Une tâche réussit pleinement au " pouvoir soviétique ": au printemps 1918, il avait déjà poussé assez loin l'organisation de ses cadres gouvernementaux et étatistes - cadres policiers, militaires et ceux de la bureaucratie " soviétique ". La base de la dictature était ainsi créée, suffisamment solide, entièrement soumise à ceux qui l'avaient établie et qui l'entretenaient. Il était possible de compter sur elle.C'est avec ces forces de coercition, disciplinées et déjà aveuglément obéissantes, que le gouvernement bolcheviste brisa quelques tentatives d'action indépendante, esquissées çà et là.
C'est à l'aide de ses forces, rapidement accrues, qu'il finit par soumettre les masses à sa farouche dictature.
Et c'est avec les mêmes forces, dès qu'il fut sûr de l'obéissance sans réserve et de la passivité de la majeure partie de la population, qu'il se retourna contre les anarchistes.
Pendant les journées révolutionnaires d'octobre, la tactique des bolcheviks vis-à-vis des anarchistes se réduisait à ceci : utiliser au maximum ces derniers comme éléments de combat et de " destruction " en les aidant, dans la mesure nécessaire (en armements, etc ), mais en les surveillant de près.
Aussitôt la victoire acquise et le pouvoir conquis, le gouvernement bolcheviste changea de méthode.
Citons un exemple frappant.
Pendant les durs combats de Moscou en octobre 1917, l'état-major des " Dvintzi " (régiment de Dvinsk déjà cité), était installé dans les locaux du Soviet de Moscou. Au cours des événements, un " Comité révolutionnaire " bolcheviste s'établit aussi à Moscou et se proclama " pouvoir suprême ". Et aussitôt, l'état-major des " Dvintzi " (connu comme " anarchiste ") devint l'objet de la surveillance, des soupçons et de la méfiance du " Comité ".
Un filet d'espionnage fut tendu autour de lui. Une sorte de blocus entrava ses mouvements.
Gratchoff (anarchiste qui commandait le régiment) voyait bien que les bolcheviks étaient préoccupés, non pas de la vraie Révolution et des problèmes immédiats, mais uniquement des rivalités et de la prise du pouvoir. Il pressentait qu'ils allaient châtrer la Révolution et la mener à la ruine. Une profonde angoisse l'étreignait. Il se demandait en vain comment saisir et arrêter à temps la main criminelle du nouveau pouvoir, prête à placer un garrot autour de la Révolution. Il se concerta avec quelques camarades, hélas, impuissants comme lui !
A défaut de mieux, il eut l'idée d'armer les travailleurs le mieux possible. Il remit à plusieurs usines des fusils, des mitrailleuses, des cartouches. Il espérait ainsi pouvoir préparer les masses à une révolte éventuelle contre les nouveaux imposteurs.
Il périt bientôt, subitement. Appelé par les autorités bolchevistes à Nijni-Novgorod, " pour affaires d'ordre militaire ", il y fut tué d'un coup de feu, dans des circonstances fort mystérieuses, soi-disant accidentelles, par un soldat ne sachant pas encore manier le fusil.
Certains indices nous permettent de supposer qu'il fut assassiné par un mercenaire à la solde du pouvoir " soviétique ".
(Les circonstances de la mort de l'anarchiste Durruti en Espagne, en 1936, rappellent étrangement le cas Gratchoff.)
Par la suite, tous les régiments révolutionnaires de Pétrograd et de Moscou ayant participé aux combats d'octobre furent désarmés par les autorités bolchevistes.
A Moscou, le premier régiment désarmé (de force) fut celui de Dvinsk.
Et un peu plus tard, sur toute l'étendue du pays, tous les citoyens sans exception, y compris les travailleurs et leurs organisations, furent sommés, sous peine de mort, de remettre leurs armes aux autorités militaires bolchevistes.
C'est au printemps de 1918 que les persécutions des anarchistes par le gouvernement " communiste " furent déclenchées d'une façon générale, méthodique et décisive.La paix de Brest-Litovsk conclue, le gouvernement se sentit assez solide pour entreprendre une lutte à fond contre ses adversaires " de gauche " (socialistes-révolutionnaires de gauche et anarchistes).
Il lui fallait agir avec méthode et prudence.
Tout d'abord, la presse communiste, sur l'ordre du gouvernement, entreprit contre les anarchistes une campagne de calomnies et de fausses accusations, de jour en jour plus violente. En même temps on préparait activement le terrain dans les usines, à l'armée et dans le public, par des meetings et des conférences. On tâtait partout l'esprit des masses.
Bientôt, le gouvernement acquit la certitude qu'il pouvait compter sur ses troupes et que les masses resteraient plus ou moins indifférentes ou impuissantes.
Dans la nuit du 12 avril, sous un prétexte faux et absurde, toutes les organisations anarchistes de Moscou - principalement la " Fédération des Groupes Anarchistes de Moscou " - furent attaquées et saccagées par des forces policières et militaires. Pendant quelques heures, 1a capitale prit l'aspect d'une ville en état de siège. Même l'artillerie participa à 1' " action ".
Cette opération servit de signal à la mise à sac des organisations libertaires à peu près dans toutes les villes importantes du pays. Comme toujours les autorités provinciales dépassèrent en zèle celles de la capitale.
Trotsky qui, depuis deux semaines, préparait le coup et menait en personne, dans les régiments, une agitation déchaînée contre les " anarcho-bandits ", eut la satisfaction de pouvoir faire sa fameuse déclaration : " Enfin, le pouvoir soviétique débarrasse, avec un balai de fer, la Russie de l'anarchisme ! "
Eternelle et cruelle ironie de l'histoire humaine : quinze ans après, Staline emploiera la même formule et appliquera le même " balai de fer " au... trotskysme, à la grande indignation de Trotsky.
J'avoue avoir éprouvé quelque sentiment de satisfaction devant cette sorte de justice immanent (1) .
Cependant, cette première agression ne fut qu'un timide début, un " essai ", une " ébauche ".
L'idée même de l'anarchisme ne fut pas encore déclarée hors la loi. Une certaine liberté de parole de presse, ou plutôt, de profession de foi très restreinte, il est vrai, subsista. Par-ci par-là un certain travail libertaire restait encore possible. Dans une mesure relative, des organisations libertaires - ombres pâles du passé - se remirent de la " catastrophe " et reprirent leur activité.
En attendant, le gouvernement bolcheviste foudroya le parti socialiste-révolutionnaire (de même que d'autres fractions de gauche, les " maximalistes ", etc.). Nous nous en occuperons beaucoup moins, ces autres luttes n'ayant ni la même envergure ni le même intérêt que celle menée contre les anarchistes. On peut considérer le duel entre les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche comme une lutte entre deux partis politiques en vue de la prise du pouvoir, ce qui ne présente qu'un intérêt médiocre pour nous.
Notons, toutefois, qu'après s'être débarrassé, au sein du gouvernement, de quelques membres du parti socialiste-révolutionnaire, le parti communiste lui fit une guerre sans merci. A partir de l'été 1918, les socialistes-révolutionnaires de gauche se trouvèrent dans la situation de hors-la-loi. Bientôt, ils disparurent en tant que parti. Individuellement, leurs militants furent traqués à travers le pays et supprimés jusqu'au dernier. Le sort tragique de la malheureuse Marie Spiridonova représente une des pages les plus effarantes de cette répression inhumaine. Arrêtée, traînée de prison en prison, torturée moralement et, peut-être physiquement aussi, elle a dû finir ses jours dans quelque cellule infecte, sinon dans une cave, sous les balles des " tchékistes " (Je manque d'indications précises sur son sort). Et combien d'autres militants du parti, dont l'unique tort fut de concevoir autrement les tâches et les voies de la Révolution, ont dû subir le même sort !
En 1919-1920, les protestations et les mouvements des ouvriers et des paysans (déjà esquissés en 1918) s'accrurent contre les procédés monopolisateurs et terroristes du pouvoir " soviétique " à leur égard. Le gouvernement, de plus en plus implacable et cynique dans son despotisme, répondit par des représailles toujours plus accentuées.Naturellement, les anarchistes étaient, de nouveau, corps et âme avec les masses trompées, opprimées, en lutte ouverte. Soutenant les ouvriers, ils exigeaient pour les travailleurs et leurs organisations le droit de guider la production eux-mêmes, librement, sans intervention des politiciens. Soutenant les paysans, ils revendiquaient pour ceux-ci l'indépendance, l'auto-administration, le droit de traiter librement et directement avec les ouvriers. Au nom des uns et des autres, ils réclamaient la restitution de ce que les travailleurs avaient conquis par la Révolution, de ce dont ils étaient " frustrés " par le pouvoir " communiste ", notamment la restauration du " vrai régime soviétique libre ", le rétablissement des " libertés politiques " pour tous les courants révolutionnaires, etc. Bref, ils exigeaient qu'on rendît les conquêtes d'octobre au peuple lui-même, aux organisations ouvrières et paysannes libres.
Naturellement ils démasquaient et combattaient au nom de ces principes, par écrit et par la parole, la politique du gouvernement.
Comme il était à prévoir, le gouvernement bolcheviste finit par leur faire aussi une guerre d'extermination.
Après la première grande opération du printemps 1918, les persécutions se succédèrent d'une façon presque ininterrompue, revêtant un caractère de plus en plus brutal et décisif.
Vers la fin de cette même année 1918, plusieurs organisations libertaires en province furent à nouveau saccagées. A celles qui, par hasard, y échappèrent, les autorités ne laissèrent p'us aucune possibilité de faire quoi que ce soit.
En 1919, en même temps que se poursuivait la répression en Grande Russie, les persécutions commencèrent en Ukraine. (Pour plusieurs raisons, la dictature bolcheviste s'y installa beaucoup plus tard qu'ailleurs.) Partout où les bolcheviks prenaient pied, les groupes libertaires étaient liquidés, les militants arrêtés, les journaux suspendus, les librairies détruites, les conférences interdites.
Inutile de dire que toutes ces mesures étaient prises par ordre purement policier, militaire ou administratif, totalement arbitraire, sans mise en accusation, instruction ou autre procédure judiciaire. Le modèle en fut donné, une fois pour toutes, par la " procédure " de Moscou instaurée par Trotsky lui-même au printemps 1918.
En été de la même année 1919, après la fameuse ordonnance n° 1824 de Trotsky, déclarant hors la loi le mouvement dit " makhnoviste " (voir cinquième partie, chapitre II), on arrêta un peu partout, en même temps que les partisans de Makhno, les anarchistes en général. Et, très souvent, on les fusilla aussitôt, sur le simple ordre d'un officier rouge.
Dans la plupart des cas, la suppression des organisations libertaires était accompagnée d'actes d'une sauvage violence, d'un vandalisme insensé, de la part des " tchékistes " (policiers communistes) et des soldats rouges trompés, énervés ou surexcités : on brutalisait les militants, hommes et femmes, comme des " criminels " ; on brûlait les livres, on démolissait les locaux, etc. C'était une véritable furie de répression,
A la fin de l'été 1919, une mise à sac générale des organisations anarchistes eut lieu en Ukraine.
Fin 1919, il ne restait plus du mouvement anarchiste en Russie que des débris.
Au début d'octobre 1920, le pouvoir " soviétique ", ayant besoin du concours des partisans révolutionnaires " makhnovistes " pour combattre Wrangel, conclut une entente avec Makhno.
D'après l'une des clauses de l'accord, les anarchistes emprisonnés et exilés devaient recouvrer leur liberté et obtenir le droit de militer ouvertement en Russie et en Ukraine.
Tout en retardant, naturellement, l'exécution de cette clause, les bolcheviks durent cependant interrompre les persécutions et relâcher quelques militants.
Aussitôt Wrangel vaincu, le gouvernement " soviétique " attaqua traîtreusement Makhno et démolit, à nouveau, le mouvement libertaire en Ukraine.
Et voici comment :
Fin novembre 1920, à peine Wrangel battu, le gouvernement fit arrêter à Kharkow les anarchistes convoqués de partout à un Congrès légal. En même temps, il traqua à nouveau les libertaires à Kharkow et à travers toute l'Ukraine, leur livrant une véritable chasse, organisant des battues et des embuscades, saisissant les jeunes gens de 14 à 16 ans, prenant " en otages " des parents, des femmes, des enfants... comme s'il voulait se venger de la récente concession forcée et rattraper le temps perdu, cherchant, cette fois, à exterminer " la sale race anarchiste " jusqu'aux enfants !
Pour justifier cette ignoble " action ", le gouvernement expliqua sa rupture avec Makhno par une soi-disant trahison de celui-ci, et inventa un fantastique " grand complot anarchiste contre le pouvoir soviétique ".
La petite histoire de ce complot est fort piquante et mérite d'être racontée. La voici :
Quelques jours avant la victoire décisive sur Wrangel, lorsque la défaite de ce dernier ne laissait plus aucun doute, la station centrale d'émissions radiophoniques de Moscou prescrivit à toutes les stations de province d'arrêter leurs appareils de réception, donc de ne pas prendre un télégramme urgent et absolument secret de Lénine, qui devait être capté exclusivement par les deux stations centrales : celle de Kharkow et celle de Crimée.
La consigne ne fut pas exécutée par un sympathisant libertaire au service de l'une des stations de province. Et qui capta le télégramme suivant :
" Etablir effectifs anarchistes Ukraine particulièrement région makhnoviste. - LÉNINE. "
Quelques jours après fut communiqué, dans les mêmes conditions, le télégramme suivant :
" Exercer surveillance active tous anarchistes. Préparer documents autant que possible de caractère criminel d'après lesquels on pourrait mettre en accusation. Tenir secrets ordre et documents. Envoyer partout instructions nécessaires. - LÉNINE. "
Et, quelques jours plus tard, fut lancé le troisième et dernier télégramme laconique ainsi conçu :
" Arrêter tous anarchistes et les incriminer. - LÉNINE. "
Tous ces télégrammes furent adressés à Rakovsky, alors Président du Conseil des Commissaires du Peuple de l'Ukraine, et à d'autres autorités civiles et militaires.
Au reçu du troisième télégramme, le radiotélégraphiste sympathisant alerta un camarade anarchiste. Ce dernier partit en toute hâte pour Kharkow afin de prévenir les anarchistes de la répression en préparation. Il arriva trop tard : l'acte était déjà consommé. Presque tous les anarchistes de Kharkow, et aussi ceux arrivés au Congrès, se trouvaient en prison. Leurs locaux étaient fermés.
Tel fut le " complot " des anarchistes ukrainiens contre le pouvoir soviétique
Notons qu'au moment de l'accord entre le gouvernement " des Soviets " et Makhno, la délégation makhnoviste avait fixé officiellement le nombre de personnes, emprisonnées ou exilées et devant être libérées, à plus de 200.000 : pour la plupart, des paysans appréhendés en masse comme sympathisant avec le mouvement makhnoviste. Nous ne savons pas combien d'anarchistes conscients se trouvaient parmi eux. Et nous ne saurons jamais combien de personnes, à cette époque, furent fusillées ou disparurent sans laisser de trace dans de nombreuses prisons locales, souvent secrètes et inconnues de la population.
Lors du mouvement de Cronstadt, en mars 1921 (voir Livre III), le gouvernement bolcheviste procéda à de nouvelles arrestations massives d'anarchistes et d'anarcho-syndicalistes. Il organisa à nouveau une véritable chasse à l'homme à travers le pays, cherchant à s'emparer des derniers militants qui osaient encore élever la voix. Car, contrairement à tous les mensonges répandus par le pouvoir " soviétique " à l'intérieur et ailleurs, la révolte de Cronstadt et les mouvements qui l'accompagnèrent furent fortement imprégnés d'esprit libertaire
Tout mouvement de masse : une grève ouvrière, protestations de paysans ou un mécontentement parmi les marins ou les soldats, se répercutait invariablement sur le sort des anarchistes.
Souvent, on jetait en prison des personnes n'ayant d'autres liens avec les libertaires qu'une communauté d'idées, une parenté ou de vagues relations d'amitié.
Admettre ouvertement le point de vue anarchiste - cela suffisait pour vous faire mener en prison d'où l'on ne sortait que difficilement ou, en général, jamais.
En 1919 et 1921, les cercles des Jeunesses Anarchistes furent brutalement supprimés. Cette jeunesse s'occupait uniquement de s'instruire et étudiait entre autres, en commun, la doctrine anarchiste avec laquelle elle sympathisait le plus. L'action bolcheviste fut provoquée uniquement par le désir de couper court à toute envie des jeunes de connaître les idées libertaires. Seul le dogme marxiste resta admis.
En l'été 1921, la presse soviétique elle-même (chose extrêmement rare, explicable uniquement par l'intention de mettre la jeunesse en garde et de lui enlever toute tentation de persévérer) communiqua qu'aux environs de Jmérinka (une petite ville d'Ukraine), avaient été " découverts et liquidés " - c'est-à-dire fusillés - 30 à 40 anarchistes établis dans cette localité et ayant des ramifications dans d'autres villes méridionales On ne put jamais connaître les noms de tous ceux qui périrent ainsi. Mais on peut établir que, parmi les fusillés, se trouvaient quelques-uns des meilleurs militants de la jeunesse libertaire.
Vers la même époque, et encore d'après la presse soviétique elle-même, furent emprisonnés et en partie fusillés, à Odessa, les membres d'un groupe anarchiste assez important et actif qui, entre autres, faisait de la propagande dans les milieux et institutions soviétiques (même dans le Soviet d'Odessa et dans le Comité local du parti). Cela constituait, selon la presse soviétique, un crime de " haute trahison ".
Selon les données officielles, il y eut, jusqu'à fin 1922, 92 anarchistes " tolstoïens " (pacifistes intégraux) fusillés, principalement pour refus de servir dans l'armée. Beaucoup de " tolstoïens " languissaient en prison.
Un de ces braves pacifistes se trouva un jour nez à nez avec Peters, le fameux exécuteur de la Tchéka (police communiste secrète), devant un guichet de cette dernière. Il venait, par miracle, d'être remis en liberté. En attendant son toux, il enlevait paisiblement des poux de sa barbe hirsute et les jetait par terre. (A cette époque, les poux étaient les amis les plus intimes des hommes ; dans le public, on les appelait tendrement " sémachki ", du nom de M. Sémachko, Commissaire du Peuple à la Santé publique : ironie cruelle mais suggestive.)
" - Pourquoi donc les jetez-vous comme ça au lieu de les tuer ? demanda Peters, étonné.
" - Je ne tue jamais des êtres vivants, fut la réponse.
" - Oh ! fit Peters, très amusé. Que c'est drôle, tout de même ! Vous vous laissez bouffer par des poux, des punaises et des puces ? Mais vous êtes donc piqué, mon ami, c'est le cas de le dire. Moi, j'ai supprimé quelques centaines de bonshommes - des bandits, s'entend - et ça ne me fait rien du tout. Ah ça, par exemple ! "
Il n'en revenait pas et ne cessait de regarder curieusement le paisible " tolstoïen ", le prenant certainement pour un fou plaisant.
Je pourrais poursuivre longtemps encore ce martyrologe.
Je pourrais citer des centaines de cas où l'on attirait les victimes dans des pièges pour les fusiller, soit après " interrogatoire " et tortures, soit même sur place, parfois dans un champ, à la lisière d'une forêt ou en les retirant d'un wagon en arrêt dans une gare perdue...
Je pourrais citer des centaines de cas de perquisitions et d'arrestations brutales et ignobles, accompagnées de violences et de vexations de toute sorte (2).
Je pourrais donner de longues séries de noms de libertaires, souvent de très jeunes gens, jetés en prison ou exilés dans des régions malsaines où ils périrent après de lentes et terribles souffrances.
Je pourrais raconter des cas révoltants de répression individuelle basée sur un mouchardage éhonté, sur une trahison cynique ou sur une provocation répugnante. Des cas où les victimes n'avaient, le plus souvent, d'autre tort que celui de vouloir penser librement et de ne pas cacher leur pensée.
On supprimait des hommes en tant que porteurs d'une idée, si celle-ci n'était pas exactement celle du gouvernement et de sa clique privilégiée. On cherchait à supprimer l'idée elle-même, à écraser toute pensée indépendante... Ou encore, très souvent aussi, on abattait des hommes qui savaient et pouvaient dévoiler certaines vérités. (3)
Je me bornerai à quelques exemples individuels, particulièrement odieux. (Nous aurons l'occasion de revenir sur le sujet au chapitre premier du Livre III, sur la révolte de Cronstadt, et, au dernier chapitre du même livre, sur le mouvement " makhnoviste ".)
En juillet 1921, 13 anarchistes détenus, sans motif plausible, à la prison de Taganka (à Moscou), firent une grève de la faim, exigeant une mise en accusation ou une mise en liberté. La grève coïncida avec la session du Congrès international des Syndicats rouges (Profintern), à Moscou. Un groupe de délégués syndicalistes étrangers (surtout français) interpella le gouvernement " soviétique " sur ce fait, de grève, l'ayant appris, avec force détails, de la bouche de parents des détenus. L'interpellation porta aussi sur d'autres cas analogues et même sur l'ensemble de la politique de répression vis-à-vis des syndicalistes et des anarchistes.Au nom du gouvernement, Trotsky eut le cynisme de répondre aux délégués : " Nous n'emprisonnons pas les vrais anarchistes Ceux que nous tenons en prison ne sont pas des anarchistes, mais des criminels et des bandits se couvrant du nom d'anarchistes. "
Les délégués, bien renseignés, ne se tinrent pas pour battus. Ils portèrent l'interpellation à la tribune du Congrès, réclamant au moins la mise en liberté des anarchistes enfermés à Taganka... L'interpellation provoqua au Congrès un gros scandale et obligea le gouvernement (qui craignait, en cas d'insistance, des révélations plus graves) à lâcher prise. Il promit aux délégués de libérer les prisonniers de Taganka. La grève cessa le onzième jour...
Après le départ des délégués, et après avoir laissé traîner l'affaire pendant deux mois au cours desquels il chercha un prétexte suffisant pour pouvoir accuser les détenus, toujours en prison, d'un délit grave et se dégager de sa promesse, le gouvernement se vit forcé de les élargir. (Il le fit en septembre 1921, et les expulsa aussitôt de l'U.R.S.S., sauf trois.)
Mais, pour se venger (la vengeance était un élément constant dans la répression bolcheviste) et surtout pour justifier devant les travailleurs étrangers et leurs délégués ses procédés terroristes à l'égard des " soi-disant libertaires ", il monta, un peu plus tard, une grosse et fausse " affaire " contre ceux-ci.
Pour des actes soi-disant " criminels ", notamment pour une prétendue fabrication de faux billets de banque soviétiques, il fit fusiller (naturellement en secret, la nuit, dans l'une des caves de la Tchéka, sans l'ombre d'une procédure judiciaire), quelques anarchistes des plus honnêtes, sincères et dévoués à la cause : la jeune Fanny Baron (dont le mari était en prison), le militant bien connu Léon Tchorny (de son vrai nom, Tourtchaninoff) et d'autres.
Il a été prouvé plus tard que les libertaires fusillés n'avaient aucun rapport avec les délits en question.
Et il a été prouvé, d'autre part, que la prétendue affaire de fabrication de faux billets avait été montée de toutes pièces par la Tchéka elle-même. Deux de ses agents, le nommé Steiner (dit Kamenny) et un chauffeur tchékiste, s'étaient introduits dans les milieux libertaires et, en même temps, dans certains milieux criminels afin de pouvoir " constater " les liens entre les deux et combiner l' " affaire ". Tout se passait sous la direction de la Tchéka et avec la complicité étroite de ses agents. Les apparences indispensables réunies, l' " affaire " fut montée et rendue publique.
Ainsi, pour justifier ses autres crimes à l'aide d'un nouveau, le gouvernement sacrifia quelques anarchistes de plus et tenta de souiller leur mémoire.
Citons encore un cas particulier, la perte des trois militants français : Raymond Lefèvre, Vergeat et Lepetit, délégués au Congrès de l'Internationale Communiste qui eut lieu à Moscou dans l'été 1920.Raymond Lefèvre, tout en étant membre du parti communiste, manifesta à plusieurs reprises ses douloureux sentiments, se rendant parfaitement compte de la fausse voie où s'engageaient ses camarades d'idée. Quant à Vergeat et Lepetit, tous deux anarcho-syndicalistes, ils exhalaient ouvertement leur colère et n'épargnaient pas leurs critiques sur l'état de choses en Russie. C'est plus d'une fois que Lepetit, la tête entre ses mains, disait en songeant au compte rendu qu'il devait faire à ses camarades syndicalistes français : " Mais, qu'est-ce que je vais bien leur dire ? "
Le Congrès terminé, ils travaillèrent plusieurs jours et plusieurs nuits à rassembler leurs notes et documents. Les mesures de pression commencèrent à leur égard lorsque, à l'approche du retour en France, tous trois refusèrent de consigner leurs dossiers aux fonctionnaires du Pouvoir soviétique, soi-disant chargés de l'acheminement des documents vers le lieu de destination. Lefèvre refusa même de confier ses notes et papiers aux membres russes de son parti.
Alors, les politiciens moscovites décidèrent de " saboter "leur départ.
Sous de fallacieux prétextes, on ne les laissa pas prendre la route normale qu'empruntèrent Cachin et d'autres délégués communistes. Pour des raisons mystérieuses, le gouvernement soviétique décida de les " faire partir par le Nord ".
Voulant absolument accomplir leur mission et se croyant suffisamment protégés par la présence du communiste Lefèvre qui devait faire le voyage avec eux, Vergeat et Lepetit étaient décidés à tout pour rentrer en France à temps et prendre part au Congrès confédéral où ils devaient présenter leurs rapports.
Leur calvaire commença par le long et pénible voyage de Moscou à Mourmansk (port de l'Extrême Nord, sur l'océan Glacial), qu'ils effectuèrent dans des conditions cruelles. " On nous sabote ", disait avec raison Lepetit. Dans le train, par un froid intense, sans vêtements chauds ni vivres, ils firent des réclamations aux tchékistes qui accompagnaient le convoi, leur demandant l'indispensable. Ils avaient beau rappeler leur qualité de délégués, ils n'obtenaient que cette réponse : " Nous ignorons complètement qu'il y ait des délégués dans le train. Nous n'avons reçu aucun ordre à ce sujet. " Ce ne fut que sur les instances réitérées de Lefèvre qu'on leur donna quelques vivres. Ainsi, souffrant de maintes privations et au prix de pires difficultés, ils arrivèrent enfin à Mourmansk. Ils s'y réfugièrent chez des pêcheurs et attendirent l'exécution des promesses de Moscou, c'est-à-dire l'arrivée d'un bateau qui devait les emmener en Suède.
Trois semaines se passèrent ainsi dans l'inquiétude et l'étonnement de ne pas voir arriver le bateau promis. On commença à douter de pouvoir revenir en France en temps opportun et de remplir jusqu'au bout la mission.
Lefèvre écrivit alors une première lettre à un ami de Moscou. Ne recevant pas de réponse, il en envoya une deuxième, puis une troisième, toujours sans résultat. On sut par la suite que ces lettres furent remises à Trotsky qui les confisqua.
Dans sa dernière missive, Lefèvre fit un poignant exposé de leur situation et annonça leur résolution désespérée de traverser l'océan Glacial sur une barque de pêche pour sortir du pays des Soviets. " Nous allons à la mort ", écrivait-il.
On réunit les fonds nécessaires pour l'achat d'un canot de pêche. Et, malgré les supplications de quelques compagnons et aussi des pêcheurs de la côte, ils s'embarquèrent et partirent... à la mort, comme disait bien Raymond Lefèvre. Car on ne les a plus revus.
Une preuve palpable de cet assassinat froidement combiné à Moscou n'existe pas. (Ou les personnes qui la possèdent gardent le silence, pour des raisons faciles à comprendre.) Les bolcheviks, naturellement, nient. Mais peut-on en douter lorsqu'on connaît l'attitude ferme et intransigeante de Vergeat et de Lepetit en Russie, les procédés habituels du gouvernement bolcheviste et les pressions et entraves qu'ils subirent pour leur départ alors que Cachin, avec d'autres délégués communistes, purent à la même époque faire le voyage de retour sans encombre et arriver à temps pour répéter aux congressistes de Tours la leçon apprise à Moscou ?...
De toute façon, nous avons relaté fidèlement les faits authentiques qui finirent par être connus en Russie. Nous estimons qu'ils parlent assez éloquemment d'eux-mêmes. Au lecteur de juger en définitive.
Qu'il me soit, permis de raconter ici mon cas personnel, d'une allure moins tragique, mais qui met bien en relief certains procédés du bolchevisme dignes d'être inscrits parmi les hauts exploits du communisme étatiste. Car ce cas était loin d'être unique, à l'époque dont je parle. (Depuis, il ne peut se reproduire dans un pays entièrement soumis à ses nouveaux maîtres.)En novembre 1918, j'arrivais dans la ville de Koursk, aux confins de l'Ukraine pour assister à un Congrès des libertaires d'Ukraine. A cette époque, un tel congrès était encore possible dans le voisinage de l'Ukraine, vu l'état de ce pays en lutte contre la réaction et l'invasion allemande. Les bolcheviks y toléraient les anarchistes, tout en les utilisant et en les surveillant.
