient rien que pour moi, rien que pour ne pas m'abandonner. Or, en fin de compte, il n'y avait aucun moyen de salut, ni pour eux, ni pour moi. L'ennemi était cinq ou six fois plus fort et des réserves fraîches lui arrivaient constamment.
Tout à coup, je vis les servants de nos mitrailleuses " Lewis " - ceux-là mêmes qui étaient avec moi, de ton temps aussi ils étaient cinq, sous les ordres de Micha, originaire du village Tchernigovka, près de Berdiansk) - s'accrocher à ma carriole et je les entendis me dire : " Batko, votre vie est indispensable pour la cause de notre organisation paysanne. Cette cause nous est chère. Nous allons mourir tout à l'heure. Mais notre mort vous sauvera, vous et ceux qui vous sont fidèles et prennent soin de vous. N'oubliez pas de répéter nos paroles à nos parents. " L'un d'eux m'embrassa, puis je ne vis plus personne d'entre eux auprès de moi. Un moment après, Léo Zinkovsky me transportait sur ses bras dans la voiture d'un paysan qu'on venait de trouver quelque part. (Ce paysan passait à proximité.) J'entendis les mitrailleuses crépiter et les bombes éclater au loin : c'étaient nos " lewisistes " qui empêchaient les bolcheviks de passer...
Nous eûmes le temps de gagner trois ou quatre verstes de distance et de passer le gué d'une rivière. J'étais sauvé. Quant à nos mitrailleurs, ils moururent tous là-bas.
Quelque temps après, nous passâmes de nouveau au même endroit, et les paysans du village Starodoubovka nous montrèrent la tombe commune où ils avaient enseveli nos mitrailleurs.
Jusqu'à présent, cher ami, je ne puis m'empêcher de pleurer en pensant à ces vaillants combattants, simples et honnêtes paysans. Et pourtant, il faut que je te le dise, il me semble que cet épisode m'a guéri. Le soir du même jour, je me mis en selle et je quittai la région.
Au mois d'avril, je repris contact avec tous les détachements de nos troupes. Ceux qui se trouvaient à peu de distance reçurent l'ordre de se mettre en marche vers la région de Poltava.
Au mois de mai, les unités de Thomas Kojine et de Kourilenko se joignirent à cet endroit et formèrent un corps de 2.000 cavaliers et de quelques régiments d'infanterie. Il fut décidé de marcher sur Kharkov et d'en chasser les grands maîtres, ceux du parti communiste. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes. Ils envoyèrent à ma rencontre plus de soixante autos blindées, plusieurs divisions de cavalerie et une nuée de fantassins.
La lutte contre ces troupes dura des semaines.
Un mois plus tard, le camarade Stchouss fut tué dans une bataille toujours dans la même région de Poltava. Il était alors chef de état-major du groupe de Zaboudko. Il remplit vaillamment son devoir.
Encore un mois plus tard, ce fut le tour de Kourilenko. Il couvrait le passage de nos troupes à travers les voies ferrées. Il s'occupait en personne de placer les détachements et il restait toujours avec l'escouade de tête. Un jour, il fut surpris par les cavaliers de Boudienny et périt dans la mêlée.
Le 18 mai, la cavalerie de Boudienny se trouvait en marche ; venant de la région d'Ekatérinoslaw, elle se dirigeait vers le Don pour y maîtriser une insurrection des paysans à la tête de laquelle se trouvaient nos camarades Brova et Maslak (celui là même qui avait été, précédemment, chef de la première brigade du corps d'armée de Boudienny et s'était joint à nous, avec tous les hommes qu'il commandait).
Notre groupe était formé de plusieurs détachements réunis sous les ordres de Pétrenko-Platonoff. Notre état-major principal et moi, nous faisions partie de ce groupe. Ce jour-le, le groupe se trouvait à l5 ou 20 verstes du chemin suivi par l'armée de Boudienny. Sachant entre autres, que je me trouvais toujours auprès de ce groupe, ce dernier fut séduit par le peu de distance qui nous séparait de lui. Il ordonna au chef du détachement d'autos blindées (n° 1) - détachement qui devait participer à l'écrasement des paysans du Don - de sortir 16 autos blindées et de bloquer avec elles les abords du village Novogrigorievka. Quant à Boudienny lui-même, il marcha à travers champs, à la tête d'une partie de la 19e division de cavalerie (ancienne division du " service intérieur "), dans la direction de Novogrigorievka. Il y arriva avant les autos blindées, obligées d'éviter les ravins, de chercher le gué des cours d'eau, de disposer des sentinelles, etc. La vigilance de nos éclaireurs nous mit au courant de tous ces mouvements, ce qui nous permit de prendre des précautions. Au moment même où Boudienny apparut en vue de notre campement, nous nous jetâmes à sa rencontre.
En un clin d'oeil, Boudienny, qui galopait fièrement au premier rang, tourna bride. L'infâme couard s'enfuit, abandonnant ses compagnons.
Le combat qui s'engagea fut un véritable cauchemar. Les soldats de l'Armée Rouge, lancés contre nous, appartenaient aux troupes qui étaient restées, jusque-la, en Russie Centrale. Elles y " assuraient l'ordre intérieur ". Ces soldats n'avaient pas combattu à nos côtés en Crimée ; ils ne nous connaissaient pas. On les avait trompés, leur disant que nous étrons de " vulgaires bandits ", et ils mirent leur point d'honneur à ne pas reculer devant des malfaiteurs.
Quant aux insurgés, ils se sentaient dans leur droit et étaient fermement décidés à vaincre et à désarmer l'ennemi.
Ce combat fut le plus acharné de tous ceux qui nous eûmes à soutenir, avant ou après. Il se termina par une défaite complète des troupes de Boudienny, ce qui amena la décomposition de son armée et la désertion de beaucoup de ses soldats.
Ensuite, je formai un détachement des originaires de la Sibérie et je l'expédiai, armé et muni du nécessaire, en Sibérie, sous les ordres du camarade Glasounoff. Au commencement du mois d'août 1921 nous apprîmes par les journaux bolchevistes que ce détachement fit son apparition dans la région de Samara. Puis on n'en entendit plus parler.
Durant tout l'été 1921 nous ne cessâmes de combattre.
La sécheresse excessive de cet été et la mauvaise récolte qui en résulta dans les départements d'Ekatérinoslaw, de Tauride et, partiellement, dans ceux de Kherson et de Poltava, ainsi que dans la région du Don, nous forcèrent à nous diriger, d'une part, vers le Kouban et sous Tzaritsine et Saratov, d'autre part vers Kiew et Tchernigov. De ce dernier côté, la lutte était conduite par le camarade Kojine. Lorsque nous nous retrouvâmes, il me transmit des liasses de papiers : décisions prises par les paysans du département de Tchernigov, déclarant vouloir nous soutenir entièrement dans notre lutte.
Quant à moi, je fis un raid vers la Volga, avec les détachements des camarades Zaboudko et Pétrenko ; puis je me repliai sur le Don, rencontrant en route plusieurs de nos unités, dont j'opérai la jonction et que je reliai aussi avec le groupe d'Azov (ancien groupe de Vdovitchenko).
Au début du mois d'août 1921, il fut décidé qu'en raison de la gravité de mes blessures je partirais, avec quelques-uns de nos commandants, à l'étranger, pour y suivre un traitement sérieux.
C'est vers la même époque que furent grièvement blessés nos meilleurs commandants : Kojine, Pétrenko et Zaboudko.
Le 13 août, accompagné d'une centaine de cavaliers, je m'engageai dans la direction du Dniéper et, le 16 au matin, nous passâmes ce fleuve entre Orlik et Krémentchoug, à l'aide de 17 barques de pêcheurs. Ce jour même je fus blessé six fois, mais légèrement.
En cours de route, nous rencontrâmes plusieurs de nos détachements. Nous leur expliquâmes les raisons de notre départ pour l'étranger. Tous nous dirent la même chose : " Partez, soignez bien Batko, et puis revenez à notre rescousse. "
Le 19 août, à 12 verstes de Bobrinetz, nous tombâmes sur la septième division de cavalerie de l'Armée Rouge, campée le long de la rivière Ingoulets.
Retourner sur nos pas signifierait courir à notre perte, car nous avions été aperçus par un régiment de cavalerie, à notre droite, qui se porta tout de suite en avant pour nous couper la retraite. C'est pourquoi je priai Zinkovsky de me mettre à cheval. En un clin d'oeil sabres à nu et aux cris de " Hourrah ! ", nous nous précipitâmes vers les mitrailleuses de la division, qui se trouvaient amassées dans un village. Nous parvînmes à nous emparer de 13 mitrailleuses " Maxim " et de 3 " Lewis ". Puis nous continuâmes notre chemin.
Mais à l'instant même où nous nous emparions des mitrailleuses, la division tout entière se rangea rapidement et nous attaqua.
Nous étions pris dans une souricière. Mais sans perdre courage, nous attaquâmes et culbutâmes le 38e régiment et la division. Nous ayant frayé un passage, nous parcourûmes 110 verstes sans nous arrêter, tout en nous défendant sans cesse contre les attaques furieuses de toutes ces troupes.
Nous finîmes par leur échapper, après avoir perdu, il est vrai, 17 de nos meilleurs compagnons.
Le 22 août, on eut encore à s'occuper de moi : une balle me frappa au cou et sortit par la joue droite. Me voici de nouveau couché au fond d'une charrette. Mais cela ne fit qu'accélérer notre marche.
Le 26, nous fûmes obligés de soutenir un nouveau combat avec les rouges. Nous y perdîmes nos meilleurs camarades et combattants : Pétrenko-Platonoff et Ivanuk.
Je fus obligé de modifier une dernière fois notre itinéraire. Le 28 août, je passai le Dniester. Me voici à l'étranger...
Ainsi se termina, fin 1921, le grand drame populaire de l'Ukraine, drame qui représente un morceau d'histoire du peuple - et non des partis, des autorités ou des systèmes d'oppression - et qui, pourtant, ou plutôt pour cette raison, n'est même pas soupçonné hors de Russie (20), tous les " surhommes " patentés et leurs acolytes ayant soigneusement caché ces faits. Car, la vérité historique aurait précipité tous ces pygmées de leur piédestal d'argile, de même que la véritable Révolution Populaire précipitera bientôt dans la poussière, à tout jamais, tous les " surhommes " au pouvoir, quels qu'ils soient. Alors viendront des hommes qui sauront et oseront, enfin, écrire la vraie histoire des peuples.

