en marge de l'apple à l'unité des Libertaires

Bibliolib se veut informatif, y compris sur les débats actuels. Il ne porte aucun jugement — positif ou négatif — sur l'Appel à l'unité...
Jean-Marc Raynaud  avec la complicité de Roger Noël - Babar

En marge de
l'Appel à l'Unité du mouvement libertaire



Préambule
Traditionnellement, tout appel à l'unité en général, et à celle des libertaires en particulier, est précédé d'une grande déclaration générale sur l'état du monde et du mouvement.

Le ton y est toujours grave. L'analyse béton. La démonstration serrée. Le propos ardu. Et la conclusion... limpide.

Est-il besoin de le préciser, le temps se charge très vite de recouvrir de cendres ces grands discours de feu et de flamme, et de remiser au magasin du dérisoire ces déclamations martiales sur la catastrophe annoncée, sur la patrie en danger, sur la mobilisation générale qu'impose la situation et de la mission historique qui incombe au peuple élu.

Pour être en danger depuis toujours, la patrie l'est, en effet, rarement plus à un moment qu'à un autre. Et, quant à la mission historique de tel ou tel peuple élu, le peuple tout court a appris depuis belle lurette à s'en méfier comme de la peste.

Dans ces conditions, on l'aura aisément compris, le présent appel à l'unité des libertaires et à la constitution d'un mouvement libertaire unifié entend rompre clairement avec cette manie des bulletins météo péremptoires et des bondieuseries relatives à un sauveur suprême.

Disons-le clairement, le capitalisme n'en est ni à sa première, ni à sa dernière crise, et l'actuelle a peu de chances d'être plus (ou moins) majeure que celles du passé ou de l'avenir. De plus, que les libertaires s'unissent ou non, ne changera vraisemblablement (et malheureusement) pas grand chose au cours de l'histoire.

Reste que ce pas grand chose mérite en soi, d'être tenté, tout bêtement parce qu'il est de l'ordre du possible.

1 + 1 = 3

Depuis quelques années, les libertaires et leurs foutues idées reprennent du poil de la bête.

Ici, ce sont des drapeaux noirs et/ou rouge et noir, qui sont chaque fois plus nombreux dans les manifs. Là, ce sont des réunions qui se multiplient dans des locaux gérés collectivement par le mouvement ; des librairies qui ouvrent leurs portes (trois dernièrement à Rouen, Besançon et Montpellier) ; des émissions et des radios qui rayonnent dans l'éther ; des brochures, des livres, des revues, des journaux qui sortent en rafales ; des groupes qui se structurent et se pérennisent ; des caravanes anti-capitalistes qui sillonnent l'Europe ; des squats autogérés qui s'organisent ; des syndicats qui s'accrochent aux branches ; des organisations qui se consolident... Ailleurs, c'est tout bêtement une présence libertaire qui s'affirme partout où ça bouge et une visibilité de plus en plus incontournable au quotidien.

Bref, à défaut d'avoir retrouvé son envergure d'avant la guerre de 14, cela faisait longtemps que le phénix libertaire n'avait pas eu d'aussi bonnes joues.

Reste que cette bonne santé (relative) du mouvement libertaire n'attire toujours pas les foules populaires. Que quelques milliers de militant(e)s et de sympathisant(e)s, ça ne permet ni de sortir complètement de la marge, ni de peser véritablement sur le cours des événements. Et, qu'à l'heure où un espace politique s'est libéré, sur le marché de l'espoir, du fait de l'implosion en vol de l'escroquerie marxiste et des compromissions quotidiennes du réformisme socialo-coco-écolo, le courant libertaire est toujours aussi impuissant à impulser une véritable dynamique d'alternative de société.

Dans ces conditions, point n'est besoin d'être grand clerc pour affirmer que si les différentes tribus, baronnies, marquiseries, bandes et autres astéroïdes de la galaxie libertaire (qui vont aujourd'hui au combat en ordre dispersé, voire en se savonnant la planche) unissaient, ne fût-ce que de temps à autre, leurs maigres troupes, il en irait bien évidemment autrement. Car, c'est bien connu, dans le mouvement social, 1 + 1, cela a toujours fait davantage que 2 !


On ne fait pas de l'or avec du plomb
Pour s'unir, ça tombe sous le sens, il faut tout à la fois avoir matière à s'unir et le désir de s'unir.

! Pour ce qui est de la première condition, le mouvement libertaire ne manque pas de points de convergence. De quelque groupe ou structure qu'ils/elles soient, les libertaires ont, en effet, plus d'un patrimoine commun. Ils/elles rejettent tout à la fois le capitalisme et l'État, dont ils ont compris depuis longtemps (contrairement aux marxistes) qu'il était bien plus que le simple exécuteur d'un système économique (quasiment une classe en soi). Ils/elles combattent avec la même vigueur l'exploitation économique et l'oppression politique. Ils/elles se bagarrent pour l'égalité économique et sociale. La socialisation des moyens de production. L'autogestion généralisée. Le fédéralisme libertaire. La libre association des Égaux. L'abolition des frontières, des armées, des prisons, des polices. La réunification d'un corps social aujourd'hui profondément divisé et fracturé. L'entraide. La liberté de chacun et de tous. L'élaboration d'une nouvelle synthèse entre le collectif et l'individuel. Une gestion des ressources de la planète qui tiendrait enfin compte du droit à une vie décente des générations futures. Ils/elles vomissent tous les pouvoirs qui ne sont, en définitive, que des abus de pouvoir et combattent les dictatures de tous acabits (notamment celle du et sur le prolétariat), les périodes de transition (où l'on reporte toujours à demain ce qu'on pourrait faire le jour même) et le misérabilisme caritatif d'une gestion "humanisante" du cannibalisme capitaliste. Ils/elles aiment bouffer du curé, du rabbin, de l'imam, du bourgeois, du patron, du flic, du juge, du militaire, du bureaucrate, du technocrate, du politicard...

! Pour ce qui est du désir de s'unir, par contre, il reste encore du chemin à parcourir. Et pourtant, ce désir existe réellement et massivement à la base où, sur le terrain concret, les militant(e)s (dont l'adhésion à telle ou telle boutique est parfois le fait des hasards de la vie) ont une conscience affirmée du caractère transversal des valeurs libertaires et de leur appartenance à un mouvement plus large qui, malgré ses divisions, ne fait qu'un.

Mais on n'abandonne pas d'un coup de baguette magique les mauvaises habitudes d'années (ou de dizaines d'années) de guerres civiles, tribales et féodales. Certains ont du mal à se départir de réflexes (devenus, avec le temps, des automatismes) de considérer le voisin (celui qui est le plus proche) comme le concurrent dont l'hérésie en fait... un ennemi. Certains préfèrent ressasser les vieilles rancœurs et exhiber leurs vieilles blessures, où les conflits de personnes se mêlent sans vergogne aux véritables débats sur les divergences d'analyse et/ou de stratégie. En une phrase : remuer le couteau dans la plaie du différentiel (réel ou supposé) entre les spécificités libertaires plutôt que privilégier leurs valeurs communes. Chez les libertaires, on a trop souvent le repli identitaire solidement chevillé au corps. On se méfie comme de la peste du débat et on redoute la confrontation comme le diable. Crispé sur le dernier carré de ses certitudes, on a toujours un peu peur de l'autre, surtout quand il nous ressemble. Et quand on s'essaye à envisager l'unité, c'est toujours dans un scénario de capitulation des uns et/ou d'affirmation de son hégémonie sur les autres. Tout au plus, quand il n'y a pas vraiment moyen de faire autrement, consent-on, du bout des lèvres, à une union toute de juxtaposition d'indépendances farouches.