Depuis le début de la Révolution, la population laborieuse de Koursk n'avait encore jamais entendu une conférence sur l'anarchisme, le petit groupe local ne disposant pas de forces nécessaires et les peu nombreux conférenciers libertaires étant en général pris ailleurs. Profitant de ma présence, le groupe me proposa de faire une conférence sur l'anarchisme, dans un grand local de la ville. Naturellement, j'acceptai avec joie.
Il fallait demander l'autorisation du président du Soviet local. Ce président, un brave ex-ouvrier, nous la délivra sans difficulté. Le précieux document en mains, la salle fut louée deux semaines à l'avance, pour une soirée de la semaine de Noël. De grandes et belles affiches furent commandées quelques jours après et collées aux murs. Tout était prêt.
La conférence s'annonçait comme devant être un très beau succès pour nos idées. Certains indices : rumeurs de la ville, rassemblements devant les affiches, demandes de renseignements au siège du groupe, etc., ne laissaient aucun doute à ce sujet. La salle devait être archi-comble.
Peu habitués à de pareilles réussites (en Grande Russie, à cette époque déjà, aucune conférence publique sur l'anarchisme n'était possible), nous en éprouvions une légitime satisfaction.
Deux jours avant la date fixée, le secrétaire du groupe vint me voir, ému et indigné : il venait de recevoir une note du président du Comité bolcheviste de Koursk (le vrai pouvoir), l'informant qu'en raison des jours de fête, la conférence anarchiste ne pourrait avoir lieu et qu'il avait avisé le responsable de la salle, laquelle était maintenant prise par le Comité pour une soirée dansante populaire.
Je me précipitai au siège du Comité communiste. Là, j'eus une explication orageuse avec le président nommé, si je ne m'abuse, Rynditch (ou Ryndine, je ne me le rappelle pas exactement).
" - Comment ! lui dis-je, vous, communiste, ne reconnaîtriez pas les règles de priorité ? Nous avons obtenu l'autorisation du Soviet et loué la salle deux semaines à l'avance, précisément pour être sûrs de l'avoir. Le Comité n'a qu'à s'inscrire à son tour.
" - Je regrette, camarade, mais la décision du Comité qui est, ne l'oubliez pas, le pouvoir suprême et, comme tel, peut avoir des raisons que vous ignorez et qui priment tout, est irrévocable. Ni le président du Soviet ni le responsable de la salle ne pouvaient savoir d'avance que le Comité allait avoir besoin de la salle pour cette date. Et, d'ailleurs, il est absolument inutile de discuter ou d'insister. Je vous le répète : c'est irrévocable, la conférence n'aura pas lieu... Ou encore, organisez-la dans une autre salle ou à une autre date.
" - Vous savez très bien qu'il n'est pas possible d'arranger tout cela en deux jours. Et puis, il n'y a pas d'autre salle aussi grande. D'ailleurs, toutes les salles doivent déjà être prises pour des soirées de fête. La conférence est ratée, tout simplement.
" - Je regrette. Reportez-la à une date postérieure. En somme, vous ne perdez rien. La chose est arrangeable.
" - Oh ! cela ne sera plus pareil. Ces modifications portent toujours un grand préjudice à la cause. Et puis, les affiches coûtent cher. Et surtout, je dois quitter Koursk ces jours-ci. Mais dites-moi : comment pensez-vous arranger les choses le soir de la conférence ? Il m'est avis que vous allez vous exposer à une résistance de la part du public qui, certainement, viendra très nombreux pour la conférence. Les affiches sont collées depuis deux semaines. Les ouvriers de la ville et des environs attendent avec impatience. Il est trop tard pour faire imprimer et placarder un contre-ordre. Vous aurez du mal à imposer à cette foule une soirée dansante à la place de la conférence qu'elle viendra écouter.
" - Çà, c'est notre affaire à nous ! Ne vous en faites pas, nous nous en chargeons pleinement.
" - Donc, au fond, la conférence est interdite par le Comité, cela malgré l'autorisation du Soviet.
" - Ah non, non, camarade ! Nous ne l'interdisons nullement. Fixez-la pour tout de suite après les fêtes. Et nous en aviserons le public qui sera venu pour la conférence, voilà tout. "
Sur ce, nous nous séparâmes. Je me concertai avec les membres du groupe et nous décidâmes de reporter la conférence au 5 janvier 1919. On en avisa le Comité bolcheviste et le responsable de la salle. Ce changement m'obligeait à retarder de quelques jours mon départ pour l'Ukraine comme j'en avais l'intention.
On commanda de nouvelles affiches. En outre, on décida premièrement qu'on laisserait aux autorités bolchevistes le soin de se débrouiller avec le public, et secondement qu'à tout hasard je resterais, ce soir-là, chez moi, à l'hôtel. Car nous supposions que le très nombreux public exigerait malgré tout, la conférence et que finalement, les bolcheviks se verraient obligés de céder. Il fallait donc que le secrétaire du groupe pût me convoquer le cas échéant.
Personnellement, je m'attendais à un gros scandale peut-être même à une collision assez grave. La conférence était fixée à huit heures du soir.
Vers 8 heures et demie, on m'appela au téléphone. Je reconnus la vois émue du secrétaire : " Camarade, la salle est littéralement assiégée par une foule qui ne veut rien entendre et exige la conférence. Les bolcheviks sont impuissants à la raisonner. Probablement, ils devront céder et la conférence aura lieu. Prenez une voiture et venez vite. "
Je saute dans une voiture et je file. De loin, j'entends, dans la rue, une clameur extraordinaire. Arrivé sur les lieux, je vois une foule stationnant aux abords de la salle et hurlant : " Au diable la soirée dansante ! Assez de danses ! Nous en avons marre !... Nous voulons la conférence ! Nous sommes venus pour la conférence !... Conférence ! Conférence ! Con-fé-rence ! "
Le secrétaire qui m'attendait vient me prendre. Difficilement, nous nous frayons un passage jusqu'à l'intérieur, plein de monde. La salle est au premier. Parvenu en haut de l'escalier, j'y trouve le " camarade " Rynditch en train de haranguer la foule qui crie toujours : " Conférence ! Conférence ! "
" - Vous faites bien de venir... Vous voyez ce qui se passe, me lance l'homme, très en colère. C'est bien votre travail à vous, çà ! "
Indigné, je dis :
" - Je vous ai prévenu. C'est vous qui êtes responsable de tout cela. Vous vous êtes chargé d'arranger les choses. Eh bien, allez-y ! Débrouillez-vous maintenant comme vous voudrez ! Le mieux et le plus simple serait de permettre la conférence.
" - Non, non et non ! crie-t-il, furieux. Elle n'aura pas lieu, votre conférence, je vous le garantis. "
Je hausse les épaules.
Brusquement, il me dit :
" - Voilà, camarade. Ils ne veulent pas m'écouter. Et je ne voudrais pas recourir à des mesures graves. Vous pouvez arranger les choses. Ils vous écouteront. Expliquez-leur la situation et persuadez-les de s'en aller tranquillement. Faites-leur entendre raison. Dites-leur bien que votre conférence est ajournée. Il est de votre devoir de faire ce que je vous demande ."
Je sens que si la conférence n'a pas lieu tout de suite, elle n'aura jamais lieu. J'ai la certitude qu'elle sera interdite définitivement et que moi je serai peut-être arrêté.
Je refuse catégoriquement de parler à la foule. Avec un geste nettement négatif, je lui crie :
" - Non, je ne parlerai pas Vous l'avez voulu, débrouillez-vous ! "
La foule, voyant notre dispute, hurle de plus en plus fort. Rynditch tâche de crier quelque chose. Peine perdue ! Sa voix est couverte par une véritable tempête. La foule se sent forte. Elle s'égaye, s'amuse, presse les rangs, emplit de plus en plus l'escalier, le palier, les abords immédiats de la salle aux portes closes.
Rynditch fait des gestes désespérés et s'adresse de nouveau à moi :
" - Parlez-leur, parlez-leur donc ! me dit-il, ou ça finira mal ! "
Une idée me vient. Je fais signe à la masse qui nous entoure. La voilà apaisée. Alors, posément, scandant les mots, je dis :
" - Camarades ! La responsabilité de cette confusion bien regrettable incombe au Comité bolcheviste de la ville. Nous avons les premiers loué la salle, deux semaines à l'avance. Deux jours avant la conférence, le Comité, sans même se concerter avec nous, a pris possession de la salle pour y organiser une soirée dansante. (La foule crie à tue-tête: " A bas la soirée dansante ! La conférence ! ") Il nous a obligés à reporter notre conférence à une date ultérieure. Je suis le conférencier et je suis prêt à faire la conférence tout de suite. Les bolcheviks l'interdisent formellement pour ce soir. Mais c'est vous, les citoyens de la ville ; c'est vous le public. C'est donc à vous de décider. Je suis à votre entière disposition. Choisissez, camarades : ou bien nous ajournons la conférence, et alors, retirez-vous en paix et revenez tous, ici même, à la nouvelle date : le 5 janvier; ou bien, si vous voulez la conférence tout de suite et si vous êtes vraiment décidés, agissez, emparez-vous de la salle. "
A peine ces dernières paroles prononcées la foule joyeuse, applaudit à tout rompre et hurle : " Conférence tout de suite ! Conférence ! Conférence ! " Et, dans un élan irrésistible, elle se rue vers la salle. Rynditch est débordé. On ouvre la porte. (Sinon, elle aurait été enfoncée.) On donne la lumière.
En un clin d'oeil la salle est pleine. Le public, en partie assis, en partie debout, se calme. Je n'ai qu'à commencer. Mais Rynditch bondit sur l'estrade. Il s'adresse au public :
" - Citoyens, camarades ! Patientez encore quelques minutes. Le Comité bolcheviste va se concerter et prendre une décision définitive. Elle vous sera communiquée tout à l'heure. Probablement, la soirée dansante n'aura pas lieu...
" - Hourra ! crie la foule transportée de joie par son apparente victoire : Conférence ! Vive la Conférence ! "
On applaudit à nouveau. Et on rigole.
Les bolcheviks s'éloignent dans une chambre voisine pour se concerter. On ferme les portes de la salle. On attend patiemment la décision. On suppose que cette petite comédie est jouée par les bolcheviks pour sauver la forme.
Un quart d'heure se passe.
Brutalement, la porte de la salle s'ouvre et un fort détachement de soldats tchékistes (troupes spéciales, sorte de gendarmerie ou gardes mobiles, dressées et aveuglément dévouées au régime), fusils à la main, y pénètre. Le public, stupéfait, reste figé, chacun à sa place. Tranquillement, dans un silence impressionnant, les soldats occupent la salle, se glissant le long des murs, derrière les sièges. Un groupe reste près de la porte, face à la salle, les fusils braqués sur le public.
(On a su plus tard que le Comité bolcheviste s'était adressé, d'abord, à la caserne de la ville, demandant à un régiment régulier d'intervenir. Les soldats voulurent des explications - à cette époque c'était encore possible - déclarèrent qu'ils voudraient eux-mêmes assister à cette conférence et refusèrent. C'est alors que le Comité fit venir un détachement de tchékistes, prêts à toutes les besognes.)
Aussitôt, les membres du Comité reparaissent dans lit salle silencieuse. Rynditch remonte sur l'estrade et dit au public d'un ton triomphant :
" - Voilà. La décision du Comité est prise. La soirée dansante n'aura pas lieu. La conférence non plus. D'ailleurs, il est trop tard pour l'une comme pour l'autre. J'invite le public à évacuer la salle et l'immeuble dans un calme absolu et dans un ordre parfait. Sinon, les tchékistes interviendront. "
Indignés, mais impuissants, les gens commencent à se lever et à quitter la salle. " Quand même, murmurent d'aucuns : elle est ratée, leur soirée... Ce n'est déjà pas mal ! "
En bas une autre surprise les attend : à la sortie, deux tchéquistes armés fouillent chaque personne et contrôlent les pièces d'identité.
Plusieurs personnes sont arrêtées. On en relâchera une partie le lendemain. Mais quelques-uns resteront en prison.
Je rentre à l'hôtel.
Le lendemain matin, un coup de téléphone. La voix de Rynditch :
" - Camarade Voline, venez me voir au Comité. J'ai à vous parler au sujet de votre conférence. "
Je réponds :
" - La date en est fixée au 5 janvier. On a commandé les affiches. Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
" - Non. Mais venez quand même, j'ai à vous parler "
A peine entré, je suis reçu par un bolchevik qui me dit, aimable et souriant :
" - Voilà, camarade. Le Comité a décidé que votre conférence n'aura pas lieu. C'est vous-même qui êtes responsable de cette décision, car votre attitude, hier, fut hostile et arrogante. De plus, le Comité a décidé que vous ne pourrez pas rester à Koursk. Pour l'instant, vous resterez ici même, dans nos locaux.
" - Ah ! Je suis donc arrêté ?
" - Ah ! non, non, camarade. Nous ne vous arrêtons pas. Vous êtes seulement retenu ici pendant quelques heures, jusqu'au départ du train pour Moscou.
" - Pour Moscou ? m'écriai-je. Mais je n'ai absolument rien à faire à Moscou ! Et j'ai déjà un billet pour Kharkow (Ukraine) où je devais me rendre après le Congrès. J'y ai des amis et du travail. "
Après une courte délibération avec ses camarades, l'homme me dit :
" - C'est entendu. Vous pouvez aller à Kharkow. Mais le train ne part qu'à une heure du matin. Vous devez donc rester ici toute la journée.
" - Pourrais-je aller à l'hôtel chercher mes affaires et ma valise ?
" - Non, camarade. Nous ne pouvons pas vous permettre cela.
" - Je vous promets d'aller directement à l'hôtel prendre mes affaires. Et, d'ailleurs, qu'on m'accompagne.
" - Justement, camarade, ce n'est pas possible, nous regrettons. On peut vous voir. La chose peut s'ébruiter, Nous ne le voulons pas. L'ordre est formel. Donnez des indications à l'un de nos camarades : il ira chercher votre valise à l'hôtel. "
Un " gardien ", tchékiste armé, était déjà planté devant la porte de la chambre. Il n'y avait rien à faire.
Un " camarade " m'apporta ma valise. Vers minuit, un autre m'emmena en voiture à la gare et assista à mon départ.
J'ajoute que ce voyage inattendu s'effectua dans des conditions tellement pénibles, qu'en cours de route je tombai malade. J'évitai une congestion pulmonaire, uniquement grâce à un compagnon de route qui me fit héberger chez ses amis, à Soumy (une petite ville d'Ukraine). Là, un bon docteur me soigna aussitôt. Et, quelques jours après, je me trouvais à Kharkow.
J'ajoute aussi que, dès mon arrivée, j'écrivis pour notre hebdomadaire local (Nabate) - interdit un peu plus tard par les autorité bolchevistes en raison de son succès grandissant - un article intitulé : " Histoire d'une conférence sous la dictature du prolétariat ". J'y racontais en détail toute cette savoureuse aventure.
Après tout ce que nous avons dit sur la nature du socialisme étatiste et sur son évolution fatale, le lecteur comprendra aisément les raisons qui amenèrent ce " socialisme " à un conflit irréductible avec l'idée libertaire.Pour un homme averti il n'y a rien d'inattendu ni de surprenant dans le fait que le Pouvoir socialiste persécute l'anarchisme et les anarchistes. Ce fait a été prévu par les anarchistes eux-mêmes (entre autres, déjà, par Bakounine) longtemps avant la Révolution, pour le cas où celle-ci s'engagerait sur la voie autoritaire et étatiste.
La répression de l'idée libertaire, la persécution de ses adeptes, l'étouffement des mouvements indépendants des masses : telles sont les conséquences fatales de l'opposition entre la vraie Révolution prenant son élan et la pratique étatiste qui, momentanément triomphante, n'admet pas cet élan, ne comprend pas la vraie révolution et s'y oppose.
Le nouveau gouvernement (si la révolution a le malheur d'en former un), qu'il se dise " révolutionnaire ", " démocratique ", " socialiste ", " prolétarien ", " ouvrier et paysan ", " léniniste ", " trotskiste " ou autre, se heurte infailliblement aux forces vives de la vraie Révolution. Cet antagonisme entraîne le pouvoir, avec la même fatalité, dans une lutte de plus en plus implacable, qu'il devra justifier avec toujours plus d'hypocrisie, contre les forces révolutionnaires et, de ce fait même, contre les anarchistes, porte-parole, éclaireurs et défenseurs les plus fermes des forces de la vraie Révolution et de ses aspirations.
Le triomphe du Pouvoir dans cette lutte signifie, inévitablement, la défaite de la Révolution Sociale et par cela même, " automatiquement ", l'écrasement des anarchistes.
Tant que la Révolution et les anarchistes résistent, l'autorité socialiste sévit, avec toujours plus de violence et d'effronterie. Une terreur sans limite et une tromperie monstrueuse : tels sont ses derniers arguments, telle est l'apothéose de sa défense désespérée.
Alors, tout ce qui est vraiment révolutionnaire finit par être impitoyablement balayé par l'imposture soi-disant " révolutionnaire ", comme contraire aux " intérêts suprêmes de la Révolution " (ô ironie cruelle !), comme " criminel ", comme " traître " !
Voilà ce qui était à prévoir - et fut prévu par certains - au cas où l'idée étatiste triompherait.
Voilà ce qui est entièrement et définitivement confirmé par l'expérience de la Révolution russe.
Et voilà ce que des millions d'hommes devraient enfin comprendre s'ils veulent éviter à la prochaine Révolution l'échec, l'épouvante et le désastre de la Révolution russe.
Actuellement - et depuis longtemps - aucune presse aucune propagande, aucun mouvement libertaire n'existent plus en Russie. L'anarchisme y est hors la loi. Les anarchistes y ont été exterminés jusqu'au dernier, par tous les moyens et procédés possibles et imaginables.
Quelques-uns se trouvent encore, çà et là, dans des prisons et lieux d'exil. La mort a fait parmi eux de tels ravages qu'il en reste aujourd'hui très peu en vie.
Un petit nombre d'anarchistes russes échappés au massacre, bannis de leur pays ou l'ayant fui, ,se trouvent dans différents pays d'Europe et d'Amérique.
Et s'il existe en Russie des partisans conscients de l'idée libertaire, ils sont obligés de garder leurs idées pour eux.
Depuis des années, comme au temps des tzars, il n'est plus question ni d'anarchistes ni d'anarchisme en Russie.
Le " Comité de Secours aux anarchistes emprisonnés et exilés en Russie ", comité qui fonctionna durant de longues années en Allemagne, en France et aux Etats-Unis, publiant des Bulletins d'information sur la répression, ramassant des fonds et les expédiant aux victimes, ce comité dut, lui aussi, cesser toute activité, les relations avec les quelques victimes encore en vie étant devenues impossibles.
L'" épopée " d'extermination du mouvement libertaire en Russie au lendemain de la Révolution " communiste " est terminée. A l'heure actuelle, c'est déjà " de l'histoire ".
Le plus terrible est qu'au bout de cette répression unique, à côté des vrais anarchistes, des centaines de milliers de simples travailleurs - ouvriers, paysans et intellectuels - s'étant élevés contre l'imposture, furent également anéantis et que l'idée révolutionnaire elle-même ou, plutôt, toute pensée et action libres devinrent, elles aussi, " de l'histoire " au pays " du socialisme " naissant !...
Comment se fait-il que cette effarante " histoire " n'ait pas été connue à l'étranger ?Le lecteur va le comprendre.
Dès le début, et pendant des années, le gouvernement bolcheviste fit son possible pour cacher son oeuvre hideuse aux travailleurs et aux révolutionnaires des autres pays en les trompant méthodiquement et impudemment, au moyen classique du silence, du mensonge et de la calomnie.
Son procédé fondamental a été celui de tous les imposteurs de tous les siècles : après avoir étouffé l'idée et le mouvement, en étouffer aussi l'histoire. Jamais la presse " soviétique " ne parle des luttes que le bolchevisme a dû mener contre la liberté du peuple ni des moyens auxquels il a dû recourir pour en arriver à bout. Nulle part dans oeuvres " soviétiques " le lecteur ne trouvera la relation de ces faits. Et lorsque la Littérature bolcheviste ne peut éviter d'en parler, elle se borne à noter, en quelques lignes, qu'il s'agissait de réprimer des mouvements contre-révolutionnaires ou des exploits de bandits. Qui donc irait vérifier les faits ?
Un autre procédé lui fut d'un grand secours : la fermeture effective des frontières. Les événements de la Révolution russe se déroulaient - et se déroulent encore - en vase clos. Il fut toujours difficile sinon impossible de savoir exactement ce qui s'y déroulait. La presse du pays, uniquement gouvernementale, se taisait sur tout ce qui avait trait à la répression.
Lorsque, dans les milieux avancés d'Europe, était évoquée la question des persécutions des anarchistes en Russie, quelques bribes de la vérité ayant transpiré en dépit de toutes les mesures, le gouvernement bolcheviste déclarait, chaque fois, par la bouche de ses représentants et avec un " culot " rare : " Allons donc ! Les anarchistes - les vrais - ont en U.R.S.S. la pleine liberté d'affirmer et de propager leurs idées. Ils ont même leurs clubs et leur presse ". Et puisque, en somme, on ne s'intéressait pas tellement aux anarchistes et à leurs idées, cette réponse suffisait. Il aurait fallu enquêtes sur enquêtes pour prouver le contraire. Qui donc y pensait ?
Quelques renégats de l'anarchisme, patronnés par le gouvernement bolcheviste, prêtèrent à ce dernier un précieux concours. En guise de témoignage, le gouvernement citait les fausses assertions de ces ex-anarchistes. Ayant renié leur passé et cherchant à se refaire une virginité, ils confirmaient et témoignaient tout ce qu'on voulait.
Les bolcheviks aimaient aussi citer les anarchistes " apprivoisés " dits " soviétiques ". Ceux-ci crurent sage et utile de s'adapter à la situation et au bolchevisme " afin de pouvoir faire quelque chose " - prudemment, sous le manteau, derrière la façade du " loyalisme ". Cette " tactique de couleur protectrice " ne put réussir avec les bolcheviks, rompus eux-mêmes à tous les procédés d'une lutte antigouvernementale. Surveillant de près ces anarchistes " camouflés ", les talonnant sans répit, les menaçant et les " apprivoisant " adroitement, les autorités finirent par les acculer à justifier et même à approuver - " momentanément " - tous les exploits du bolchevisme. Les récalcitrants furent enfermés ou déportés. Et quant à ceux qui se soumirent vraiment, on les mit en vedette comme des " vrais anarchistes " qui " ont compris le bolchevisme ", en les opposant à tous les autres, les " faux anarchistes ".
Ou encore, les bolcheviks parlaient des anarchistes qui restaient à peu près inactifs et ne touchaient jamais aux points " sensibles ". Pour créer un " trompe-l'oeil ", on leur permettait de conserver quelques organisations insignifiantes étroitement surveillées. On autorisa certaines d'elles à rééditer quelques anciennes oeuvres anarchistes inoffensives : historiques ou théoriques. Et on désignait ces " maisons d'éditions anarchistes " pour affirmer qu'on ne touchait pas aux " vrais anarchistes ". Plus tard, toutes ces " organisations " furent également " liquidées ".
Enfin, on tolérait quelques " anarchistes " extravagants, " bouffons ", qui défiguraient l'anarchisme jusqu'à en faire une caricature. Les écrivains bolchevistes ne manquaient pas de les citer pour ridiculiser l'idée.
Le gouvernement bolcheviste se créa ainsi une façade lui permettant de cacher la vérité aux masses et aux gens mal informés à l'étranger. Plus tard, ayant constaté l'indifférence, la naïveté et la lâcheté des milieux " avancés "des autres pays, les bolcheviks négligèrent même de cacher cette vérité. Puisque les gens " avancés " et les masses l'avalaient toute crue !
Cette façade trompeuse permit aux bolcheviks de recourir avec succès à une arme dont l'emploi est, hélas ! toujours efficace : la calomnie.
D'une part, ils confondaient sciemment les anarchistes avec les " contre-révolutionnaires ", les " criminels ", les " bandits ". etc.
D'autre part, ils affirmaient qu'en pleine révolution les anarchistes, même lorsqu'ils n'étaient pas des " bandits ", savaient seulement bavarder, critiquer, " rouspéter ", mettre des bâtons dans les roues de la Révolution, détruire, provoquer le désordre et mener leurs propres affaires. On prétendait que, même quand ils voulaient servir la Révolution, ils étaient incapables de réaliser quelque chose de correct ; qu'ils n'avaient aucun " programme positif ", qu'ils ne proposaient jamais rien de réel, qu'ils étaient des rêveurs irresponsables, qu'ils ne savaient pas eux-mêmes ce qu'ils voulaient et que, pour toutes ces raisons, le gouvernement bolcheviste se vit dans l'obligation de sévir, car de tels éléments présentaient un grave danger au cours d'une difficile révolution.
Personne ne connaissant la vérité et n'étant à même de contrôler les faits, le procédé réussit.
Cette " tactique " servit le gouvernement bolcheviste merveilleusement, invariablement, durant des années. D'ailleurs, elle faisait partie de tout un système de duperie en lequel les bolcheviks étaient passés maîtres.
Toutes les révélations, (le plus en plus nombreuses et précises de la presse libertaire ou autre à l'étranger, étaient méthodiquement et cyniquement réfutées avec les mêmes arguments stéréotypés.
La masse des travailleurs, les intellectuels d'avant-garde de tous les pays, éblouis par le faux éclat de la " première république socialiste ", acceptant toutes les niaiseries de leurs " chefs géniaux " et se laissant ainsi magistralement " rouler ", se souciaient fort peu des révélations des anarchistes.
La vanité, la mode, le snobisme et d'autres facteurs secondaires jouèrent leur rôle dans cette indifférence générale.
Enfin, les plus prosaïques intérêts personnels y contribuèrent aussi. Entre autres, combien d'écrivains renommés dans tous les pays, fermaient sciemment les yeux sur la vérité qu'ils connaissaient, pourtant, suffisamment ! Le gouvernement " soviétique " avait besoin de leurs noms pour sa publicité. En revanche, il assurait à leurs oeuvres un marché intéressant, parfois presque unique. Et les pauvres hommes concluaient ce marchandage tacite, berçant leur conscience avec des excuses et des justifications inspirées par leurs nouveaux mécènes.
Avant de terminer, je dois consacrer quelques lignes à un procède spécial de " bourrage de crâne ", appliqué par les " Soviets " sur une vaste échelle : les " délégations étrangères " (ou " ouvrières ").Le fait est connu. Un des " arguments-massues " des bolcheviks pour démentir les révélations défavorables, consiste à invoquer le témoignage des " délégations " envoyées en U.R.S.S. par telles ou telles organisations, usines ou institutions de divers pays. Après un séjour de quelques semaines dans " le pays du socialisme ", les " délégués ", à de rares exceptions près qualifient de " bobards ", de " mensonges " et de " calomnies " tout ce qui se dit à l'étranger au désavantage des " Soviets ".
Au début, ce " truc des délégations " était infaillible. Plus tard, il perdit son efficacité. Depuis quelque temps, il est presque abandonné. D'une part, les événements se précipitent et ce petit jeu se trouve dépassé. D'autre part, on a fini par comprendre que, dans les conditions données, les " délégués " ne peuvent nullement saisir la réalité, même s'ils sont sincères et impartiaux. Un programme de séjour strict et rapide, bien réglé et calculé d'avance, leur est imposé dès leur arrivée. Ne connaissant ni la langue, ni les moeurs, ni la vie réelle de la population, ils sont aidés ou plutôt maniés par des guides et des interprètes gouvernementaux. On leur montre et on leur raconte ce qu'on veut. Ils n'ont, en somme, aucun moyen d'approcher la population pour étudier objectivement et longuement son existence
Tout cela est maintenant plus ou moins acquis.
Mais il existe un fait qui reste encore inconnu du public et qui, pourtant, en dit long sur l'état de choses en U.R.S.S.
Le " Comité de Secours " déjà cité, quelques organisations syndicales et aussi quelques militants connus individuellement : le regretté Erich Muhsam en Allemagne, Sébastien Faure en France, proposèrent au gouvernement bolcheviste, à plusieurs reprises, de laisser entrer en Russie une véritable délégation, constituée en toute indépendance et composée de militants de différentes tendances, y compris des " communistes ". On proposait au gouvernement " soviétique " les conditions suivantes : 1° séjour libre et illimité, jusqu'à ce que la délégation elle-même juge sa mission terminée ; 2° faculté de se rendre partout où la délégation le jugera indispensable dans l'intérêt de sa mission, y compris les prisons, les lieux d'exil, etc. ; 3° droit de publier les faits, les impressions et les conclusions dans la presse d'avant-garde à l'étranger ; 4° un interprète choisi par la délégation elle-même.
Il était tout à fait dans l'intérêt du gouvernement bolcheviste d'accepter une telle proposition - si, bien entendu, il était sincère, s'il n'avait rien à dissimuler, s'il ne cachait pas des réalités inavouables. Un rapport favorable et approbateur d'une telle délégation aurait mis fin à toute équivoque. Tout gouvernement socialiste, gouvernement " ouvrier et paysan " (supposons un instant que cela puisse exister) aurait dû accueillir une pareille délégation les bras ouverts. Il aurait même dû la souhaiter, la suggérer, la réclamer. Le témoignage et l'approbation d'une pareille délégation aurait été vraiment décisif, irrésistible, irréfutable.