Avec ses nombreuses divisions, n'hésitant pas devant les plus terribles mesures de répression et de violence, le gouvernement communiste parvint rapidement à écraser ou à, disperser les derniers détachements makhnovistes errant à travers le pays.

Il va de soi qu'il vint à bout, également, de la résistance des quelques dernières troupes pétliouriennes dans le Sud-Ouest ainsi que de nombreuses formations paysannes, d'une nature très variée, en état de révolte spontanée contre les nouveaux seigneurs ou ayant " pris le maquis " pour se soustraire à l'implacable châtiment.

Makhno, avec la poignée de ses camarades de lutte, se réfugia à l'étranger. Il ne revit plus jamais son pays natal.

L'Ukraine tout entière fut soumise à la dictature bolcheviste.


10.7 Le sort de Makhno et de certains de ses camarades
Epilogue
En guise d'épilogue, quelques détails sur la répression finale et aussi sur le sort personnel de certains militants makhnovistes seront ici à leur place.

Naturellement, la troisième et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes fut, en même temps, une guerre contre toute la paysannerie de l'Ukraine .

Il s'agissait, non seulement de détruire l'Armée insurrectionnelle, mais de maîtriser définitivement toute cette masse à esprit rebelle, lui enlevant la moindre possibilité de reprendre les armes et de faire renaître le mouvement. Il s'agissait d'extirper les germes mêmes de tout esprit de révolte.

Méthodiquement, les divisions rouges traversaient tous les villages de la région insurgée, exterminant les paysans en masse, souvent - détail savoureux - d'après les indications des fermiers riches (les " koulaks ") de l'endroit.

Plusieurs centaines de paysans furent fusillés à Goulaï Polé, à Novospassovka, à Ouspénovka, Malaïa-Tokmatchka, à Pologui et dans d'autres grands villages de la région.

En plusieurs endroits, les tchékistes, assoiffés de meurtre, fusillaient les femmes et les enfants des insurgés.

Ce fut Frounzé, le commandant en chef du front Sud, qui dirigea cette campagne " répressive ". " Il faut en finir avec la Makhnovtchina, en deux temps et trois mouvements ", écrivait-il dans son ordre aux armées du Sud, à la veille de déclencher l'action. Et il se comporta comme un soudard, serviteur fidèle de ses maîtres, traitant " cette canaille de moujiks " en véritable conquérant, en " nouveau noble ", semant la mort et la désolation devant lui.

Et maintenant, quelques notes brèves sur le sort personnel des principaux animateurs du mouvement populaire d'Ukraine.

Simon Karetnik, déjà cité, paysan de Goulaï-Polé. Un des plus pauvres du village. Il travailla surtout comme valet de ferme. Il ne put suivre les études scolaires que pendant un an. Anarchiste depuis 1907, il participa au mouvement dès les premiers jours. En diverses occasions, il fit preuve d'un talent guerrier remarquable. Il fut blessé plusieurs fois dans les combats contre Dénikine. Membre du Conseil des insurgés révolutionnaires de l'Ukraine, il fut l'un des meilleurs commandants de l'Armée insurrectionnelle. A partir de l'année 1920, il remplaça souvent Makhno au commandement suprême de l'armée. Il commanda l'armée expédiée en Crimée contre Wrangel. Après la défaite de ce dernier, il fut mandé par les bolcheviks, soi-disant pour assister à un conseil militaire, mais traîtreusement saisi en cours de route et fusillé à Mélitopol. Il laissa une veuve et plusieurs orphelins.

Martchenko. - Issu d'une famille de paysans pauvres de Goulaï-Polé. Instruction scolaire incomplète. Anarchiste depuis 1907 (avec Makhno et Karetnik) et l'un des premiers insurgés de la région de Goulaï-Polé. Il fut blessé plusieurs fois dans des combats contre les troupes de Dénikine. Pendant les deux dernières années de l'insurrection, il commanda toute la cavalerie makhnoviste et fut membre du Conseil des insurgés révolutionnaires. Il fut tué en janvier 1921, près de Poltava, au cours d'une bataille avec les rouges. Il laissa une veuve.

Grégoire Vassilevsky. - Fils d'un paysan pauvre de Goulaï-Polé. Instruction primaire. Anarchiste avant 1917, il participa à la Makhnovtchina dès ses débuts. Ami personnel de Makhno, il le remplaça plusieurs fois à la tête de l'armée. Il fut tué en décembre 1920, au cours d'une bataille contre les rouges dans la région de Kiew. Il laissa une veuve et des orphelins.

Boris Vérételnikoff. Paysan, originaire de Goulaï-Polé. Ensuite, ouvrier fondeur dans des usines locales. Plus tard, ouvrier à l'usine Poutiloff, à Pétrograd. Socialiste-révolutionnaire à ses débuts, il devint anarchiste en 1918. Orateur et organisateur très doué, il participa activement à toutes les phases de la Révolution russe. En 1918, il retourna à Goulaï-Polé et s'adonna surtout à la propagande. Plus tard, il entra dans l'Armée insurrectionnelle, y fit preuve de grandes qualités militaires et remplit, pendant quelque temps, les fonctions de chef d'état-major. En juin 1919, il marcha, à la tête d'un détachement formé en hâte, contre les forces supérieures de Dénikine, pour tenter de défendre Goulaï-Polé. Totalement encerclé, il se battit jusqu'au dernier instant à côté de ses camarades et périt avec tout son détachement. Il laissa une veuve et des orphelins.

Pierre Gavrilenko. - Paysan de Goulaï-Polé, anarchiste depuis la révolution de 1905-1906. Un des militants les plus actifs de la Makhnovtchina, il joua un rôle de premier plan dans la débâcle des troupes dénikiniennes en juin 1919 ; en tant que commandant du IIIe corps des insurgés makhnovistes. En 1921, il remplit les fonctions de chef d'état-major de l'armée de Crimée. Après la débâcle de Wrangel, il fut traîtreusement saisi par les bolcheviks, comme Karetnik, et fusillé à Mélitopol.

Basile Kourilenko. - Paysan de Novospassovka, il reçut une instruction scolaire primaire. Anarchiste dès le début de la révolution. Propagandiste populaire de talent, militant de très haute qualité morale, il se révéla aussi comme un des meilleurs commandants de l'Armée insurrectionnelle. Plusieurs fois blessé, il remporta de nombreuses victoires sur les troupes de Dénikine. Il fut tué dans une escarmouche avec les rouges en été 1921 et laissa une veuve.

Victor Bélach. - Paysan de Novospassovka. Instruction primaire Anarchiste. Jusqu'en 1919, il commanda un régiment makhnoviste. Stratège très habile, il fut ensuite chef d'état-major de l'armée insurrectionnelle et élabora plusieurs plans de combats remarquables. En 1921 il tomba entre les mains des bolcheviks. Son sort nous est resté inconnu.

Vdovitchenko. - Paysan de Novospassovka. Anarchiste. Instruction primaire. Un des participants les plus actifs de l'insurrection révolutionnaire, il commanda le détachement spécial des troupes makhnovistes. Il joua un rôle considérable dans la défaite de Dénikine sous Pérégonovka, en septembre 1919. En 1921, fait prisonnier par les bolcheviks, il repoussa avec dédain leur proposition de passer à leur service. Son sort nous est resté inconnu.

Pierre Rybine (Zonoff). - Ouvrier tourneur, originaire du département d'Orel. Révolutionnaire depuis 1905, il émigra en Amérique où il prit une part active au mouvement révolutionnaire russe exilé. En 1917, il rentra en Russie s'établit à Ekatérinoslaw et accomplit une oeuvre populaire considérable dans le domaine de la réorganisation de l'industrie et des transports. Il collabora d'abord avec les bolcheviks en qualité de spécialiste du mouvement professionnel. Mais, en 1920, il sentit qu'il lui était impossible de continuer cette collaboration, l'activité des bolcheviks allant, à son avis, à l'encontre des véritables intérêts des ouvriers et des paysans. En automne 1920 il adhéra au mouvement makhnoviste et lui consacra toutes ses forces et connaissances. En 1921 il fut arrêté à Kharkov par la Tchéka puis, fusillé (21).

Kalachnikoff. - Fils d'ouvrier, il reçut une certaine instruction et devint sous-lieutenant dans l'armée tzariste avant la Révolution. En 1917, il était secrétaire du groupe anarchiste de Goulaï-Polé. Plus tard il entra dans l'Armée insurrectionnelle et devint un de ses commandants les plus éminents. Il fut le principal organisateur du soulèvement des troupes rouges à Novy-Boug, en 1919, lorsque les régiments makhnovistes, momentanément incorporés dans l'armée bolcheviste, furent appelés à rejoindre l'Armée insurrectionnelle et entraînèrent avec eux plusieurs régiments rouges. Il amena toutes ces troupes dans la région insurgée. Il fut tué en 1920 dans un combat contre les rouges. Il laissa une veuve et un orphelin.

Mikhaleff-Pavlenko. - Fils de paysan de la Russie centrale. En 1917, membre d'un groupe anarchiste de Pétrograd. Il arriva à Goulaï-Polé au début de 1919. Possédant une bonne instruction professionnelle, il y organisa et commanda les troupes de génie et de sapeurs de l'Armée insurrectionnelle. Le 11 ou le 12 juin 1919, étant de service sur un train blindé, engagé dans la lutte contre les troupes de Dénikine, il tut traîtreusement saisi, avec son camarade Bourbyga, par ordre de Vorochiloff (qui commandait la XIVe armée bolcheviste) et exécuté le 17 juin, à Kharkov.

Makéeff. - Ouvrier d'Ivanovo-Voznessensk, près de Moscou. Membre du groupe anarchiste de cette ville. Fin avril 1919 il arriva à Goulaï-Polé avec 35 camarades. Il se consacra d'abord à la propagande. Par la suite, il entra dans l'Armée insurrectionnelle. Il fut élu membre de l'état-major. Il fut tué, en novembre 1919, dans un combat contre les dénikiniens.