Cela fait des décennies que cela dure. Que la FA, l'UTCL (hier), AL-France (aujourd'hui), l'ORA (hier), l'OCL (aujourd'hui), la CNT anarcho-syndicaliste (hier), les CNT's (aujourd'hui), l'UA, le Réseau No Pasaran, les groupes autonomes, les tribus, groupes, sous-groupes et autres Maloka... guerroient entre eux, se font le coup du mépris ou s'ignorent superbement. Que leurs appareils respectifs et leurs chefaillons défendent becs et ongles leurs prés-carrés et leurs rentes de situation. Que lorsqu'une main se tend, l'autre se crispe sur le tomahawk. Que le petit monde anar étale au grand jour son impuissance à s'extraire d'un sectarisme digne des meilleurs groupuscules.

Et, s'il faut en avoir conscience, il n'y a pas véritablement de raisons pour que cela change ! À moins que...


Mèche courte !
Que les organisations libertaires, qui ont construit leur identité sur la mise en avant et l'exacerbation de leurs particularismes, renâclent devant l'idée d'unité et soient incapables d'engager un véritable processus d'unification du mouvement libertaire, n'a rien de fondamentalement étonnant. Toutes les institutions œuvrent d'abord à leur propre survie. Toutes (pour justifier leur existence) évoluent dans une logique de la reproduction (de ce point de vue le concept de dépérissement de l'État est un attrape-couillon de première) et il est peu d'exemples (celui de la Gauche Prolétarienne des années 70 en est un des rares) de suicides collectifs dans leurs rangs. De suicides définitifs ou de suicides préalables à une fusion.

Bref, autant le savoir, un bouleversement du paysage organisationnel libertaire allant dans le sens d'une unification et, donc, de la mort programmée de l'actuel, n'est pas à l'ordre du jour.

Et pourtant, cette unification de fait a déjà commencé et, elle ira à son terme dans les années qui viennent.

Elle a déjà commencé à la base.

Parce que sur le terrain, dans la dynamique des luttes où des libertaires sont investis, on est bien obligé, vu notre insignifiance numérique, de bosser avec les voisins les plus proches.

Parce que les vieux clivages qui divisaient autrefois le mouvement libertaire (les individualistes, les communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes) perdent chaque jour un peu plus de leur pertinence au profit d'une redéfinition de l'anarchisme (l'anarchisme social) plus englobante.

Parce que la plupart des militant(e)s libertaires ont aujourd'hui l'adhésion (à telle ou telle organisation) de hasard et non sectaire.

Parce que les différents groupes, organisations, structures, institutions... libertaires qui se sont construits en faisant le choix de l'une ou l'autre de ces vieilles tendances de l'anarchisme n'ont pas réussi à décoller significativement (même la CNT-Vignolles reste évasive sur le nombre de ses véritables militants) et ont tous échoué dans leur projet d'hégémonie sur le mouvement libertaire.

Parce que la situation générale (le capitalisme bestial qui règne en maître sur la planète entière, le socialisme autoritaire rayé de la carte de l'alternative, la gestion réformisme rose-rouge-verte) libère un espace formidable pour l'éclosion du rêve libertaire.

Parce que la majorité des libertaires a conscience d'appartenir à un mouvement libertaire global qui, pour être multiple, est avant tout un...

Dans ces conditions, qui sont celles d'une distorsion flagrante entre un mouvement et sa représentation, il semble qu'il n'y ait guère d'autre choix que celui de dissoudre le peuple ou... de licencier ses représentants.

Et puisque le seul véritable obstacle à l'unification du mouvement libertaire est constitué par l'existence d'appareils et d'institutions qui regardent l'avenir dans le rétroviseur de l'histoire, la tentation est grande d'y aller à la hache.

Mais, de même que les bombes anarchistes du début du siècle ne sont pas parvenues à entamer le cuir du capitalisme et de l'État, une stratégie de cet ordre, parce qu'elle s'attaquerait aux effets et non aux causes, est condamnée à aboutir au même résultat.


Se reposer ou être libre
Les groupes, les organisations, les structures et les institutions libertaires actuels, on ne le dira jamais assez, ne sont pas là et n'existent pas par hasard. Au cœur de leur être profond il y a un projet (qui leur est commun) auquel, toutes celles et tous ceux qui les rejoignent, adhèrent peu ou prou.

Et ce projet quel est-il ?

Il date du XIXéme siècle. Il repose sur une vision et une analyse de la société de cette époque. Il propose des moyens et des méthodes d'action de cette époque... pour transformer la société d'aujourd'hui.

Aussi, si on se contente de mettre à bas les différents édifices actuels de la représentation libertaire et, que tout en mettant en œuvre un processus d'unification autour d'un anarchisme social (englobant le meilleur des identités historiques d'antan), on s'abstient de toucher à la clef de voûte de l'être profond commun à ces vieilleries, on passe à côté de l'essentiel.

Uni ou pas, le mouvement libertaire demeurera non crédible et n'aura que ses chimères d'une époque révolue pour seul horizon.

Il faut voir les choses en face (et ça ne signifie nullement de se résigner à n'avoir en face de soi que des choses).

Combien sont les anarchistes (toutes tendances confondues) aujourd'hui ? Combien pourraient-ils être (à l'évidence, davantage) demain ? Peuvent-ils être à même (et est-ce souhaitable ?) de rassembler 50, 60, 70, 80, 90 pourcents ou plus de la population ?

Une société libertaire doit-elle être une société politiquement pure au niveau anar ou bien une société pluraliste et de métissage fonctionnant sur un mode libertaire ?

Si nous n'avons pas la possibilité d'être numériquement majoritaires et que nous estimons qu'une société libertaire a la capacité de fonctionner (par adhésion à un certain nombre de principes fondant une société libertaire) avec des non-libertaires, comment associer à notre combat contre l'intolérable du présent et à un projet de société libertaire, ces autres, non-libertaires ?

Quelles sont les barrières et les poteaux d'angle délimitant le champ d'une alliance entre libertaires et non-libertaires dans un combat contre le vieux monde induisant un projet social ouvert à l'hypothèse libertaire ?

Une révolution peut-elle, encore, se contenter de mythifier le romantisme incontournable des barricades et des mouvements de foule ? Mérite-t-elle que l'on s'entre-tue pour elle à tous les coins de rues ? Le capitalisme se résume-t-il à quelques patrons, bourgeois, flics, militaires... et la révolution sociale à leur "élimination" ?