Or, jamais cette offre ne fut acceptée. Le gouvernement " soviétique " fit chaque fois la sourde oreille.
Le lecteur devrait bien réfléchir sur ce fait. C'est que la désapprobation d'une telle délégation aurait été, elle aussi irrésistible, et définitive. Or, les résultats d'une pareille enquête eussent été foudroyants pour la renommée du gouvernement " soviétique ", pour tout son système et pour toute sa cause.
Mais, personne ne bougeait à l'étranger. Les fossoyeurs de la Révolution pouvaient dormir sur les deux oreilles et dédaigner les tentatives de leur faire avouer la terrible vérité : la faillite de la Révolution à la suite de leurs méthodes. Les aveugles et les vendus de tous les pays marchaient avec eux.
Dévoilant ici la vérité, inconnue toujours - nous en sommes sûrs - de la presque totalité de nos lecteurs non anarchistes, nous remplissons un devoir impérieux. Ceci non seulement parce que la vérité doit apparaître un jour dans tout son éclat, mais aussi - et surtout - parce que cette vérité rendra un service inappréciable à tous ceux qui veulent être éclairés, qui sont las d'être les éternelles dupes d'imposteurs félons ; et qui, enfin, forts de cette vérité, pourront agir à l'avenir en pleine connaissance de cause.
L'histoire de la répression en U.R.S.S. est non seulement suggestive et révélatrice par elle-même : elle est encore un excellent moyen de faire comprendre le fond même, les " dessous " cachés, la véritable nature du communisme autoritaire.
Sous ce rapport, nous n'avons qu'un regret : celui de ne pouvoir relater ici cette " histoire " que d'une façon très incomplète.
Citons encore un exemple récent. Il souligne bien la façon dont les bolcheviks et leurs serviteurs trompent le monde.
Il s'agit de l'ouvrage d'un certain E. Yaroslavski, bolchevik notoire : L'Anarchisme en Russie, paru en 1937, en espagnol et en français, aux fins de contrecarrer les succès éventuels de l'idée libertaire en Espagne et ailleurs lors des événements connus.
Nous laisserons de côté les " renseignements s absolument fantaisistes sur les origines de l'anarchisme, sur Bakounine, sur l'anarchisme en Russie avant 1917 et sur l'attitude des anarchistes pendant la guerre de 1914. Une réponse à ces fables paraîtra, peut-être, un jour dans la presse spécifiquement anarchiste.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les dissertations de l'auteur sur le mouvement libertaire au cours de la Révolution de 1917.
Yaroslavski se garde bien de parler du véritable mouvement anarchiste. Il s'arrête abondamment sur des mouvements à côté qui n'avaient aucun rapport avec l'anarchisme. Il s'occupe beaucoup de groupes, de quelques journaux et d'activités anarchistes de second plan. Il marque soigneusement les points faibles et choisit malignement les lacunes pour alimenter sa mauvaise foi. Il s arrête surtout, longuement, aux " débris " du mouvement : à ces malheureux " restes " qui, au lendemain de la liquidation des vraies organisations libertaires, se débattaient désespérément et vainement pour conserver ne fût-ce qu'une ombre d'activité. C'était, vraiment, des déchets lamentables et impuissants de l'ancien mouvement anarchiste étouffé. Désormais, ils ne pouvaient plus faire quoi que ce fût de sérieux, de positif. Leur " activité ", mi-clandestine, surveillée, gênée, n'était nullement caractéristique du mouvement libertaire en Russie. Dans tous les pays, et à toutes les époques, ces sortes de débris des organisations brisées par la force de l'Etat traînent par la suite, jusqu'à épuisement fatal et total, une existence maladive et stérile. Des déviations, des inconséquences, des scissions remplissent fatalement leur semblant de vie, sans qu'on puisse honnêtement leur en faire grief, toute possibilité d'une activité normale leur étant enlevée.
C'est de ces débris que Yaroslavski nous parle, tout en faisant mine de parler du véritable mouvement anarchiste.
Il ne cite l'" Union anarcho-syndicaliste de Pétrograd " et son journal (Goloss Trouda) qu'une seule fois, en passant, et uniquement parce qu'il y trouve quelque chose à falsifier. Il ne parle ni de la Fédération de Moscou, ni du journal l'Anarchie. Et s'il consacre quelques lignes au Nabate d'Ukraine, c'est encore pour dénaturer les faits.
S'il était honnête, il aurait dû s'arrêter surtout à ces trois organisations et citer leur presse. Mais il sait bien qu'une pareille impartialité ruinerait ses assertions, donc serait contraire au but même de son " ouvrage ". Et il élimine tout ce qui prouve incontestablement le fond sérieux, le sens positif et l'influence du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste en Russie, au cours de la Révolution de 1917.
Il ne souffle mot, non plus, des persécutions, de la répression, de la suppression violente du mouvement. Car, s'il disait la vérité, il ruinerait sa thèse mensongère.
Selon lui, les anarchistes en 1917 " étaient contre la Révolution socialiste et prolétarienne ". Selon lui, le mouvement libertaire s'est éteint de lui-même, en raison de son impopularité et de son impuissance.
Le lecteur sait que cette version est exactement le contraire de la vérité. Précisément, parce que le mouvement évoluait et croissait vite, gagnant des sympathies et augmentant ses succès, les bolcheviks se hâtèrent de le supprimer dans le germe, au moyen de la plus banale violence : par l'intervention brutale de leurs soldats et de leur police.
Mais si Yaroslavski avouait cette vérité, elle bouleverserait tout son échafaudage ! Et il ment, sûr de l'ignorance de ses lecteurs et de l'absence d'un démenti.
Si je me suis permis de m'arrêter assez longuement à cet exemple, c'est parce que cette manière de présenter les choses est une manière-type. Tous les ouvrages bolchevistes sur l'anarchisme en Russie procèdent exactement de la même façon et se ressemblent comme gouttes d'eau. La consigne vient d'en haut. Les " historiens " et les " écrivains " bolchevistes n'ont qu'à la suivre. Il faut détruire l'idée libertaire par tous les moyens. C'est du travail fait sur commande et grassement payé. Il n'a rien à voir avec la vérité historique que nous sommes en train d'établir.
Il nous reste à jeter un rapide coup d'oeil sur les procédés administratifs et judiciaires des bolcheviks, à l'époque.8. L'Etat bolchevisteD'ailleurs, dans leur essence, ces procédés n'ont presque pas changé. Si, de nos jours, ils sont moins souvent appliqués, c'est que ceux qui les subissaient jadis sont exterminés. Mais tout récemment encore, les mêmes principes et mesures ont été appliqués à des " trotzkistes ", à de vieux bolcheviks anti-staliniens, à des fonctionnaires tombés en disgrâce : policiers, officiers et autres.
Comme nous l'avons fait comprendre, il existe en Russie une police politique qui oeuvre en secret, qui a le droit d'arrêter des gens en secret, sans autre forme de procès, de les " juger " secrètement, sans témoins ni avocat, de les " condamner " secrètement à des peines variées, y compris la peine de mort, ou de renouveler leur détention ou leur exil aussi longtemps que bon lui semble.
C'est là le point essentiel. Le régime odieux appliqué aux emprisonnés et exilés - nous maintenons cette affirmation en dépit de toutes les dénégations des " délégués " étrangers dupés ou achetés - n'est qu'une circonstance aggravante. Même si la vie dans les prisons russes avait le caractère humanitaire sous lequel la présentent les officiels et leurs thuriféraires, il n'en resterait pas moins vrai que d'honnêtes travailleurs peuvent être enlevés arbitrairement à leur classe, jetés en prison et privés du droit de lutter pour leur cause sur une simple décision de quelques fonctionnaires.
A l'époque dont il est question, cette police omnipotente s'appelait : la Tchéka: abrégé de son nom russe complet - Tch rezvytchaïnaïa K ommissia (Commission extraordinaire ).
La Tchéka fut constituée fin 1917, sur l'initiative de Lénine, par un noyau de militants communistes ayant fait leurs preuves dans la lutte contre le tzarisme et jouissant de la confiance illimitée du Comité Central du Parti Communiste russe.
A l'époque, les communistes justifiaient l'existence de cette institution et les particularités de son fonctionnement par la nécessité de réagir rapidement contre de nombreux complots qui menaçaient la Révolution. Plus tard, cette argumentation perdit sa valeur. La Tchéka n'en subsista pas moins. Maintenant, il s'agit de défendre le Pouvoir contre la Révolution !
La modification, en 1923, de son titre en celui de Guépéou (encore un abrégé ) ne modifia que peu de choses dans sa pratique. Et, depuis, rien n'a changé, sauf les figures des chefs. Les noms de : Djerzinsky, créateur et animateur de la Tchéka, mort subitement ou, selon d'aucuns, assassiné par ordre de Staline, en cours de fonction ; Iagoda, exécuté à l'issue du fameux " procès " ; Iéjoff, son remplaçant, disparu mystérieusement, etc., sont assez connus à l'étranger.
La Tchéka ne présentait jamais de rapports sur son activité : ni à l'ensemble des travailleurs ni à leurs " élus ". Ses activités se poursuivaient toujours dans le plus grand mystère. Le service des renseignements était alimenté surtout par un vaste réseau d'agents secrets dont une bonne partie fut recrutée dans l'ancienne police tzariste. La Tchéka profitait en outre de l'obligation imposée à tout communiste d'aider la police " révolutionnaire " par des indications, des dénonciations etc.
L'arbitraire, les abus, les crimes perpétrés dans les cachots de cette institution dépassent toute imagination. Naturellement, nous ne pouvons pas nous attarder à les énumérer : ce sujet spécial mériterait un volume à part. Le futur historien sera épouvanté lorsque des archives livrées à la publicité lu fourniront cette horrible documentation humaine. (Le lecteur trouvera quelques éléments édifiants dans certains ouvrages.)
A l'époque dont nous parlons, des tribunaux et des procès publics pour des affaires politiques n'existaient pas. D'ailleurs, même actuellement de tels procès sont exceptionnels. C'était exclusivement la Tchéka qui s'en occupait.
Les sentences n'étaient publiées nulle part. Plus tard, on donnait parfois, en quelques lignes, des extraits des procès-verbaux d'une séance policière. Ces extraits signalaient uniquement qu'un tel cas était porté à l'ordre du jour et que telle sentence était prononcée. On n'en exposait pas les motifs.
Comme règle, l'arrêt était sans appel.
C'est la Tchéka elle-même qui exécutait les sentences prononcées. Si c'était la mort, on extrayait le détenu de sa cellule et on l'exécutait généralement en lui tirant une balle de revolver dans la nuque au moment où, suivi d'un tchékiste bourreau, il descendait les dernières marches d'un escalier menant à la cave. Le corps était ensuite inhumé clandestinement. Jamais on ne le rendait aux parents. Fréquemment, ces derniers n'apprenaient l'exécution de leur proche qu'indirectement : par le refus de l'administration de la prison d'accepter les vivres apportés. La phrase classique était d'une simplicité lapidaire : " Un tel ne figure plus sur les registres de la prison ". Cela pouvait signifier le transfert dans une autre prison ou l'exil. Et quand c'était la mort, la formule était la même. Aucune autre explication n'était admise. C'était aux parents de se renseigner ailleurs et d'apprendre exactement à quoi s'en tenir.
L'exil, toujours administratif, signifiait la déportation aux endroits les plus éloignés et défavorisés de l'immense pays : soit dans les régions chaudes et marécageuses - malsaines à l'extrême - du Turkestan, soit dans l'extrême Nord, aux confins des terribles régions de Naryme et de Touroukhansk.
Assez souvent, le gouvernement " s'amusait " à envoyer des gens dans le Turkestan et à les faire transférer ensuite brusquement dans le Nord ou inversement. C'Était un moyen indirect mais sûr de les expédier tout simplement dans l'autre monde.
La correspondance échangée en son temps entre le Comité de Secours et les libertaires exilés dans le Nord, révèle toute l'horreur physique et morale de la " vie " de ces victimes. Arrivées au lieu de destination, elles étaient désormais isolées du monde. Dans plusieurs endroits - villages et bourgs oubliés dont les habitants vivaient de la chasse et de la pêche - on ne voyait arriver la poste que deux ou même une fois par an. Certaines de ces agglomérations ne comptaient que 4 ou 5 huttes perdues dans un désert de neige et de glace.
Les exilés y souffraient de toutes les maladies dues à la sous-alimentation, au froid, à l'inaction; du scorbut, de la tuberculose, des maladies du coeur et de l'estomac. La vie y était une lente torture et la mort apparaissait comme une délivrance.
Les prisons où l'on enfermait les libertaires, les syndicalistes, les " oppositionnels ", les simples ouvriers, paysans ou autres citoyens rebelles ou uniquement suspects de ne pas être d'accord avec les autorités, n'ont jamais été visitées par les " délégations étrangères ". Celles-ci étaient généralement conduites à Sokolniki, à Lefortovo, dans certaines dépendances de Boutyrki, c'est-à-dire dans des prisons de Moscou où l'on gardait des contre-révolutionnaires, des spéculateurs et des prisonniers de droit commun. Parfois, on obligeait ceux-ci à se dire " prisonniers politiques " et à louer le régime de la prison, sous promesse de réduction de la peine. Quelques délégations purent visiter la prison des sociaux-démocrates à Tiflis, dans le Caucase. Mais jamais les prisons dont les noms suivent n'ont reçu la visite des délégués ou voyageurs étrangers. Citons surtout : le camp de Solovki, lieu d'emprisonnement souvent mentionné dans la presse étrangère, mais resté mystérieux ; la prison de Souzdal (ancien monastère transformé) ; l'" isolateur politique " de Verkhné-Ouralsk, celui de Tobolsk, celui de Iaroslaw. On pourrait y ajouter de nombreuses prisons et de multiples camps de concentration répartis sur toute l'étendue du pays. Tous restèrent totalement inconnus aux naïfs ou aux intéressés osant faire, au retour d'un voyage " d'études " dans le " premier pays socialiste ", des rapports favorables sur " le nouveau régime pénitentiaire créé par l'U.R.S.S. "
Dire qu'un Romain Rolland affirma n'avoir pu établir l'existence d'une justice administrative en Russie !...
La répression déchaînée, la violence contre le peuple, la terreur : tel fut le couronnement de l'oeuvre des bolcheviks, de leur régime dit " soviétique ".
Pour justifier cette horreur, ils invoquent les intérêts de la Révolution. Rien ne peut être plus faux, plus hypocrite que cette tentative de justification.
Les anarchistes ont été exterminés en Russie; ils ne peuvent plus y exister uniquement parce qu'ils défendaient les principes mêmes de la Révolution Sociale, parce qu'ils luttaient pour la véritable liberté économique, politique et sociale du peuple.
Les révolutionnaires en général et des centaines de milliers de travailleurs ont été anéantis en Russie par une nouvelle Autorité et une nouvelle couche privilégiée qui, comme toutes les autorités et toutes les couches privilégiées du monde n'ont plus rien de l'esprit révolutionnaire et ne se maintiennent au pouvoir que par la soif de dominer et d'exploiter à leur tour. Leur système s'appuie sur la ruse et la violence, comme dans n'importe quel système autoritaire et étatiste, nécessairement dominateur, exploiteur et oppresseur.
Le régime " communiste " étatiste n'est qu'une variété du régime fasciste. Il est grand temps que les travailleurs de tous les pays le comprennent, qu'ils y réfléchissent, qu'ils tirent de bonnes leçons de cette formidable expérience négative.
D'ailleurs, les événements en cours et à venir contribueront puissamment à ce résultat.
Au moment où j'écris ces lignes - en décembre 1939 - le bolchevisme est, enfin, en train de sortir de ses frontières, de sa " cage " russe. On le verra à l'oeuvre, au grand jour. Je n'ai pas le moindre doute sur la nature du jugement définitif.
Ces événements contribueront également - je l'espère - à mieux comprendre l'esprit du présent ouvrage et ses révélations.
Et inversement, je l'espère aussi - cet ouvrage aidera à mieux comprendre certains faits.
Entre autres, c'est à la lumière de ces révélations qu'on pourra s'expliquer l'avènement d'un Staline.
En effet, Staline " n'est pas tombé de la lune ". Staline et le " stalinisme " ne sont que les conséquences logiques d'une évolution préalable et préparatoire, elle-même résultat d'un terrible égarement, d'une déviation néfaste de la Révolution.
Ce furent Lénine et Trotsky - c'est-à-dire leur système - qui préparèrent le terrain et engendrèrent Staline.
Avis à tous ceux qui, ayant soutenu Lénine, Trotsky et consorts, fulminent aujourd'hui contre Staline : ils moissonnent ce qu'ils ont semé !
Il est vrai que la logique n'est pas l'apanage de tout le monde.
Mais qu'ils rectifient, au moins, leur tir avant qu'il ne soit trop tard !
" Voici des faits qui démontrent l'éternelle monstruosité autoritaire. Puissent-ils faire reculer d'effroi ceux qui s'aventurent à l'aveuglette sur les voies de la Dictature, fût-ce au nom du plus sublime idéal ou de la plus logique formule de sociologie. Puissent-ils surtout, à la veille d'événements qui peuvent amener une situation révolutionnaire, inciter à prendre toutes précautions, non seulement pour éviter de tomber dans les pièges où se sont brisés et meurtris les anarchistes russes, mais encore pour être capables, aux heures révolutionnaires, d'opposer des conceptions pratiques de la production et de la répartition des biens à celles des dictateurs communistes. "
Ces paroles - belles, vigoureuses et justes - ont été écrites, il y a plus de quinze ans, par un anarchiste au courant des faits. Plus tard, un peu avant sa mort, ses convictions anarchistes ont fléchi. Dans un moment d'égarement il approuva le bolchevisme.
Heureusement, si les hommes - êtres généralement faibles et inconséquents - plient, se déforment et passent, les vérités qu'ils ont jadis proclamées demeurent !
Fin 1921, le pouvoir communiste se sentit définitivement maître de la situation. Du moins, il pouvait se considérer a l'abri de tout danger immédiat. Ses ennemis et adversaires, aussi bien ceux de l'extérieur que ceux de l'intérieur, aussi bien ceux de droite que de gauche, étaient désormais hors d'état de le combattre.Dès 1922, il pouvait se consacrer entièrement à la mise au point et à la consolidation de son Etat.
C'est ce qu'il fit, en effet. Et c'est ce qu'il continue à faire.
Parlant dès à présent de l'Etat bolcheviste et des années postérieures à 1921, je donne l'impression de rompre la suite chronologique du récit et de devancer le cours des événements. En effet, le soulèvement de Cronstadt (mars 1921 ) et les différents mouvements d'Ukraine (1919-1921 ) sont antérieurs à la formation définitive de cet Etat.
Cette rupture n'est qu'apparente. Elle ne troublera nullement la continuité de notre étude. Celle-ci, au contraire, en bénéficiera, en raison de son caractère plutôt explicatif et analytique que purement historique.
D'une part, l'Etat russe actuel n'est, dans ses traits essentiels, qu'un développement logique de ce qui fut fondé et établi en 1918-1921. Les modifications ultérieures ne furent que des remaniements ou compléments de détails. Nous les signalerons à l'occasion.
D'autre part, et c'est l'essentiel, le lecteur ne pourrait comprendre à fond ni les raisons, ni la portée, ni le déroulement des événements tels que le soulèvement de Cronstadt ou les mouvements d'Ukraine s'il ne possède pas, préalablement, des données suffisantes sur la véritable nature de cet Etat.
Voilà pourquoi nous sommes obligés, dans l'intérêt même de notre oeuvre et du lecteur, de peindre d'abord cet Etat et de parler ensuite de Cronstadt et de l'Ukraine.
L'Etat bolcheviste, monté dans ses grandes lignes en 1918-1921, existe depuis vingt ans.Cet Etat, qu'est-il exactement ?
Quels sont ses bases, sa structure, ses éléments essentiels ?
Il s'appelle : Union des Républiques Soviétiques Socialistes (U.R.S.S.). Il prétend être un Etat " prolétarien "ou encore " ouvrier et paysan ". Il affirme exercer une " dictature du prolétariat ". Il se flatte d'être " la patrie des travailleurs ", le rempart de la révolution et du socialisme.
Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ? Les faits et les actes justifient-ils ces déclarations et ces prétentions ?
Un rapide examen nous permettra de répondre à ces questions.
J'ai dit : examen rapide. En effet, une étude détaillée et plus ou moins complète sur l'Etat russe actuel est un sujet particulier. Il ne fait pas l'objet du présent ouvrage. D'autre part, après ce qui précède, un coup d'oeil général suffira. Complétons et assemblons ce que nous avons déjà laissé entrevoir.
Je profite de l'occasion pour faire savoir au lecteur non initié qu'il existe actuellement (4) en France une riche littérature en livres, brochures, articles de revues et de journaux, etc., permettant de se faire une idée assez exacte de la structure, du fonctionnement et de l`esprit de l'Etat " soviétique ". Depuis quelques années, de nombreux ouvrages ont paru qui mettent bien en relief le véritable caractère de cet Etat : la nature réelle de son gouvernement, la situation véritable de ses masses laborieuses, l'état exact de son économie, de sa culture, etc. Ces oeuvres mettent à jour les coulisses et les " dessous " cachés du régime, ses égarements, ses " maladies secrètes ".
Certes, les auteurs ne cherchent pas à approfondir le problème pour établir les causes et les conséquences de la déchéance. Ils ne font non plus aucune allusion à cette " autre flamme " : l'idée libertaire, son rôle et son sort dans la Révolution russe. Pour eux, comme pour tant d'autres, c'est un terrain inconnu. Ils n'entrevoient aucune solution. Mais ils constatent sincèrement les faits. Ils font voir ainsi la fausse route prise par la Révolution et prouvent irréfutablement la faillite de celle-ci. Généralement, ces études fournissent une documentation abondante et précise.
Ici nous nous bornerons à une large " vue d'ensemble " qui suffira à notre but. Car c'est le caractère général de cet Etat qui nous intéresse, dans la mesure où il nous explique la suite des événements.
Nous avons dit plus haut que le souci primordial du parti bolcheviste au pouvoir était d'étatiser toute l'activité toute la vie du pays : tout ce qui pouvait en être étatisé. Il s'agissait de créer ce régime que la terminologie moderne qualifie de " totalitaire ".
Une fois en possession d'une force coercitive suffisante, le parti et le gouvernement bolchevistes s'employèrent de leur mieux à cette tâche.
C'est en la réalisant que le Pouvoir communiste créa son immense appareil bureaucratique. Il finit par façonner une nombreuse et puissante caste de fonctionnaires " responsables ", qui forme aujourd`hui une couche hautement privilégiée de quelque deux millions d'individus. Maîtresse effective du pays, de l'armée et de la police, elle soutient, protège, vénère et flatte Staline : son idole, son " tzar ", seul homme juge capable de maintenir " l'ordre " et de sauvegarder ses privilèges.
Peu a peu, les bolcheviks étatisèrent, monopolisèrent, " totalisèrent " aisément et rapidement : l'administration tout entière, les organisations ouvrières, paysannes et autres ; les finances ; les moyens de transport et de communication ; le sous-sol et la production minière ; le commerce extérieur et le grand commerce intérieur; la grosse industrie ; le sol et l'agriculture ; la culture, l'enseignement et l'éducation ; la presse et la littérature ; l'art, la science, les sports, les distractions, même la pensée ou, du moins, toutes ses manifestations.
L'étatisation des organismes ouvriers : Soviets, syndicats, comités d'usines, etc., fut la plus facile et la plus rapide. Leur indépendance fut abolie. Ils devinrent simples rouages administratifs et exécutifs du parti et du gouvernement.
La partie fut menée avec habileté. Les ouvriers ne s'aperçurent même pas qu'ils étaient en train d'être ligotés. Puisque l'Etat et le gouvernement étaient maintenant " les leurs ", il leur parut naturel de ne pas s'en détacher. Ils trouvèrent normal que leurs organisations remplissent des fonctions dans l'Etat " ouvrier " et exécutent les décisions des " camarades commissaires ".
Bientôt, aucun acte autonome, aucun geste libre ne fut plus permis à ces organisations.
Elles finirent par se rendre compte de leur erreur. Mais c'était trop tard ! Lorsque certains organismes ouvriers, gênés dans leur action et inquiets, sentant que " quelque chose n'allait pas dans le royaume des Soviets ", manifestèrent quelque mécontentement et voulurent reconquérir un peu d'indépendance, le gouvernement s'y opposa avec toute son énergie et toute sa ruse. D'autre part, il prit immédiatement des mesures et des sanctions. D'autre part, il chercha à raisonner. " Puisque - disait-il aux ouvriers, de l'air le plus naturel du monde - nous avons maintenant un Etat ouvrier où les travailleurs exercent leur dictature et où tout leur appartient, cet Etat et ses organes sont les vôtres. Alors, de quelle " indépendance " peut-il être question ? De telles réclamations sont maintenant un non-sens. Indépendance de quoi ? De qui ? De vous-mêmes ? Puisque l'Etat, maintenant, c'est vous !... Ne pas le comprendre, signifie ne pas comprendre la révolution accomplie. Se dresser contre cet état de choses signifie se dresser contre la Révolution elle-même. Des idées et des mouvements pareils ne sauraient être tolérés, car ils ne peuvent être inspirés que par les ennemis de la Révolution, de la classe ouvrière, de son Etat, de sa dictature et du pouvoir ouvrier. Ceux qui parmi vous sont encore assez inconscients pour écouter les chuchotements de ces ennemis et prêter l'oreille à leurs néfastes suggestions parce que tout ne va pas encore à merveille dans votre jeune Etat, ceux-là commettent un véritable acte contre-révolutionnaire. "
Il va de soi que tous ceux qui persistaient à protester et à réclamer étaient impitoyablement broyés.
La plus difficile à réaliser fut l'appropriation définitive du sol, la suppression du cultivateur individuel, l'étatisation de l'agriculture. Comme on sait, c'est Staline qui réalisa cette transformation, il y a quelques années. Mais périodiquement, la situation se complique et sérieusement. La lutte entre l'Etat et les masses paysannes reprend, sous d'autres formes.
Puisque tout ce qui est indispensable au travail et à l'activité de hommes - autrement dit tout ce qui est, dans le vaste sens du terme, capital - appartient en Russie à l'Etat, il s'agit, dans ce pays, d'un capitalisme d'Etat intégral.
Capitalisme d'Etat : tel est le système économique, financier, social et politique de l'U.R.S.S., avec toutes ses conséquences et manifestations logiques dans tous les domaines de la vie : matériel, moral, spirituel ou autre.
L'étiquette exacte de cet Etat serait, non pas U.R.S.S. mais U.R.C.E. : Union des Républiques Capitalistes Etatistes. (La consonance : URS et, hélas ! le fond, resteraient les mêmes. )
Economiquement, cela signifie que l'Etat est le propriétaire réel et unique de toutes les richesses du pays, de tout le " patrimoine national ", de tout ce qui est indispensable à des millions d'hommes pour vivre, travailler, agir (y compris, soulignons-le, l'or et le capital-argent, national et étranger. )
C'est là la chose la plus importante : celle qu'il s'agit avant tout de comprendre. Le reste en découle fatalement.
Socialement, l'essentiel de ce système est le suivant :
Tout comme dans d'autres pays, l'ouvrier en U.R.S.S. (U.R.C.E.) est un salarié. Mais il est un salarié de l'Etat. L'Etat est son unique patron. Au lieu d'en avoir des milliers " au choix ", comme c'est le cas dans les pays du capitalisme privé, en U.R.S.S. (U.R.C.E.), l'ouvrier n'en a qu'un seul. Tout changement de patron y est impossible.On prétend qu'étant " ouvrier ", cet Etat n'est pas " patron " dans le sens habituel du mot : les bénéfices qu'il réalise dans la production ne vont pas dans les poches des capitalistes, mais servent, en dernier lieu, les intérêts des ouvriers, donc reviennent à eux, sous d'autres formes que l'argent.
Tout subtil qu'il soit, ce raisonnement est purement théorique. L'Etat " ouvrier " n'est pas dirigé (5) par les ouvriers eux-mêmes (les travailleurs ne pourraient diriger la production eux-mêmes que dans un tout autre système social, jamais dans un Etat centralisé moderne), mais par une très vaste couche de fonctionnaires à la solde du gouvernement qui, lui, forme au centre un groupe ferme, détaché des masses laborieuses et agissant à son gré. On dira qu'il est " responsable " devant les ouvriers. C'est une autre abstraction. La réalité n'a rien de commun avec ces formules.
Demandez à n'importe quel ouvrier en U.R.S.S.- mais que ce soit un simple et véritable ouvrier - sous quelle forme il tire profit des bénéfices réalisés par l'Etat sur ses salaires. Il ne vous comprendra même pas : il n'en sait rien. La seule chose qu'il sait, c'est qu'il touche son maigre salaire, bien insuffisant, et qu'il a toutes les peines du monde pour vivre. Il sait aussi qu'il y a beaucoup de gens, dans le pays, qui vivent " agréablement " (Staline dixit), grassement, même luxueusement.