Stchouss. - Paysan pauvre du village Bolchaïa-Mikhaïlovka il servit dans l'armée tzariste comme matelot. Au début de la Révolution, il devint des premiers et des plus actifs insurgés du sud de l'Ukraine. Avec un groupe de partisans il mena une lutte farouche contre les troupes austro-allemandes et contre celles de l'hetman. Plus tard, il se joignit à l'Armée insurrectionnelle. Il y occupa divers postes importants. Il fut blessé mortellement en juin 1921, au cours d'une bataille contre les troupes bolchevistes.

Isidore Luty . - Un des plus pauvres paysans de Goulaï-Polé. Peintre en bâtiment. Anarchiste et ami intime de Makhno, il prit part à l'insurrection dès ses débuts. II fut tué dans la bataille de Pérégonovka contre les troupes de Dénikine, en septembre 1919.

Thomas Kojine. - Paysan révolutionnaire. Commandant remarquable de la section des mitrailleurs à l'Armée insurrectionnelle, il joua un rôle de premier plan dans toutes les défaites infligées à Dénikine et à Wrangel. Il fut grièvement blessé lors d'un combat avec les rouges, en 1921. Son sort ultérieur nous est inconnu.

Les frères Lépetchenko, Jean et Alexandre. - Paysans de Goulaï-Polé. Anarchistes. Ils furent parmi les premiers insurgés contre l'hetman et participèrent activement à toutes les luttes de l'armée makhnoviste. Alexandre Lépetchenko fut saisi et fusillé par les bolcheviks à Goulaï-Polé, au printemps 1920 Le sort de son frère nous est inconnu.

Séréguine. - Paysan. Anarchiste depuis 1917. II prît part à l'insurrection dès le début et fut surtout chef du service de ravitaillement de l'armée makhnoviste. Nous ignorons ce qu'il est devenu.

Les frères de Nestor Makhno : Grégoire et Savva. Tous deux participèrent activement à l'insurrection. Grégoire fut tué lors des combats contre Dénikine, en septembre 1919. Savva, l'aîné de la famille, fut saisi par les bolcheviks à Goulaï-Polé - non pas au cours d'une bataille, mais dans sa maison - et fusillé.

Nommons encore sommairement : Boudanoff , ouvrier anarchiste (sort inconnu) ; Tchernoknijny, instituteur (sort inconnu) ; les frères Tchouvenko, ouvriers (sort inconnu) ; Daniloff, paysan (sort inconnu) ; Séréda, paysan (grièvement blessé dans un combat contre Wrangel et hospitalisé par les bolcheviks avant leur rupture avec Makhno, il fut fusillé par eux, dans des conditions particulièrement odieuses, après la rupture, en mars 1921) ; Garkoucha (tué en 1920) ; Koliada (sort inconnu) ; Klein (sort inconnu) ; Dermendji (sort inconnu) ; Pravda (sort inconnu) ; Bondaretz (tué en 1920) ; Brova (tué) ; Zaboudko (tué). Pétrenko (tué) ; Maslak (sort inconnu) ; Troïane (tué) ; Golik (sort inconnu) ; Tchéredniakoff (fusillé) ; Dotzenko (sort inconnu) ; Koval (sort inconnu) ; Parkhomenko (tué) ; Ivanuk (tué) ; Taranovsky (tué) ; Popoff (fusillé) ; Domachenko (sort inconnu) ; Tykhenko (sort inconnu) ; Bouryma (sort inconnu) ; Tchoumak, Krat, Kogan et tant d'autres, dont les noms nous échappent.

Tous ces hommes, comme des milliers de combattants anonymes, sortirent des couches les plus profondes de la population laborieuse ; tous se révélèrent au moment de l'action révolutionnaire et servirent la vraie cause des travailleurs de toutes leurs forces et jusqu'à leur dernier souffle. En dehors de cette cause, ils n'avaient plus rien dans la vie. Leur existence personnelle, et presque toujours leurs familles et leurs maigres biens, furent détruits. Il faut avoir le toupet, l'insolence, l'infamie des bolcheviks - ces parvenus de la race ignoble des " hommes d'Etat " - pour qualifier ce sublime mouvement révolutionnaire populaire de " soulèvement de koulaks " et de " banditisme ".

Citons encore un cas personnel, odieux entre tous.

Bogouche, anarchiste russe, jadis émigré en Amérique, venait de retourner en Russie en 1921, expulsé des Etats-Unis avec d'autres émigrés (22).

Au moment de l'accord conclu entre les makhnovistes et les bolcheviks, il se trouvait à Kharkov. Ayant beaucoup entendu parler du légendaire Goulaï-Polé, il voulut y aller étudier la Makhnovtchina sur place. Hélas ! il ne put voir Goulaï-Polé libre que pendant quelques jours. Aussitôt après la rupture, il retourna à Kharkov. Là il fut arrêté sur l'ordre de la Tchéka et fusillé, en mars 1921.

Cette exécution n'admet qu'une seule explication : les bolcheviks ne voulurent pas laisser en vie un homme ayant des relations à l'étranger, qui connaissait la vérité, sur l'agression contre les makhnovistes et pouvait la révéler hors de Russie.

Quant à Nestor Makhno lui-même, il arriva à l'étranger - en Roumanie d'abord - en août 1921. Interné dans ce pays avec ses camarades, il parvint à le quitter et passa en Pologne. Là, il fut arrêté, jugé pour de prétendus forfaits accomplis en Ukraine contre les intérêts de la Pologne et acquitté. Il vint à Dantzig et y fut de nouveau emprisonné. Ayant réussi à s'échapper, avec l'aide de ses camarades, il s'installa définitivement à Paris.

Très sérieusement malade, souffrant atrocement de ses nombreuses blessures, ne connaissant pas la langue du pays et s'adaptant difficilement à la nouvelle ambiance, tellement différente de celle qui fut la sienne, il mena à Paris une existence extrêmement pénible, aussi bien matériellement que moralement. Sa vie à l'étranger ne fut qu'une longue et lamentable agonie contre laquelle il fut impuissant à lutter. Ses amis l'aidèrent à supporter le poids de ces tristes années de déclin.

Par moments, il esquissa une certaine activité. Il employa surtout ses loisirs à écrire l'histoire de ses luttes et de la Révolution en Ukraine. Mais il ne put l'achever. Elle s'arrête à la fin de l'année 1918. Nous avons déjà dit qu'elle parut en trois volumes : le premier, en russe et en français, du vivant de l'auteur; le second et le troisième, en russe seulement, après sa mort.

Sa santé empirait rapidement. Admis à l'hôpital Tenon, il y mourut en juillet 1935.

Il fut incinéré au Crématoire du Père-Lachaise où l'on peut voir l'urne contenant ses cendres.

Il laissait une veuve et une fille.


10.7.1 Quelques notes et appréciations personnelles sur Makhno et sur le mouvement .
Avant de clore ce dernier chapitre, j'ai un double devoir à accomplir : d'une part, réfuter définitivement les calomnies - bolchevistes ou autres - à l'aide desquelles on a toujours cherché et on cherche encore à défigurer le mouvement, à salir la réputation de l'Armée insurrectionnelle et celle de Makhno ; d'autre part, examiner de plus près les faiblesses et les débuts réels de la Makhnovtchina de ses animateurs et de son guide.

Nous avons parlé des efforts déployés par les bolcheviks pour représenter le mouvement makhnoviste comme une manifestation du banditisme et Makhno comme un bandit de grande envergure.

La documentation apportée permettra au lecteur - je l'espère - d'être lui-même juge de ces ignominies. Je n'insisterai plus sur ce point.

Cependant, il est indispensable de mettre en relief certains faits qui donnèrent à cette version un semblant de véracité, favorisant sa diffusion et son enracinement. Les bolcheviks surent très habilement mettre ces faits à profit.

Signalons, avant tout, qu'en dépit de sa vaste envergure, le mouvement makhnoviste resta - pour de nombreuses raisons - enfermé dans ses propres limites, comme dans un vase clos, isolé du reste du monde.

Etant un mouvement surgi des masses populaires elles-mêmes, il resta absolument étranger à toute manifestation de parade, d'éclat, de publicité, de " gloire ", etc. Il ne réalisa aucune action " politique ", ne fit surgir aucune " élite dirigeante ", ne fit miroiter aucune " vedette ".

En tant que véritable mouvement - concret, plein de vie et non de paperasserie ni d'exploits des " chefs géniaux " et des " surhommes " - il n'eut ni le temps, ni la possibilité, ni même le besoin d'amasser, de fixer " pour la postérité " ses idées, ses documents et ses actes. Il laissa peu de traces palpables. Ses titres réels ne furent gravés nulle part. Sa documentation ne fut ni conservée, ni répandue au loin.

Entouré de toutes parts d'ennemis implacables, combattu sans trêve et sans quartier par le parti au pouvoir, étouffé par le tapage étourdissant des " hommes d'Etat " et de leur entourage, enfin ayant perdu au moins 90 % de ses meilleurs militants, ce mouvement était fatalement voué à rester dans l'ombre.

Il n'est pas facile de pénétrer sa profonde substance. De même que des milliers de héros modestes des époques révolutionnaires restent à jamais inconnus, il s'en fallut de peu que le mouvement makhnoviste ne restât, lui aussi, une épopée héroïque des travailleurs ukrainiens à peu près ignorée. Et, dans les conditions actuelles, je ne sais pas si cette étude, extrêmement réduite, sera suivie, un jour, d'un vaste ouvrage, digne du sujet.

Il va de soi que les bolcheviks utilisèrent admirablement toutes les circonstances particulières et cette ignorance pour raconter sur le mouvement ce qu'ils voulurent.

Voici un autre point important :

Au cours des luttes intestines en Ukraine - luttes confuses, chaotiques, et qui désorganisèrent complètement la vie du pays - des formations armées, composées d'éléments simplement déclassés et désoeuvrés, guidées par des aventuriers, des pillards et des " bandits ", y pullulaient. Ces formations ne dédaignaient pas de recourir à une sorte de " camouflage " : leurs " partisans " se paraient souvent d'un ruban noir et se disaient volontiers " makhnovistes ", dans certaines circonstances. Naturellement, cela créait des confusions regrettables.