Casser un système social sans être capable de mettre immédiatement en place une alternative politique, économique, sociale, culturelle... crédible, ne relève-t-il pas de l'irresponsabilité et ne conduit-il pas mathématiquement à l'émergence d'une dictature ? Où sont aujourd'hui ne seraient-ce que les prémisses des grandes lignes et des petits détails de cette alternative ? La révolte contre l'intolérable du système social actuel n'aurait-elle pas tout à gagner à confronter son rêve à la réalité dans des zones libérées ?

Pourquoi les politiques (libertaires compris) restent-ils toujours évasifs quand il leur faut expliquer par quoi on va remplacer ce que l'on veut détruire ? Pourquoi sont-ils toujours aussi peu présents sur les terrains de l'alternative sociale concrète ? De quoi la vie sera-t-elle faite dans le quotidien d'une société libertaire ?

Qu'est-ce que les damnés de la terre du moment, mais aussi tous ceux qui finalement, sans pour autant être des enfoirés, ne s'en sortent pas si mal que ça aujourd'hui, ont à gagner à faire le choix d'une telle société ?

Toutes ces questions et surtout les réponses que nous serons capables d'y apporter, sont au cœur de la démarche de l'unification du mouvement libertaire.


Car, l'unité pourquoi et pour quoi faire ?
S'il s'agit simplement de mettre un coup de chiffon sur la poussière du temps qui passe en continuant à faire semblant de croire que deux manifs et trois brochures vont suffire à convaincre les masses du bien-fondé de notre idéal ; que la révolution sociale est une chasse gardée ; que la magie d'une insurrection populaire résoudra tous les problèmes ; qu'une bonne guerre civile avec des ruisseaux de sang est le prix à payer (par les autres) pour changer le monde ; qu'on peut construire la maison de nos rêves sans plan et qu'une société anarchiste sera un paradis peuplé d'anges libertaires évoluant sur d'étranges nuages à cent lieues de toute contradiction et de tout conflit... c'est rigoureusement sans intérêt et, surtout, sans perspectives.

Car, sur ces bases, il est clair que la population - et elle aura raison -nous considérera toujours, au mieux comme de doux rêveurs adolescents, et au pire comme une bande de caractériels mythomanes.

S'il s'agit par contre, d'admettre l'évidence de notre faiblesse numérique actuelle (et sans doute encore pour longtemps), de vouloir bâtir une société libertaire ouverte, pluraliste et non figée, de chercher à associer le plus grand nombre à sa construction, de s'atteler à élaborer les plans de la bâtisse, et de s'interdire de recourir à certaines méthodes de travail... il en va tout autrement.

Car une fois mise en route l'unité d'un mouvement libertaire (recentré sur ses valeurs et ses principes de toujours et habité d'une volonté d'être parmi les acteurs de l'histoire), il devient alors vital, pour pouvoir enfin peser sur le réel global, de définir des alliances qui seront toujours de débats et de confrontations.

Et c'est la conscience affirmée par tou(te)s les libertaires de bonne volonté du caractère vital de cette unité, pour la réussite d'une telle stratégie, qui videra peu à peu de leur substance les organisations libertaires actuelles et qui imposera l'émergence, lente (à coté de masures condamnées à subir chaque jour un peu plus les outrages du temps), de la maison du peuple libertaire que nous sommes si nombreux-ses à appeler de nos vœux. Une maison commune dont les portes seront ouvertes à tous les cœurs purs (politiques, syndicaux, sociaux, culturels et autres) du rêve libertaire.

On l'aura donc compris, le présent appel à l'unité des libertaires et à la constitution d'un mouvement libertaire ne caresse pas le mythe dans le sens du poil.

C'est un appel à l'effort, au doute et au courage.

Il est tatoué au fer rouge du clair-obscur d'un travail de longue haleine. Il s'adresse à tous ceux et à toutes celles qui savent que l'impossible, quand il ose l'aventure de la volonté, est à portée du désir.

Il est un proverbe de Thucydide qui dit que la vie sera toujours un choix entre le repos et la liberté. Nous n'osons croire que nous puissions seulement hésiter ! !



L'unité :sur quelles bases?
C'est une évidence qui vaut aussi pour les libertaires, pour s'unir il faut qu'il y ait à la fois matière à s'unir et désir de s'unir.

Jadis, c'est-à-dire hier encore, la galaxie libertaire était traversée et divisée par des clivages idéologiques et anti-idéologiques forts.

Parmi les tenants de l'idéologique, on trouvait trois grandes familles : les individualistes, les anarcho-syndicalistes et les communistes libertaires. Ces derniers se sous-divisant en deux autres familles : les synthétistes, chantres d'une unité toute de juxtaposition d'identités particulières (la Fédération Anarchiste faisant office de porte-drapeaux dans cette voie) et les hérauts de la cohérence et de l'unité idéologique : l'Union Anarchiste, l'Organisation Communiste Libertaire, l'UTCL d'abord, Alternative Libertaire France ensuite, l'OSL en Suisse et du côte de l'anarcho-syndicalisme, la CNT d'avant, celles d'aujourd'hui dites des Vignolles et de Bordeaux, la CAT en Belgique, les AmiEs de l'AIT en Suisse...

Parmi les adeptes de l'anti-idéologie autonome, spontanéiste et apparentée, on trouvait et on trouve les anarcho-culturels de l'Atelier de Création Libertaire, les anarcho-post-soixante-huitards de la librairie La Gryphe, de l'ex revue IRL à Lyon et du journal Alternative Libertaire en Belgique [bien avant que n'existe AL-France], les CIRA (Centres d'Information et de Recherche sur l'Anarchisme de Marseille et Lausanne), l'école libertaire Bonaventure, le Centre Ascaso Durruti de Montpellier, le Réseau No Pasaran, la revue Reflex, les SCALP's de partout, le Réseau Maloka à Dijon, les Voix sans maîtres, la Caravane anti-capitaliste, le Centre Libertaire à Bruxelles, les non-violents L'Union Pacifiste..., les écolos-libertaires d'Écologie Sociale, les collectivités agricoles (Longo Maï, Los Arenalejos...), les squats en tous genres (Les Tanneries à Dijon en étant le fleuron), les CollectifsContre les Expulsions, Sans tickets, Sans Nom à Bruxelles, les anarcho-punks des Binamé's, On a faim... sans compter cent mille et un regroupements ponctuels sur au moins autant de sujets dignes d'intérêt (qu'ils nous pardonnent de ne pas les avoir cités ici).

Tous ces clivages, qui aujourd'hui persistent encore, s'estompent chaque jour davantage. Ils s'atténuent parce qu'ils ont tous échoué à faire rayonner leur vision de l'anarchisme sur la scène politique et sociale globale, et parce qu'ils ne sont pas parvenus à faire triompher leur approche particulière de l'anarchisme au sein même du mouvement libertaire. Ils s'estompent parce que, la nature ayant horreur du vide, ici et là, c'est-à-dire chez les uns et chez les autres, les mili-tant/e/s, à la base et sur le terrain, construisent l'anarchisme de demain.

Cet anarchisme du XXIéme siècle qui commence à se qualifier de social n'en est encore qu'à l'état d'ébauche et navigue à vue en piochant sans vergogne dans le meilleur des valeurs et des principes des uns et des autres.