Demandez-lui s'il peut exercer une pression sur les " responsables ", s'il peut les critiquer, les rappeler à l'ordre, les éliminer, les remplacer. Il vous comprendra encore moins. Ce qu'il sait, c'est qu'il n'a qu'à exécuter les ordres de ses chefs, qui " savent ce qu'ils font ", et que la moindre critique lui coûterait cher. Ces chefs lui sont imposés par le gouvernement et ne sont responsables que devant celui-ci. Et quant au gouvernement, il est infaillible et inattaquable : sa responsabilité est un mythe.
Voyons un peu quelle est la situation réelle de l'ouvrier en U.R.S.S. ? Diffère-t-elle essentiellement de celle des travailleurs dans les pays du capitalisme privé ?
Comme partout ailleurs, l'ouvrier en U.R.S.S. est obligé de se présenter, le jour de paye, au guichet de l'établissement pour toucher son salaire. Ce salaire lui est versé par un fonctionnaire, caissier de l'unique patron : l'Etat.
Le fonctionnaire fait son compte d'après le taux des salaires établi par le gouvernement. Il retient sur la paye ce que l'Etat-patron juge nécessaire de retenir : tant pour le Secours Rouge, tant pour l'emprunt (" libre, mais obligatoire : encore un sophisme soviétique), tant pour la propagande à l'étranger, tant pour la Loterie Nationale (un autre geste " libre ", mais obligatoire), etc. Après quoi il verse la paye à l'ouvrier, exactement comme n'importe quel caissier employé de n'importe quelle " boîte ", dans n'importe quel pays. Naturellement, l'ouvrier ne sait pas le moins du monde ce que " l'Etat " gagne sur son salaire ni ce que cet Etat fait de ce gain. " Ça, c'est l'affaire du gouvernement ", et l'ouvrier n'aura même pas l'idée de se mêler tant soit peu de ce problème.
Mais, dans un pays à capitalisme privé, l'ouvrier, s'il est mécontent, peut quitter son patron et en chercher un autre. Il peut changer d'usine, aller où il veut, faire ce qu'il lui plaît. Tout cela est impossible en U.R.S.S. puisqu'il n'y existe qu'un seul patron, propriétaire de toutes les usines. Conformément aux dernières lois, l'ouvrier n'a même pas le droit de " demander son compte " et de quitter l'usine de son gré, sans motif plausible. Pour cela il lui faut une autorisation de la Direction. Notons, en passant, que cette Direction est formée également de fonctionnaires qui ont remplacé, depuis longtemps, les comités d'usines. L'ouvrier est donc attaché à son lieu de travail, à la manière d'un serf ou d'un esclave (6).
Si l'ouvrier quitte l'usine sans une autorisation spéciale inscrite sur sa carte d'identité obligatoire, ou s'il en est renvoyé comme fautif, il ne peut plus travailler nulle part, sauf réautorisation. Aucun directeur d'usine, fonctionnaire du même patron-Etat, ne l'embauchera, sous peine de sanctions très sévères.
Dans ces conditions, l'Etat-patron peut faire de l'ouvrier ce qu'il veut. I1 le traite en véritable esclave. L'ouvrier est obligé d'accepter tout : il n'a ni choix du patron, ni moyens de défense (les syndicats étant entre les mains du gouvernement-patron et prétendant ne pas comprendre que le syndiqué puisse se défendre " contre son propre gouvernement "), ni aucune possibilité d'exister autrement que rivé à sa chaîne. A moins qu'il ne se " débrouille " comme il peut. Il ne peut, non plus, se plaindre ni même se prononcer, la presse étant elle aussi entre les mains de son " gouvernement ", la parole n'appartenant qu'à ce dernier et les réunions ne pouvant avoir lieu autrement que sur ordre officiel. Dans un pays aussi étendu que la Russie, le meilleur moyen de " se débrouiller " a toujours été le vagabondage. La pratique n'a pas changé depuis. Des milliers et des milliers d'ex-ouvriers russes, ayant quitté l'usine " irrégulièrement "et se trouvant en rupture de ban avec les autorités, reprennent la vieille tradition, empruntent la voie du vagabondage et forment une importante masse de chômeurs dont la presse soviétique ne parle naturellement pas.
Les lois concernant l'ouvrier en général et la main-d'oeuvre dans les usines en particulier sont extrêmement dures. Des dizaines de milliers d'ouvriers languissent et périssent dans des prisons et lieux d'exil pour l'unique motif de les avoir enfreintes.
Le travail lui-même est pénible. D'abord, sauf dans les grands centres, les conditions hygiéniques dans les ateliers sont déplorables, l'ambiance générale est déprimante. Ensuite, le dur travail aux pièces et le système Taylor sont appliqués à peu près partout.
Le fameux " stakhanovisme " (7) en témoigne. (Le lecteur trouvera dans certains ouvrages d'autres témoignages et preuves irréfutables de ce que nous avançons.)
Naturellement, l'ouvrier " étatisé " en U.R.S.S. est, du moins en principe, un esclave moderne : à condition d'être docile et zélé, il est assez bien entretenu, assuré par son " seigneur " (Etat), gratifié d'un congé payé, etc.
Toutefois, il ne s'agit là, en réalité, que d'une partie assez restreinte de la classe ouvrière. Celle-ci est divisée en plusieurs catégories. La différence de leurs conditions de vie va de l'aisance à la misère, en passant par tous les stades intermédiaires. Les faveurs en question ne s'appliquent qu'à des ouvriers " dignes d'elles ". Pour être à l'aise, pour avoir des congés et d'autres avantages, il faut les mériter, se détacher du troupeau, savoir " grimper ".
L'écrasante majorité des travailleurs en U.R.S.S. traîne une existence misérable, surtout les ouvriers non-qualifiés, les manoeuvres, les domestiques, les petits employés et, en général, la masse ouvrière moyenne, courante.
D'autres, qualifiés et spécialisés, esclaves privilégiés, ont une vie relativement " belle " et forment une sorte d' " aristocratie ouvrière ".
Le plus souvent, ces derniers méprisent et repoussent leurs malheureux compagnons de classe. La lutte pour l'existence est âpre en U.R.S.S. Tant pis pour les victimes ! Qu'elles se débrouillent ! Si l'on s'occupe d'elles, on devient vite victime soi-même. Or, l'ouvrier qualifié et privilégié, le vrai " stakhanoviste " - digne disciple du fameux Stakhanoff, premier ouvrier-arriviste et arrivé - ambitionne des situations de plus en plus élevées. Il a bon espoir de sortir un jour, des rangs des esclaves, de devenir lui-même fonctionnaire, chef quelconque, directeur peut-être... Il fait tout pour y arriver : il se démène ; il travaille pour quatre ; il façonne des jeunes qui le remplaceront à l'usine ; il se fait remarquer partout où il le peut ; il fait des études si possible ; il est toujours d'accord avec les autorités et il le souligne ; il est candidat au Parti. Il flatte et courtise ici ; il plastronne là. Mais, avant tout, il faut qu'il ne se gêne guère avec ceux qui sont en bas, ni avec ses concurrents. La lutte est dure en U.R.S.S..
Les ouvriers " stakhanovistes " sont surtout des " entraîneurs " dont le rôle est de démontrer par l'exemple à la masse des ouvriers, qu'il est possible d'intensifier la production. Ils sont grassement payés et obtiennent des avancements, en particulier les " super-stakhanovistes " qui sont les " as " du " stakhanovisme ". Leur rôle est aussi de faire voir aux ouvriers qu'à force de bien travailler on peut " arriver " à une vie " convenable et même agréable " (Staline dixit ).
Dans la plupart des cas, une fois le nouveau " rendement-record " établi à l'usine, il est impossible à un " stakhanoviste " d'y rester : les ouvriers ne le laisseraient pas en vie. Généralement les autorités prennent soin de leur fidèle serviteur : le plus souvent il est envoyé, tout d'abord dans un sanatorium où il séjourne " convenablement " pendant quelques mois : après quoi il est appelé à un poste administratif à Moscou ou dans une autre grande ville où, souvent, on met à sa disposition une coquette villa et où il mène une vie " agréable ", touchant des appointements et jouissant des prérogatives en rapport avec les services rendus. Sa carrière est faite. Il est fonctionnaire. Il est " arrivé ", " sorti du troupeau ".
Par tous ces procédés " stakhanovisme ", " super-stakhanovisme ", classification en diverses catégories des salariés. etc., le gouvernement " communiste " arrive, lui, à diviser et à mieux commander la masse ouvrière. Il crée, en même temps, une couche privilégiée qui lui est servilement dévouée : elle tient en haleine " le troupeau " et sert de " tampon " entre les maîtres et les esclaves.
Ainsi, les procédés employés par les nouveaux maîtres - les " communistes " - vis-à-vis de la masse laborieuse demeurent ce qu'ils avaient été de tout temps : diviser et dominer. Et la parole consolatrice lancée par les maîtres dans le " troupeau " reste, elle aussi, éternelle : " Ouvriers ! Vous voulez " arriver " ? Maintenant, cela ne dépend que de vous-mêmes, car tout homme capable, appliqué et dévoué peut devenir " quelqu'un ". Ceux qui n'y réussissent pas, les " ratés ", n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes. "
D'après les calculs minutieux et objectifs de l'économiste E. Yourievsky, tirés des statistiques du gouvernement de l'U.R.S.S., sur les quelque 18 millions d'ouvriers en 1938, il y avait environ 1 million et demi (8 %) d'ex-ouvriers et ouvriers privilégiés : super-stakhanovistes et stakhanovistes, etc.
On comprend que le gouvernement encourage et favorise cet arrivisme dont il tire de si grands profits et que, d'ailleurs, il ne désigne jamais sous ce nom. On appelle cela : " noble émulation ", " zèle honorable au service du prolétariat " et ainsi de suite. Il existe une décoration " pour le zèle ". Il existe même toute une couche de " porteurs de décorations " (" ordénonostsi ").
Avec les plus " dignes " de ces éléments le gouvernement crée une sorte de nouvelle noblesse " soviétique " et aussi une nouvelle bourgeoisie capitaliste-étatiste : soutiens décidés et solides du régime.
C'est à tous ces éléments que Staline, leur chef suprême, fait allusion lorsqu'il dit, dans certains de ses discours : " La vie chez nous devient toujours plus agréable, plus gaie... "
Le troupeau reste le troupeau, comme partout ailleurs. Et, comme partout, le gouvernement dispose d' " assez de moyens pour le maintenir à sa merci, tranquille et soumis. "
On prétend que de telles moeurs préparent le passage au " véritable communisme ".
Nous nous sommes demandé si le sort de l'ouvrier en U.R.S.S. est préférable à celui du travailleur en pays du capitalisme privé. Or, le vrai problème n'est pas là ; il est plus justement celui-ci : un tel état des choses contient-il du socialisme ou, du moins, en est-ce l'" aurore " ? Une telle organisation, une telle ambiance sociale, peuvent-elles y mener ?
Nous invitons le lecteur à répondre lui-même à ces questions - et à d'autres encore - lorsqu'il sera parvenu au terme de notre étude.
Là il faut distinguer quatre périodes successives.Tout d'abord, cherchant à gagner et à consolider les sympathies des vastes masses laborieuses et de l'armée, le gouvernement bolcheviste pratiqua vis-à-vis des paysans une politique de " laisser faire ".
Les paysans - le lecteur le sait - commencèrent à s'emparer des biens fonciers dont les propriétaires étaient soit en fuite, soit chassés, longtemps avant la Révolution d'octobre. Le gouvernement bolcheviste n'eut qu'à sanctionner cet état de choses. (Décret du 25 octobre 1917.)
" D'eux-mêmes, les soldats ont cessé la guerre, tandis que les paysans se sont emparés des terres et les ouvriers, des usines ", constate P. Milioukov, historien et écrivain russe bien connu, ex-ministre du premier gouvernement provisoire : " Lénine n'eut qu'à sanctionner le fait accompli pour s'assurer les sympathies des soldats, des paysans et des ouvriers ".(P. Milioukov, Histoire de Russie, vol. III, p. 1274.) Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation du leader bourgeois, bien qu'il eût tort de ne tenir aucun compte de l'influence de la propagande et de l'activité des révolutionnaires. Avec cette réserve, son témoignage est particulièrement intéressant. Milioukov fut toujours fin observateur et connaisseur de la vie russe. Il détenait un poste lui permettant une bonne information. Enfin, il n'avait aucune raison de diminuer le rôle des bolcheviks, au contraire... (Remarquons en passant que ce témoignage est fort suggestif, non seulement par rapport au problème paysan et ouvrier lors d'une révolution, mais aussi en ce qui concerne le problème de la guerre.)
Avis à tous ceux qui, intentionnellement ou par ignorance, prétendent que la Révolution fut accomplie non pas par les masses, mais par les bolcheviks. C'est un point à souligner. Dans le fond, la Révolution d'octobre, de même que celle de février, fut réalisée et gagnée par les masses, bien entendu avec l'aide et le soutien des révolutionnaires de toutes tendances. Les masses étaient prêtes à la nouvelle Révolution ; elles la réalisaient de jour en jour, partout sur place. C'est ce qui importe ; c'est ce qui signifie " accomplir la révolution ". Quant aux bolcheviks, ils accomplirent un acte purement politique en s'emparant du pouvoir qui devait tomber fatalement au cours de cette Révolution populaire en marche. Par leur geste politique les bolcheviks arrêtèrent la véritable Révolution et déterminèrent sa déviation (8).
Cette constatation confirme, entre autres, la thèse fondamentale des anarchistes. Ceux-ci affirment, en effet, que lorsque les conditions nécessaires et favorables sont remplies, les masses sont parfaitement capables d'accomplir la Révolution elles-mêmes, avec l'aide et le concours des révolutionnaires. Ils ajoutent - et c'est ce qui est essentiel dans leur point de vue - qu'au lendemain de la victoire, la Révolution devrait suivre le même chemin : action libre des masses, soutenue par l'action libre des révolutionnaires de toutes tendances, sans qu'un parti politique, en éliminant les autres, s'installe au pouvoir, impose sa dictature et monopolise la Révolution.
Donc, au début - première période - Lénine ne toucha pas aux paysans. C'est pour cette raison, entre autres, que ceux-ci le soutinrent, lui laissant ainsi le temps nécessaire pour consolider son Pouvoir et son Etat. A cette époque, on disait même - surtout à l'étranger - que les paysans étaient ceux qui gagneraient le plus à la Révolution russe, et que les bolcheviks, en dépit de leur doctrine marxiste seraient obligés de s'appuyer, en fin de compte, non pas sur la classe ouvrière mais sur la classe paysanne.
Or, plus tard - deuxième période - au fur et à mesure que l'Etat s'affermissait et que, d'autre part, les villes leurs provisions épuisées, tournaient leur regard vers la campagne, Lénine commença à refermer de plus en plus le cercle autour des paysans.
Si les ouvriers des villes et des régions industrielles avaient eu, par le canal de leurs organisations indépendantes et agissantes, la liberté d'action et d'initiative, ils auraient certainement établi un contact économique direct et fécond avec les paysans pour la production, les échanges, etc. On peut être sûr qu'un tel contact entre les producteurs et les consommateurs libres des villes et de la campagne aurait abouti à des ententes et, finalement, à une solution pratique et heureuse de ce problème capital de la Révolution Sociale : celui des rapports entre les deux classes de travailleurs, entre les deux branches essentielles de l'économie nationale.
Mais, voilà ! Les ouvriers et leurs organisations n'avaient aucune liberté d'action, aucune initiative. Les paysans non plus. Tout se trouvait concentré entre les mains de l'Etat, du gouvernement. Lui seul pouvait agir, entreprendre, résoudre.
Dans ces conditions, et naturellement, tout le monde attendait ses décisions.
Les paysans qui, sur des suggestions et propositions directes des ouvriers, auraient certainement fait de leur propre initiative, depuis longtemps et d'une façon naturelle, spontanée et simple, le nécessaire auprès des villes, les paysans ne bougeaient pas, tant que le gouvernement - il était là pour cela ! - ne faisait pas connaître ses intentions.
Par sa présence et ses fonctions mêmes, un gouvernement s'interpose entre les deux couches de travailleurs et les sépare. Automatiquement il les empêche de s'aboucher puisqu'il se charge d'intervenir auprès des deux en intermédiaire, en arbitre.
Or, lorsqu'elles émanent d'un gouvernement, les " dispositions " n'ont rien des relations directes de travailleurs à travailleurs. Par leur nature même, elles ne peuvent être autres que des prescriptions, des commandements, des ordres.
Donc, Lénine intervint. Naturellement, en tant que dictateur marxiste, il ne comprenait rien à la véritable situation. Il expliquait l'attitude indifférente des paysans, non pas comme une conséquence fatale de l'application du faux principe gouvernemental, mais comme une manifestation de leur " égoïsme ", de leur " mentalité petite-bourgeoise ", de leur " hostilité à l'égard des villes ", etc.
Il agit et sévit. Par une série de décrets et d'ordonnances, il somma les paysans de remettre la plus grande partie de leur récolte à l'Etat. Cette sommation fut appuyée par la force armée et policière. Ce fut la période des réquisitions, des impôts en nature, des " expéditions armées ", bref, du " communisme de guerre ". La violence militaire s'abattit sur les paysans pour leur soustraire tout ce dont 1' " Etat " avait besoin.
On défendit aux paysans de vendre leurs produits. On établit, sur les chemins de fer, sur les routes et autour des villes, des " barrages " pour empêcher cette vente qualifiée de " spéculation ". Des milliers de paysans et d'autres " citoyens " furent arrêtés et une partie fusillés pour avoir enfreint ces mesures. Inutile de dire qu'on ramassait surtout les pauvres bougres qui portaient en ville un quelconque sac de farine à seule fin d'avoir quelques sous permettant d'augmenter leur subsistance quotidienne, ou encore des paysans qui cherchaient uniquement à venir en aide à leurs parents ou amis affamés. Les vrais spéculateurs en gros " forçaient " les barrages aisément à coups de pots-de-vin. Une fois de plus, dans le système étatiste, la réalité se moquait de la " théorie ".
Bientôt, cette politique aboutit à des troubles sérieux. Les paysans opposèrent à la violence une résistance farouche. Ils cachaient leur blé ; ils réduisaient la surface d'ensemencement aux proportions strictement nécessaires pour satisfaire leurs besoins personnels ; ils tuaient leur bétail, ils sabotaient le travail, ils se dressaient çà et là contre les perquisitions et les réquisitions, ils assassinaient de plus en plus souvent les " commissaires " chargés de ces opérations.
Les villes se trouvèrent sous la menace d'être affamées, et aucune amélioration ne put être envisagée. Les ouvriers, subissant de dures privations, comprenant de mieux en mieux les véritables raisons de cette faillite et cherchant à redresser la Révolution, commencèrent à s'émouvoir sérieusement. Une partie de l'armée se montra assez disposée à soutenir ce mouvement des masses. (C'est ainsi que se produisit, en mars 1921, le grand soulèvement de Cronstadt dont nous nous occuperons dans la dernière partie de notre ouvrage.) La situation devenait critique.
Ne croyant pas son Etat, c'est-à-dire l'ensemble des forces d'appui et de coercition, assez consolidé pour réussir à imposer, coûte que coûte, sa volonté au pays, Lénine recula. Aussitôt après la " victoire " de Trotsky sur Cronstadt, il proclama la fameuse NEP : " la nouvelle politique économique ".
La NEP forme la troisième période de l'évolution du problème agraire.
Elle ne fut " nouvelle " que par rapport à l'impitoyable rigueur et aux mesures militaires de la veille. Ce fut, tout simplement, une certaine détente. On allégea un peu la pression pour contenter les ventres et apaiser les esprits.
" La nouvelle politique " octroya aux paysans une certaine liberté de disposer du produit de leur travail : notamment d'en vendre une partie librement, au marché. Les barrages furent supprimés. Le petit commerce bénéficia de quelques " libéralités ". La propriété individuelle recouvra quelques droits.
Mais, pour mille raisons, la NEP ne changea pas grand'chose. Elle ne constituait pas une solution. Ce fut une demi-mesure, vague et douteuse. Certes, elle rasséréna un peu l'atmosphère. Mais elle créa, en même temps, une sorte de flottement et de désorganisation. Elle aboutit rapidement à des confusions et à des contradictions lourdes de conséquences, aussi bien dans le domaine économique que dans la vie du pays en général.
D'autre part, la situation équivoque et instable qu'elle avait créée représentait un certain danger pour la sécurité du gouvernement. Ayant fait des concessions, celui-ci avouait une certaine faiblesse. Cet aveu indirect éveilla des espoirs dans les milieux bourgeois. Il donna une impulsion nouvelle à des forces et à des éléments dont l'esprit et l'activité pouvaient devenir vite séditieux et même dangereux pour le régime. Ceci d'autant plus que les sympathies des masses pour le bolchevisme s'étaient fortement émoussées depuis 1917, ce que le gouvernement n'ignorait pas. Le réveil éventuel des appétits bourgeois chez certains éléments de la paysannerie paraissait particulièrement redoutable.
Les membres du parti et les couches privilégiées en général, déjà formées dans ce nouvel Etat et assez influentes eurent peur. On insista auprès du gouvernement sur là nécessité d'en finir avec la " pause de la NEP " et de revenir au régime de l'Etat-patron, de l'Etat-poigne.
Pour toutes ces raisons Staline, qui remplaça Lénine mort en 1924, se vit obligé de choisir entre deux solutions : ou bien élargir encore la NEP, ce qui signifiait, en dépit de la possession des " leviers de commande ", ouvrir les portes à la restauration économique, et peut-être, politique du régime du capitalisme privé ; ou bien revenir à l'étatisme intégral, au régime totalitaire, et reprendre l'offensive à l'Etat contre les paysans.
Tout pesé, sûr de la puissance acquise et de la maîtrise de l'Etat, assuré du soutien actif des couches privilégiées ainsi que de l'appui d'une bonne partie de l'armée, définitivement assujettie, et de toutes les forces coercitives de " son appareil ", Staline finit par opter pour la deuxième décision. Il procéda, à partir de 1928, à l'étatisation totale de l'agriculture : étatisation appelée " collectivisation " et représentant la quatrième période de l'évolution du problème paysan.
Par la force des armes, par la terreur qui prit bientôt des formes et des proportions inouïes, l'Etat se mit à enlever au paysan resté propriétaire son lopin de terre, même moyen, même petit. Il entra ainsi en possession effective et complète du sol.
Avant cette opération, il fallait distinguer en U.R.S.S. :
1° Les " sovkhoz " (abrégé du nom russe) : " possessions soviétiques ", exploitées directement par l'Etat ;
2° Les " kolkhoz " : " possessions collectives ", exploitées en commun par les paysans y adhérant et travaillant sous la direction et sous le contrôle de l'Etat ;
3° Les cultivateurs individuels, à l'époque sortes de fermiers de l'Etat, redevables vis-à-vis de celui-ci, comme les " kolkhoz " d'une partie plus ou moins importante de leurs produits.
Cette distinction disparut à la " collectivisation ". L'agriculture tout entière devint désormais entreprise directe de l'Etat, propriétaire effectif du sol. Tout " chantier agricole " prit le nom de " kolkhoz " ;
Tout paysan fut obligé par force d'entrer dans un " kolkhoz ". Son lopin de terre et ses biens furent confisqués. Et, soulignons-le, il s'agissait non ,seulement des paysans plus ou moins aisés, mais aussi des millions de cultivateurs pauvres, ayant juste de quoi se nourrir, n'employait pas de main-d'oeuvre et ne disposant que du strict nécessaire pour leur travail individuel.
Depuis cette époque, tout paysan en U.R.S.S. est obligatoirement attaché à un " kolkhoz ", comme l'ouvrier à une usine. L'Etat l'a transformé, non seulement en son fermier, mais en son serf et l'a contraint à travailler pour ce nouveau maître. Et, comme tout vrai maître, il ne lui laisse, sur le produit de son travail, que le minimum indispensable pour vivre : le reste, la plus grosse part, est mise à la disposition du gouvernement. Et, comme tout vrai maître, celui-ci en dispose à son gré, sans que le paysan en ait la moindre notion. Certes, ce reste ne va pas enrichir les capitalistes, mais il y a d'autres couches à engraisser en U.R.S.S.
Théoriquement, l'Etat " achète " aux " kolkhoz " leurs produits. C'est surtout sous cette forme qu'il rémunère le travail des paysans. Mais, propriétaire et acheteur unique, il paie pour ces produits un prix dérisoire. Cette rémunération n'est qu'une nouvelle forme d'exploitation des masses paysannes par l'Etat capitaliste.
Pour le comprendre, il suffit de constater que, d'après les données de la presse " soviétique ", l'Etat réalisa en 1936 un bénéfice net de près de 25 millions de roubles par la revente des produits achetés aux " kolkhoz " . Ou encore : en 1937, les " kolkhosiens " ne touchèrent que près de 50 pour 100 de la valeur réelle des produits de leur labeur. Le reste fut retenu comme impôts frais d'administration, retenues diverses, etc.
La quasi-totalité de la population paysanne de l'U.R.S.S. se retrouve aujourd'hui dans un état de servage. Cette organisation agricole rappelle les fameuses " colonies militaires " d'Araktchéieff, du temps du tzar Alexandre 1er. En fait, l'agriculture " soviétique " est " mécanisée ", " bureaucratisée ", " militarisée ".
Pour arriver à ces fins, Staline dut recourir vis-à-vis des paysans à de terribles mesures de violence. En maints endroits la campagne n'accepta pas de bonne grâce les réformes annoncées : elle se cabra. Staline s'y attendait. Il n'hésita pas. Des millions de paysans furent emprisonnés, déportés ou fusillés à la moindre résistance. Des détachements de " troupes spéciales " - sorte de garde mobile ou de corps de gendarmerie et de police militarisée - remplirent surtout cette besogne. Au cours de ces " expéditions ", nombre de villages récalcitrants ou rebelles furent brûlés et fauchés par l'artillerie et les mitrailleuses.
De plus, au cours de tous ces bouleversements, plusieurs famines dévastèrent des régions entières et emportèrent d'autres millions de victimes.
Finalement, " force resta à la loi ". Il n'y a pas lieu de s'en étonner, ni de " rester sceptique " vis-à-vis de nos affirmations. Nous savons par d'autres exemples, tels que ceux du fascisme et de l'hitlérisme, à quel point un régime autoritaire, armé de tous les moyens modernes, peut subjuguer les masses et leur imposer sa volonté, en dépit de toutes les résistances et de tous les obstacles, tant que la police et l'armée lui obéissent.
D'aucuns diront que le gouvernement bolcheviste n'avait pas d'autres moyens pour sauvegarder son régime, pour sauver le pays de la famine permanente et d'autres désastres pires que le remède, pour " faire progresser l'agriculture " , pour " assurer la marche vers le socialisme ".
Nous sommes d'accord, sauf sur les buts.
Oui, le procédé étatiste, gouvernemental, n'a pas d'autres moyens d'action que ceux-là . Mais c'est, précisément, la preuve irréfutable que sa doctrine est erronée et que la situation créée est sans issue. Car, par ces moyens, jamais le socialisme ne sera réalisé.
Ce système peut " assurer " la marche, non " vers le socialisme ", mais vers un capitalisme d'Etat, plus abominable encore que le capitalisme privé. Ce système n'est donc nullement un état " de transition ", comme on veut souvent nous le faire croire : il est tout simplement un autre mode de domination et d'exploitation. On sera obligé de le combattre comme on a combattu - ou comme on combat aujourd'hui - d'autres systèmes à base de domination et d'exploitation.
Quant au " progrès de l'agriculture ", nous sommes persuadés que la vraie collectivisation progressive de cette branche - comme de toute l'économie - sera réalisée par des forces qui n'auront rien de commun avec celles de la dictature politique étatiste.
Nous avons dit que depuis un moment le problème agraire se compliquait sérieusement en U.R.S.S. La masse paysanne menant une lutte, sourde mais efficace, contre l'Etat-patron et sabotant le travail des " kolkhoz ", le rendement de l'agriculture commença à baisser catastrophiquement. Afin de stimuler les kolkhosiens et pour les réconcilier avec le système, on les autorisa alors à posséder, au sein même du " kolkhoz ", une certaine propriété individuelle, d'ailleurs très restreinte : un peu de terre, quelque bétail, quelque outillage. On permit au kolkhosien de travailler un peu pour lui-même.
Le résultat fatal de cette mesure ne tarda pas à se faire sentir : la lutte entre le paysan et l'Etat se cristallisa bientôt autour de ce " secteur privé " (" autour de la vache ", dit-on dans le pays).
Depuis ce temps, les paysans tendent opiniâtrement à augmenter leur " propriété ", leurs droits et leur travail personnel au détriment du kolkhoz.
Quant à l'Etat, il s'oppose, naturellement, à cette tendance. Mais, d'autre part, il se voit obligé de ménager autant que possible le " secteur individuel " dont le rendement est supérieur à celui du kolkhoz et contribue fortement à la prospérité de l'Etat.
Actuellement, cette lutte et ces hésitations constituent le point névralgique du problème agraire en U.R.S.S. Il n'est pas impossible que le pays se trouve à la veille d'une nouvelle et cinquième période dans son évolution agricole.
Notons, toutefois, que ces détails et les autres ne changent rien au tableau général que nous venons de peindre.