Il va de soi que ces formations n'avaient rien de commun avec le mouvement makhnoviste.

Il va de soi aussi que les makhnovistes eux-mêmes luttaient contre ces bandes et finirent par en venir à bout.

Il va de soi, enfin, que les bolcheviks connaissaient parfaitement la différence entre le mouvement insurrectionnel et les bandes armées sans foi ni morale. Mais cette confusion servait à merveille leurs desseins et, en " hommes d'Etat expérimentés ", ils l'exploitaient dans leur intérêt.

Ajoutons, à ce propos, que les makhnovistes tenaient beaucoup à la bonne renommée de leur armée. Ils surveillaient de près - et d'une façon tout à fait naturelle - la conduite de chaque combattant et, d'une façon générale, se comportaient correctement à l'égard de la population. Ils ne gardaient pas dans leurs rangs les éléments qui, tout en étant venus chez eux, n'arrivaient pas à s'élever à leur niveau mental et moral.

Nous en trouvons une preuve dans l'épisode qui eut lieu à l'Armée insurrectionnelle, après la défaite de l'aventurier Grigorieff (été 1919).

Cet ancien officier tzariste réussit à entraîner dans une assez vaste émeute contre les bolcheviks - émeute réactionnaire, pogromiste et mue, en partie, par un simple esprit de pillage - quelques milliers de jeunes paysans ukrainiens pour la plupart inconscients et trompés. Les masses laborieuses, rapidement fixées sur la véritable nature du mouvement, aidées par les bolcheviks et les makhnovistes, eurent vite raison de l'aventure.

En juillet 1919, au village Sentovo, Makhno et ses amis démasquèrent Grigorieff devant une assemblée publique à laquelle ils l'invitèrent. Brutal, ignorant et nullement fixé sur la mentalité des makhnovistes, il parla le premier et y prononça un discours réactionnaire. Makhno lui répondit de belle façon qu'il se vit perdu et voulut faire usage de ses armes. Au cours d'une courte lutte, il fut abattu ainsi que ses gardes du corps.

Il fut décidé alors que les jeunes partisans de Grigorieff, dont l'écrasante majorité était, malgré tout, empreinte d'un esprit révolutionnaire abusé par leur chef, entreraient - s'ils le voulaient - dans l'Armée insurrectionnelle makhnoviste.

Or, plus tard, on fut obligé de laisser partir presque toutes ces recrues. Car, inconscients et ayant pris de mauvais penchants pendant leur séjour dans les formations de Grigorieff, ces soldats n'arrivaient pas à s'élever au niveau moral des combattants makhnovistes. Certes, ces derniers étaient d'avis qu'avec le temps on arriverait à les éduquer. Mais, dans les conditions de l'heure, on ne pouvait s'occuper d'eux. Et, pour ne pas porter préjudice à la bonne renommée de l'Armée insurrectionnelle, on les congédia.


10.7.2 Makhno et l'antisémitisme.
Une diffamation particulièrement ignoble fut lancée, entre autres, contre le mouvement makhnoviste en général et contre Makhno personnellement. Elle est répétée par de nombreux auteurs de tous camps et par des bavards de tout acabit. Les uns la répandent intentionnellement. D'autres - la plupart - la répètent, sans avoir le scrupule de contrôler les " on-dit " et d'examiner les faits de plus près.

On prétend que les makhnovistes, et Makhno lui-même, étaient imprégnés d'esprit antisémite , qu'ils poursuivaient et massacraient les Juifs, qu'ils favorisaient et même organisaient des pogromes. Les plus prudents reprochent à Makhno d'avoir été un antisémite " caché ", d'avoir toléré, " fermé les yeux " sinon sympathisé avec les actes d'antisémitisme commis par " ses bandes ".

Nous pourrions couvrir des dizaines de pages en apportant des preuves massives, irréfutables, de la fausseté de ces assertions. Nous pourrions citer des articles et des proclamations de Makhno et du Conseil des insurgés révolutionnaires contre cette honte de l'humanité qu'est l'antisémitisme. Nous pourrions raconter quelques actes de répression spontanée exercée par Makhno lui-même ou par d'autres makhnovistes, contre la moindre manifestation d'un esprit antisémite (de la part de quelques malheureux isolés, égarés) dans l'armée et parmi la population. (Dans ces cas, Makhno n'hésitait pas à réagir sur-le-champ personnellement et violemment, comme le ferait n'importe quel citoyen devant une injustice, un crime ou une violence flagrante.)

L'une des raisons de l'exécution de Grigorieff par les makhnovistes fut son antisémitisme et l'immense pogrome antijuif qu'il avait organisé à Elisabethgrad et qui coûta la vie à près de 3.000 personnes.

L'une des raisons du renvoi des anciens partisans de Grigorieff, incorporés tout d'abord dans l'armée insurrectionnelle, fut l'esprit antisémite que leur ancien chef avait réussi à leur inculquer.

Nous pourrions citer tonte une série de faits analogues et donner des documents authentiques prouvant abondamment le contraire de ce qui est insinué par les calomniateurs et soutenu par des gens sans scrupule. Pierre Archinoff en cite un certain nombre. Nous ne croyons pas utile de les répéter ici ni de nous étendre trop sur ce sujet, ce qui nous demanderait beaucoup de place. Et, d'ailleurs tout ce que nous avons dit du mouvement insurrectionnel démontre assez l'absurdité de l'accusation.

Notons sommairement quelques vérités essentielles :

1° Un rôle assez important fut tenu dans l'armée makhnoviste par des révolutionnaires d'origine juive.

2° Quelques membres de la Commission d'éducation et de propagande furent des Juifs.

3° A part les nombreux combattants juifs dans les diverses unités de l'armée, il y avait une batterie servie uniquement par des artilleurs juifs et un détachement d'infanterie juif.

4° Les colonies juives d'Ukraine fournirent à l'armée makhnoviste de nombreux volontaires.

5° D'une façon générale, la population juive, très nombreuse en Ukraine, prenait une part active et fraternelle à toute l'activité du mouvement. Les colonies agricoles juives, disséminées dans les districts de Marioupol, de Berdiansk, d'Alexandrovsk, etc., participaient aux assemblées régionales des paysans, des ouvriers et des partisans ; ils envoyaient leurs délégués au Conseil Révolutionnaire Militaire régional.

6° Les Juifs riches et réactionnaires eurent certainement à souffrir de l'armée makhnoviste, non pas en tant que Juifs, mais uniquement en tant que contre-révolutionnaires, de même que les réactionnaires non Juifs.

Ce que je tiens à reproduire ici, c'est le témoignage autorisé de l'éminent écrivain et historien juif, M. Tchérikover, avec qui j'eus l'occasion de m'entretenir de toutes ces questions, il y a quelques années, à Paris.

M. Tchérikover n'est ni révolutionnaire ni anarchiste. Il est simplement un historien scrupuleux, méticuleux, objectif. Depuis des années, il s'était spécialisé dans les recherches sur les persécutions des Juifs, sur les pogromes en Russie. Il a publié sur ce sujet des oeuvres fondamentales extraordinairement documentées et précises. Il recevait des témoignages, des documents, des récits, des précisions, des photographies, etc., de tous les coins du monde. Il a entendu des centaines de dépositions, officielles et privées. Et il contrôlait rigoureusement tous les faits signalés, avant d'en faire usage.

Voilà ce qu'il répondit, textuellement, à ma question s'il savait quelque chose de précis sur l'attitude de l'armée makhnoviste et de Makhno lui-même, particulièrement à l'égard de la population juive :

- J'ai eu, en effet, me dit-il, à m'occuper de cette question à plusieurs reprises. Voilà ma conclusion, sous réserve des témoignages exacts qui pourront m'arriver dans l'avenir : une armée est toujours une armée, quelle qu'elle soit. Toute armée commet, fatalement, des actes blâmables et répréhensibles, car il est matériellement impossible de contrôler et de surveiller chaque individu composant ces masses d'hommes arrachés à la vie saine et normale, lancés dans une existence et placés dans une ambiance qui déchaîne les mauvais instincts, autorise l'emploi de la violence et, très souvent, permet l'impunité. Vous le savez certainement aussi bien que moi. L'armée makhnoviste ne fait pas exception à cette règle. Elle a commis, elle aussi, des actes répréhensibles par-ci par-là. Mais - c'est important pour vous, et j'ai le plaisir de pouvoir vous le dire en toute certitude - dans l'ensemble, l'attitude de l'armée de Makhno n'est pas à comparer avec celle des autres armées qui ont opéré en Russie pendant les événements de 1917-1921. Je puis vous certifier deux faits, d'une façon absolument formelle :

1° Il est incontestable quel parmi toutes ces armées, y compris l'Armée Rouge, c'est l'armée de Makhno qui s'est comportée le mieux à l'égard de la population civile en général et de la population juive en particulier. J'ai là-dessus de nombreux témoignages irréfutables. La proportion des plaintes justifiées contre l'armée makhnoviste, en comparaison avec d'autres, est de peu d'importance.

2° Ne parlons pas des pogromes soi-disant organisés ou favorisés par Makhno lui-même. C'est une calomnie ou une erreur. Rien de cela n'existe.

Quant à l'armée makhnoviste comme telle, j'ai eu des indications et des dénonciations précises à ce sujet. Mais, jusqu'à ce jour au moins, chaque fois que j'ai voulu contrôler les faits, j'ai été obligé de constater qu'à la date indiquée aucun détachement makhnoviste ne pouvait se trouver au lieu indiqué , toute l'armée se trouvant loin de là. Cherchant des précisions, j'établissais ce fait, chaque fois, avec une certitude absolue : au lieu et à la date du pogrome, aucun détachement makhnoviste n'opérait ni ne se trouvait dans les parages. Pas une fois je ne pus constater la présence d'une unité makhnoviste à l'endroit eu un pogrome juif eut lieu. Par conséquent le pogrome ne fut pas l'oeuvre des makhnovistes.

Ce témoignage, absolument impartial et précis, est d'une importance capitale.

I1 confirme, entre autres, un fait que nous avons déjà signalé : la présence des bandes qui, commettant toutes sortes de méfaits et ne dédaignant pas les " profits " d'un pogrome juif, se couvraient du nom des " makhnovistes ". Seul un examen scrupuleux pouvait établir la confusion. Et il est hors de doute que, dans certains cas, la population elle-même était induite en erreur.