Pour l'heure, il manque encore sérieusement de consistance, mais, parce qu'il émerge ici et là, chez les uns comme chez les autres, parce qu'il est profondément majoritaire, unitaire et non sectaire, et parce qu'il place la refondation et la rénovation idéologique au service d'une volonté d'agir, il trace une nouvelle frontière dans le mouvement libertaire. Et, se faisant, il fonde un nouveau clivage qui, parce qu'il transcende tous les clivages d'antan, porte en lui l'unité de l'essentiel du mouvement libertaire de demain.


Il était une fois...
Les clivages qui ont traversé et qui traversent encore le mouvement libertaire ne sont en rien dus au hasard. Ils correspondent à des moments historiques précis et expriment avant tout la volonté des anars d'une époque de coller à l'air du temps.

C'est ainsi que l'individualisme anarchiste (il ne s'est qualifié comme tel qu'à son déclin) est né à la fin du siècle dernier et s'est épanoui au début de celui-ci. Il est alors complètement en phase avec un mouvement ouvrier qui ne commence qu'à se construire et qui est, de ce fait, sérieusement convoité par les politiciens réformistes de l'époque. Il est à son image, désordonné, cyclothymique, tout de coups de gueule, de grèves sauvages, de sabotages, d'actions d'éclat, d'exemplarité, de bombes, d'attentats, de révoltes suivies d'abattements, de régressions, d'inaction, de désorganisation, de désintégration... Jusqu'à ce que, de nouveau... Il est le fait de petits noyaux activistes qui prétendent à l'essentiel alors qu'ils ne font que parer au plus pressé. Il est sans perspective autre que celle de se fondre dans le mouvement d'auto-organisation du prolétariat qui s'amorce. Face au syndicalisme naissant, il rêve de s'y fondre et de s'y sublimer, ou de s'en éloigner en se condamnant alors à perdre son âme et à vieillir, toujours plus seul, rabâcheur et nombriliste, voyageur désormais sans bagage d'un ultra-radicalisme borderline empoisonné de toutes les perversions et de toutes les ambiguïtés.

Il mettra plusieurs décennies à crever, et comme tous les moribonds, ne manquera pas d'avoir le coup de griffe vachard à l'encontre de ses frères de révolte qui, eux, auront choisi de s'atteler à construire un autre présent moins flamboyant, mais largement plus porteur d'un autre futur... social et politique.

Au moment même où l'individualisme anarchiste choisissait de se la jouer en dehors et de s'y complaire, la plupart des libertaires ont, eux, décidé de se retrousser les manches et de s'immerger dans le mouvement ouvrier et ses balbutiements organisationnels.

Le syndicalisme révolutionnaire, cette espèce d'auberge espagnole pour révolutionnaires en tous genres, et ensuite, l'anarcho-syndicalisme et son refus de servir de masse de manœuvre aux avant-gardes marxistes et réformistes, furent alors leur terre d'élection. Ils y furent brillants, dévoués (trop), infatigables, exemplaires... Ce furent eux qui construisirent les Bourses du travail, la première CGT. Et, s'il n'y avait eu la première guerre mondiale (et la défaite mortelle de l'internationalisme prolétarien) et le coup d'État bolchevik d'octobre 17 qui remit le politique aux premiers rangs de la scène, qui sait jusqu'où ils auraient pu aller ?

Dans la tourmente qui s'ensuivit, la plupart d'entre eux se replièrent sur des positions plus syndicalistes que révolutionnaires. Certains d'entre eux se rallièrent aux vainqueurs bolcheviks. Et seule une minorité poursuivit son chemin entre l'enclume syndicale réformiste et le marteau marxiste-léniniste.

L'illusion perdurera jusqu'au chant du cygne de l'anarcho-syndicalisme espagnol à la fin des années 30.

Ensuite, ce sera une lente mais irrémédiable descente aux enfers.

Entre un monde divisé en deux, avec d'un côté le fascisme rouge qui régnait en maître dans son espace étatique tout en monopolisant la représentation ouvrière dans le camp capitaliste et la bourgeoisie qui ne se privait pas d'agiter l'épouvantail du rouge au couteau liberticide entre les dents (Si t'es pas content, va voir à Moscou !), l'espace du changement radical de société était de plus en plus réduit.

L'essentiel, alors, était de survivre, et c'est ce que nos camarades firent en jouant les mouches du coche à la CGT, à FO et ailleurs.

Quand le coup de tonnerre de Mai 68 surgit, sans crier gare, dans le ciel sans nuages d'une bipolarisation du monde qui semblait figée à jamais, ils s'imaginèrent un instant que... Quand le mur de Berlin tombe en 1989, par implosion en vol du bloc "socialiste", ils crurent même que... ! Mais, les temps avaient changé !

L'exploitation capitaliste, pour être toujours aussi (et même davantage) féroce, n'étendait plus son ombre sur la même classe ouvrière.

En Occident, à l'industrialisation fordiste d'antan et à ses grandes masses ouvrières misérables, avait succédé une nouvelle division internationale du travail induisant la délocalisation des productions à fort taux de main d'œuvre et le redéploiement, au rythme de l'atomisation, de la précarisation et du chômage, de l'essentiel productif désormais orienté, toutes voiles dehors, vers le tertiaire et les nouvelles technologies. Une part significative des damnés de la terre d'hier basculait, lentement mais sûrement, dans le bloc central des classes moyennes...

La servitude volontaire d'aujourd'hui remplace l'asservissement brutal des débuts du capitalisme. Les misérables d'hier, qui n'avaient que leurs chaînes à perdre, y regardent à deux fois avant de mettre, dans le jeu révolutionnaire, leur télé, leur bagnole, leur ordinateur et leurs "avantages acquis"...

À cela, nos anars syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes ont eu du mal à s'adapter car ils n'ont toujours pas intégré les nouvelles donnes de ce capitalisme mondialisé.

Et à s'accrocher à une vision du monde qui n'est plus, et à s'imaginer que les vérités d'hier méritent qu'on leur rendent justice aujourd'hui, et à rabâcher des modes d'organisation du prolétariat... les anarchos du syndicalisme, comme hier leurs cousins de l'individualisme, n'ont plus que la nostalgie pour ligne d'horizon et sont condamnés, soit à s'adapter, soit à se la jouer rebelle dans le corbillard du temps qui passe.

Dans le même temps, ou plus exactement un peu après l'apparition des anars syndicalos, les communistes libertaires émergèrent.

De l'individualisme anarchiste et de ses simagrées libérales-libertaires (avant l'heure), ils avaient une haine farouche.

Du syndicalisme révolutionnaire ou de l'anarcho-syndicalisme, ils se méfiaient profondément, anticipant les dérives à venir : corporatisme, service social, réformisme, apolitisme (de droite), ou courroie de transmission de l'avant-garde éclairée...

Pour la plupart, ils revenaient de Russie et d'Ukraine et, ils avaient à juste raison, conscience d'être passés tout près de la réalisation de leurs aspirations. Il s'en était, en effet, fallu d'un cheveu pour qu'ils chevauchent, en vainqueurs, le fier destrier de la révolution sociale. Lors de la prise du Palais d'hiver en février 17, n'étaient-ils pas aux premières loges pour la mise bas du tsarisme ? En Ukraine avec la Maknovtchina, à Kronstadt en 1921, et partout où déferlait cette fameuse troisième révolution libertaire, n'étaient-ils pas en première ligne ?