La troisième couche sociale, dont l'importance devient énorme en U.R.S.S., est celle des bureaucrates, des fonctionnaires .Du moment que les relations directes entre les diverses catégories de travailleurs sont supprimées, de même que leur initiative et leur liberté d'action, le fonctionnement de la machine d'Etat doit être nécessairement assuré par des intermédiaires dépendant de la direction centrale de la machine. Le nom que l'on donne à ces intermédiaires : fonctionnaires, désigne merveilleusement leur rôle qui consiste à faire fonctionner .
Dans les pays " libéraux " les fonctionnaires " font fonctionner " ce qui relève de l'Etat.
Dans un pays où l'Etat est tout , ils sont appelés à faire fonctionner le tout. Ce qui veut dire qu'ils sont chargés d'organiser, d'administrer, de coordonner, de surveiller, bref, de faire marcher la vie entière du pays : économique et autre.
Dans un pays aussi immense que l'U.R.S.S., cette " armée civile " de l'Etat-patron doit être extraordinairement nombreuse. Et en effet, la caste des fonctionnaires s'y élève à quelques millions. D'après E. Yourievsky, déjà cité, leur nombre global dépasse neuf millions . N'oublions pas qu'en U.R.S.S. il n'y a ni municipalités ni autres services ou organismes indépendants de l'Etat, ni entreprises privées quelles qu'elles soient.
Il va de soi qu'à part les petits employés subalternes, c'est la couche sociale la plus privilégiée. Sous ce rapport, seuls les cadres supérieurs militaires peuvent lui faire concurrence. Les services qu'elle rend au patron (Etat) sont inappréciables. A côté de l'armée et de la police, énormes aussi et bien dressées, la bureaucratie " soviétique " est une force de première importance. Au fond, tout repose sur elle. Non seulement elle sert l'Etat, l'organise, le régit, le fait marcher, le contrôle, etc., mais, ce qui est encore plus précieux, elle soutient fidèlement et activement le régime dont elle dépend entièrement. Au nom du gouvernement qu'elle représente, la haute bureaucratie commande, dicte, ordonne, prescrit, surveille, punit, sévit ; la moyenne et même la petite exécutent et commandent aussi, chaque fonctionnaire étant maître dans les limites qui lui sont assignées. Hiérarchiquement, tous sont responsables devant leurs supérieurs. Les plus hauts le sont devant le fonctionnaire-chef, le grand, le génial, l'infaillible Dictateur.
Les fonctionnaires se donnent corps et âme au gouvernement. Et ce dernier leur en sait gré : à l'exception du troupeau de petits employés dont la situation correspond à celle du troupeau ouvrier, les fonctionnaires " responsables " en U.R.S.S. sont l'objet de soins inlassables. Bonne rémunération et avancement sont garantis à tout fonctionnaire digne de ces faveurs. Tout fonctionnaire docile et appliqué est bien payé, choyé, félicité, décoré. Les plus dévoués et zélés avancent rapidement en grade et peuvent espérer arriver aux postes les plus élevés de l'Etat.
La médaille a pourtant son revers. Tout fonctionnaire est, au fond, un instrument et un jouet entre les mains de ses supérieurs. La moindre faute, erreur ou négligence peut lui coûter cher. Responsable uniquement devant ses chefs, tel un militaire, il est sanctionné par eux dans l'ordre administratif, suivant leur bonne volonté, sans autre forme de procès. C'est la destitution foudroyante, souvent la prison, parfois la mort. Le caprice personnel et l'arbitraire des chefs règnent sans appel. Le plus terrible est que, fréquemment, le fonctionnaire sanctionné n'est qu'un bouc émissaire, sa " faute " ou son échec étant imputable, soit aux dispositions défectueuses de ses supérieurs, soit aux conditions générales ou encore à la politique du gouvernement. " Staline a toujours raison " (comme Hitler en Allemagne). S'il y a maldonne, on trouve vite les coupables. Très souvent aussi - la chose est profondément ancrée dans les moeurs de la bureaucratie " soviétique " - le coupable tombe victime de la lutte pour l'existence ; la concurrence, la jalousie, les intrigues, ces éléments inséparables d'un arrivisme déchaîné, guettent le fonctionnaire à tous les instants de sa vie.
En revanche, certains écarts de la vie privée des hauts fonctionnaires, allant parfois jusqu'à la débauche, sont tolérés par le gouvernement, comme une sorte de délassement indispensable. Le Guépéou ferme les yeux. Ses chefs y participent. Le fameux Iagoda fut un gros noceur pervers. Et il y a encore des orgies à Moscou !
" Arriver " à tout prix et par tous les moyens, sans se faire prendre : tel est l'un des plus grands soucis et un des plus forts stimulants en U.R.S.S.
Aussitôt un peu au-dessus du niveau de l'immense troupeau des 150 millions d'ouvriers, paysans et petits employés tout fonctionnaire débutant peut, en se montrant dévotement et aveuglément soumis, en sachant flagorner et " jouer des coudes ", arriver à la " belle vie ".
C'est cet espoir qui pousse aujourd'hui tout jeune citoyen en U.R.S.S. vers l'instruction et l'étude. Il aspire et espère, comme le " stakhanoviste ", " sortir de la masse "qui se débat dans la misère. Il ambitionne un poste de chef, une voiture, une serviette en cuir, une paire de bonnes bottes, une bonne rémunération des décorations.
Sur ce chemin, il ne se gêne pas avec son prochain. Il sait à merveille se faufiler, bousculer, insinuer, intriguer, piétiner, écraser... Et, bien entendu, il sait aussi flatter, encenser, être obséquieux et servile.
Pour se rendre compte de tout cela, il suffit de suivre attentivement ce qui se passe dans le pays. Il suffit même de lire attentivement la presse " soviétique ", si l'on connaît suffisamment la vie, la mentalité et les moeurs russes en général. Les discours et les harangues des chefs, les distributions périodiques de décorations, les déclarations et interventions des délégués aux Congrès, les reportages locaux et les " petites histoires " quotidiennes qui trouvent leur place et leurs échos dans les journaux, toute cette documentation met celui qui sait la lire et la comprendre au courant de la situation.
D'après Yourievsky, sur les 10 millions environ de fonctionnaires en U.R.S.S., 2 millions (20%) sont des privilégiés. Le reste mène une existence plus ou moins pénible, agrémentée par l'espoir d' " en sortir " et d' " arriver ".
Si nous groupons toutes nos données, nous obtiendrons le tableau suivant, bien entendu approximatif :
1.500.000 |
ouvriers privilégiés sur |
18.000.000 |
2.000.000 |
de fonctionnaires privilégiés sur |
10.000.000 |
4.000.000 |
de paysans aisés sur |
142.000.000 |
2.500.000 |
privilégiés divers : membres du parti (indépendamment de leurs fonctions), spécialistes, militaires, policiers, etc... |
|
|
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10.000.000 |
de privilégiés toutes catégories sur |
170.000.000 |
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Ces 10 millions constituent la nouvelle classe privilégiée en U.R.S.S. et le soutien réel du régime.Le reste le la population : 160 millions d'âmes, n'est qu'un troupeau plus ou moins obscur, soumis, exploité et misérable.
Par notre analyse du rôle des fonctionnaires, nous touchons à la structure politique du pays.Politiquement, l'U.R.S.S. est gouvernée par de hauts fonctionnaires d'Etat (comme la France, d'après la formule consacrée, est gouvernée par les " préfets ") et administrée, sous leurs ordres, par une innombrable armée de fonctionnaires subalternes.
Il nous reste à apporter à cette constatation certaines précisions indispensables,
Avant tout, il faut distinguer deux éléments absolument différents : l'un est constitué par les apparences, le décor, la mise en scène - seul héritage de la glorieuse Révolution d'octobre - l'autre est la réalité.
En apparence, l'U.R.S.S. est gouvernée par les Soviets . (" Les Soviets partout ! " clament les communistes français, sans savoir nullement à quoi s'en tenir sur les " Soviets ", sans avoir la moindre notion de leur vraie histoire ni de leur véritable rôle.)
Rien n'est plus faux ! Les braves gens qui, à l'étranger, croient encore sincèrement en ce mythe se laissent magistralement " rouler ".
Sans nous perdre ici dans des détails, établissons les faits essentiels, soulignant surtout les traits peu ou pas connus.
Depuis très longtemps, les " Soviets " (conseils ouvriers) ne jouent plus aucun rôle important en U.R.S.S., ni politique, ni social . Leur emploi est tout à fait secondaire et même insignifiant : ce sont des organes purement administratifs et exécutifs, chargés de petites besognes locales sans importance, entièrement soumis aux " directives " des autorités centrales : gouvernement et organes dirigeants du parti, Les Soviets n'ont même pas l'ombre d'un pouvoir.
Un grand malentendu règne, hors de Russie, sur les Soviets. Pour nombre de travailleurs des autres pays, le terme Soviet a quelque chose de mystique. Une foule de sincères, de naïfs - de " poires " pour dire le mot - prenant des vessies pour des lanternes, prêtent foi au décor " socialiste " et " révolutionnaire " des nouveaux imposteurs. En Russie, les masses sont contraintes, par la violence et par d'autres méthodes à usage interne, de s'adapter à cette imposture (exactement comme elles le sont dans l'Allemagne de Hitler, dans l'Italie de Mussolini, etc.). Mais les millions de travailleurs des autres pays s'y laissent naïvement prendre, inconscients de la supercherie dont ils seront un jour les premières victimes.
Eclairons cette question des Soviets.
Deux faits essentiels sont à souligner :
Le premier. - La création des " Soviets " eut lieu en Russie uniquement à défaut d'autres organisations ouvrières, sous la nécessité pressante de former un organe d'information, de coordination et d'action commun à plusieurs usines. (Voir ici même, deuxième partie, chap. II.) Il est certain que si la Russie avait possédé en 1905 des syndicats ouvriers et un mouvement syndicaliste de classe, on n'aurait jamais eu l'idée de créer des " Soviets "; on n'aurait jamais eu recours à ces organismes vagues, tout à fait fortuits et purement représentatifs.
Le second. - Au fond, un " Soviet " n'est nullement un organisme de lutte de classe, d'action révolutionnaire. Il ne peut être, non plus, une cellule vivante, agissante, de la transformation sociale ou de la nouvelle société naissante. Par sa structure même, c'est une institution molle, passive, d'allure plutôt bureaucratique ou, dans le meilleur cas, administrative. Un Soviet peut s'occuper de certaines petites besognes locales, sans plus. C'est une sorte de conseil municipal ouvrier. Mais - et cela est grave - par sa structure et surtout par ses prétentions, il peut devenir, dans certaines circonstances, un instrument entre les mains d'un parti politique ou d'un gouvernement, comme ce fut le cas en Russie. Il est donc sujet à la " maladie politique " et, partant, représente un danger certain pour la Révolution.
Pour ces deux raisons, tout ce fameux système " des Soviets ", produit des conditions spécifiques où se trouvait le mouvement ouvrier en Russie, ne représente aucun intérêt ni aucune utilité pour les travailleurs des pays où il existe des organismes syndicaux, un mouvement syndical, une lutte syndicaliste ; pour les pays où les ouvriers ont depuis longtemps leurs organisations de classe, de combat et de reconstruction sociale ; pour les pays où les masses laborieuses se préparent à une lutte finale directe, en dehors de l'Etat, des partis politiques et d'un gouvernement quel qu'il soit.
En apparence - avons-nous dit - la Russie est gouvernée par les Soviets (" libres émanations de la classe ouvrière ", d'après le mythe répandu à l'étranger).
Théoriquement, c'est-à-dire selon la vieille constitution " soviétique " écrite, le pouvoir suprême en U.R.S.S. appartient au Congrès Panrusse des Soviets, convoqué périodiquement et ayant, en principe, le droit de nommer, d'éliminer et de remplacer le gouvernement. En principe, les Soviets détiennent le pouvoir législatif, et leurs " Exécutifs ", le pouvoir exécutif.
En réalité, c'est le gouvernement lui-même : le Conseil des Commissaires du Peuple, émanation directe du parti communiste, qui détient, d'une façon absolue, toute la force et tout le pouvoir, aussi bien législatif qu'exécutif, dans le pays.
C'est le gouvernement qui est maître, non les Soviets.
C'est le gouvernement qui peut, s'il veut, écraser le Congrès des Soviets, ou tout Soviet pris séparément, ou tout membre d'un Soviet, en cas d'opposition ou de non-obéissance. Car c'est le gouvernement qui tient tous les " leviers de commande ".
Mais il y a mieux. Le véritable gouvernement du pays, ce n'est même pas le Conseil des Commissaires du Peuple qui, lui aussi, n'est qu'un décor, mais bien le Politbureau (Bureau politique), lequel comprend quelques sommités du parti, membres de son Comité central. Ce n'est pas tout. En fait, c'est le chef brutal et rusé du Politbureau, secrétaire et chef du parti et du Comité central, le " grand " et " génial " Staline (ou celui qui le remplacera), qui est le véritable pouvoir suprême : le dictateur, le " Vojde " (Duce ou Führer) du pays. Cet homme pourrait dire, avec beaucoup plus de raison que Louis XIV : " L'Etat (l'U.R.S.S.) c'est moi ! "
C'est Staline (ou son remplaçant éventuel) qui est soutenu par 1' " aréopage " (le Politbureau), le Conseil des Commissaires du Peuple, le parti tout entier, les " candidats " (aspirants) au parti, les couches privilégiées, la bureaucratie, l' " appareil ", l'armée et la police. Car tout ce monde dépend de lui, matériellement et moralement, et n'existe que grâce à lui. Tout ce monde croit aveuglément en sa force et en son habileté pour sauvegarder le régime, constamment menacé par le sourd mécontentement et la colère - pour l'instant impuissante - des vastes masses populaires trompées subjuguées et exploitées.
C'est lui - le " grand Chef " - et ensuite le Politbureau, le Comité central du parti et le Conseil des Commissaires du Peuple, qui imposent leurs volontés aux Soviets et non l'inverse.
D'aucuns prétendent que Staline et toutes ces institutions règnent par 1e volonté du peuple : car, dit-on, tous les membres du gouvernement, des organes dirigeants et des Soviets sont élus, d'une façon libre et secrète.
Or, en examinant de près le mécanisme et les dispositions qui le régissent, il est facile de se rendre compte, même sans y participer, que ces élections " libres et discrètes " ne sont qu'une comédie (plus ou moins comme partout ailleurs ).
Si, tout au début, les élections aux Soviets, etc., étaient relativement libres et à peu près discrètes (9) - les vastes masses étant pour les Soviets, le gouvernement n'avait rien à craindre de ce côté et, d'autre part, il était impossible de décevoir ces masses immédiatement - cette liberté relative n'existe plus depuis fort longtemps. Depuis des années, les élections ne sont plus ni libres ni secrètes, et ceci de façon tout à fait officielle, n'en déplaise aux " suiveurs " ignorants des autres pays, qui ont toujours nié le fait. Il est notoire, en effet, que les prétendus " liberté " et " caractère secret " des élections furent " octroyés " au peuple récemment, par la fameuse " Constitution démocratique " de Staline. Le véritable but de ce geste fut d'apaiser le mécontentement grandissant en U.R.S.S. et, d'autre part, de jeter de la poudre aux yeux des travailleurs étrangers. Staline et son gouvernement avaient désormais la certitude de pouvoir rester maîtres de la situation, malgré la " liberté " et le " secret " des élections. L' " appareil " de l'Etat était suffisamment solide - et le peuple suffisamment dompté - pour que ce gouvernement eût à sa merci le troupeau votant, en dépit des " libéralités " accordées. Le texte même de la " Constitution " laisse percer ces calculs.
Aujourd'hui, malgré les apparences, les élections sont inspirées, voire imposées, menées, organisées et surveillées de près par les innombrables agents du gouvernement omnipotent. Les comités, les " cellules " et d'autres organes du Parti sur place " suggèrent " aux électeurs leurs " idées " et imposent leurs candidats. D'ailleurs, la liste de ces derniers est unique, présentée par le Parti Communiste. Il n'y a pas de concurrents. Qui oserait s'opposer à cette liste ou en présenter une autre ? Et dans quel but l'électeur " bouderait "-il, puisque ce geste ne pourrait rien changer à la situation, tout en pouvant mener le rétif en prison ?
Le vote est " libre " et " secret " dans ce sens que l'électeur peut manipuler la plume sans être surveillé par-dessus l'épaule. Mais quant à ce que sa plume peut coucher sur le papier, il n'a pas le choix. Son geste est " prédestiné ", donc purement automatique.
Ainsi, la composition des Soviets et leur soumission au gouvernement sont assurées d'avance. Et le " bulletin de vote " ne constitue qu'une supercherie de plus.
Rappelons au lecteur que la " Constitution de Staline " est la troisième depuis la Révolution d'octobre. La première, adoptée par le Ve Congrès des Soviets en juillet 1918, sous Lénine, établit les bases de l'Etat bolcheviste. La deuxième fut adoptée en 1924, encore sous Lénine. Elle apporta certaines précisions et modifications qui consolidèrent la puissance de l'Etat, en supprimant les derniers vestiges de l'indépendance des Soviets, des comités d'usines, etc. Enfin, la troisième fut octroyée par Staline et adoptée en 1936. Cette dernière ne changea rien à l'état des choses. Quelques remaniements de détail sans importance ; quelques vagues promesses ; quelques articles rabâchant des formules " démocratiques " aussitôt contredites par les articles suivants et, enfin, le remplacement des Congrès annuels panrusses des Soviets par un Soviet Supérieur permanent, renouvelable tous les quatre ans. Ce fut tout.
Je devrais parler maintenant du niveau culturel de cet étrange Etat.
Mais puisque, au fond, la culture ne fait pas partie de la structure d'un Etat, je préfère m'en occuper plus loin, dans le chapitre des Réalisations.
Pour achever le tableau que je viens de brosser, voici quelques derniers coups de pinceau.Le système bolcheviste veut que l'Etat-patron soit aussi, pour chaque citoyen, le fourrier, le guide moral, le juge, le distributeur de récompenses et de punitions.
L'Etat fournit à ce citoyen du travail et lui désigne un emploi - l'Etat le nourrit et le paie ! l'Etat le surveille ; 1'Etat l'emploie et le manie à sa guise ; l'Etat l'éduque et le façonne ; l'Etat le juge ; l'Etat le récompense ou le châtie ; (em)ployeur (10), nourrisseur, protecteur, surveillant, éducateur, instructeur, juge, geôlier, bourreau - tout, absolument tout dans la même personne : celle d'un Etat qui, à l'aide de ses fonctionnaires, veut être omniprésent, omniscient, omnipotent. Malheur à celui qui chercherait à lui échapper !
Soulignons que l'Etat (le gouvernement) bolcheviste s'est emparé non seulement de tous les biens matériels et moraux existants, mais - ce qui est peut-être, le plus grave - il s'est fait aussi le détenteur perpétuel de toute vérité, dans tous les domaines : vérité historique, économique, politique, sociale, scientifique, philosophique ou autre. Dans tous les domaines le gouvernement bolcheviste se considère comme infaillible et appelé à mener l'humanité.
Lui seul possède la vérité. Lui seul sait où et comment se diriger. Lui seul est capable de mener à bien la Révolution Et alors, logiquement, fatalement, il prétend que les 175 millions d'hommes qui peuplent le pays doivent eux aussi le considérer comme seul porteur de la vérité : porteur infaillible, inattaquable, sacré. Et, logiquement, inévitablement, tout homme ou groupement osant, non pas combattre ce gouvernement, mais simplement douter de son infaillibilité, le critiquer, le contredire, le blâmer en quoi que ce soit, est considéré comme son ennemi et partant comme ennemi de la vérité, de la Révolution : le " contre-révolutionnaire " !
Il s'agit là d'un véritable monopole de l'opinion et de la pensée . Toute opinion, toute pensée autre que celle de l'Etat (ou gouvernement) est considérée comme une hérésie : hérésie dangereuse, inadmissible, criminelle. Et, logiquement, immanquablement, intervient le châtiment des hérétiques : la prison, l'exil, l'exécution.
Les syndicalistes et les anarchistes, farouchement persécutés uniquement parce qu'ils osent avoir une opinion indépendante sur la Révolution, en savent quelque chose.
Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d'un esclavage complet, absolu, du peuple : esclavage physique et moral. Si l'on veut, c'est une nouvelle et terrible Inquisition sur le plan social. Telle est l'oeuvre accomplie par le Parti bolcheviste.
Chercha-t-il ce résultat ? Y alla-t-il sciemment ?
Certainement non. Indubitablement, ses meilleurs représentants aspiraient à un système qui aurait permis la construction du vrai socialisme et aurait ouvert la route au communisme intégral. Ils étaient convaincus que les méthodes préconisées par leurs grands idéologues allaient y mener infailliblement. D'autre part, ils croyaient que tous les moyens étaient bons et justifiés, du moment qu'ils devaient mener au but.
Ils s'étaient trompés, ces sincères. Ils ont fait fausse route.
C'est pour cela que certains d'entre eux, ayant compris l'erreur irréparable et ne voulant pas survivre à leurs espoirs évanouis, se suicidèrent.
Naturellement, les conformistes et les arrivistes s'adaptèrent.
Je tiens à enregistrer ici un aveu qui m'a été fait, il y a quelques années, par un bolchevik éminent et sincère, lors d'une discussion serrée, passionnée. " Certainement, me dit-il, nous nous sommes égarés et engouffrés là où nous ne voulions ni ne pensions arriver. Mais nous tâcherons de revenir sur nos erreurs, de sortir de l'impasse, de retrouver le bon chemin. Et nous y réussirons."
On peut être absolument certain, au contraire, qu'ils ne réussiront pas, qu'ils n'en sortiront jamais. Car, la force logique des choses, la psychologie humaine générale, l'enchaînement des faits matériels, la suite déterminée des causes et des effets sont, en fin de compte, plus puissants que la volonté de quelques individus si forts et sincères qu'ils soient.
Ah, si des millions d'hommes libres s'étaient trompés, s'il s'agissait de puissantes collectivités agissant en toute liberté, en toute franchise et en accord complet, on aurait pu, par un effort commun de volonté, réparer les fautes et redresser la situation. Mais une tâche pareille est impossible pour un groupe d'individualités placées en dehors et au-dessus d'une masse humaine subjuguée et passive, face à des forces gigantesques qui les dominent.
Le parti bolcheviste cherche à construire le socialisme au moyen d'un Etat, d'un gouvernement, d'une action politique, centralisée et autoritaire. Il n'aboutit qu'à un capitalisme d'Etat monstrueux, meurtrier, basé sur une odieuse exploitation des masses " mécanisées ", aveugles, inconscientes.
Plus il sera démontré que les chefs du parti furent sincères, énergiques, capables, et qu'ils étaient suivis par de vastes masses, mieux en ressortira la conclusion historique qui se dégage de leur oeuvre Cette conclusion, la voici :
Toute tentative d'accomplir la Révolution Sociale à l'aide d'un Etat, d'un gouvernement et d'une action politique - même si cette tentative est très sincère, très énergique, favorisée par les circonstances et épaulée par les masses - aboutira fatalement à un capitalisme d'Etat, le pire des capitalismes, et qui n'a absolument aucun rapport avec la marche de l'humanité vers la société socialiste.
Telle est la leçon mondiale de la formidable et décisive expérience bolcheviste : leçon qui fournit un puissant appui à la thèse libertaire et sera bientôt, à la lumière des événements, comprise par tous ceux qui peinent, souffrent, pensent et luttent.
En dépit de nombreux ouvrages et études apportant une documentation abondante et des précisions irréfutables sur les prétendues " réalisations soviétiques ", bien des gens continuent à croire obstinément en ce mythe. Car bien des gens prétendent connaître et comprendre les choses sans les examiner de près, sans même se donner la peine de lire ce qui se publie.Nombre de naïfs, prêtant une entière confiance aux affirmations des partisans de l'U.R.S.S., estiment sincèrement que les merveilleuses " réalisations " de l'unique " Etat socialiste " préparent le terrain pour le prochain " communisme " vrai et intégral.
Nous qui connaissons le pays, nous qui suivons de près ce qui s'y passe et s'y décèle, nous pouvons apprécier à leur juste valeur les " conquêtes " et les " prouesses " bolchevistes à ce jour.
Une analyse approfondie et détaillée de celles-ci n'est pas dans notre sujet. Mais nous tenons à répondre ici brièvement à cette fort intéressante et naturelle question :
Le capitalisme d'Etat auquel, d'après les propres aveux des communistes sincères, le bolchevisme a abouti en Russie, donne-t-il au moins des résultats appréciables au point de vue purement industriel, agricole, culturel ? Réalise-t-il des progrès dans ces domaines ? A-t-il réussi à donner un élan au pays arriéré industriellement, techniquement, politiquement, socialement ? Pourra-t-il un jour, en raison des progrès accomplis, faciliter la transformation sociale et le passage à la société socialiste de demain ? Ce capitalisme d'Etat peut-il être considéré comme une transition vers le socialisme : stade inévitable et indispensable dans un pays tel que l'était la Russie avant la Révolution ?
Nombre de gens prétendent que, dans les conditions données, les bolcheviks ont fait le maximum du possible. En raison de l'état rudimentaire de l'industrie, de la technique et de l'instruction générale des masses, disent-ils, l'unique but concevable dans ce pays était l'installation au pouvoir d'une élite intellectuelle qui, d'autorité, obligerait le peuple à rattraper les retards, créerait une puissante industrie, une technique moderne, une agriculture progressive, une activité éducative exemplaire. Cette tâche était la seule abordable. Et elle était indispensable dans ce pays. Les bolcheviks furent les seuls à la comprendre et à s'y consacrer résolument, ne s'arrêtant devant aucun moyen, devant aucun obstacle. Et ils eurent parfaitement raison de balayer impitoyablement tout ce qui pouvait les gêner dans cette oeuvre préparatoire. Car, l'avenir immédiat du pays et aussi celui du socialisme en général dépendaient de ces réalisations nécessaires et urgentes.
Les chapitres qui précèdent, incitent déjà, nous l'espérons, à réfléchir sur le bien-fondé de ces assertions.
Complétons notre exposé, grosso modo, par quelques faits, chiffres et constatations précises.
Il existe un excellent moyen de se rendre compte des réalisations effectives de l'Etat bolcheviste et de sa véritable situation. Ceci à condition, toutefois, de connaître le pays, son histoire, sa langue, ses moeurs, et surtout de savoir lire la presse soviétique. Il est à regretter que, faute de ces conditions essentielles, le moyen en question soit peu praticable hors de Russie.Ce moyen consiste à suivre régulièrement les journaux qui paraissent en U.R.S.S., tout particulièrement les Izvestia et la Pravda.
Le gouvernement bolcheviste sait très bien que, sauf de rares exceptions, ces journaux ne sont pas lus à l'étranger. Misant, d'une part, sur l'ignorance de ce qui se passe réellement en U.R.S.S. et, d'autre part, sur les effets de son immense et intense propagande, le gouvernement se croit suffisamment à l'abri des révélations inopportunes. Obligé d'avouer et d'expliquer certaines faiblesses à sa propre population, il peut le faire en toute sécurité. Il tolère donc certains aveux dans ses journaux, tout en contrôlant, naturellement, leur objet, leur allure et leur dosage.
D'aveu en aveu, un lecteur régulier et attentif de la presse soviétique arrive fatalement à des conclusions édifiantes.
Les rubriques suivantes doivent surtout attirer l'attention du chercheur :1° Les éditoriaux ;
2° Les comptes rendus des Congrès (les discours des délégués tout particulièrement) ;
3° Les reportages et les correspondances locales ;
4° La chronique.
Les éditoriaux et autres articles de fond, fabriqués sur commande et exécutés toujours sur le même gabarit, revêtent, depuis des années, un même caractère invariable.Chaque article débute par un hymne aux " réalisations " acquises :
Dans tel domaine, est-il dit notamment, nous avons fait des pas de géants. Tout va à merveille. " Le parti et le gouvernement " (formule consacrée répétée maintes fois dans chaque article) ont pris telle où telle décision, ils ont appliqué telle ou telle mesure ou promulgué tel ou tel décret. Nous sommes donc sûrs (on glisse imperceptiblement au temps futur) que, dès à présent, ceci ou cela sera fait ; que, très prochainement, on aura réalisé tel ou tel progrès ; qu'incessamment on aura atteint tel et tel résultat, etc.
Cette partie occupe généralement les deux tiers de l'article.
Ensuite vient, invariablement, un " Mais ", un " Cependant ", un " Pourtant " ou un " Toutefois " :
Mais, continue l'article, le parti et le gouvernement se voient obligés de constater que, d'après les derniers rapports reçus, les réalisations actuelles sont encore loin d'atteindre les résultats nécessaires ; que les belles promesses se font attendre ; que présentement il n'y a que ceci et cela de fait. Suivent les chiffres et les données en étonnante disproportion avec les prévisions.
Plus vous lisez, plus vous vous apercevez qu'en attendant le splendide avenir, le réel présent est déplorable : négligences, omissions, fautes graves, faiblesses, impuissance, désordre, pagaille, voilà ce que constate habituellement l'article. Et il continue, invariablement, par des appels désespérés : " Allons ! Accélérons la cadence ! Il faut se ressaisir ! Il est grand temps d'augmenter la production ! Moins de rebut ! Que les responsables y mettent de l'ordre ! Le parti et le gouvernement ont rempli leur devoir. C'est aux ouvriers de faire le leur ", etc.
Souvent l'article se termine par des menaces à l'égard de ces malheureux " responsables " et en général de ceux qui resteraient sourds aux appels " du parti et du gouvernement ".