Et voici, avec son importance, un fait que le lecteur ne doit jamais perdre de vue.

Le mouvement " makhnoviste " fut loin d'être le seul mouvement révolutionnaire des masses en Ukraine. Ce ne fut que le mouvement le plus important, le plus conscient, le plus profondément populaire et révolutionnaire. D'autres mouvements du même type - moins vastes, moins nets, moins organisés - surgissaient constamment ça et là jusqu'au jour où le dernier cri libre fut étouffé par les bolcheviks : tel fut, par exemple, le mouvement dit " des verts ", dont la presse étrangère donna des échos et que l'on confond souvent avec le mouvement makhnoviste.

Moins conscients de leur véritable tâche que les insurgés de Goulaï-Polé, les combattants de ces diverses formations armées commettaient fréquemment des écarts et des excès regrettables. Et, très souvent, le mouvement makhnoviste (il avait " bon dos ") supportait les conséquences de cette inconduite.

Les bolcheviks reprochaient aux makhnovistes, entre autres, de ne pas avoir su réduire " ces diverses bandes chaotiques ", les englober dans un seul mouvement, les organiser, etc. Ce reproche fut un des exemples de l'hypocrisie bolcheviste. En réalité, ce qui inquiétait le plus le gouvernement soviétique, c'était, justement, l'éventualité d'un rassemblement de toutes les forces populaires révolutionnaires de l'Ukraine sous l'égide du mouvement makhnoviste. Aussi, les bolcheviks firent-ils leur possible pour l'empêcher. Après cela, reprocher aux makhnovistes de ne pas avoir su réaliser ce ralliement revient à reprocher à quelqu'un de ne pas pouvoir marcher après qu'on lui a lié les pieds.

Les makhnovistes auraient certainement fini par réunir sous leur étendard tous les mouvements populaires révolutionnaires du pays. C'était d'autant plus sûr que chacun de ces divers mouvements prêtait l'oreille à tout ce qui se passait dans le camp makhnoviste, considérant ce mouvement comme le plus important et puissant. Ce ne fut vraiment pas de leur faute si les makhnovistes ne purent remplir cette tâche dont la réalisation aurait pu changer la face des événements.

D'une façon générale, les insurgés makhnovistes - et aussi toute la population de la région insurgée et même au-delà - ne faisaient aucun cas de la nationalité des travailleurs.

Dès le début, le mouvement connu sous le nom de " Makhnovtchina " embrassa les masses pauvres, de toutes nationalités, habitant la région. La majeure partie consistait, naturellement, en paysans de nationalité ukrainienne. Six à huit pour cent étaient des travailleurs d'origine grand russienne. Venaient ensuite les Grecs, les Juifs, etc.

Paysans, ouvriers et partisans - lisons-nous dans une proclamation makhnoviste du mois de mai 1919 - vous savez que les travailleurs de toutes nationalités : Russes. Juifs, Polonais, Allemands, Arméniens, etc., croupissent tout pareillement dans l'abîme de la misère. Vous savez combien d'honnêtes et vaillants militants révolutionnaires juifs ont donné leur vie au cours de la lutte pour la Liberté. La Révolution et l'honneur des travailleurs nous obligent, tous, à crier aussi haut que nous le pouvons que nous faisons la guerre à un ennemi commun : au Capital et au principe de l'Autorité, qui oppriment également tous les travailleurs, qu'ils soient de nationalité russe, polonaise, juive ou autre. Nous devons proclamer partout que nos ennemis sont les exploiteurs et les oppresseurs de toutes nationalités : le fabricant russe, le maître de forges allemand, le banquier juif, le propriétaire foncier polonais... La bourgeoisie de tous les pays et de toutes les nationalités s'est unifiée pour une lutte acharnée contre la Révolution, contre les masses laborieuses de tout l'univers et de toutes les nationalités.
Formé par les exploités et fondu en une seule force par l'union naturelle des travailleurs, le mouvement makhnoviste fut imprégné, dès ses débuts, d'un sentiment profond de fraternité de tous les peuples. Pas un instant il ne fit appel aux sentiments nationaux ou " patriotiques ". Toute la lutte des makhnovistes contre le bolchevisme fut menée uniquement au nom des droits et des intérêts du Travail. Les préjugés nationaux n'avaient aucune prise sur la Makhnovtchina. Jamais personne ne s'intéressa à la nationalité de tel ou tel combattant, ni ne s'en inquiéta.

D'ailleurs, la véritable Révolution change fondamentalement les individus et les masses. A condition que ce soient effectivement les masses elles-mêmes qui la réalisent, à condition que leur liberté de chercher et d'agir reste intacte, à condition qu'on ne réussisse pas à leur barrer la route, l'élan des masses en révolution est illimité. Et l'on voit alors avec quelle simplicité, avec quelle facilité cet élan naturel emporte tous les préjugés, toutes les notions artificielles, tous les fantômes, pourtant amoncelés depuis des millénaires : fantôme national, épouvantail religieux, chimère autoritaire.


10.7.3 Les faiblesses réelles de Makhno et du mouvement.
Les bolcheviks portèrent enfin contre Makhno et contre le mouvement insurrectionnel une autre accusation : ils prétendirent que Makhno fut, sinon un " bandit ", du moins un aventurier du genre de Grigorieff, bien que plus intelligent, plus malin, plus " poli " que celui-ci. Ils affirmèrent que Makhno poursuivait, dans le mouvements des buts personnels, se couvrant de l'étiquette et de l'idéologie " anarchistes " ; qu'il faisait son " petit prince ", se moquant de tous les comités, commissions et conseils ; qu'il exerçait, en fait, une dictature personnelle implacable et que les militants d'idée qui participaient au mouvement se laissaient tromper, par naïveté ou à dessein ; qu'il réunit autour de lui toute une camarilla de " commandants " qui se permettaient, en cachette, des actes ignobles de violence, de débauche et de dépravation ; que Makhno couvrait ces actes et y participait à la barbe des " idéologues " qu'au fond il méprisait et dont il se moquait de même que de leurs idées, etc.

Nous touchons là un problème délicat. Car, là également, il y eut des faits qui donnèrent à ces accusations un semblant de véracité et dont les bolcheviks surent profiter admirablement.

En même temps nous touchons de près à certains défauts et faiblesses réels du mouvement et de son guide : défauts et faiblesses dont un examen plus approfondi est nécessaire dans l'intérêt même de la cause.

Nous avons énuméré plus haut, sommairement, les côtés faibles du mouvement. Nous avons fait allusion, également, à certaines défaillances personnelles de Makhno.

Pierre Archinoff, pour sa part, consacre au même sujet quelques lignes, ça et là.

Nous sommes d'avis que ces indications sommaires ne suffisent pas. Il est nécessaire d'insister sur certains points.

En examinant de prés le mouvement makhnoviste, il faut y distinguer trois catégories de défauts :

En premier lieu viennent ceux d'ordre général. Ils ne dépendaient pas de la volonté des participants et n'étaient imputables à personne. Ce furent surtout : la nécessité quasi perpétuelle de se battre et de changer de région, sans pouvoir se fixer nulle part ni, par conséquent, se consacrer à un travail positif suivi ; l'existence nécessaire d'une armée qui, fatalement, devenait de plus en plus professionnelle et permanente ; le manque, au sein de l'insurrection, d'un mouvement ouvrier vigoureux et organisé qui l'eût appuyé ; l'insuffisance des forces intellectuelles au service du mouvement.

En second lieu viennent certains défauts d'ordre individuel, mais dont on ne peut faire grief à personne : le manque d'instruction, l'insuffisance de connaissances théoriques et historiques - donc, fatalement, de larges vues d'ensemble - chez les animateurs du mouvement. Ajoutons à cela l'attitude trop confiante des makhnovistes à l'égard de l'Etat communiste et de ses procédés.

En dernier lieu viennent les défaillances tout à fait personnelles de Makhno et ses amis immédiats. Celles-ci sont parfaitement reprochables. Elles pouvaient être évitées.

Quant aux deux premières catégories, il ne serait pas d'une grande utilité de nous étendre sur elles après tout ce qui a déjà été dit.

Il y existe, cependant, un point qui doit retenir l'attention : c'est la longue existence d'une armée.

Toute armée, qu'elle qu'elle soit, est un mal. Même une armée libre et populaire, composée de volontaires et consacrée à la défense d'une noble tâche, est un danger. Devenue permanente, elle se détache fatalement du peuple et du travail ; elle perd le goût et l'habitude d'une vie saine et laborieuse ; petit à petit, imperceptiblement - et c'est d'autant plus dangereux - elle devient un ramassis de désoeuvrés qui acquièrent des penchants antisociaux, autoritaires, " dictatoriaux " ; elle prend goût à employer la violence, à faire valoir la force brutale, et ce dans des cas où un recours à de tels moyens est contraire à la tâche même qu'elle se flatte de défendre.

Ces défauts se développent surtout chez les chefs. Mais la masse des combattants est de plus en plus disposée à les suivre, presque inconsciemment, même quand ils n'ont pas raison.

C'est ainsi que, en fin de compte, toute armée devenue permanente tend à devenir un instrument d'injustice et d'oppression. Elle finit par oublier son rôle primitif et par se considérer comme une " valeur en soi ".

Il faut vraiment que - même dans une ambiance exceptionnellement saine et favorable - les animateurs et les chefs militaires d'un mouvement possèdent des qualités individuelles - spirituelles et morales - extrêmement élevées, au-delà de toute épreuve, de toute tentation, pour qu'on réussisse à éviter ces maux, ces égarements, ces écueils, ces dangers.

Makhno et les autres animateurs et organisateurs du mouvement et de l'Armée insurrectionnelle possédaient-ils ces qualités ? Surent-ils s'élever au-dessus de tout relâchement, de toute déchéance ? Surent-ils épargner à l'armée et au mouvement le spectacle de la " faillite des chefs " ?

Nous regrettons de devoir constater que les qualités morales de Makhno lui-même et de beaucoup de ses amis et collaborateurs ne furent pas entièrement à la hauteur de la tâche.