Mais, ils furent vaincus par les bolcheviks. Et ils furent vaincus parce que, contrairement à eux, les bolcheviks étaient supérieurement organisés et efficaces.

De cette évidence, ils firent une obsession qu'ils conjuguèrent à tous les temps de la théorie et de la pratique.

Si les bolcheviks l'avaient emporté, ce ne pouvait être que parce qu'ils disposaient d'une méthode d'analyse scientifique permettant de lire dans le marc de café social. Et, donc, pourquoi ne pas s'accaparer ce fameux matérialisme dialectique et historique en mettant, bien sûr (apparence oblige), quelques jolis rideaux libertaires aux fenêtres... histoire d'en masquer les barreaux ?

Dans le même ordre d'idée, puisque la discipline hiérarchique, l'esprit militaire et le patriotisme organisationnel avaient rendu invincibles les moines-soldats du marxisme-léninisme, pourquoi ne pas s'inspirer de ces "valeurs" qui avaient subi avec succès l'épreuve du feu révolutionnaire ? Pourquoi ne pas s'essayer à repeindre le mouvement libertaire aux couleurs martiales de l'unité idéologique, tactique et organisationnelle ?

Bref, comme presque toujours, les vaincus s'efforcèrent de copier les vainqueurs, en oubliant qu'à ce petit jeu-là, l'original reste toujours plus attirant que la copie, fût-elle de meilleure facture !

L'issue ne faisait, donc, pas l'ombre d'un doute pour ce communisme libertaire là !

Pour s'être laissé aller à jeter le bébé individualiste et anarcho-syndicaliste avec l'eau du bain d'une approche de masse de la question sociale, il y perdit son âme libertaire. Et, bien qu'ayant revêtu l'armure de l'unité idéologique et tactique, brandi l'épée de lumière de la Plate-forme d'Archinoff et s'être élancé au combat en braillant les psaumes du matérialisme dialectique, cela fit un formidable... flop.

Comme on le voit, les clivages individualistes, anarcho-syndicalistes et communistes libertaires qui ont cristallisé et cristallisent encore actuellement le mouvement libertaire (et ses représentations organisationnelles) sont apparus à des moments déterminés de son histoire. Ils sont marqués à la culotte par des circonstances historiques données. Ils sont tatoués au fer rouge d'une volonté farouche que d'inscrire à tout prix l'anarchisme dans leur époque.

L'individualisme anarchiste correspond à un moment où le mouvement ouvrier et le mouvement libertaire prennent conscience de la nécessité de l'organisation. Il ne fait qu'entériner une situation et ne réussi pas à s'en extraire.

Le syndicalisme révolutionnaire (cette main tendue à des généraux sans troupes d'une galaxie marxiste en recherche d'hégémonie) et l'anarcho-syndicalisme (cette main tendue à des généraux sans troupes d'une galaxie anar en recherche d'hégémonie) correspondent à une époque où le mouvement ouvrier et le mouvement libertaire sont dans un processus d'organisation. Ils ne font, là encore, qu'entériner une situation et les rapports de force du moment. Et cela a failli marcher en Espagne. Et la défaite des libertaires espagnols, en nous évitant de nous mettre face à nos responsabilités quant à la gestion alternative d'une société tout entière, constitue sans doute, pour nous, un formidable cadeau de l'histoire, tant il est vrai que l'esquisse d'un rêve laisse encore à ce dernier toutes ses chances de pouvoir, un jour, s'épanouir.

Le communisme libertaire, cette méfiance justifiée à l'encontre d'un individualisme égoïste et d'un syndicalisme fait de compromis(sions), correspond à une époque où le marxisme-léninisme s'imposait sur la scène des mouvements ouvrier, syndical et social. Là encore, si... les marins de Kronstadt avaient mené à son terme la troisième révolution dont ils étaient les porte-drapeaux, et si... l'armée des partisans libertaires ukrainiens s'était emparé de Moscou... peut-être que l'espoir dont nous sommes encore aujourd'hui porteurs aurait pris du plomb dans l'aile après s'être frotté la couenne à la gestion de la moitié du monde ?

Tous ces clivages sont marqués du sceau de l'histoire.

Ils sont les signes de moments particuliers où l'anarchisme a cherché, et parfois réussi, à s'inscrire dans le réel de son époque, sur un mode hégémonique et idéologique.

Aussi, la nature ayant horreur du vide et le sablier du temps s'écoulant, il était évident que, dans la foulée d'un printemps trop bref, d'autres clivages, marqués par l'air d'un autre temps, voient le jour.

Dans la foulée de Mai 68, la nouvelle jeunesse de la révolte libertaire (qui entendait se démarquer de l'éternelle révolte de la jeunesse) fit donc feu de tout bois, direction toute la conquête d'un nouvel Éden libertaire tout de pratiques personnelles, d'expérimentation, de quotidienneté et d'anti-idéologie dogmatique.

La vague communautaire, écolo-bricolo, anti-militariste, anti-autoritaire, lieux de vie, anti-psychiatrie, féministe, homos, rapports humains, mouvement des prisonniers, non-violence, anti-nucléaire, écoles parallèles, radios libres, IRL, Alternative Libertaire Belgique, La Gryphe, ACL, Basta, Imprimerie 34, CIRA, Longo Maï, Larzac... s'élança à l'assaut du Vieux Monde en se la jouant anti-organisationnelle, plus autonome que moi tu meurs !.

On connaît le résultat de cette tentative courageuse de reconstruire le monde sans plan d'ensemble, sans architecte et sans organisation de chantier coordonnant l'intervention des différents corps de métiers.

On part pour changer la vie et, au bout du compte, on ne fait que changer sa vie !


Chronique d'une mort annoncée
À cette charnière de siècles, le mouvement libertaire francophone européen (au sens large et apparenté), sans péter pour autant la super forme, n'a cependant pas l'air en mauvaise santé.