Je me suis arrêté à ce détail de la presse soviétique, car il est extrêmement typique et se retrouve, jour après jour, depuis vingt ans. Cela en dit déjà long sur les " réalisations " effectives, précédentes.
Les comptes rendus des Congrès sont particulièrement édifiants si l'on se donne la peine de suivre attentivement les discours des délégués.Tous les délégués appartiennent, bien entendu, à 1' " aristocratie " ouvrière privilégiée. Tous leurs discours se ressemblent comme des gouttes d'eau.
Chaque discours débute par une glorification démesurée de Staline : le grand, le génial, le bien-aimé, le vénéré, le surhomme, l'homme le plus sage de tous les peuples et de tous les siècles. Ensuite, tout délégué affirme que dans sa région - ou dans son domaine - on fait des efforts inouïs pour réaliser les prescriptions " du parti et du gouvernement ", pour contenter le " Vojde " (Chef) adoré. Après quoi on entend de belles promesses pour l'avenir. Enfin, presque tous les délégués énumèrent servilement tout ce que le " parti et le gouvernement " ont déjà fait " pour les ouvriers ". En guise d'exemple, le délégué cite habituellement son propre cas. Cette partie du discours est, généralement. la plus curieuse. Travaillant avec zèle et ayant atteint tels et tels résultats, dit le délégué, il a pu réaliser tel et tel gain, ce qui lui a permis d'avoir maintenant un intérieur coquets, de jolis meubles, un phono, un piano, etc. Et il espère faire mieux encore pour arriver à un train de vie encore plus agréable. " Il a bien raison, notre grand Staline, s'écrie le délégué : la vie en U.R.S.S. devient tous les jours plus gaie, plus aisée ! " Fréquemment, il termine son discours sur une note naïve jusqu'au ridicule : " Les autorités m'ont promis, dit-il, en récompense de mes efforts, ceci et cela (un beau vélo, par exemple). La promesse n'est pas encore réalisée, mais j'attends patiemment, confiant dans mon gouvernement... " (Applaudissements prolongés du Congrès.)
Le but de ces discours, savamment inspirés, est clair. On dit aux ouvriers : " Travaillez avec zèle, obéissez aux autorités, vénérez votre " Vojde ", et vous arriverez à sortir du troupeau, à vous créer une gentille existence bourgeoise.
Cette propagande porte ses fruits spécifiques. Le désir d' " arriver " fouette l'énergie de milliers d'individus en U.R.S.S. L'exemple de ceux qui " arrivent " décuple cette énergie. La caste dominante y trouve son profit. Mais le " socialisme " ? Patience, pauvres dupes !
Quant aux reportages, correspondances locales, chroniques, etc., ces rubriques nous permettent, en les suivant régulièrement, de nous faire une idée approximative et suggestive d'une multitude de faits journaliers, de ces " petits riens " qui, en réalité, composent et caractérisent l'existence. Au bout d'une pareille étude, on est suffisamment fixé sur le niveau social et le véritable esprit du " premier pays socialiste ".
Naturellement, l'étude de cette documentation doit être complétée par la lecture des articles de revues, des statistiques, etc.
Quelles sont donc nos conclusions quant aux réalisations concrètes en U.R.S.S. ?
Il existe avant tout un domaine où le pouvoir " soviétique " a vraiment battu tous les records : c'est celui de la propagande ; plus exactement, celui du mensonge, de la tromperie et du bluff.Dans ce domaine les bolcheviks se sont révélés maîtres hors concours (11).
Ayant entre leurs mains tous les moyens d'information, de publicité, etc., ils ont, d'une part, entouré le pays d'une véritable muraille protectrice à travers laquelle ils laissent passer uniquement ce qui correspond à leurs desseins ; et, d'autre part, ils utilisent tous les moyens pour monter et maintenir une entreprise incroyablement puissante de duperie, de truquage, de mise en scène et de mystification.
Cette propagande trompeuse à travers le monde est d'une envergure et d'une intensité sans égales. Des sommes considérables y sont sacrifiées. Jeter de la poudre aux yeux est une des tâches principales de l'Etat bolcheviste. Journaux, revues, brochures, livres, photos, cinéma, T.S.F., expositions, démonstrations, " témoignages ", etc., tous les moyens, plus truqués les uns que les autres, sont utilisés.
Incontestablement, le gouvernement soviétique fait un large usage de subventions directes ou indirectes à l'étranger. Parmi les " Amis de l'U.R.S.S. ", par exemple, se trouvent des écrivains qui sont " amis " surtout parce que ce titre leur permet d'écouler leur production littéraire en U.R.S.S. ou d'entrevoir d'autres avantages dus à cette " amitié ".
La propagande par la parole ne suffisant pas, le gouvernement bolcheviste a magistralement organisé une duperie par le fait.
Nul ne peut entrer en U.R.S.S. sans une autorisation spéciale, très difficile à obtenir, à moins d'offrir une certaine garantie de sympathie pour le régime. Nul ne peut parcourir le pays librement ni examiner en toute indépendance ce qui l'intéresse. Par contre le gouvernement a patiemment et minutieusement monté un fastueux décorum. Il a exécuté tout un " montage " de promesses à exposer au monde ébloui. Il montre cet échafaudage en toute occasion. Les " délégations ouvrières " autorisées de temps à autre à passer quelques semaines en Russie, abominablement dupées (si leurs membres sont sincères), lui servent de moyen. De même la majorité écrasante de " touristes " ou de visiteurs isolés qui parcourent le pays sous l'oeil vigilant des mouchards, sans pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe réellement autour d'eux.
Usines, collectivités agricoles, écoles, musées, cantines, terrains de sports, de jeux ou de repos, etc., tout est préparé à l'avance, dans des endroits déterminés, et truqué d'une telle manière que le pauvre voyageur en reste " épaté " sans se douter de la supercherie.
Et même lorsqu'il voit quelque chose de vraiment bon ou beau, il ne se doute pas que cela concerne uniquement les 10 millions de privilégiés, mais nullement les 160 millions de " prolos " exploités.
Si la bourgeoisie des autres pays recourt à un " bourrage de crânes ", le bolchevisme, lui, fait du " superbourrage " tel que, de nos jours encore et en dépit de tous les témoignages sincères, des millions de travailleurs de tous les pays ne connaissent pas la vérité sur l'U.R.S.S.
Passons à d'autres réalisations.
Nous savons déjà que l'Etat bolcheviste a réussi à faire naître et à développer avec une rapidité vertigineuse une bureaucratie formidable, incomparable, inégalable, une bureaucratie qui forme actuellement à elle seule une caste privilégiée, " aristocratique ", de plus de 2 millions d'individus.Il a réussi, d'autre part, à diviser la population de l'Etat " socialiste " en plusieurs catégories - 20 au moins - de salariés. On est arrivé à une inégalité des conditions sociales jamais atteinte par les Etats du capitalisme privé. Les catégories les plus basses perçoivent de l00 à 150 roubles par mois. Les catégories les plus élevées gagnent 3.000 roubles et plus (12).
Il existe une bourgeoisie d'Etat en U.R.S.S. : bourgeoisie qui vit grassement, disposant de villas somptueuses, de voitures, de domestiques, etc.
L'Etat bolcheviste a su militariser les propres rangs du parti dirigeant en formant, surtout avec la jeunesse bolcheviste, des " corps d'armée spéciaux ", sortes de corps de gendarmerie ou de garde mobile. C'est à l'aide de ces corps spéciaux que le gouvernement bolcheviste écrasa l'émeute révolutionnaire de Cronstadt en 1921 et que, lorsqu'il le faut, il noie impitoyablement dans le sang les grèves, les manifestations et les révoltes qui se produisent dans ce pays de temps à autre, mais dont, naturellement, la presse bolcheviste ne souffle mot.
Telle qu'elle fut : ligotée, châtrée, bureaucratisée. embourgeoisée, embrigadée, défigurée et pétrifiée, la Révolution russe, nous l'avons dit, était impuissante à s'imposer d'elle-même au monde. Les bolcheviks finirent par s'en rendre compte. Ils comprirent aussi que, dans ces conditions, ils auraient tôt ou tard, presque fatalement, à défendre leur système - non seulement contre l' " ennemi intérieur ", mais contre le monde entier - et qu'ils auraient à le faire suivant les mêmes méthodes qui leur avaient servi pour s'imposer au pays : la violence armée.
Dès lors, ils s'appliquèrent inlassablement à forger l'instrument indispensable à l'emploi de cette méthode : une armée moderne puissante.
Leur production minière et leur " industrie lourde " furent consacrées particulièrement à cette besogne. La tâche leur réussit dans une certaine mesure. Ils finirent par créer une armée régulière, façonnée sur le modèle de toutes les armées du monde : mécaniquement disciplinée, aveuglément dévouée au Pouvoir, nantie de grades et de décorations, bien nourrie, bien habillée et munie d'engins " dernier cri ".
Cette armée finit par devenir une force imposante.
Le bolchevisme a su, enfin, former une police puissante, en partie normale, mais surtout secrète, une police qui est, peut-être, la meilleure au monde puisqu'elle a réussi, jusqu'à ce jour, à maintenir dans l'obéissance une population subjuguée, trompée, exploitée, miséreuse. Il a su, tout particulièrement, élever le mouchardage à la hauteur d'une vertu civique. Tout membre du parti communiste - voire tout citoyen loyal - est tenu d'aider le " Guépéou ", de lui signaler les cas suspects, de moucharder, de dénoncer.
En fin de compte, le Pouvoir bolcheviste a réussi à réduire en complet esclavage 160 millions d'individus, dans le but de les amener un jour - par ce moyen infaillible, paraît-il - à la liberté, à la prospérité, au vrai communisme. En attendant, avec son administration entièrement bureaucratisée, avec son économie totalement étatisée, avec son armée professionnelle et sa police omnipotente, ce Pouvoir aboutit à créer un Etat bureaucratique, militaire et policier par excellence : un modèle d' " Etat totalitaire " ; un mécanisme dominateur et exploiteur incomparable ; un véritable Etat capitaliste.
Toutes ces " prouesses " et " réalisations " sont indéniables.
Que dire des autres ?
Etablissons avant toute autre chose, et d'une façon catégorique, que, d'après les aveux mêmes des pouvoirs soviétiques, aveux forcés, indirects, mais suffisamment nets, les trois plus grandes tâches de l'Etat capitaliste :La fameuse " industrialisation " du pays,
Les célèbres " plans quinquennaux ",
La formidable " collectivisation de l'agriculture ", ont abouti à un fiasco complet.
Certes, on a importé dans le pays une quantité imposante de machines, d'appareils et d'engins de toutes sortes ; on a érigé, dans certaines grandes villes, (les maisons modernes et, dans certains endroits, des habitations ouvrières, d'ailleurs très mal aménagées ; on a réalisé, à l'aide d'ingénieurs et de techniciens étrangers, quelques constructions gigantesques, telles que : le barrage de " Dnieprostroï ", les hauts fourneaux de " Magnitogorsk ", les vastes entreprises mécaniques de " Sverdlovsk ", le fameux canal " Biélooserski ", etc. ; enfin, on a repris, après l'arrêt dû aux années de tempête, les exploitations minières, la production du naphte, le fonctionnement régulier des usines. Cela, tout pays, tout régime l'aurait fait, sous peine de disparaître. Dans le cas présent, le problème a pour nous un tout autre sens.
Dans tout ce qui a été accompli par l'Etat bolcheviste, peut-on y voir de véritables réalisations qui intéressent notre point de vue ? Peut-on y constater un vrai progrès général du pays, progrès qui le mettrait sur le chemin de l'émancipation sociale et culturelle des masses laborieuses, sur le chemin du socialisme, du communisme ? L'activité du gouvernement bolcheviste créa-t-elle dans le pays les conditions indispensables à une telle évolution ? Réalisa-t-elle vraiment l'ébauche d'une société nouvelle ? Là est tout le problème.
L'industrialisation d'un pays ne peut être vraiment productive et progressive que si elle s'harmonise avec l'évolution générale et naturelle de celui-ci ; elle ne peut être utile socialement que si elle se trouve en harmonie avec l'ensemble de la vie économique et si, par conséquent, ses effets peuvent être utilement assimilés par la population. Dans le cas contraire, elle aboutit à des édifications peut-être impressionnantes, mais socialement inutiles.
On peut ériger tout ce qu'on veut lorsqu'on dispose de certains moyens et surtout d'une main-d'oeuvre asservie, maniable à souhait et payable par l'Etat-patron comme bon lui semble. Le problème ne consiste pas, cependant, à présenter des réalisations mécaniques ou autres, mais à pouvoir les mettre au service du but poursuivi.
Or, une industrialisation forcée, imposée à une population qui n'y est préparée à aucun point de vue, ne peut remplir ce rôle essentiel. Vouloir industrialiser par en haut un pays dont la population laborieuse n'est qu'un troupeau soumis, inerte et misérable, c'est vouloir industrialiser un désert.
Pour qu'un pays puisse s'industrialiser effectivement, il doit posséder un des deux éléments essentiels que voici ou bien une énergique, puissante et riche bourgeoisie, ou bien une population maîtresse de ses destinées, c'est-à-dire libre, consciente de ses besoins et de ses actes, avide de progrès et décidée à s'organiser pour le réaliser. Dans le premier cas, la bourgeoisie doit disposer d'un marché capable d'absorber rapidement les résultats d'une industrialisation. Dans le second, cette assimilation et l'industrialisation sont assurées par l'élan puissant de toute la population en marche vers le progrès.
La Révolution russe a supprimé la bourgeoisie. La première condition n'existait donc pas. Restait la seconde. Il fallait donner libre cours à l'évolution collective d'un peuple de 170 millions d'individus, peuple spontanément prêt à accomplir une formidable expérience sociale : bâtir une société sur des bases absolument nouvelles, non capitalistes et non étatistes. Il fallait, simplement aider ce peuple à réaliser l'expérience. L'immense progrès technique étant dans le monde humain un fait accompli, une rapide industrialisation et l'abondance de produits étant de nos jours, matériellement possibles, il n'y avait pas d'obstacles insurmontables pour que de puissantes collectivités humaines, emportées par un élan prodigieux et aidées par toutes les forces mûres disponibles, n'aboutissent pas, cette fois, au but recherché. Et qui sait quelle serait aujourd'hui la face du monde si cette route avait été prise ?
Le Parti bolcheviste n'a rien compris à cette tâche. Ayant saisi le pouvoir vacant, il voulut se substituer à la bourgeoisie déchue et à la masse libre créatrice. Il supprima les deux conditions pour les remplacer par une troisième : le Pouvoir dictatorial qui étouffe le vrai souffle de la Révolution - l'élan formidable de millions d'êtres humains vers le but - qui tarit toutes les sources vives du véritable progrès et barre la route à l'évolution effective de la société. Le résultat d'une telle erreur fut fatal : un " mécanisme ", des " mécanismes " sans vie, sans âme, sans création.
Nous savons aujourd'hui, nous basant sur des données précises et incontestables, qu'à part le secteur militaire, l' " industrialisation " bolcheviste aboutit, dans l'écrasante majorité des cas, à toutes sortes d'installations et de constructions stériles, surtout en ce qui concerne le véritable progrès économique, social et culturel d'un peuple.
Nous savons que les 75 pour 100 de toutes ces " formidables " édifications restent sans objet, ne fonctionnent pas ou fonctionnent mal.
Nous savons que les milliers de machines importées de l'étranger sont pour la plupart rapidement mises hors de service, abandonnées, perdues.
Nous savons que la main-d'oeuvre actuelle en U.R.S.S. : main-d'oeuvre qui n'est qu'un troupeau d'esclaves travaillant à contre-coeur et d'une façon abrutissante pour le compte du patron-Etat, ne sait pas les manier, les utiliser et qu'enfin la population n'en tire aucun profit. Seul 1'équipement de l'armée en bénéficie, dans une certaine mesure.
Nous savons que le peuple - 160 millions d'individus sur 170 - vit dans des conditions effarantes de misère et d'abrutissement moral.
La prétendue " industrialisation " de l'U.R.S.S. n'est pas une prouesse ; elle n'est pas une " réalisation de l'Etat socialiste " : elle est une entreprise anonyme de l'Etat-patron obligé, après la faillite du " communisme de guerre " et ensuite de la N.E.P., de jouer sa dernière carte. Celle-ci consiste à bercer ses propres sujets, et aussi les naïfs de l'étranger, par la grandeur factice et illusoire de ses projets, dans l'espoir de se maintenir ainsi " jusqu'aux temps meilleurs ".
L' " industrialisation " de l'U.R.S.S. n'est qu'un bluff, rien de plus.
Les " plans quinquennaux " ne sont eux non plus qu'un immense bluff faisant suite à celui de 1' " industrialisation ". Nous appuyant sur des faits et des chiffres précis, nous affirmons que ces plans ont fait une faillite complète. On commence aussi à s'en rendre compte un peu partout.
Quant à la " collectivisation ", nous en avons assez parlé pour ne pas insister. Le lecteur a vu ce qu'elle représente en réalité. Nous répétons qu'une telle " collectivisation " n'est nullement la vraie solution du problème agraire. Elle est loin d'être une " réalisation " socialiste ou même simplement sociale. Elle est un système de violence inutile et absolument stérile. Nous affirmons que le paysan sera gagné à la cause de la Révolution Sociale par des moyens qui n'auront rien de commun avec ce retour au servage moyenâgeux, où le maître féodal est remplacé par le maître d'Etat.
Peut-on construire, ne disons pas le socialisme, mais tout bonnement une économie saine et progressive sur de telles bases ?Voyons quelques faits et chiffres.
En 1939, l'U.R.S.S. s'est prononcée sur les résultats de la troisième période Quinquennale.Tout au long des deux premières, les journaux soviétiques se plaignaient inlassablement des retards considérables dans l'exécution des plans. L'extraction des minerais et de la houille, l'exploitation des puits de pétrole, la production métallurgique, celle des produits textiles, les progrès de l'industrie lourde et de toutes autres, l'extension des voies ferrées et l'amélioration de leur matériel - bref, toutes les branches de l'activité économique se trouvaient en grand retard sur les prescriptions et les prévisions. On passait d'une période quinquennale à la suivante, tout en restant très en arrière des résultats à atteindre.
Le génial dictateur sévissait, frappait, exécutait.
Or, voici que les Izvestia se voient obligés d'avouer indirectement, dans une série d'articles d'août à novembre 1939, la faillite de la troisième tranche. Le journal constate que la production de l'acier et du fer s'est révélée en octobre 1939 inférieure à celle d'octobre 1938, pourtant insuffisante ; que le rendement a baissé dans toutes les branches de l'industrie métallurgique ; que plusieurs hauts fourneaux ont dû être éteints faute de charbon et de métal.
La situation devient critique à un tel point qu'à partir du mois de septembre la presse soviétique cesse de communiquer les chiffres mensuels.
- D'après les données de la presse soviétique, les usines de locomotives n'ont réalisé, au cours des deux premières périodes quinquennales, qu'un peu plus de 50 p. 100 du plan.
- Le nombre des wagons de marchandises ne put être augmenté que dans une proportion très en-dessous des prévisions du plan.
- Les fabuleuses entreprises telles que le " Dnieprostroï ", le " Magnitogorsk ", etc., fonctionnent mal. Plusieurs de ces entreprises subissent de longues périodes d'inactivité forcée.
- Les gigantesques projets d'électrification ne sont réalisés que dans une mesure insignifiante.
- Le commissaire du peuple Kossyguine déclare en mai 1939 que les entreprises textiles sont faiblement outillées et techniquement inaptes à travailler dans les proportions nécessaires. Il se plaint, en outre, d'un manque de liaison entre l'industrie textile, d'une part, et les producteurs de la matière première, de l'autre. " Les entreprises textiles, avoue-t-il, ne reçoivent pas assez de lin, de chanvre, de laine. Cependant, de grandes quantités de lin pourrissent dans les champs ; le chanvre récolté attend indéfiniment d'être transformé en fils ; et quant à la laine, les règles élémentaires de triage et de nettoyage sont négligées dans sa préparation, ce qui porte un préjudice énorme à la fabrication des tissus. On peut en dire autant, ajoute-t-il, de la préparation des cocons de soie."
On pourrait couvrir ainsi des pages et des pages avec des faits et des chiffres précis, puisés dans la presse bolcheviste et se rapportant à tous les domaines, pour prouver irréfutablement la faillite des " plans quinquennaux ".
Pour décrire l'état lamentable de toutes les industries soviétiques, on n'a que l'embarras du choix.- D'après les aveux des Izvestia (plusieurs numéros de janvier 1940), l'industrie houillère ne sait pas utiliser les nouvelles machines. Ce qui est l'une des raisons du rendement insuffisant.
- Les journaux soviétiques du 30 juillet 1939 sont consacrés à la " Journée des transports ferroviaires ". Les aveux que nous y découvrons sont exceptionnellement édifiants.
- Généralement les rails sont fournis par les usines en quantités très insuffisantes. Leur qualité est mauvaise.
- Quatre grandes usines fabriquent des rails en U.R.S.S. Depuis quelque temps, ces usines ont cessé de fabriquer des rails de première qualité. Les chemins de fer doivent donc se contenter des rails de seconde et de troisième qualité. Or, parmi ceux-ci jusqu'à 20 % sont inutilisables.
- En juillet 1939, en pleins travaux de réparation de voies, la grande usine " Kouznetzki " cesse brusquement toute livraison de rails. La raison ? Manque d'outillage pour le percement des trous.
- D'une façon générale, les pièces détachées indispensables pour les travaux de réparation n'arrivent pas, ce qui arrête tout travail.
- Trois grandes usines qui fabriquent diverses pièces détachées pour les chemins de fer interrompent très souvent la livraison faute d'acier, d'outils ou pour d'autres raisons. Un cas est cité, entre autres, où il ne manquait à l'usine que 180 pounds (environ 3 tonnes) de métal, seulement. Néanmoins, toute la livraison fut bloquée et les chemins de fer manquèrent d'un million de pièces de rechange.
- Très souvent aussi, les usines livrent telles ou telles pièces, mais négligent de fournir telles autres, aussi indispensables. Les rails sont là, mais ils gisent à terre et se détériorent, faute de crampons, par exemple.
- Les autorités ont beau sévir. Le gouvernement a beau lancer des S.O.S. et établir les " responsabilités ", toutes ces mesures restent inefficaces et les rapports officiels sont obligés de constater, de temps à autre, que l'une des raisons de toutes ces lacunes est " l'absence de tout intérêt, de tout entrain chez les masses laborieuses ". D'après certains aveux des organes compétents, l'indifférence des ouvriers frise le sabotage.
On parle aussi beaucoup " d'excès de centralisation ", de " bureaucratisme ", d' " incurie générale ", etc.
Mais parler ne signifie pas remédier. Or, il n'existe pas de remède. Il faut donc condamner le système tout entier
- D'après d'autres aveux de la presse soviétique, toutes les exploitations minières, ainsi que celle du naphte, souffrent d'un manque d'organisation. Leur rendement reste faible, malgré l'emploi des machines (qui d'ailleurs, sont souvent dans un très mauvais état) et en dépit de toutes les mesures officielles. Les numéros de la Pravda de décembre 1939 constatent que le rendement des entreprises houillères de l'Oural baisse continuellement.
- Vers la même époque, les journaux se plaignent d'un gâchis inextricable dans l'industrie chimique.
- Par ailleurs, nous apprenons que l'usine " Le Prolétariat Rouge " qui, d'après la Pravda, est à l'avant-garde de l'industrie métallurgique en U.R.S.S., n'arrive à produire que 40 pour 100 de métal, en raison d' " un grand désordre technique et administratif ".
Nous pourrions continuer les exemples et les citations à l'infini.
Dans tous les domaines, la situation de l'industrie en U.R.S.S. a toujours été et reste de nos jours la même : lamentable. La vraie industrialisation n'est qu'un mythe. Il y a des machines , il n'y a pas d'industrialisation.
On pourrait amonceler des volumes de données édifiantes, recueillies çà et là dans la presse bolcheviste.Citons quelques faits, toujours pris au hasard dans des journaux russes :
- Pour ce qui concerne la récolte de 1939, l'Agriculture socialiste du 8 août constate que, partout, les travaux de récolte sont très en retard, et souvent mettent la moisson en péril. Par endroits, la récolte est à peu près manquée. Selon la section agraire du Comité central du parti, la raison principale en est dans l'insuffisance des moyens techniques due, à son tour, à la négligence, à la désorganisation, à l'incurie et à des retards de toutes sortes.
Ainsi, par exemple, les pièces de rechange indispensables pour les machines réalisées n'arrivent pas à temps ou sont livrées en quantités insuffisantes.
- La construction des ateliers de réparation est partout très en retard. Par exemple, une centrale qui, s'engage à construire pour telle date 300 ateliers, n'en achève que... 14 ! Une autre en construit 8 sur 353 promis, et ainsi de suite. Dans le district de Koursk, 3 ateliers seulement sur les 91 du plan ont été terminés.
- D'autre part (toujours d'après les aveux du journal) les travaux de récolte sont en difficulté car, cette année (1939), de grandes quantités de blé ont été couchées par les intempéries. Or, les instructions sur la façon d'adapter les machines à la récolte du blé couché se laissent toujours attendre :
- Enfin, continue le journal, les cadres des ouvriers qualifiés ont sensiblement diminué cette année car, en beaucoup d'endroits, les mécaniciens et les conducteurs des machines n'ont pas encore été payés pour l'année passée. La raison ? On paie ces ouvriers après que les kolkhoz ont effectué leurs versements. Or, en beaucoup d'endroits, ces derniers n'ont encore rien versé.
- Les Izvestia et L'Agriculture socialiste constatent qu'en 1939, à cause de tous ces " contretemps ", on a moissonné au 1er août 64 millions d'hectares de blé en moins par rapport à 1938.
- La presse soviétique de novembre 1939 se plaint des retards considérables dans la récolte des pommes de terre et d'autres légumes. Les raisons ? Le manque d'hommes et de chevaux, la défectueuse livraison de l'essence et, surtout l'incurie des kolkhoziens.
- Les Izvestia du 4 novembre 1939 avouent qu'au 25 octobre les sovkhozes n'ont fourni que 67 % des semences obligatoires du plan ; que les kolkhoz ont rempli seulement 59 % de leurs obligations de paiements ; qu'à la même date, 34 % seulement de pommes de terre et 63 % de légumes en général ont été livrés par les kolkhoz à l'Etat.
- En juillet 1939, un Congrès d'éleveurs d'Etat en Ukraine constate : 1 ° qu'il existe beaucoup de kolkhoz n'ayant aucun cheptel (45 % en Khirguisie ; 62 % en Tadjikie ; 17 % dans le district de Riasan ; 11 % dans celui de Kirovsk ; 34 % en Ukraine etc.) ; 2° que de très nombreux kolkhoz ne disposent que d'un cheptel dérisoire : ainsi, en Ukraine, presque 50 % des kolkhoz ont moins de 10 vaches (" tout juste pour que ça sente un peu la vache " plaisanta le rapporteur) ; 3° que, d'une façon générale, le nombre de têtes de bétail avait beaucoup diminué en U.R.S.S. depuis la collectivisation.
Et le plus curieux est que, comme partout ailleurs, aucune mesure vraiment franche, pratique et efficace ne put être trouvée.
Faut-il continuer ?
Ces faits, ces aveux et ces lamentations durent depuis vingt ans. Et, pour bien d'autres domaines, on pourrait poursuivre cette énumération à l'infini.
En U.R.S.S. on y fait plus attention. On se plie, dans la mesure nécessaire, aux exigences des autorités et... " on se débrouille comme on peut ".
A l'étranger, jusqu'à ces derniers temps, on n'en savait généralement rien. Actuellement, la vérité commence à percer. Pour Etre pleinement édifié, le lecteur n'a qu'à se pencher sur les ouvrages de plus en plus nombreux qui traitent ces problèmes et révèlent ces faits.
Quant à nous, nous avons tenu à citer ici quelques faits et chiffres pour permettre au lecteur de prévoir d'ores et déjà la réponse aux questions fondamentales qui nous intéressent ! Notre sujet principal ne nous permet pas de nous y attarder.
Cependant notons encore un fait important et tout récent.
Les dernières mesures prises par le gouvernement bolcheviste pour stimuler l'activité des kolkhoz sont typiques.
Déjà en été 1939, certains organes de presse - par exemple, L'oeuvre constructrice du Parti, n° X - constataient que le mal essentiel du système soviétique était " le peu d'intérêt du kolkhozien à fournir un travail de qualité et à obtenir de bonnes récoltes ". Inspirée d'en haut, la presse se mit à travailler ce sujet.
Un peu plus tard, en janvier 1940, les Izvestia déclarent que " le Parti et le gouvernement " avaient pris la décision de stimuler l'intérêt économique des kolkhoziens. Dans ce but, affirma-t-on, dorénavant " chaque kolkhozien devra avoir la certitude que tout excédent de récolte par lui obtenu restera à la disposition entière du kolkhoz et servira à améliorer son économie " (Donc, précédemment ce n'était pas le cas). Et on ajoutait qu'il était très important de " développer l'initiative créatrice - des masses kolkhoziennes ".