Lors de mon séjour à l'armée, j'ai souvent entendu dire que certains commandants - on parlait surtout de Kourilenko - étaient moralement plus désignés que Makhno pour animer et guider le mouvement dans son ensemble. On y ajoutait parfois que, même quant aux qualités militaires, Kourilenko - par exemple - ne le cédait en rien à Makhno et le dépassait certainement par la largeur de ses vues. Quand je demandais pourquoi, dans ce cas, Makhno restait à sa place, on me répondait que, pour certains traits de son caractère, Makhno était plus aimé, plus estimé par la masse ; qu'on le connaissait mieux, qu'on s'était depuis longtemps familiarisé avec lui, qu'il jouissait d'une confiance absolue, ce qui était très important pour le mouvement ; qu'il était plus " simple ", plus " copain ", plus " paysan ", plus " audacieux ", etc. (Je n'ai pas connu Kourilenko et n'ai pu me faire aucune opinion personnelle sur lui.)

De toutes façons, Makhno et plusieurs de ses amis manquèrent à certains devoirs moraux qu'à leur poste ils auraient dû remplir sans la moindre défaillance.

C'est là que nous touchons aux faiblesses irréelles du mouvement et aux défauts personnels de ses animateurs, faiblesses et défauts dont les manifestations donnèrent aux assertions des bolcheviks un semblant de véracité ; faiblesses et défauts qui nuisirent beaucoup au mouvement lui-même et à sa renommée.

Il ne faut pas se créer des illusions. Il serait insensé de se représenter un mouvement makhnoviste exempt de tout péché, s'épanouissant uniquement dans la lumière et l'héroïsme et ses animateurs planant au-dessus de toute défaillance, de tout reproche.

La " Makhnovtchina " fut réalisée et menée par des hommes. Comme toute oeuvre humaine, elle eut non seulement ses lumières, mais aussi ses ombres. Il est indispensable de nous pencher sur celles-ci, aussi bien pour satisfaire notre souci d'impartialité et de vérité que, surtout, pour tâcher de mieux comprendre l'ensemble et d'en tirer des avertissements et des déductions utiles.

Citons d'abord, Pierre Archinoff :

La personnalité de Makhno dit-il (p. 361) comporte beaucoup de traits d'un homme supérieur : esprit, volonté, hardiesse, énergie, activité. Ces traits réunis lui donnent un aspect imposant et le rendent remarquable, même parmi les révolutionnaires.
Cependant, Makhno manquait de connaissances théoriques, de savoir politique et historique. C'est pourquoi il lui arrivait souvent de ne pouvoir faire les généralisations et les déductions révolutionnaires qui s'imposaient, ou simplement de ne pas s'apercevoir de leur nécessité.
Le vaste mouvement de l'insurrection révolutionnaire exigeait impérieusement que de nouvelles formules sociales et révolutionnaires, adéquates à son essence, fussent trouvées. Par suite de son manque d'instruction théorique, Makhno ne suffisait pas toujours à cette tâche. Etant donnée la position qu'il occupait au centre de l'insurrection révolutionnaire, ce défaut se répercutait sur le mouvement.
Nous sommes d'avis que si Makhno avait possédé des connaissances plus étendues dans le domaine de l'histoire et des sciences politiques et sociales, l'insurrection révolutionnaire aurait eu à enregistrer, au lieu de certaines défaites, une série de victoires qui auraient joué un rôle énorme - peut-être même décisif - dans le développement de la Révolution russe.
C'est très juste. Mais ce n'est pas tout.
En outre - continue Pierre Archinoff - Makhno possédait un trait de caractère qui diminuait, parfois, ses qualités dominantes : de temps à autre, une certaine insouciance s'emparait de lui. Cet homme, plein d'énergie et de volonté, faisait parfois preuve, aux moments d'une gravité exceptionnelle et en face de nécessitées tout aussi exceptionnelles, d'une légèreté déplacée et ne témoignait pas de la perspicacité profonde exigée par le sérieux de la situation.
Ainsi, par exemple, les résultats de la victoire remportée en automne 1919 par les makhnovistes sur la contre-révolution de Dénikine ne furent ni mis suffisamment à profit, ni développés jusqu'aux proportions d'une insurrection panukrainienne, bien que le moment fût particulièrement favorable à cette tâche. La raison en fut, entre autres, un certain enivrement de la victoire ainsi qu'une forte dose d'un sentiment de sécurité - erroné - et d'insouciance : les guides de l'insurrection, Makhno en tête, s'installèrent dans la région libérée sans prendre suffisamment garde au danger blanc, qui persistait, ni au bolchevisme qui venait du Nord.
C'est tout à fait exact. mais ce n'est pas encore tout.

Nous avons le devoir de compléter Archinoff quant à cette " insouciance " à laquelle il fait à peine allusion. Car, d'une part, cette insouciance était, très souvent, la conséquence d'une autre faiblesse et, d'autre part, ces faillites morales acculaient Makhno, fréquemment, à une véritable déchéance dont le mouvement se ressentait incontestablement.

Le paradoxal du caractère de Makhno fut qu'à côté d'une force de volonté et de caractère supérieure, cet homme ne savait point résister à certaines faiblesses et tentations qui l'entraînaient et où il entraînait derrière lui plusieurs amis et collaborateurs. (Parfois, c'étaient ces derniers qui l'en traînaient et alors il ne savait pas s'y opposer résolument.)

Son plus grand défaut fut certainement l'abus de l'alcool. Il s'y habitua peu à peu. A certaines périodes, c'était lamentable.

L'état d'ébriété se manifestait chez lui surtout dans le domaine moral. Physiquement, il ne chancelait pas. Mais, sous l'influence de l'alcool, il devenait méchant, surexcité, injuste, intraitable, violent. Combien de fois - lors de mon séjour à l'armée - je le quittai désespéré, n'ayant pu rien tirer de raisonnable de cet homme à cause de son état anormal, et cela dans des affaires d'une certaine gravité ! Et, à certaines époques, cet état devenait presque... un état " normal " !...

Le second défaut de Makhno et de beaucoup de ses intimes - commandants et autres - fut leur attitude à l'égard des femmes. En état d'ébriété surtout, ces hommes se permettaient des actes inadmissibles - odieux serait souvent le vrai mot - allant jusqu'à des sortes d'orgies auxquelles certaines femmes étaient obligées de participer.

Inutile de dire que ces actes de débauche produisaient un effet démoralisant sur ceux qui en avaient connaissance. La bonne renommée du commandement en souffrait.

Cette inconduite morale entraînait fatalement d'autres excès et abus. Sous l'influence de l'alcool, Makhno devenait irresponsable de ses actes : il perdait le contrôle de lui-même. Alors, c'était le caprice personnel, souvent appuyé par la violence, qui, brusquement, remplaçait le devoir révolutionnaire c'étaient l'arbitraires les incartades absurdes, les coups de tête, les " singeries dictatoriales " d'un chef armé, qui se substituaient étrangement au calme, à la réflexion, à la clairvoyance, à la dignité personnelle, à la maîtrise de soi, au respect d'autrui et de la cause, qualités qui n'auraient jamais dû abandonner un homme comme Makhno.

Le résultat inévitable de ces égarements et aberrations fut un excès du " sentiment guerrier " qui aboutit à la formation d'une sorte de " clique militaire " - ou de " camarilla " - autour de Makhno. Cette clique se permettait parfois de prendre des décisions et de commettre des actes sans tenir compte de l'avis du Conseil ou d'autres institutions. Elle perdait la juste notion des choses. Elle manifestait du mépris vis-à-vis de tout ce qui se trouvait en dehors d'elle-même. Elle se détachait de plus en plus de la masse des combattants et de la population laborieuse.

Pour appuyer mes dires, je citerai un épisode parmi ceux dont je fus, plus d'une fois, témoin.

Un soir, le Conseil s'étant plaint de l'inconduite de certains commandants, Makhno vint en pleine séance. Il était en état d'ébriété, donc surexcité au paroxysme. Il sortit son revolver, le braqua sur l'assistance et, en l'agitant de droite à gauche et de gauche à droite devant les membres de l'assemblée, les injuria grossièrement. Après quoi il sortit, sans vouloir entendre aucune explication.

Même si la plainte s'était mal fondée, le moyen d'y répondre méritait lui-même plus qu'une plainte.

Je pourrais y ajouter d'autres épisodes du même genre.

Gardons-nous, cependant, d'exagérer les ombres, après avoir évité de porter trop haut les lumières.

D'abord, d'après Archinoff, " la personnalité de Makhno grandissait et se développait au fur et à mesure que croissait la Révolution. Chaque année il devenait plus profond et plus conscient de sa tâche. En 1921 il avait beaucoup gagné en profondeur, par comparaison aux années 1918-1919 ".

Ensuite, les actes d'inconduite de Makhno et de certains de ses amis étaient, tout de même, des actes isolés et sporadiques, plus ou moins compensés par tout un ensemble d'exploits hautement méritoires. Il ne faut pas y voir une " ligne de conduite " : ce ne furent que des écarts.

Ce qui importe, justement, c'est qu'il ne s'agissait pas là de l'attitude calculée, permanente, rigide - d'un gouvernement qui, s'appuyant régulièrement sur une force coercitive, s'imposerait à jamais et à toute la communauté. Dans l'ambiance générale de liberté et en raison de cette base - un vaste mouvement populaire conscient - le mal ne pouvait être qu'une plaie localisée dont la suppuration ne pouvant empoisonner l'organisme entier.

Et, en effet, une résistance sérieuse se fit rapidement jour contre les déviations de Makhno et de " la clique ", aussi bien au sein du groupe même des commandants que dans la masse des insurgés. A plusieurs reprises on tint tête à Makhno et on lui fit carrément sentir la gravité de son inconduite. Il faut dire à son honneur que, généralement, il en convenait et s'efforçait de se perfectionner. " Il ne faut pas oublier - dit avec juste raison P. Archinoff - les conditions défavorables dans lesquelles il (Makhno) avait vécu dès son enfance, les défauts du milieu qui l'entourait dès ses premières années : un manque presque complet d'instruction parmi ceux qui l'environnaient et, ensuite, un manque complet d'aide éclairée et d'expérience dans sa lutte sociale et révolutionnaire. "

Ce qui fut le point le plus important, c'est l'atmosphère générale du mouvement. En fin de compte, ce n'étaient ni Makhno ni les commandants qui comptaient : c'était la masse. Elle conservait toute son indépendance, toute sa liberté d'opinion et d'action. On peut être sûr que, dans cette ambiance générale d'un mouvement libre, l'activité de la masse eût fini par avoir raison des écarts des " chefs ".