Des hebdomadaires (Le Monde Libertaire, Le Père Lapurge, Aujourd'hui en Suisse...) ; des mensuels (Alternative Libertaire Belgique, No Pasaran, Courant Alternatif, Alternative Libertaire France, Le Combat Syndicaliste des Vignolles, Le Libertaire, Écologie sociale, À Contre Courant...) ; des bimestriels (Le Combat Syndicaliste de Toulouse, Cette Semaine, Le RIRE antimilitariste, Les amis de l'AIT en Suisse...) ; des revues paraissant régulièrement (Les Temps Maudits, Réfractions, Réflex, Arguments pour une Écologie sociale, La Gryphe...) ou de manière épisodique ; des dizaines de feuilles de groupes autonomes (On a Faim, Maloka à Dijon, Basta et Le Coquelicot à Toulouse, Aredje à Bruxelles...) ; des centaines de sites sur le woueb ; des agences de presse sur internet (A-Infos, RAL...) ; des labels discographiques (On a Faim, les Binamé's...), des radios (Radio Libertaire, Radio Zinzine...) ; des émissions sur des radios associatives (Le Monde comme il va sur Alter'Nantes...) ; une bonne douzaine de librairies et de bibliothèques (Publico à Paris, La Gryphe et La Plume Noire à Lyon, L'Autodidacte à Besançon, La Mauvaise Réputation à Montpellier, L'Insurgée à Rouen, Le Centre Libertaire à Bruxelles...) ; des dizaines de livres et de brochures publiés chaque année aux Éditions du Monde Libertaire, Alternative Libertaire (Belgique et France), Acratie, ACL, L'Insomniaque, ÉDAM et ailleurs... quelques K7 vidéos par an aux éditions du Monde Libertaire ; des centaines de réunions publiques et de débats chaque année (voir l'agenda hebdomadaire du ML) ; des kilomètres d'affiches, d'autocollants, de tracts... collés et distribués chaque année ; des dizaines de locaux de toutes sortes ; des squats autogérés (Les Tanneries...) ; des groupes autonomes ou centrés sur des projets particuliers en veux-tu en voilà (les SCALP...), deux CIRA tip top ; un centre Ascaso Durruti à Montpellier qui est en passe d'acquérir un local ; l'école libertaire Bonaventure fondée en 1993 ; les petits derniers des Solidarios qui éditent chaque année un livre au profit d'une œuvre libertaire d'ici ou d'ailleurs ; des manifs à plusieurs centaines et même à plusieurs milliers (5.000 dans le cortège de la CNT-Vignolles le 1er mai 2000 à Paris...) ; des drapeaux noirs et/ou noir et rouge qu'il devient impossible de ne plus les voir ; plusieurs milliers de militant/e/s estampillé/e/s dans les organisations ou actif/ve/s dans la mouvance libertaire ou apparentée...

Ça pourrait assurément aller plus mal !

Reste que tout cela, ça ne fait pas, malgré tout, épais. Que ça fait d'autant moins épais, que c'est divisé en une multitude de chapelles accrochées à leurs clochers respectifs et en une demi-douzaine d'épiceries qui coexistent plus ou moins pacifiquement. Et que, pour appeler un chat un chat, ça manque sérieusement de crédibilité.

En soi, notre petit nombre n'est, bien évidement pas un obstacle majeur (même s'il est flagrant que ça ne serait pas plus mal si nous étions davantage), car il n'est pas nécessaire d'être des centaines de mille (ou plus encore) pour populariser un idéal ou peser sur les événements.

Mais quand le petit nombre se conjugue à la division et à la non crédibilité, c'est carrément catastrophique.

Or, nous sommes divisés. Entre tenants de l'individualisme (il en reste encore quelques-uns), de l'anarcho-syndicalisme (à la mode CNT-Vignolles, CNT-Toulouse, CNT-Tour d'Auvergne, Alliance Syndicaliste, mouches du coche de la CGT, de FO, de SUD, de la CFDT...), du communisme libertaire (OCL, AL-France, une partie de la FA...), de l'autonomie débridée, de l'anti-idéologie féroce, de l'anti-ceci et du pro-cela...

Entre les partisans d'une unité du mouvement libertaire sur un mode hégémonique et de juxtapositions de particularismes et ceux d'une unité idéologique et tactique tout aussi hégémonique. Entre adeptes de l'organisation spécifique et chantres du mouvementisme et/ou de l'autonomie. Entre ceux qui rêvent de changer le monde et ceux qui se contenteraient bien d'être les gardiens du temple et de la bonne parole. Entre ceux qui militent pour être des milliers et ceux qui aiment à se retrouver entre "élus" d'une élite. Entre ceux qui estiment que le mouvement libertaire doit se contenter d'être un mouvement d'opinion, un club de discussions, et ceux qui veulent l'inscrire dans le mouvement social. Entre ceux qui rêvent d'un mouvement social libertaire et ceux qui s'inscrivent résolument dans une stratégie d'alliances d'appareils avec la gauche de la gauche, voire avec la gauche tout court...

Pire, nos divisions sont des divisions de concurrence ou de guerre de religion (la chasse à l'hérétique prime la chasse à l'infidèle). Et au mieux (au moins pire), elles sont de mépris et d'ignorance de l'autre.

De ce fait, pour quiconque a l'occasion de nous rencontrer ou même de s'intéresser à notre idéal, nous sommes souvent largement désespérants.

Qu'est-ce que c'est, en effet, que ces anars qui ne sont qu'une poignée, qui veulent refaire le monde (et de A à Z, qui plus est), et qui sont incapables de s'unir contre l'ennemi commun, de faire quoi que ce soit ensemble et qui refusent même le débat entre eux ?

Qu'est-ce que c'est que ces trois pelés et quatre tondus qui parlent et agissent comme s'ils étaient des millions et comme si l'avenir du monde dépendait de la place des virgules de leur prochain tract ?

Qu'est-ce que c'est que cette Fédération Anarchiste (par trop Francophone aux yeux de certains franchouillards) qui s'avère incapable de décider quoi que ce soit d'une manière collective, qui fonctionne (qui ne fonctionne pas) au surréalisme de cette billevesée qu'est l'unanimité (comme si la vie, l'intelligence et l'efficacité pouvaient être unanimes !) et qui tolère qu'une minorité (voire un simple quidam) empêche le plus grand nombre de s'exprimer en tant que tel ?

Qu'est-ce que c'est que cette OCL qui existe, sans exister, tout en ne réussissant pas à vouloir exister, et qui soutient, sans soutenir, mais tout en soutenant quand même, des nationalistes à front bas (basques ou bretons) qui, au nom d'une lutte armée d'un autre âge et de circonstances révolues, font dans l'assassinat interclassiste à la petite semaine terroriste ?

Qu'est-ce que c'est que cette Alternative Libertaire France qui s'la joue porteur de valises chez les léninistes (de gauche parce qu'ayant échoué) de la Ligue Communiste Révolutionnaire et qui, dans ses versions antérieures (mais non reniées de la triste époque de la FCL et de l'UTCL) n'a cessé de tutoyer le pire du marxisme (qui aujourd'hui, même chez les derniers ânes du marxisme, ose encore se réclamer du matérialisme historique ?) et le pitoyable (en présentant une pauvre petite dizaine de candidats dits ouvriers aux élections législatives) ?

Qu'est-ce que c'est que cette Union des Anarchistes qui glose sur tout, qui critique tout et qui se contente de rabâcher le XVIIIème siècle et ses lumières humanistes bêlantes ?

Qu'est-ce que c'est que ces anarcho-syndicalistes qui vivent à la colle avec les rouges de la CGT, les jaunes de FO, les gauchos de SUD et les curaillons (pas toujours défroqués) de la CFDT ?

Qu'est-ce que c'est que ces autres syndicalo-anarchos CNT-Vignolles qui ne syndiquent (pour l'essentiel) que des non travailleurs, qui sont prêts à presque tout (notamment à se réclamer du droit au travail lors des manifs contre le Sommet de Nice en décembre 2000) pour en syndiquer des vrais, et qui s'imaginent que le romantisme révolutionnaire a quelque chose à gagner avec un SO (Service d'Ordre, si, si...) musclé, crâne ras et mauvaises manières machistes du genre c'est moi qui ai les plus grosses ?