Enfin, par un arrêté en date du 18 janvier 1940 le Comité central du Parti et le Conseil des Commissaires du Peuple accordaient aux kolkhoz une certaine indépendance économique. Chaque kolkhoz obtenait le droit d'établir lui-même le plan des semailles (lequel, naturellement, devrait toujours être " validé par les autorités officielles ").
Il va de soi que cette sorte de NEP kolkhozienne restera lettre morte. Elle n'est qu'une manoeuvre du gouvernement due surtout à ses revers dans la guerre finlandaise et pratiquement contrecarrée par toute l'ambiance. D'ailleurs, la masse paysanne a parfaitement compris cette nouvelle machination ; elle a accueilli la " réforme " avec une totale indifférence.
Nous avons tenu à en parler, car cette petite histoire jette une lumière très vive sur le véritable caractère de la " collectivisation " bolcheviste.
Rappelons-nous que, d'une façon générale, cette prétendue " collectivisation " forcée, entreprise dans le but d'asservir complètement le paysan à l'Etat et représentant une nouvelle forme de servage, craque de toutes parts. Elle ne réalise aucun progrès. Son échec est certain. Ce que nous venons de voir ne laisse aucun doute à ce sujet.
D'ailleurs, la presse soviétique elle-même est obligée d'insister de plus en plus sur la gravité de la lutte du " secteur individuel " contre le " secteur socialiste " dans l'agriculture de l'U.R.S.S. Celui-ci est négligé, abandonné, même carrément saboté par les paysans à la moindre occasion et par mille moyens. La situation est considérée finalement comme " très sérieuse ". Les quelques apparentes concessions sont des tentatives d'éveiller chez le kolkhoziens un intérêt pour leur kolkhoz et de combattre les tendances contraires à cet intérêt.
Il n'y a pas le moindre doute que ces tentatives échoueront. La lutte du paysan contre le servage continuera.
Abandonnons le plan " matériel " : économique, industriel, technique. Abordons certains domaines qu'il serait possible de qualifier " spirituels ".Trois points surtout demandent des précisions :
1° Le problème de l'éducation et de l'instruction du peuple ;
2° L'émancipation de la femme ;
3° Le problème religieux.
Je regrette de ne pouvoir m'arrêter longuement sur chacun de ces sujets. Une pareille tâche exigerait trop de place. Elle n'est pas le but de cet ouvrage. Bornons-nous à en établir les quelques traits essentiels.
Depuis des années, les ignorants et les intéressés prétendent qu'ayant trouvé le pays dans un état totalement inculte, presque " sauvage ", les bolcheviks lui on fait accomplir " un pas de géant " sur le chemin de la culture générale, de l'instruction et de l'éducation.Des voyageurs étrangers, après avoir visité telle ou telle, grande ville, nous parlent des merveilles qu'ils ont pu voir " de leurs propres yeux ".
N'ai-je pas entendu affirmer avec la plus parfaite assurance, qu'avant les bolcheviks " il n'y avait presque pas d'écoles populaires en Russie " et qu'actuellement " il y en a de splendides à peu près partout " ? N'ai-je pas entendu dire par un conférencier que, " avant la Révolution il n'y avait dans le pays que deux ou trois Universités, et que les bolcheviks en ont créé plusieurs ?" Ne raconte-t-on pas qu'avant les bolcheviks le peuple russe, presque entier, ne savait ni lire ni écrire et que maintenant ce type d'illettré total a presque disparu ? Ne dit-on pas - je cite ce cas comme exemple de l'ignorance et des fausses assertions concernant la Russie - ne dit-on pas que la loi tzariste interdisait aux ouvriers et aux paysans l'accès des écoles secondaires et supérieures ?
Quant aux voyageurs, il est certain qu'ils peuvent observer et même admirer dans de grandes villes de l'U.R.S.S. quelques belles écoles modernes, bien équipées et bien organisées : d'abord, parce que de telles écoles modèles sont l'un des apanages de toutes les grandes villes du monde (un voyageur pouvait faire les mêmes constatations en Russie tzariste) ; ensuite, parce que l'installation de telles écoles fait partie du programme démonstratif et décoratif du gouvernement bolcheviste. Mais il est clair que la situation dans quelques grandes villes ne signifie rien quant à l'état des choses dans le pays, surtout lorsqu'il s'agit d'un pays aussi vaste que la Russie. Un voyageur qui voudrait formuler de conclusions se rapprochant de la vérité devrait aller voir les choses et suivre leur évolution au jour le jour, pendant au moins quelques semaines, dans les profondeurs du pays : dans les nombreuses petites villes, dans les innombrables villages, dans les kolkhoz, dans les usines éloignées des grands centres, etc. Quel est donc le voyageur qui a eu l'idée, obtenu l'autorisation et la possibilité de le faire ?
Et quant aux légendes du genre de celles dont je viens de donner quelques échantillons, nous leur avons déjà réglé leur compte dans d'autres parties de cet ouvrage.
Personne ne prétendra que l'instruction et l'éducation du peuple étaient suffisamment répandues dans la Russie d'avant la Révolution. (Elles ne l'étaient d'ailleurs, dans aucun pays. Il n'y avait qu'une différence de détails et de nuances.) Personne ne contestera que la quantité de gens ne sachant ni lire et écrire restait encore très élevée dans la Russie tzariste et que l'instruction populaire y était très en retard par rapport à certains pays occidentaux. Mais de là aux affirmations dont je viens de citer des exemples, il y a de la marge.
Il est assez facile d'établir l'exacte vérité.
D'une part, le réseau des écoles primaires, secondaires et supérieures dans la Russie d'avant la Révolution était déjà assez impressionnant, sans être suffisant. C'est surtout par rapport à l'enseignement lui-même que la situation était défectueuse : les programmes, les méthodes et les moyens étaient lamentables. Naturellement, le gouvernement se souciait fort peu de l'instruction véritable du peuple. Et quant aux municipalités et aux particuliers, surveillés par les autorités et tenus de suivre les programmes officiels, ni les unes ni les autres ne pouvaient aboutir à de grands résultats, tout en ayant réussi quelques belles réalisations.
D'autre part, les prétendus " énormes progrès " réalisés dans ce domaine par le gouvernement bolcheviste sont en réalité très médiocres.
Pour se rendre compte, il suffit, comme en d'autres matières, de suivre de près la presse soviétique authentique.
Comme par ailleurs, ses lamentations et ses aveux à ce sujet, depuis des années, sont très éloquents.
Arrêtons-nous à quelques citations plus ou moins récentes.
D'après les déclarations générales et les chiffres officiels globaux, l'enseignement en U.R.S.S. se poursuit d'une façon plus que satisfaisante. Le nombre des élèves dans les écoles primaires et secondaires atteignait en 1935-36 le chiffre imposant de 25 millions ; le nombre des étudiants dans les écoles supérieures s'élevait à 520.000. En 1936-37, les chiffres respectifs étaient : 28 millions et 560.000. Enfin, en 1939 (Pravda du 31 mai) : 29,7 millions et 600.000. Près d'un million d'élèves recevaient un enseignement technique : industriel, commercial, agricole, etc. Les cours pour les adultes étaient nombreux dans le pays. Le désir de s'instruire y est très vif.
Il est naturel qu'un gouvernement issu de la Révolution et se prétendant populaire s'efforce de satisfaire les aspirations du peuple à une bonne instruction. Il est normal que ce gouvernement soumette le système d'enseignement à une réforme fondamentale. Tout gouvernement post-révolutionnaire en eût fait autant.
Pour juger l'oeuvre du gouvernement bolcheviste en connaissance de cause, les chiffres officiels et quantitatifs ne suffisent pas.
Le vrai problème est de savoir quelles sont la qualité et la valeur de ce nouvel enseignement.
Il faut se demander si le gouvernement a réussi à organiser un bon enseignement, à assurer une instruction valable, profonde, solide.
Il faut savoir si l'instruction et l'éducation en U.R.S.S. sont capables de former des hommes constructeurs d'une vie nouvelle, des militants de l'oeuvre socialiste.
A cette question fondamentale, la presse soviétique elle-même, par ses aveux qui durent depuis des années, répond négativement .
Mais, tout d'abord, constatons que l'enseignement en U.R.S.S. n'est pas égal pour tout le monde. En effet, l'enseignement supérieur n'y est pas gratuit. (Voir la " Constitution " de Staline, art. 125.) La majorité des étudiants sont boursiers de l'Etat. Et les autres ? Bon nombre de jeunes sont donc privés de l'instruction supérieure qui devient ainsi un privilège accordé selon le bon plaisir du gouvernement.
Nous le notons en passant, car il y a d'autres défauts beaucoup plus graves.
Depuis des années, les mêmes constatations et lamentations reviennent invariablement dans les colonnes des journaux soviétiques.
1° Le gouvernement ne réussit pas encore à produire une quantité suffisante de manuels scolaires. La bureaucratie, le centralisme, les lenteurs administratives, etc., empêchent d'y arriver.
Le président du Comité dirigeant les écoles supérieures, un certain Kaftanoff, dut avouer dans son discours (Pravda du 31 mai 1939) que les écoles supérieures manquaient totalement de manuels. On a enfin réussi à en éditer une petite quantité en 1939. Et encore, une bonne partie de ceux-ci ne constitue que la réimpression de manuels parus avant la Révolution.
2° Même constatation, d'année en année, pour les fournitures d'école. Leur pénurie ou leur très mauvaise qualité gêne sérieusement l'oeuvre d'instruction.
3° La quantité d'édifices scolaires est absolument insuffisante. Elle s'accroît très lentement, ce qui crée un grave obstacle aux progrès réels de l'instruction. De plus, les édifices existants sont dans un très mauvais état, et ceux qu'on construit - toujours à la hâte et sans soin - sont défectueux et se dégradent rapidement.
Cependant, les défauts signalés ne sont pas les plus importants.
Un mal beaucoup plus profond paralyse l'oeuvre d'éducation en U.R.S.S. : le manque d'instituteurs et de professeurs.
Depuis 1935, les Izvestia, la Pravda et d'autres journaux soviétiques abondent en aveux et en pleurs à ce sujet.
Selon ces aveux, la préparation des cadres d'instituteurs ne répond nullement aux nécessités du pays. En 1937, par exemple, 50 % seulement du " plan " des cadres ont été obtenus.
Des centaines et parfois des milliers d'instituteurs manquent dans les districts.
Ce n'est pas tout. Ceux qui exercent leur fonction sont loin d'être dûment qualifiés. Ainsi, les deux tiers environ des professeurs d'écoles secondaires n'ont pas reçu une instruction supérieure. De même, les deux tiers des instituteurs primaires manquent d'instruction secondaire.
La presse soviétique se plaint amèrement de l'ignorance crasse des instituteurs et cite de nombreux exemples ahurissants de leur inaptitude et de leur incompétence.
En résumé - et en réalité - l'instruction et l'éducation en U.R.S.S. sont dans un état lamentable.
Hors des grandes villes et de leur factice décorum, il n'existe ni assez de manuels, ni assez de fournitures, ni assez d'écoles, ni assez de maîtres. Les édifices scolaires manquent d'installations élémentaires, de locaux, d'hygiène, souvent même de chauffage.
Dans les profondeurs du pays, I'enseignement populaire se trouve dans un état d'abandon incroyable. C'est la pagaille absolue.
Dans ces conditions, les prétendus " 90 % de la population " plus ou moins lettrés, ne sont-ils pas un mythe de plus ?
La presse soviétique elle-même y répond. D'année en année elle constate l'absence de la plus élémentaire instruction et un niveau culturel très bas, non seulement dans la masse du peuple, mais aussi chez la jeunesse scolaire, chez les étudiants, les instituteurs et les professeurs.
Les efforts du gouvernement pour remédier à cet état de choses n'aboutissent pas. L'ambiance générale, le fond même du système bolcheviste constituent un obstacle insurmontable à toute amélioration effective de la situation.
La tendance même de tout le système d'enseignement en U.R.S.S. empêche le succès. On fait plutôt de la propagande que de l'instruction ou de l'éducation. On bourre le crâne aux élèves avec les doctrines rigides du bolchevisme et du marxisme. Aucune initiative, aucun esprit critique, aucune liberté de doute ni d'examen ne sont tolérés.
L'enseignement tout entier est pénétré d'un esprit scolastique : morne, dur, figé.
Le manque général de toute liberté d'opinion, l'absence de toute discussion ou d'action indépendantes, voire de tout échange d'idées dans le pays où seul le dogme marxiste est admis, tout cela interdit la véritable instruction et la vraie éducation du peuple.
Les voyageurs - observateurs nécessairement superficiels et souvent naïfs - admirent les institutions culturelles et sportives qu'ils ont vues " de leurs propres yeux " lors de quelques rapides visites officielles à Moscou, à Léningrad et dans deux ou trois autres villes.
Mais voilà ce que nous trouvons, par exemple, dans le n° 168 du journal Troud (juillet 1939) :
Les mineurs du bassin du Donetz y posent aux autorités la question suivante (chose rare : le document a été publié) :
Quelle est l'utilité des retenues effectuées sur leurs salaires en vue de l'entretien du " Palais de la Culture " à Gorlovka (une localité industrielle du bassin ) ?
En cette année 1939, disent les mineurs, le coût de cet entretien atteint quelques millions de roubles. Le budget du " Club des mineurs " s'élève, seul, à 1.173.000 roubles. Sur cette somme, plus de 700.000 sont payés à l'industrie cinématographique pour la location de films que personne ne vient voir en raison de leur mauvaise qualité. Les autres 400.000 roubles sont affectés à l'entretien du personnel. Et quant aux mineurs, ils ne profitent absolument en rien de l'argent qu'ils sont obliges de verser.
- Le " Palais de la Culture ", continuent les mineurs, est entouré d'un jardin appelé solennellement : " le parc ". Une somme d'argent importante a été retenue sur les salaires des mineurs pour la mise en état de ce jardin. Avec cet argent, on a construit une immense porte d'entrée, munie de multiples caisses-guérites en béton. Mais on a oublié de monter une muraille autour du " parc ". Le jardin est là, avec la luxueuse entrée, mais sans muraille. Personne n'en profite car tout s'y trouve dans un état d'abandon. Pourtant on y a élevé un théâtre, une estrade, un tir, même un bain-douche. Aucune de ces installations ne fonctionne pour 1es mineurs. Elles sont là uniquement pour faire voir à ces derniers la désinvolture avec laquelle les dirigeants responsables des organisations ouvrières manient l'argent des ouvriers. Ces dirigeants se sont aménagés à l'intérieur du " parc ", un petit jardin à eux : coin intime, appelé " jardin du Comité minier ". Et quant aux mineurs qui paient et le " Palais ", et le " Club ", et 1e " Parc ", et le " Jardin du Comité mineur ", ils ont à leur disposition les rues poussiéreuses de Gorlovka.
Par miracle, cette réclamation a trouvé place dans les colonnes du journal. Il faut supposer que, pour certaines raisons, les autorités n'ont pu refuser aux mineurs cette publication et qu'il a été décidé en haut lieu de faire droit à leur réclamation et d'appliquer des sanctions. Mais il est certain que sur un cas offert à la publicité, des milliers d'autres restent inconnus.
Un dogmatisme étouffant, l'absence de toute vraie vie individuelle, de tout élan libre, de toute envolée morale, un manque de perspectives vastes et passionnantes ; le règne d'un esprit de caserne, d'un fonctionnarisme suffoquant, d'un servilisme et d'un arrivisme plats ; la monotonie désespérante d'une existence morne et incolores réglée jusque dans ses moindres détails par les prescriptions de l'Etat : telles sont les caractéristiques de tout ce qui touche à l'enseignement, à l'éducation et à la " culture " en U.R.S.S.
Quoi d'étonnant que, selon la Komsomolskaïa Pravda (par exemple, le n° du 20 octobre 1936), une déception profonde et un esprit d'ennui " dangereux " envahissent les rangs de la jeunesse scolaire ? L'ambiance tout entière exerce une action déprimante sur les jeunes.
D'après certains aveux parus dans la presse soviétique, une grande quantité d'étudiant ne suit les cours que par obligation, sans intérêt réel.
Beaucoup d'étudiants passent leurs nuits à jouer aux cartes.
Les lignes suivantes ont été trouvées dans le " journal " d'un jeune étudiant :
" Je m'ennuie. Je m'ennuie terriblement. Rien de saillant ni de remarquable : ni parmi les hommes, ni dans les événements. Qu'est-ce qui m'attend ? Bon, je terminerai mon cours. Bon, je serai ingénieur, excellent ingénieur peut-être. J'aurai deux chambres, une femme bête, un gosse intelligent et 500 roubles d'appointements. Deux réunions par mois etc. Et après ?... Et lorsque je me demande si j'éprouverai du regret à quitter cette vie, je me réponds : non, je la quitterai sans grand regret. "
On a fait beaucoup de bruit autour de " l'émancipation de la femme par les bolcheviks ". La véritable égalité des sexes, l'abolition du mariage légal, l'union libre, la liberté pour la femme de disposer de son corps et le droit à l'avortement, toutes ces belles " prouesses " du gouvernement bolcheviste ont été chantées et glorifiées par la presse " " d'avant-garde " de tous les pays, sans la moindre tentative d'examen approfondi sur place.Ces " réalisations " appartiennent aussi au domaine des mythes.
Le lecteur sait que les idées sur l'égalité et sur la liberté des sexes, avec toutes les conséquences pratiques qui en découlent, étaient acquises depuis longtemps - bien longtemps avant la Révolution - par les milieux avancés russes. Tout gouvernement issu de la Révolution se trouvait obligé d'en tenir compte, de sanctionner cet état de choses. Il n'y a rien de spécifiquement " bolcheviste " dans cette conquête. Le mérite des bolcheviks n'y occupe qu'une place très modeste.
Incontestablement, le gouvernement bolcheviste a voulu appliquer les principes énoncés. Mais, à nouveau, la question essentielle est de savoir s'il a réussi. Et, à nouveau, nous pourrions remplir des pages - avec, à l'appui, des faits authentiques - pour démontrer qu'il a échoué lamentablement et que son propre système, avec ses conséquences pratiques l'a obligé à tout lâcher, à revenir en arrière, à ne garder que la légende et le bluff.
D'abord, le mariage légal n'est nullement aboli en U.R.S.S. : il est simplifié ou plutôt, il est devenu civil tandis qu'avant la Révolution il était obligatoirement religieux. Même remarque pour le divorce qui, civil, est réglementé par une série de conditions pécuniaires, de mesures pénales, etc. (Voir, par exemple, les Izvestia du 28 juin 1936.)
En examinant les enregistrements de mariages, on constate une forte proportion de mariages conclus entre des femmes très jeunes et des hommes âgés mais hautement appointés. Ceci prouve qu'en U.R.S.S., comme partout ailleurs - et peut-être même plus qu'ailleurs - le mariage est une " affaire " et non pas une libre union d'amour, comme les bolcheviks voudraient le faire croire. Et c'est tout à fait naturel du moment que le système capitaliste, sous une autre forme, est resté intact. La forme seule ayant changé, le fond et tous ses effets subsistent.
Ayant échoué dans leur tentative de construire un " Etat socialiste ", ayant abouti à édifier un Etat capitaliste (aucun autre Etat ne pouvant être imaginé), les bolcheviks furent obligés, comme dans tous les autres domaines, de faire marche en arrière pour tout ce qui concerne les relations entre les sexes : la famille, les enfants, etc.
C'était fatal. Ce domaine ne peut être vraiment modifié que si l'ensemble de la société change fondamentalement. Si cet ensemble n'est pas entièrement rénové. S'il ne change que de forme alors toutes les moeurs, y compris les rapports entre les sexes, la famille, l'enfant, ne changent, elles non plus, que de forme ; dans le fond, elles restent aussi arriérées qu'elles l'étaient auparavant, tout en changeant d'aspect.
C'est ce qui est arrivé en U.R.S.S.
A partir du mois de mai 1936, toutes les " belles idées ", tous les " principes avancés " furent peu à peu mis au rancart. Une série de lois ont réglementé le mariage le divorce, les responsabilités des époux, etc.
Cette législation a rétabli purement et simplement, quoique sous des formes nouvelles, les bases de la " famille bourgeoise ".
La libre disposition de son corps a été réinterdite à la femme. Le droit à l'avortement a été fortement restreint. Actuellement (voir la loi de mai 1936 et les arrêtés postérieurs ), l'avortement n'est admis que dans des cas exceptionnels, sur un avis du médecin et dans des situations déterminées. L'avortement et même la suggestion de l'avortement sont assez sévèrement punis s'ils ont lieu sans justification légale.
La prostitution est très répandue en U.R.S.S. Pour s'en persuader et aussi - disons-le en passant - pour se rendre compte du niveau très bas des moeurs " soviétiques " en général, il suffit de parcourir régulièrement et attentivement la chronique quotidienne, les correspondances locales et autres rubriques semblables dans les journaux russes.
Quant à l' " égalité des sexes ", ce principe ayant été en vigueur depuis fort longtemps dans les milieux russes d'avant-garde, les bolcheviks, naturellement, l'ont admis. Mais de même que d'autres belles thèses sociales ou morales, celle-ci a été faussée, à son tour, à la suite de la déviation générale de la Révolution. Concrètement, il s'agit en U.R.S.S. d'une " égalité " dans le travail, non dans les salaires. La femme y travaille autant que l'homme, mais sa rétribution est moins élevée. De sorte que cette " égalité " permet à l'Etat d'exploiter la femme plus encore que l'homme.
Arrêtons-nous un instant sur cet autre sujet important.On prétend que le bolchevisme eut raison des préjuges religieux. C'est une erreur dont la source est, encore, l'ignorance des faits concrets.
Le gouvernement bolcheviste a réussi, par la terreur, à supprimer, pour un temps, le culte public de la religion. Quant au sentiment religieux, loin de l'avoir extirpé, le bolchevisme, avec ses méthodes et ses " prouesses ", et en dépit de sa propagande, l'a, au contraire, soit rendu plus intense, chez les uns, soit simplement transformé, chez les autres.
Ajoutons que déjà avant la Révolution, surtout depuis 1905, le sentiment religieux se trouvait en déclin dans les masses populaires, ce qui ne manqua pas d'inquiéter sérieusement les popes et les autorités tzaristes. Le bolchevisme réussit plutôt à le raviver sous d'autres formes.
La religion sera tuée non pas par la terreur, non pas tant par la propagande, mais par la réussite effective de la vraie Révolution Sociale, avec ses conséquences heureuses. La semence antireligieuse qui tombera sur le sol fécond de cette réussite donnera une belle récolte.
Nous avons assez parlé précédemment des " réalisations " sociales pour ne plus insister ici sur ce point.
On me fait parfois cette objection que le gouvernement bolcheviste a fait tout ce qu'il a pu pour réaliser telle ou telle autre tâche et que ce n'est pas de sa faute si ses efforts n'ont pas été couronnés d'un succès total.
Justement : plus la bonne volonté du gouvernement bolcheviste sera démontrée, plus il deviendra clair que la véritable Révolution Sociale et le vrai socialisme ne peuvent être réalisés par le système gouvernemental et étatiste.
" Le gouvernement communiste, pour sa part, a mis toute sa bonne volonté pour réussir ", nous affirme-t-on.
Je ne dis pas le contraire. Mais le problème n'est pas là. Il ne s'agit pas de savoir si le gouvernement a voulu ou s'il n'a pas voulu faire ceci ou cela. Il s'agit de savoir s'il a abouti, s'il a réussi. Le problème est là et pas ailleurs.
Plus il sera prouvé qu'un gouvernement n'a pas abouti malgré toute sa bonne volonté , plus il deviendra clair qu'un gouvernement ne peut aboutir.
" Le gouvernement n'a pu faire davantage. "
Mais alors, pourquoi a-t-il empêché d'autres éléments de le tenter ? S'il se voyait impuissant, il n'avait aucun droit d'interdire à d'autres d'agir. Et qui sait ce que ces autres auraient pu accomplir et réaliser ?
Pourquoi donc le gouvernement n'a-t-il pas réussi ?
" L'état arriéré du pays l'en a empêché. " " Les masses, arriérées, n'étaient pas prêtes. "
On n'en sait rien puisqu'on a volontairement empêché les masses d'agir. C'est comme si l'on s'étonnait que quelqu'un ne puisse marcher après qu'on lui aurait lié les pieds.
" Les autres éléments de gauche n ont pas voulu marcher avec les bolcheviks. " Ces autres éléments n'ont pas voulu se plier aveuglément aux ordres et aux exigences bolchevistes qu'ils considéraient comme néfastes. Alors on les a empêchés de dire leur mot et d'agir.
" L'entourage capitaliste... "
Justement : l'entourage capitaliste a pu gêner et faire dégénérer un gouvernement. Mais il ne pourrait jamais empêcher ou faire dégénérer la libre action de millions d'hommes, prêts, comme nous l'avons vu, à accomplir, dans un élan prodigieux, la véritable Révolution.
Parler d'une " trahison de la Révolution ", comme le fait Trotsky, est une " explication " au-dessous, non seulement de toute conception " marxiste " ou " matérialiste ", mais du plus ordinaire bon sens.
Comment cette `` trahison `` fut-elle possible au lendemain d'une si belle et complète victoire révolutionnaire ?
Voilà la vraie question.
En réfléchissant, en examinant les choses de près, le moins initié comprendra (que cette prétendue " trahison " n'est pas " tombée du ciel " ; (qu'elle fut la conséquence " matérielle " et rigoureusement logique de la manière même dont la Révolution a été menée.
Les résultats négatifs de la Révolution russe ne furent que la conclusion d'un certain processus. Et le régime stalinien n'est que l'aboutissement fatal des procédés appliqués par Lénine et Trotsky eux-mêmes.
Ce que Trotsky appelle " trahison " est en réalité l'effet inéluctable d'une lente dégénérescence due à de fausses méthodes.
Justement : le procédé gouvernemental et étatiste mène à la " trahison ", c'est-à-dire à la faillite qui permet la " trahison ", celle-ci n'étant qu'un aspect éclatant de cette faillite. D'autres procédés auraient abouti à d'autres effets.
Dans son aveugle partialité (ou plutôt dans son inconcevable hypocrisie), Trotsky commet la plus banale des confusions, impardonnable chez lui : il confond les effets avec les causes.
Se trompant vulgairement (ou plutôt feignant de se tromper, faute de disposer d'autres moyens pour défendre sa thèse), il prend l'effet (la " trahison " de Staline) pour la cause. Erreur - ou plutôt manoeuvre - qui lui permet d'éviter le problème essentiel : comment le " stalinisme " fut-il possible ?
" Staline a trahi la Révolution "... C'est simple ! C'est même trop simple pour expliquer quoi que ce soit.
L'explication est pourtant toute indiquée : le " stalinisme " fut la conséquence naturelle de la faillite de la véritable Révolution, et non pas inversement : et la faillite de la Révolution fut l'aboutissement naturel de la fausse route où le bolchevisme la fit s'engager.
Autrement dit : c'est la dégénérescence de la Révolution égarée et perdue qui amena Staline, et ce n est pas Staline qui fit dégénérer la Révolution.
Ajoutons que, déjà attaqué par la maladie, l'organisme révolutionnaire eût pu y résister victorieusement au moyen d'une libre activité des masses ; mais depuis longtemps les bolcheviks, guidés par Lénine et Trotsky lui-même, lui avaient enlevé tous moyens d'autodéfense contre le mal : fatalement, celui-ci finit par l'envahir tout entier et le perdre.
La " trahison " fut possible, car les masses laborieuses ne réagirent ni contre sa préparation ni contre son accomplissement. Et les masses ne réagirent pas car, totalement subjuguées par leurs nouveaux maîtres, elles perdirent rapidement, et le sens de la vraie Révolution, et tout esprit d'initiative, de libre action, de réaction. Ligotées, soumises, dominées, elles sentaient l'inutilité - que dis-je ? - l'impossibilité de toute résistance. Trotsky participa en personne à faire renaître dans les masses cet esprit d'obéissance aveugle, cette morne indifférence vis-à-vis de tout ce qui se passe " en haut ". La tâche réussit aux " Chefs ". La masse fut terrassée, et pour longtemps. Dès lors, toutes les " trahisons " devenaient possibles.
Après tout ce qui vient d'être dit, nous invitons le lecteur à porter lui-même un jugement sur les " réalisations " bolchevistes ".
L'impuissance de création du gouvernement bolcheviste, le chaos économique où le pays se trouva plongé, le despotisme et la violence inouïs, en un mot la faillite de la Révolution puis la situation tragique qui en résulta, provoquèrent d'abord un vaste mécontentement, ensuite des remous de plus en plus graves et, enfin, des mouvements vigoureux contre l'insupportable état de choses, imposé par la dictature.Comme toujours en pareil cas, ces mouvements vinrent de deux pôles opposés : du côté de la Réaction, de la " droite ", qui espérait reprendre le Pouvoir et rétablir l'ancien ordre, et du côté de la Révolution, de la " gauche " qui aspirait au redressement de la situation et à la reprise de l'action révolutionnaire.
Nous ne nous attarderons pas longtemps aux mouvements contre-révolutionnaires. D'une part, parce qu'ils sont plus ou moins connus ; d'autre part, parce qu'en eux-mêmes ils n'offrent qu'un intérêt secondaire : ces sortes de mouvements se ressemblent, à peu de choses près, dans toutes les grandes révolutions.