Justement, pour que ce frein, cette résistance aux écarts des individus, cette " localisation " du mal soient toujours possibles, la liberté entière d'opinion et d'action des masses laborieuses doit être et rester la conquête la plus importante, la plus absolue et imprescriptible de la Révolution.

Combien de fois, lors de mon séjour en Ukraine, je pus observer face à l'attitude blâmable de certains " chefs ", la réaction simple et saine des masses, tant que celles-ci étaient libres ! Et combien de fois je repensai ceci : " ce n'est pas le " chef ", ce n'est pas le " commandant ", ce n'est pas le révolutionnaire professionnel, ce n'est pas " l'élite " qui comptent dans une véritable Révolution : c'est la masse révolutionnaire. C'est en elle que gît la Vérité... et le Salut. Le rôle de l'animateur, du vrai " chef ", du vrai révolutionnaire, de " l'élite ", est d'aider la masse et de rester à la hauteur de la tâche " !

Que les révolutionnaires y réfléchissent bien !

Il n'y a donc pas lieu de " gonfler " les faiblesses du mouvement makhnoviste jusqu'aux proportions qu'elles ont prises sous la plume des bolcheviks. Ceux-ci ont sciemment exagéré et défiguré les fautes de quelques-uns dans le but de discréditer le mouvement tout entier. Et, d'ailleurs, les chefs bolchevistes n'avaient qu'à se regarder eux-mêmes.

Mais, incontestablement, certaines de ces fautes et de ces insuffisances ont momentanément affaibli le mouvement.

Qui sait quelle eût été la tournure des événements - malgré tous les obstacles et les difficultés - si ce mouvement avait été guidé, dès le début, d'une façon plus clairvoyante, plus conséquente plus vaste, en peu de mots : plus digne de la tâche ?

Les efforts fournis par les makhnovistes dans leur lutte contre Dénikine furent énormes.
L'héroïsme qu'ils y déployèrent durant les derniers mois fit l'admiration de tous. Sur toute l'imposante étendue des régions libérées ils furent les seuls à faire retentir les roulements du tonnerre révolutionnaire et à préparer une fosse à la contre-révolution dénikinienne. C'est ainsi que les masses du peuple entendirent les événements, tant dans les villes qu'à la campagne.
Mais cette circonstance même contribua à entretenir parmi beaucoup de makhnovistes la ferme certitude qu'ils étaient désormais garantis contre toute provocation de la part des bolcheviks ; que l'Armée Rouge qui - à ce moment-là - descendait du Nord, comprendrait combien les calomnies du parti communiste à l'égard des makhnovistes étaient peu fondées ; que cette armée ne prêterait plus l'oreille à une nouvelle supercherie, à une nouvelle provocation ; qu'elle ferait, au contraire, cause commune avec les makhnovistes dès qu'elle se trouverait face à face avec eux.
L'optimisme de certains makhnovistes allait jusqu'à croire invraisemblable que le parti communiste osât organiser un nouvel attentat contre le peuple libre, les tendances makhnovistes étant manifestement acquises par les vastes masses du pays.
L'activité militaire et révolutionnaire des makhnovistes allait de pair avec cet état d'esprit. Ils se bornèrent à occuper une partie de la région du Dniéper et du Donetz. Ils ne cherchèrent pas à avancer vers le Nord et à s'y consolider. Ils pensaient que lorsque la rencontre des deux armées serait un fait accompli, la tactique qu'il conviendrait d'adopter se préciserait d'elle-même.
Cet optimisme ne correspondait pas à la situation telle qu'elle se formait en Ukraine. Et c'est pourquoi les résultats obtenus ne furent pas ceux que les makhnovistes espéraient.
(...)
L'anéantissement de la contre-révolution de Dénikine constituait certes en automne 1919, l'une des tâches principales de la Makhnovtchina comme, d'ailleurs, de toute la Révolution russe. Cette tâche, les makhnovistes la remplirent jusqu'au bout. Mais elle ne constituait pas toute la mission échue, du fait de la Révolution, aux makhnovistes lors de cette période tragique. Le pays en révolution libéré des troupes de Dénikine, exigeait impérieusement une organisation de défense immédiate sur toute son étendue. Sans cette défense, le pays et toutes les possibilités révolutionnaires qui s'ouvraient devant lui après la liquidation de la Dénikintchina risquaient quotidiennement d'être écrasés par les armées étatistes des bolcheviks, qui s'étaient élancées en Ukraine à la poursuite des troupes de Dénikine battant en retraite.
(...)
Jamais, en aucun cas, le bolchevisme ne saurait admettre l'existence libre d'un mouvement populaire d'en bas, des masses elles-mêmes, tel que la Makhnovtchina. Quelle que fût l'opinion des masses ouvrières et paysannes, le bolchevisme ne se serait pas gêné, au premier contact avec le mouvement, non seulement pour passer outre, mais encore pour tout faire afin de le garrotter et l'anéantir. C'est pourquoi les makhnovistes, placés au coeur des événements et des mouvements populaires en Ukraine, auraient dû commencer par prendre d'avance toutes les mesures nécessaires pour être garantis contre une pareille éventualité.
(...)
Il est donc incontestable que l'une des tâches historiques, imposées en automne 1919 à la Makhnovtchina par les événements, fut la création d'une armée révolutionnaire d'une puissance suffisante pour permettre au peuple révolutionnaire de défendre sa liberté, non seulement dans une région isolée et limitée, mais sur tout le territoire de l'insurrection Ukrainienne.
Au moment de la lutte acharnée contre Dénikine, ce n'eût pas été, assurément tâche aisée ; mais elle était historiquement nécessaire et parfaitement réalisable, la majeure partie de l'Ukraine se trouvant en pleine insurrection et penchant vers la Makhnovtchina. Des détachements d'insurgés venaient se joindre aux makhnovistes, arrivant non seulement de la partie méridionale du pays, mais aussi du Nord (comme, par exemple, les troupes de Bibik, qui occupaient Poltava). Certains détachements de l'Armée Rouge arrivaient de la Russie centrale, avides de combattre pour la Révolution Sociale sous les drapeaux de la Makhnovtchina. (Entre autres, les troupes assez nombreuses commandées par Ogarkoff, venant du gouvernement d'Orel pour se joindre aux makhnovistes. Elles arrivèrent vers la fin d'octobre à Ekatérinoslaw après avoir eu en route force batailles contre les armées des bolcheviks aussi bien que contre celles de Dénikine.)
L'étendard de la Makhnovtchina se dressait spontanément et flottait sur l'Ukraine tout entière. Il n'y avait qu'à prendre les mesures nécessaires pour organiser le tout, pour fondre toutes les nombreuses formes armées - qui se remuaient sur toute l'étendue de l'Ukraine - en une seule et puissante armée populaire révolutionnaire qui aurait monté la garde autour du territoire de la Révolution.
Une telle force, défendant ce territoire en entier, et non pas seulement une région étroite et limitée, aurait servi d'argument le plus persuasif contre les bolcheviks, accoutumés à opérer et à compter avec la force.
Cependant, l'enivrement de la victoire remportée et une certaine dose d'insouciance empêchèrent les makhnovistes de créer en temps opportun une force de ce genre. C'est pourquoi, dès que l'armée bolcheviste fit son entrée en Ukraine, ils se virent dans l'obligation de se retrancher dans la région limitée de Goulaï-Polé. Ce fut une faute de guerre grave : faute dont les bolcheviks ne tardèrent pas à tirer profit et dont les suites retombèrent lourdement sur les makhnovistes et avec eux sur toute la Révolution en Ukraine. - (P. Archinoff, op. cit . pp. 253-259.)
Sans être obligés de nous trouver d'accord avec l'auteur sur tous les points, nous devons convenir avec lui qu'en raison de certaines défaillances graves, des problèmes d'une importance capitale ne furent pas envisages et des tâches impérieuses ne furent pas remplies.

Prêt à clore ce dernier chapitre - que je considère comme le plus important et le plus suggestif - je veux adresser quelques paroles à ceux qui, par leurs dispositions, par leur situation ou pour d'autres raisons, envisagent dès à présent la tâche de concourir à l'organisation d'un mouvement populaire dans sa période initiale, de l'animer, de l'aider .

Qu'ils ne se bornent pas à une simple lecture de cette épopée des masses ukrainiennes ! Qu'ils réfléchissent longuement. Qu'ils réfléchissent surtout aux faiblesses et aux erreurs de cette Révolution populaire : ils ne manqueront pas d'y puiser des enseignements à retenir.

La tâche sera ardue. Parmi d'autres problèmes à résoudre dès à présent, parmi d'autres difficultés à surmonter et à éliminer autant que possible à l'avance, il leur faudra envisager - éventuellement - le moyen de réconcilier la nécessité de défendre la vraie Révolution à l'aide d'une force armée avec celle d'éviter les maux qu'une force armée engendre.

Oui, qu'ils y réfléchissent bien et qu'ils s'efforcent d'établir à cet effet, dès à présent, certains principes fondamentaux de leur future action !

Le temps presse. Leurs conclusions pourront leur être utiles plus vite qu'ils ne le pensent.