Qu'est-ce que c'est que ces CNT's psycho-rigides qui se rejouent sans cesse juillet 36 en mimant ce qu'il y avait de plus dogmatique dans le mouvement anarcho-syndicaliste de cette époque ?

Qu'est-ce que c'est que ces anti-fascistes soit disant radicaux qui ne s'interrogent qu'à peine sur le bien fondé des frappes de l'OTAN et de l'intervention terrestre au Kosovo et qui n'ont que la mâlitude activiste et prétendument rebelle pour seul horizon ?

Qu'est-ce que c'est que ces anti-capitalistes, tout aussi radicaux, qui revendiquent l'allocation universelle généralisé, distribuée par l'État et pompée dans les bénéfices des secteurs les plus rentables du... capitalisme ?

Qu'est-ce que c'est que ces ploums-ploums de l'autonomie libertaro-culturelle qui se font manger tout crus par le premier fada de l'anti-spécisme qui passe ?

Qu'est-ce que c'est que ces cohortes de révoltés en tous genres qui n'ont que la Kro comme seul étendard ?

Qu'est-ce que c'est que tous ces zozos là ?

Sont-ce les représentants de l'anarchisme ? Sans aucun doute ! En sont-ils les derniers représentants ? Cela n'est pas certain !


De l'anarchisme social
Depuis une bonne dizaine d'années, le mouvement libertaire patauge.

Il patauge dans des clivages idéologiques en décalage complet avec la réalité de cette fin de siècle et dans une division sans vainqueurs ni vaincus entre les représentants de ces différents clivages.

Oh, certes, la montée "en puissance" de la CNT-Vignolles et la réussite, largement médiatisée, de sa semaine Pour un autre futur (1er mai 2000), peuvent laisser croire qu'une certaine approche de l'anarcho-syndicalisme est aujourd'hui à même de ratisser large dans le mouvement libertaire, de s'y positionner en leader et de s'installer confortablement dans le paysage pourtant passablement encombré (AC, ATTAC, SUD, la Confédération Paysanne...) des minorités agissantes. Les généraux sans troupes de toujours de la galaxie libertaire et de l'ultra-gauche, qui, comme des coucous, se sont empressés de venir y pondre leurs œufs, semblent y croire dur comme fer.

Mais, il y a une série de mais qui incitent à penser qu'une hirondelle ne fait pas obligatoirement le printemps.

Le phénomène Vignolles est, en effet, exclusivement parisien. Il est marqué par un activisme (étudiant ?) dont la baudruche a déjà commencé à se dégonfler. Il semble avoir beaucoup de mal à se doter d'outils à la hauteur de ses ambitions (un mensuel maigrelet, une revue semestrielle à la lisibilité ardue, quelques brochures... on a du mal à croire qu'une organisation qui revendique plusieurs milliers d'encartés ne puisse pas faire mieux). Il pédale largement à coté du vélo de son projet initial (un syndicat qui ne syndique presque exclusivement que des non-travailleurs, et ce, sur des bases essentiellement idéologiques, ça s'appelle une organisation spécifique). Il commence à être miné par le combat des chefs. Et son arrogance commence sérieusement à irriter un mouvement anarchiste qui lui fournit, par ailleurs, l'essentiel de ses troupes.

Bref, avec le temps, il risque d'y avoir de plus en plus loin, de la coupe aux lèvres.

Mais on en n'est pas encore là, et en attendant, la CNT-Vignolles (et c'est son mérite principal) continue de surfer sur le ras le bol d'un mouvement libertaire en mal d'unité et d'action.

L'anarchisme social, qui, à la base et sur le terrain, émerge dans l'ensemble du mouvement libertaire, plonge, lui aussi, ses racines dans ce ras le bol. Mais, contrairement à la CNT-Vignolles, il ne se réclame d'aucun des vieux clivages d'antan de l'anarchisme. Mieux, c'est en opposition à chacun de ces clivages qui portent en eux la division du mouvement libertaire et son déphasage par rapport à la réalité, qu'il se construit.

Les anarchistes de cette fin de siècle savent, en effet, qu'il ne sert à rien de courir après des chimères d'une autre époque et ils ont conscience de la nécessité et surtout de la possibilité de construire un anarchisme adapté à son temps. Recentré sur ses grands principes de toujours. Uni autour de l'addition du meilleur des différents héritages historiques (individualisme, communisme libertaire et anarcho-syndicalisme ne sont pas sans aspects positifs). Et animé d'une volonté farouche de s'inscrire dans le réel social, qu'il soit de luttes protestataires ou d'alternatives sociales.

Les grands principes de l'anarchisme sont clairs. ! Une critique radicale de l'exploitation capitaliste et des aliénations qu'elle induit (surconsommation, individualisme forcené, marchandisation de tous les aspects de la vie... fondant une logique de servitude volontaire). ! Une critique tout aussi radicale de la domination et de l'État, non seulement en tant qu'il est le bras armé des classes dominantes mais également comme classe en tant que telle, comme nomenklatura, tout à la fois cause et effet de la division sociale. ! Un combat permanent et non hiérarchisé contre toutes les formes d'oppression de l'être humain par l'être humain (qu'elle soit sexuelle, raciste, sociale, culturelle, familiale...). ! Une lutte de tous les instants pour la liberté de chacun et de tous... et la vie qui va avec. ! Pour l'égalité économique et sociale (L'égalité politique restera un mensonge tant qu'il n'y aura pas d'égalité économique et sociale, Bakounine). ! La socialisation des moyens de production. ! L'autogestion généralisée. ! Le fédéralisme libertaire. ! La libre association d'Égaux. ! L'abolition des frontières, des armées, des prisons et des polices. ! La réunification d'un corps social aujourd'hui profondément divisé et fracturé. ! L'entraide. ! L'élaboration d'une nouvelle synthèse entre le collectif et l'individuel. ! Une gestion des ressources de la planète bannissant le pillage. ! Le partage de ces mêmes ressources et la mondialisation de leur gestion...

Ce sont ces grands principes communs à tous les clivages d'antan et à toutes les chapelles du moment qui constituent l'âme du mouvement libertaire, qui sont au cœur de son unité et qui le distinguent clairement des autres courants des mouvement socialiste et ouvrier. Ce sont ces postulats qui font que tous les anars du monde se sont toujours dressés contre tous les pouvoirs (petits et grands). Qu'ils ont toujours combattu toutes les dictatures, toutes les périodes de transition (où on reporte systématiquement à demain ce qu'on pourrait faire le jour même) et tous les misérabilismes caritatifs qui sont le pain quotidien de toutes les gestions associatives réformistes du capitalisme. Ce sont eux qui font que toutes les tribus du mouvement libertaire aiment à faire ripaille en bouffant du curé, de l'imam, du moine bouddhiste, du rabbin, du bourgeois, du patron, du flic, du militaire, du bureaucrate, du technocrate, du politicard...

C'est autour de leur énoncé que l'anarchisme social a commencé son travail de digestion et, disons-le, de synthèse de ses vieux clivages. Qu'il a entrepris, à la base et dans toutes les tribus, une formulation unitaire d'un anarchisme du futur s'appropriant sans vergogne le meilleur de cet héritage historique.