Toutefois, certains à-côtés de ces mouvements sont suffisamment instructifs pour ne pas les passer sous silence.
Les premières résistances qui s'opposèrent à la Révolution Sociale, à ses débuts (en 1917 et 1918), furent très limitées, plutôt locales et relativement anodines. Comme dans toutes les révolutions, certains éléments réactionnaires se dressèrent immédiatement contre l'ordre nouveau, tentant d'étouffer la Révolution dans l'oeuf. L'écrasante majorité des ouvriers, des paysans et de l'armée étant - activement ou passivement - pour cet ordre nouveau, ces résistances furent rapidement et facilement brisées.
Si, par la suite, la Révolution avait su se montrer vraiment féconde, puissante, créatrice, juste ; si elle avait su résoudre convenablement ses grands problèmes et ouvrir au pays - et peut-être, dans ce cas, à d'autres pays - des horizons nouveaux, tout se serait certainement borné à ces quelques escarmouches partielles, et la victoire de la Révolution n'aurait plus été menacée. La marche ultérieure des événements, en Russie et ailleurs, aurait pu prendre un caractère autre que celui auquel nous assistons depuis vingt ans.
Mais, comme le lecteur le sait, le bolchevisme, installé au pouvoir, dénatura, ligota et châtra la Révolution. Il la rendit d'abord impuissante, stérile, morne, malheureuse, ensuite lugubre, ignoblement tyrannique, inutilement et stupidement violente.
Le bolchevisme finit ainsi par désillusionner, irriter, dégoûter des couches de plus en plus vastes de la population. Nous avons vu de quelle façon il jugula les ouvriers, supprima les libertés, écrasa les autres courants. Son action de terreur et de violences cruelles vis-à-vis des paysans aboutit à dresser ces derniers aussi contre lui.
N'oublions pas que, dans toutes les révolutions, le gros de la population : les simples " habitants " a-politiques, les " citoyens " exerçant quotidiennement leurs professions et emplois, la petite bourgeoisie, une partie de la bourgeoisie moyenne, bon nombre d'ouvriers et de paysans, etc., restent, d'abord, neutres: ils observent, hésitent, et attendent passivement les premiers résultats. Il est important pour la Révolution de pouvoir se " justifier " devant ces éléments le plus rapidement possible. Sinon, toute cette population " tiède " se détourne de l'oeuvre révolutionnaire : elle est prête à lui devenir hostile ; elle commence à sympathiser avec les menées contre-révolutionnaires ; elle les soutient et les rend beaucoup plus dangereuses.
Telle est surtout la situation lors des bouleversements de grande envergure qui touchent aux intérêts de millions d'hommes, modifient profondément les rapports sociaux et se font au moyen de grandes souffrances et de grandes promesses de satisfaction. Cette satisfaction doit venir vite. De toutes façons, les masses doivent pouvoir l'espérer. Dans le cas contraire, la Révolution faiblit et la contre-révolution prend des ailes.
Ajoutons que le concours actif de ces éléments neutres est indispensable pour la bonne marche de la révolution, car ils comprennent un grand nombre de " spécialistes " et d'hommes de métier : travailleurs qualifiés, techniciens, intellectuels, etc.
Tout ce monde. qui n'est pas précisément hostile à la Révolution une fois qu'elle est faite, se tournerait entièrement vers elle et l'aiderait avec enthousiasme, si elle arrivait à lui inspirer une certaine confiance, à lui faire sentir ses capacités, ses possibilités et ses perspectives, ses avantages, sa force, ses vérités, sa Justice .
Dans le cas contraire, tous ces éléments finissent par devenir franchement ennemis de la Révolution, ce qui porte à celle-ci un coup très sensible.
On peut supposer que les vastes masses laborieuses, exerçant elles-mêmes, avec l'aide des révolutionnaires, une activité libre, sauraient arriver à des résultats probants et partant sauraient rassurer et finalement entraîner lesdits éléments.
La dictature - impuissante, hautaine, stupide et méchamment violente - n'y arrive pas et les rejette de l'autre côté de la barricade.
Le bolchevisme ne sut ni " se justifier " lui-même, ni " justifier " la Révolution.
Comme nous l'avons vu, le seul grand problème qu'il réussit à résoudre - tant bien que mal et sous la pression de l'armée elle-même, qui refusait de combattre - fut celui de la guerre. Ce succès : la paix acquise, lui valut la confiance et les sympathies durables des vastes masses populaires. Mais ce fut tout. Par la suite, son impuissance économique, sociale et autre, se fit bientôt sentir. La stérilité de ses moyens d'action : procédés gouvernementaux, absolutisme étatiste, etc., se révéla presque au lendemain de la victoire.
Les bolcheviks et leurs sympathisants aiment invoquer les " terribles difficultés " que le gouvernement bolcheviste eut à surmonter, après la guerre et la Révolution, dans un pays tel que la Russie. C'est sur la base de ces difficultés que l'on cherche à justifier les procédés bolchevistes.
On peut influencer, avec de tels arguments, le public étranger qui ne connaît pas les faits. Mais ceux qui vivaient la Révolution se rendaient compte tôt ou tard : 1° que les procédés néfastes du bolchevisme provenaient non pas tant des difficultés rencontrées que de la nature même de la doctrine bolcheviste ; 2° que beaucoup de ces difficultés surgissaient précisément parce que le gouvernement se mit, dès le début, à étouffer la libre activité des masses ; 3° que les difficultés réelles , au lieu d'être aplanies par les bolcheviks, étaient rendues par eux, au contraire, encore plus âpres ; 4° que ces difficultés auraient été surmontées facilement par la libre action des masses.
La principale difficulté était certainement celle de l'approvisionnement et du ravitaillement. Pour faire avancer la Révolution, il fallait passer, aussi rapidement que possible, du régime de rareté et de l'économie " échangiste " (à base d'argent) au régime d'abondance et à l'économie " distributive " en supprimant l'argent.
Mais, justement : plus les difficultés étaient importantes et vastes, moins un gouvernement pouvait se montrer capable de les résoudre : plus elles étaient âpres et épineuses, plus il aurait fallu recourir à la libre initiative et à l'activité du peuple. Or, nous le savons, le gouvernement bolcheviste accapara tout : idées, initiatives, moyens et action. Il s'installa en dictateur absolu (" du prolétariat "). Il subjugua les masses, il étouffa leur élan. Et plus les difficultés étaient grandes, moins il permettait au " prolétariat " d'agir.
Rien d'étonnant qu'en dépit de sa prétendue " industrialisation " de ses fameux " plans quinquennaux ", etc., le bolchevisme ne sut pas venir à bout de ces difficultés et qu'il fut acculé bientôt, dans sa lutte désespérée contre les exigences de la vie, à la plus odieuse violence, ce qui ne fit que souligner son impuissance réelle. Ce n'est pas au moyen d'une industrialisation forcée et imposée à une masse d'esclaves, qu'on peut amener l'abondance et bâtir une nouvelle économie.
Les masses, elles, sentaient intuitivement la nécessité de passer à d'autres formes de la production et de transformer les rapports entre celle-ci et la consommation. Les masses percevaient de mieux en mieux la nécessité et la possibilité d'en finir avec l'argent et de passer à un système d'échanges directs entre les organismes de production et ceux de consommation. A plusieurs reprises, ça et là, elles étaient même prêtes à faire des essais dans ce sens. Il est fort probable que si elles avaient eu la liberté d'action, elles auraient pu arriver, progressivement, à la véritable solution du problème économique : l'économie distributive. Il fallait les laisser chercher, trouver, agir, tout en les guidant et en les aidant en vrais amis.
Le gouvernement le voulait rien entendre. Il prétendait faire tout lui-même et imposer sa volonté et ses méthodes. Intuitivement d'abord, de plus en plus nettement par la suite, les masses se rendaient compte de l'inefficacité de celles ci, de l'impuissance du gouvernement, du péril où la dictature et la violence entraînaient le pays.
Le résultat psychologique d'un tel état de choses est facile à comprendre.
D'une part, les masses se détournaient de plus en plus du bolchevisme. Désillusionnées, elles l'abandonnaient ou même se retournaient contre lui. Le mécontentement, l'esprit de révolte grandissaient de jour en jour.
Mais, d'autre part, les masses ne savaient pas comment elles pourraient sortir de l'impasse. Aucune solution valable ne se présentait, tout mouvement d'idées, toute discussion, toute propagande et toute action libre étant interdits. La situation leur paraissait sans issue : elles n'avaient aucun moyen d'agir ; leurs organisations étaient étatisées et militarisées ; la moindre opposition était sévèrement réprimée ; les armes et tout autre moyen matériel se trouvaient entre les mains des autorités et des nouveaux privilégiés qui avaient su organiser leur imposture et leur défense.
En définitive, les masses, tout en étant de plus en plus révoltées n'entrevoyaient aucune possibilité d'entreprendre une action efficace.
La contre-révolution aux aguets ne manqua pas de mettre à profit cet état de faits et cet esprit. Avec empressement elle chercha à retourner en sa faveur les esprits et les événements. Et c'est ainsi que le mécontentement populaire de plus en plus général et profond servit de base à de vastes mouvements contre-révolutionnaires et les appuya pendant trois ans.
De grandes campagnes armées prirent pied dans le Midi et dans l'Est du pays, ourdies par les classes privilégiées soutenues par la bourgeoisie d'autres pays, dirigées par des généraux de l'ancien régime.
Dans les nouvelles conditions, les vastes soulèvements déclenchés en 1919-1921, revêtirent un caractère autrement sérieux que les résistances spontanées et relativement insignifiantes de 1917-1918, telles que la sédition du général Kalédine dans le Sud, celle de l'ataman Doutoff dans l'Oural et d'autres encore.
Déjà en 1918-1919 quelques rébellions plus graves, de grand style, furent tentées ça et là. Citons l'offensive du général Youdénitch contre Pétrograd (décembre l919) et le mouvement contre-révolutionnaire dans le nord, sous l'égide du gouvernement de " Tchaïkovsky ".
Les forces de Youdénitch, bien organisées, armées et équipées, étaient arrivées aux portes de la capitale. A cette époque elles furent, une fois de plus, facilement brisées par un élan plein de dévouement, d'enthousiasme, et aussi de remarquable organisation des masses ouvrières de Pétrograd, avec l'appui de détachements de marins de Cronstadt : élan soutenu vigoureusement par des soulèvements en arrière du " front ". La jeune Armée Rouge, commandée par Trotsky, participa à la défense.
Le mouvement de Tchaïkovsky réussit à envahir le département d'Arkhangelsk et une partie de celui de Vologda. Comme par ailleurs, son effondrement ne fut pas l'oeuvre de l'Armée Rouge. Des soulèvements spontanés des masses laborieuses sur place et à l'arrière du front en vinrent à bout. Il est à noter que ce mouvement, soutenu par la bourgeoisie étrangère, se heurta également à une résistance de la classe ouvrière occidentale. Des grèves et des manifestations contre toute intervention en Russie - grèves dans les ports anglais surtout - inquiétèrent cette bourgeoisie, qui ne se sentait pas en sécurité chez elle-même, et la firent reculer.
Plus importante fut l'insurrection menée par l'amiral Koltchak dans l'Est, en été 1918. Elle fut soutenue, entre autres, par une armée tchécoslovaque, formée en Russie. Il est notoire que l'Armée Rouge de Trotsky fut impuissante à briser ce mouvement. Une fois de plus, il fut liquidé par une résistance acharnée des partisans : ouvriers et paysans armés, et par des soulèvements à l'arrière. L'Armée Rouge arriva " triomphalement "... après le fait accompli.
Notons que tous ces mouvements contre-révolutionnaires furent plus ou moins activement soutenus par les socialistes modérés : les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite.
C'est au moment de l'offensive tchécoslovaque (juin-juillet 1918) que les bolcheviks, pour éviter toute complication et redoutant un enlèvement éventuel, exécutèrent, dans la nuit du 16 au 17 juillet, l'ex-tzar Nicolas II et sa famille, déportés précédemment dans la ville d'Ekaterinenbourg, en Sibérie. La ville fut ensuite évacuée par les bolcheviks.
Les circonstances exactes de cette exécution restent assez mystérieuses, en dépit d'une enquête minutieuse, menée sur l'ordre de Koltchak, par un juriste. On ne sait même pas exactement si cette mise à mort fut ordonnée par l'autorité centrale de Moscou ou décidée par le Soviet local. Et quant aux bolcheviks eux-mêmes, ils se taisent.
Ainsi, à cette époque, les masses populaires, non encore désarmées par les bolcheviks et conservant leur confiance dans la Révolution bolcheviste, résistèrent énergiquement aux mouvements contre-révolutionnaires et en vinrent à bout assez aisément.
Cette situation changea complètement à la fin de 1919.
Les masses, désillusionnées et désabusées à l'égard du bolchevisme (et désarmées par le gouvernement " soviétique " ), n'offrirent plus la même résistance aux entreprises contre-révolutionnaires. Par surcroît, les chefs de ces mouvements surent parfaitement faire jouer leurs cordes sensibles. Dans leurs tracts et manifestes, ils déclaraient combattre uniquement le despotisme des bolcheviks. Ils promettaient au peuple les " Soviets libres " et la sauvegarde des autres principes de la Révolution, bafoués par le gouvernement bolcheviste. (Bien entendu, une fois la victoire acquise, ils espéraient bien ne pas tenir ces promesses puis mater toute révolte.)
C'est ainsi que les deux grands soulèvements " blancs " du Midi, celui de Dénikine et celui de Wrangel, purent prendre une ampleur telle qu'ils faillirent renverser le régime.
Le premier de ces mouvements, dirigé militairement par le général Dénikine (1919) envahit rapidement toute l'Ukraine et une importante partie de la Russie centrale. A un certain moment, l'armée blanche, battant et refoulant les troupes rouges, atteignit la ville d'Orel, près de Moscou. Le gouvernement bolcheviste s'apprêtait déjà à fuir lorsqu'à sa grande surprise l'armée de Dénikine lâcha subitement pied et se retira précipitamment. La menace sur Moscou cessa. La situation était sauvée. Le lecteur trouvera plus loin les détails de cet épisode historique, Notons à nouveau pour l'instant, que les bolcheviks ni leur armée ne jouèrent aucun rôle dans cet effondrement.
Le second mouvement très dangereux pour les bolcheviks fut celui du général Wrangel. Il suivit le soulèvement de Dénikine. Wrangel, plus fin, sut tirer quelques leçons de la défaite de son prédécesseur et trouva des sympathies plus profondes et plus solides que celui-ci, De plus, le revirement des esprits était plus avancé, Le lecteur verra dans la dernière partie du livre de quelle façon cette seconde contre-révolution militaire fut brisée. Une fois de plus le mérite n'en revient nullement aux bolcheviks.
Tous ces mouvements et tant d'autres de moindre importance échouèrent.
Celui de Dénikine s'écroula d'un bloc. Arrivée, comme nous l'avons vu, " aux portes de Moscou ", son armée dut brusquement lâcher tout et redescendre en débandade vers le sud. Là elle disparut, par la suite, dans une débâcle catastrophique. Ses quelques débris, errant un peu partout, furent liquidés peu à peu par des détachements de l'Armée Rouge, descendus du nord sur la trace des fugitifs, et par les partisans.
Pendant 24 heures au moins le gouvernement bolcheviste à Moscou, pris de panique, ne voulut pas croire à la retraite des troupes dénikiniennes, n'en comprenant pas la raison. Il eut l'explication beaucoup plus tard. Se rendant enfin à l'évidence, il respira et dépêcha des régiments rouges à la poursuite des blancs. Le mouvement de Dénikine était brisé.
Celui de Wrangel, surgi quelques temps après remporta, d'abord lui aussi, quelques gros succès. Sans être parvenu à menacer Moscou, il inquiéta, néanmoins, le gouvernement bolcheviste, plus que le raid de Dénikine. Car les populations, de plus en plus dégoûtées du bolchevisme, semblaient ne vouloir point opposer une résistance sérieuse à ce nouveau mouvement antibolcheviste : elles restaient indifférentes.
D'autre part, à cause même de cette indifférence quasi générale, le gouvernement comptait moins qu'avant sur sa propre armée.
Cependant, après les succès du début, le mouvement de Wrangel s'écroula comme les autres.
Quelles furent les raisons de ces revirements presque " miraculeux ", de cet échec final des campagnes commencées avec tant de succès ?
Les vraies causes et les circonstances exactes de ces flux et reflux sont d'une part peu connues et, d'autre part, volontairement défigurées par des auteurs intéressés.
En quelques mots, les raisons principales de la faillite du mouvement " blanc " furent les suivantes :
D'abord, l'attitude maladroite, cynique et provoquante des autorités, des chefs et des meneurs du mouvement. A peine vainqueurs, tous ces messieurs s'installaient dans les régions conquises en véritables dictateurs, ne le cédant en rien aux conquérants bolchevistes. Menant, le plus souvent, une vie de débauche, impuissants eux aussi à organiser une vie normale, bouffis d'orgueil, plein de mépris pour le peuple laborieux, ils faisaient brutalement comprendre à ce dernier qu'ils entendaient bien restaurer l'ancien régime, avec toutes ses " beautés ". Les alléchantes promesses de leurs manifestes, lancées à la veille des offensives dans le but de séduire la population, étaient vite oubliées. Ces messieurs n'avaient pas la patience d'attendre au moins la victoire finale et définitive. Ils jetaient bas les masques avant d'être en sécurité, avec une précipitation qui trahissait aussitôt leurs vrais desseins. Or, ceux-ci ne disaient rien de bon à la population. La terreur " blanche " et les représailles sauvages, avec leur cortège habituel de dénonciations, d'arrestations et d'exécutions sommaires sans jugement et sans pitié commençaient partout séance tenante.
De plus, les anciens propriétaires, fonciers et industriels, partis ou chassés lors de la Révolution, revenaient avec les armées et se hâtaient de rentrer en possession de leurs " biens ".
Le régime absolutiste et féodal d'autrefois réapparaissait brusquement dans toute sa hideur.
Une pareille attitude provoquait rapidement une réaction psychologique violente dans les masses laborieuses. Elles craignaient le retour du tzarisme et du " pomestchik " beaucoup plus que le bolchevisme. Avec ce dernier, elles pouvaient malgré tout espérer arriver à des améliorations, à un redressement, et finalement, à une vie " libre et heureuse ". Tandis qu'il n'y avait rien à espérer d'un retour au tzarisme. Il fallait lui barrer la route sans tarder. Les paysans surtout qui, à cette époque, profitaient au moins en principe de l'expropriation des terres disponibles, s'effrayaient à l'idée de devoir rendre ces terres aux anciens propriétaires. (Cet ébat d'esprit des masses laborieuses explique, pour une bonne part, la solidité momentanée du régime bolcheviste : entre deux maux, les masses choisissaient celui qui leur paraissait être le moindre.)
Ainsi, la révolte contre les " blancs " reprenait au lendemain même de leurs éphémères victoires. Aussitôt le danger compris, les masses passaient à la résistance. Et en fin de compte, les détachements de partisans, créés en hâte et soutenus aussi bien par l'Armée Rouge que par la population laborieuse revenue de ses égarements, infligeaient aux " Blancs " des défaites écrasantes.
Ainsi, par exemple, l'armée qui contribua le plus à l'écrasement des forces de Dénikine et de Wrangel fut celle des paysans et ouvriers ukrainiens insurgés, connue sous le nom d' " armée makhnoviste ", du nom de son chef militaire, le partisan anarchiste Nestor Makhno.
Combattant au nom d'une société libre, obligé de lutter simultanément contre toutes les forces d'oppression, aussi bien contre les " blancs " que contre les " rouges ", cette armée et tout le mouvement arrêteront notre attention plus loin lorsque nous parlerons de l'autre résistance au bolchevisme : celle de gauche.
Mais, parlant de la réaction " blanche ", précisons ici même que ce fut l'armée populaire de Makhno qui obligea Dénikine à lâcher Orel et à battre précipitamment en retraite. Ce fut l'armée " makhnoviste " qui infligea une défaite écrasante aux arrière-gardes et aux forces spéciales de Dénikine en Ukraine.
Quant aux forces armées de Wrangel leur première grave défaite par l'armée de Makhno m'a été avouée par les bolcheviks eux-mêmes, ceci dans des circonstances assez curieuses.
Lors de l'offensive foudroyante de Wrangel, je me trouvais dans une prison bolcheviste, à Moscou. De même que Dénikine, Wrangel battait l'Armée Rouge et la refoulait rapidement vers le Nord. Makhno qui, à cette époque, était en état d'hostilité avec les bolcheviks, décida, vu le grave danger encouru par la Révolution, de leur offrir la paix et de leur prêter main-forte contre les " Blancs ". En mauvaise posture, les bolcheviks acceptèrent. Ils conclurent une entente avec Makhno. Ce dernier se jeta sur l'armée de Wrangel et la battit sous les murs d'Orékhow. La bataille terminée, avant de continuer la lutte et de poursuivre les troupes de Wrangel en retraite, Makhno envoya un télégramme au gouvernement de Moscou, annonçant sa victoire et déclarant qu'il n'avancerait pas d'un pouce tant qu'on aurait pas mis en liberté son adjudant Tchoubenko et moi. Ayant encore besoin de Makhno, les bolcheviks s'inclinèrent et me libérèrent. A cette occasion, ils me montrèrent son télégramme et reconnurent les hautes qualités combatives de son armée de partisans.
Pour en terminer avec les réactions de droite, je dois souligner la fausseté de certaines légendes inventées et répandues par les bolcheviks et par leurs amis.
La première est celle des interventions étrangères. D'après la légende, ces interventions auraient été très importantes. C'est surtout de cette façon que les bolcheviks expliquent la force et les succès de certains mouvements " blancs ".
Cette affirmation ne correspond pas à la réalité. Elle est très exagérée. En fait, l'intervention " étrangère " lors de la Révolution russe ne fut jamais ni vigoureuse ni persévérante. Une certaine aide, assez modeste, en argent, en munitions et en équipement : ce fut tout. Les " Blancs " eux-mêmes le constatèrent plus tard et s'en plaignirent amèrement. Quant aux détachements de troupes envoyées en Russie, ils ont été toujours de peu d'importance et n'ont joué presque aucun rôle.
Cela se comprend aisément. D'abord, 1a bourgeoisie étrangère avait assez à faire chez elle, pendant et aussitôt après la guerre. Ensuite, les chefs militaires craignaient la " décomposition " de leurs troupes en contact avec le peuple révolutionnaire russe. Autant que possible ce contact fut évité. Les événements montrèrent que ces craintes étaient fondées. Sans parler des détachements anglais et français, qui n'étaient en somme jamais parvenus à se battre contre les révolutionnaires, les troupes de l'occupation austro-allemande (après la paix de Brest-Litovsk), assez importantes et protégées par les forces du gouvernement ukrainien de Skoropadsky, se décomposèrent rapidement et furent débordées par les forces révolutionnaires du pays.
Je me permets de souligner aussi, à ce propos, que la suite de l'occupation allemande confirma la thèse anarchiste lors de la paix de Brest-Litovsk. Qui sait quelle serait aujourd'hui la face du monde si, à cette époque, le gouvernement bolcheviste, au lieu de traiter avec les impérialistes allemands, avait laissé leurs troupes pénétrer en Russie révolutionnaire et si les conséquences de cette pénétration n'auraient pas été les mêmes que celles qui, plus tard, firent disparaître tous les Dénikine, les Wrangel, les Austro-Allemands et tutti quanti !
Mais, voilà ! Tout gouvernement - et toujours - signifie pour la Révolution : voie " politique ", stagnation, méfiance, réaction, danger, malheur !
Lénine, Trotsky et consorts ne furent jamais des révolutionnaires. Ils ne furent que des réformistes quelque peu brutaux qui, en vrais réformistes et politiciens, recoururent toujours à de vieilles méthodes bourgeoises, aussi bien dans les problèmes intérieurs que dans ceux de la guerre. Ils n'avaient aucune confiance ni dans les masses ni dans la vraie Révolution, et ne la comprenaient même pas. En confiant à ces bourgeois étatistes-réformistes le sort de la Révolution ; les travailleurs russes révolutionnaires ont commis une erreur fondamentale et irréparable. Là réside en partie l'explication de tout ce qui s'est passé en Russie depuis octobre 1917 jusqu'à nos jours.
La seconde légende fort répandue est celle du rôle important de l'Armée Rouge. D'après les " historiens " bolchevistes, ce fut elle qui battit les troupes contre-révolutionnaires, écrasa les offensives blanches et remporta toutes les victoires.
Rien n'est plus faux. Dans toutes les offensives contre-révolutionnaires importantes, l'Armée Rouge fut battue et mise en fuite. Ce fut le peuple lui-même, en révolte et partiellement en armes, qui battit les Blancs. L'Armée Rouge revenait invariablement après coup (mais en nombre) pour prêter main-forte aux partisans déjà victorieux, donner le coup de grâce aux armées blanches déjà en déroute, et se faire décerner les lauriers de la victoire.
LIVRE III
Les luttes pour la véritable Révolution sociale
NOTES
En fait, Stakhanoff, inspiré et poussé par le parti, ne " découvrit " que l'Amérique : Sa " nouvelle " méthode n'était qu'une vieille connaissance qui fit jadis ses débuts outre-Atlantique, justement : le travail à la chaîne, adapté aux conditions russes. Mais la " mise en scène " et une publicité spécifique en firent une extraordinaire et géniale trouvaille Les nigauds et les gobe-mouches, à l'étranger, la prirent très au sérieux.
La " découverte " faisait bien l'affaire de l'Etat-patron : d'abord, elle permettait d'espérer une hausse générale du rendement ouvrier ; ensuite, elle donnait lieu à la formation rapide d'une couche de privilégiés parmi les ouvriers, formation très utile, ces privilégiés étant, généralement, d`excellents entraîneurs d'hommes, appelés à faciliter le maniement et l'exploitation de la masse ouvrière ; enfin, elle allait rehausser, dans certains milieux, le prestige du gouvernement-patron.
L' " affaire " fut donc " lancée ", au moyen d'une intense publicité par voie de presse, par des affiches, par des meetings, etc. Stakhanoff fut proclamé " héros du travail ", récompensé, décoré... Son système fut appliqué à d'autres branches de la production. Partout des jaloux - des " émules " - se mirent à l'imiter et même à le dépasser. Tous ces individus aspiraient à se distinguer, à " sortir des rangs " à " arriver ", naturellement, au détriment de l'ensemble des ouvriers astreints à se soumettre à la nouvelle cadence, c'est-à-dire à une exploitation grandissante, sous la surveillance de tous ces " héros ". Ces derniers faisaient leur carrière sur le dos des autres. Ils obtenaient des avantages et des privilèges dans la mesure où ils réussissaient à appliquer le système et à entraîner les masses. L'" émulation " des " stakhanovistes " entre eux donna naissance au " super-stakhanovisme ".
La masse ouvrière comprit rapidement le véritable sens de l'innovation. Impuissante à s'opposer à cette " super-exploitation " par un mouvement général, elle manifesta son mécontentement par de nombreux actes de sabotage et de vengeance, allant parfois jusqu'à l'assassinat des " stakhanovistes " trop zélés. Il fallut recourir à des mesures extrêmement sévères pour réprimer le mouvement anti-stakhanoviste. D'ailleurs, l'entreprise se termina bientôt en queue de poisson. La part du bluff déduite, il en resta une sorte d'arrivisme ouvrier qui ne joue plus qu'un rôle très effacé dans la production. [Retour au texte]
(8) Ñ Les bolcheviks prétendent que s'ils n'avaient pas pris le pouvoir, la contre-révolution aurait repris le dessus et la Révolution aurait été abattue. Cette affirmation est gratuite. Les bolcheviks ont pu se saisir du pouvoir parce que les vastes masses étaient pour la Révolution. Les " masses " ce sont surtout les ouvriers, les paysans, les soldats. Les ouvriers prenant les usines, les paysans s'emparant des terres, les révolutionnaires aidant les uns et les autres, et les soldats étant partisans de la Révolution, quelle serait la force qui, sans industrie, sans fonds, sans aide et sans armée, aurait pu arrêter celle-ci ? L'étranger ? Qui sait quelles auraient été la situation et l'attitude des autres pays si la Révolution russe avait pris le chemin préconisé par les anarchistes ? Qui sait quelles en auraient été les conséquences ? A ce moment-là, il fallait débattre publiquement les deux thèses Les bolcheviks préférèrent étouffer l'autre. Le monde en subit les conséquences depuis un quart de siècle. [Retour au texte]
(9) Ñ La " dictée ", la surveillance, la menace existaient dès le début. D'autre part, notons en passant que les Commissaires du Peuple, les membres du Politbureau et d'autres organes suprêmes n'étaient jamais élus, mais désignés par le Comité central du parti, sous la pression du " génial Vojde " et validés par le Congrès des Soviets, instrument docile du Comité. [Retour au texte]
(10) Ñ Note des transcripteurs : La parenthèse est de nous. Dans l'édition que nous utilisons apparaît seulement les lettres " ployeur ". Le mot " employeur " rend mieux le sens du texte de Voline. [Retour au texte]
(11) Ñ A côté d'eux, les " nazis " eux-mêmes ne sont que de modestes élèves et imitateurs. [Retour au texte]
(12) Ñ Ces chiffres se rapportent aux années
1936-1938. [Retour au texte]