10.8 Testament de la Makhnovtchina aux travailleurs du monde
Terminons par ces quelques paroles de Pierre Archinoff, dans la Conclusion de son livre, paroles auxquelles nous nous associons pleinement :
L'histoire qui vient d'être narrée est loin de donner une image du mouvement dans toute sa grandeur. Nous n'avons retracé - et encore fort sommairement - que l'histoire d'un seul courant de ce mouvement, le plus important il est vrai, sorti de la région de Goulaï-Polé. Mais ce courant ne formait qu'une partie d'un vaste ensemble.
(...)
Si nous avions pu suivre lé courant de toutes les ramifications de la Makhnovtchina à travers toute l'Ukraine ; si nous avions pu retracer l'histoire de chacune d'elles ; les relier ensuite en un seul faisceau et les éclairer d'une lumière commune et égale, nous aurions obtenu un tableau grandiose d'un peuple de plusieurs millions d'hommes en révolution ; peuple luttant, sous l'étendard de la Makhnovtchina, pour les idées fondamentales de la véritable Révolution Sociale : la vraie liberté et la vraie égalité.
Nous espérons qu'une histoire plus détaillée et plus complète du mouvement makhnoviste remplira cette tâche un jour...
La Makhnovtchina est universelle et immortelle.
(...)
Là où les masses laborieuses ne se laisseront pas subjuguer, là où elles cultiveront l'amour de l'indépendance, là où elles concentreront et fixeront leur esprit et leur volonté de classe, elles créeront toujours leurs propres mouvements sociaux historiques, elles agiront selon leur propre entendement. C'est ce qui constitue la véritable essence de ta Makhnovtchina.
La tragédie sanglante des paysans et des ouvriers russes ne saurait passer sans laisser des traces. Plus que toute autre chose, la pratique du socialisme en Russie a démontré que les classes laborieuses n'ont pas d'amis, qu'elles n'ont que des ennemis qui cherchent à s'emparer des fruits de leur travail. Le socialisme étatiste a démontré pleinement qu'il se range, lui aussi, au nombre de leurs ennemis. Cette idée s'implantera de plus en plus fermement, d'année en année, dans la conscience des masses du peuple.
Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs.
Tel est le mot d'ordre légué par la Makhnovtchina russe aux travailleurs du monde.
Fin
NOTES

(1) Pierre Archinoff, libertaire russe, membre de la Fédération de Moscou à l'époque, participa au mouvement d'Ukraine pendant presque toute sa durée.
(2) Un des plus grands écrivains russes, N. Gogol (1809-1852), a peint admirablement la vie et les murs du " Zaporojié " dans son magnifique romans Tarass Boulba .

(3) Voir, par exemple, certaines " oeuvres " de Joseph Kessel.

(4) C'est en prison que Makhno lia connaissance avec P. Archinoff, condamné, comme lui, aux travaux forcés en tant qu'anarchiste. Et ce fut Archinoff, relativement beaucoup plus instruit, qui l'aida dans ses études.

(5) Ce fut au lendemain de la brutale répression d'avril (voir Livre premier, chap. II, Répression). Dans sa conversation avec Makhno, Lénine fit une brève allusion à cet événement, prétendant que les anarchistes de Moscou " hébergeaient des bandits de partout ". Makhno demanda à Lénine si l'on en avait des preuves palpables. Après une réponse évasive de Lénine - il invoqua la compétence de la Tchéka - la conversation fut coupée par l'intervention d'un bolchevik sur un autre sujet. Il n'en sortit donc rien de clair.

(6) Cette commune fut détruite les 9 et 10 juin 1919 par les bolcheviks, lors de leur campagne générale contre la région makhnoviste.

(7) Cette clause constituait une précaution de la part des makhnovistes. Ils craignaient, en effet, que, sous un prétexte quelconque, le commandement rouge n'envoie l'Armée insurrectionnelle sur un autre front afin d'établir sans inconvénient le Pouvoir bolcheviste dans la région. Comme le lecteur le verra par la suite, cette crainte fut pleinement justifiée par les événements ultérieurs.

(8) Le surnom de " Père Makhno " fut donné à Makhno après l'unification du mouvement. Le qualificatif " père " ( " batko ", en ukrainien) est fréquemment ajouté au nom, en Ukraine, lorsqu'il s'agît d'une personne âgée ou respectée. Il ne comporte aucun sens autoritaire.

(9) La nuit tombée, je suivais seul - quelque peu en retard sur mes camarades - à cheval, mais lentement, cette route de calvaire des régiments dénikiniens. Je n'oublierai jamais le tableau fantasmagorique de ces centaines de corps humains, sauvagement abattus en pleine jeunesse, gisant - sous le ciel étoilé - le long de la route, isolément ou entassés les uns sur les autres, en des poses infiniment variées et infiniment étranges : corps déshabillés jusqu'au linge ou même nus, couverts de poussière et de sang, mais exsangues et verdâtres sous la pâle lueur des astres. Plusieurs d'entre eux manquaient de bras, d'autres étaient horriblement défigurés ; quelques-uns n'avaient pas de tête ; certains étaient fendus en deux tronçons presque entièrement séparés par un coup de sabre terrible...
De temps à autre, je descendais de cheval, je me penchais, anxieux, sur ces corps muets et immobiles, déjà rigides. Comme si j'espérais pénétrer un mystère impossible !... " Voilà ce que nous serions tous à cette heure-ci s'ils l'avaient emporté, pensai-je. Destin ? Hasard ? Justice ?... "
Le lendemain, les paysans des environs enterrèrent tous ces débris dans une vaste fosse commune, à côté de la route.

(10) Dans certaines villes les makhnovistes nommaient un " commandant ". Ses fonctions consistaient uniquement à servir de trait d'union entre les troupes et la population, à faire savoir à cette dernière certaines mesures, dictées par les nécessités de la guerre et pouvant avoir une certaine répercussion sur la vie des habitants, que le commandant militaire jugeait opportun de prendre. Ces commandants ne disposaient d'aucune autorité sur la population et ne devaient se mêler en aucune façon à la vie civile de celle-ci.

(11) On parle ici des partis ou autres organisations socialistes , non pas parce qu'on voulait enlever ce droit aux non socialistes , mais uniquement parce qu'en pleine révolution populaire les éléments de droite n'entraient pas en jeu. Il n'en était même pas question. Il était naturel que la bourgeoisie n'osât pas, dans les conditions créées, éditer sa presse et que les ouvriers typographes, maîtres des imprimeries, refusassent carrément de l'imprimer. Ce n'était donc pas la peine d'en parler. L'accent logique tombe sur " tous " et non pas sur " socialistes ". Si, néanmoins, les réactionnaires réussissaient à imprimer et à publier leurs oeuvres, personne ne s'en inquiétait. Car, dans l'ambiance nouvelle, le fait ne représentait aucun danger.

(12) Pérékop : isthme très étroit - et très accidenté - qui relie la presqu'île de Crimée au continent.

(13) C'est à ce moment-là que Makhno exigea par télégramme, la mise en liberté immédiate de Tchoubenko et la mienne - j'avais été emprisonné fin décembre 1919 - et que les bolcheviks me vantèrent les qualités combatives de l'armée makhnoviste.

(14) Francisco Ferrer , célèbre libre-penseur espagnol, fondateur d'un système d'enseignement et d'éducation libres. Objet d'une haine farouche de la part de Eglise catholique, il fut accusé faussement, sur l'instigation de celle-ci, d'avoir pris part à des complots révolutionnaires et périt fusillé en 1909. Son exécution provoqua de vastes mouvements de protestation dans le monde entier. Francisco Ferrer se disait anarchiste.

(15) Frounzé cite plusieurs cas où les soldats de l'Armée Rouge auraient été désarmés et même tués par les makhnovistes . Or, tous les cas dont il parle fument examinés de près par lui-même, par Rakovsky et par les représentants des makhnovistes, à Kharkov. Il fut établi d'une façon incontestable : 1° que l'armée makhnoviste n'avait été pour rien dans ces méfaits ; 2° que si des actes hostiles à l'égard de l'armée furent commis par certains détachements militaires ne faisant pas partie de l'armée makhnoviste, cela venait surtout de ce que les autorités soviétiques avaient négligé de publier, en temps opportun et d'une manière intelligible, leur accord avec les insurgés. En effet, on savait que de nombreux détachements militaires isolés, non incorporés à l'armée makhnoviste (nous serons obligés de revenir sur ce sujet un peu plus loin dans un autre ordre d'idées), opéraient ça et là en Ukraine. La plupart de ces détachements tout en agissant à leur gré, prêtaient l'oreille, néanmoins, à l'opinion et à l'attitude de l'Armée insurrectionnelle. Ils auraient certainement cessé toute hostilité contre les autorités et les armées soviétiques s'ils avaient eu connaissance de l'accord conclu avec les makhnovistes.
Frounzé cherche à justifier son ordre à la manière des jésuites, avec des arguments plausibles en apparence, mais faux en réalité. Car, il ne peut avouer le seul argument vrai : le désir des bolcheviks de se débarrasser définitivement de l'armée et du mouvement makhnovistes, du moment que le Pouvoir bolcheviste n'avait plus besoin de l'Armée insurrectionnelle. S'il l'avouait, il lui faudrait en donner les raisons. Mais alors les mensonges du gouvernement et son attitude véritable à l'égard des masses laborieuses seraient dévoilés. Cette nécessité de cacher en peuple la vraie raison de la rupture est 1e meilleur aveu, la meilleure preuve de l'esprit antipopulaire, antisocial et antirévolutionnaire de toute la " politique " bolcheviste. Si cette attitude et cette politique étaient loyales et justes, pourquoi cherchait-on à donner le change ?

(16) N'oublions pas que cette armée tenait à rester une armée, avec le devoir de ne jamais perdre l'espoir d'être encore utile à la cause. C'était la seule raison qui l'incitait à persister dans son effort surhumain. -VOLINE.

(17) Le lecteur se rappellera que ce fut le moment de la révolte de Cronstadt. On a supposé à tort que les bolcheviks ont soutenu à dessein cette thèse que Makhno avait participé indirectement à ce mouvement.

(18) Comme nous l'avons dit, Makhno avait été blessé par une balle qui lui avant fracassé une cheville. Il ne montait donc à cheval que dans les cas d'extrême nécessité.

(19) Makhno veut dire : ne sachant pas qu'il ne faut jamais pousser de pareils cris en pleine bataille.

(20) Exception faite des milieux libertaires et de quelques cercles particuliers.

(21) Son camarade et ami, Dvigomiroff, rentré, lui aussi, de d'Amérique et uvrant comme propagandiste parmi les paysans de la région de Tchernigov, fut saisi traîtreusement et fusillé vers la même époque.

(22) Il arriva en Russie en même temps qu'Alexandra Berkman et Emma Goldman, deux vieux anarchistes fort connus, dont il a été question au chapitre de Cronstadt.


Voline

Merci à l'équipe B@[bel]