C'est autour de leur remise en forme qu'il arc-boute sa volonté d'inscrire le rêve libertaire d'un autre futur dans le réel social du présent.

Mais, s'il suffisait d'un retour aux sources des grands principes de toujours. S'il suffisait d'ouvrir les yeux sur les échecs patents des clivages historiques, sur leur prétention d'hégémonie sur le mouvement libertaire et sur leurs tentatives de peser sur l'histoire contemporaine. S'il suffisait de faire preuve de bon sens en s'accaparant le meilleur des uns et des autres, de se lancer dans l'action tous azimuts... pour unifier le mouvement libertaire et l'habiller de crédibilité et d'efficacité, ça se saurait et ce serait depuis longtemps !

Toutes ces conditions, si elles relèvent de l'évidence du nécessaire sont, en effet, loin d'être suffisantes pour aboutir à ce résultat.


Un projet libertaire pour le XXIème siècle
Pour accéder à la crédibilité, l'anarchisme social, non content de devoir se ressourcer, de devoir sortir de l'impasse de ses particularismes poussiéreux, de devoir se reformuler en synthétisant le meilleur de chacun et de devoir passer le bleu de chauffe d'un militantisme social, doit également, et surtout, rompre avec un fatras de croyances et de mythes d'un autre âge tous plus surréalistes les uns que les autres.

En l'an 2000, en effet, il est tout simplement impensable de croire ou de laisser croire que le capitalisme se réduit à 200 familles ou 200 multinationales exploitant férocement une brave classe ouvrière qui, si elle n'était pas guidée par de mauvais bergers politiques et syndicaux, marcherait spontanément (en chantant) sur le chemin (tapissé de roses rouges et noires) menant au communisme libertaire.

Il n'est pas plus pensable de croire ou de laisser croire que par la seule grâce de l'évangélisation, de la distributions massive de tracts, de collages tout aussi massifs d'affiches peu ou prou lisibles, de la publication de quelques livres et brochures, de la tenue d'au moins autant de réunions publiques et de meetings plus ou moins confidentiels, de l'activisme forcené de quelques dizaines voire quelques centaines de groupes et de syndicats, de leur immersion dans quelques jacqueries et quelques mouvements sociaux subitement convertis aux vertus de la radicalité... une révolution, toute de barricades s'érigeant en un soir (le grand), surgira magiquement et rayera d'un trait de plume le capitalisme de la carte de l'histoire.

Il est criminel de croire, ou de laisser croire, que couper quelques têtes (au début) et se baigner dans les fleuves de sang d'une guerre civile "libératrice" annoncée, fera avancer en quoi que ce soit le schmilblick de la rupture avec le capitalisme et celui de l'édification d'une société libertaire.

Il est carrément stupide de croire ou de laisser croire que nous allons refaire le monde en trois jours (mieux que dieu), sans plan, sans expérience, sans avoir jamais manié la truelle et, dans les mêmes conditions, édifier des palais sur des ruines fumantes.

Il faut avoir le courage de le dire : le capitalisme est un système social et sociétaire d'une extrême complexité. Ses victimes, pour innombrables qu'elles soient, ne sont ni unies ni demandeuses d'un changement social radical surtout quand il est frappé du sceau de l'aventurisme révolutionnaire. Une bonne partie de la société (les retraités, les petits paysans, artisans, commerçants..., et un pourcentage non négligeable des classes moyennes) n'est pas obligatoirement du côté du manche et a besoin d'être convaincue du bien-fondé et de l'intérêt (pour elle-même) d'un chambardement social radical. Zigouiller 200 familles ou 200 conseils d'administration de 200 multinationales ne fera pas changer le Vieux Monde de bases.

Rêver de barricades et de guerre civile est lamentable. S'imaginer qu'une société libertaire puisse voir le jour dans de telles circonstances, sans qu'une alternative au capitalisme ait pu être longuement discutée, élaborée, profilée, expérimentée dans ses grandes lignes comme dans ses petits détails, testée dans un certain nombre d'alternatives exemplaires et proposée à l'adhésion de la population, est grotesque...

Jadis, tout cela a pu (encore que !) être de circonstance. Mais à l'heure actuelle, il est évident que personne ne peut marcher dans un plan aussi absurde que celui là !

Bref, si l'anarchisme social, fort de sa refondation et de son unification, veut regarder le siècle à venir dans les yeux, il lui faudra se débarrasser des guenilles de la nostalgie. Et, il devra expliquer comment il entend abattre le capitalisme, en arracher les racines, par quoi il va le remplacer et en quoi le peuple tout entier a intérêt à ce bouleversement social.

En un mot comme en cent, il va devoir définir et populariser une conception de la révolution crédible pour l'homme de la rue.

À première vue, cette nécessité de passer du pleurnichement (qui tient lieu d'argumentaire aux vaincus de toujours) à la force tranquille d'explications, de recherches de consensus et d'alliances (qui est l'apanage de tous les vainqueurs de demain) relève, pour les z'anars, de la révolution copernicienne.

Reste que cette révolution copernicienne a déjà commencé et que tous celles et ceux qui estiment que l'anarchisme social a mieux à faire que de se contenter d'être un bel idéal médaillé de défaites systématiques, la mèneront au bout.


Une stratégie pour vaincre
S'attacher à ré-analyser le capitalisme (ou à en réactualiser l'analyse), à redéfinir le comment d'une rupture révolutionnaire et à élaborer un projet social et sociétaire susceptible de susciter le désir des populations, tel est assurément le programme, et, donc, le pourquoi et la base d'une unité du mouvement libertaire.

Tous les militants sérieux le savent, il ne suffit pas d'avoir des beaux principes, de beaux discours, de belles idées et de bonnes jambes pour réussir. S'il en était ainsi nous aurions réussi depuis longtemps.

Il faut aussi, et surtout, être capable de tracer le chemin qui mène à la victoire. Il faut être capable de jauger l'adversaire. De savoir de combien de forces on dispose pour mener un projet à son terme. Et de s'adjoindre le renfort, et mieux encore, l'adhésion du voisinage, pour transformer un rêve en aventure collective et partagée.

De ce fait, tous les cœurs purs d'un anarchisme aujourd'hui encore éclaté à l'infini de divisions idéologiques moribondes et de guerre des boutons entre sacristies rabougries, s'ils veulent faire aboutir leur rêve, devront élaborer une stratégie à la hauteur de leur volonté.

Or, c'est un fait, même en s'unissant, devenant intelligents et crédibles, les anarchistes (même sociaux) ne seront jamais majoritaires dans la société.

Dans le meilleur des cas, parce que la perspective de la liberté, de l'égalité, de l'autogestion et, disons-le, du bonheur, effrayera toujours le marais du tout venant d'une espèce humaine solidement installée dans un équilibre névrotique tout de peur de mourir et de désir de vivre, nous ne pourrons jamais aller au-delà de l'extraordinaire d'une forte minorité.

De cela, il faut avoir conscience et s'en marteler l'entendement. Car, mine de rien, ça change tout.

Si, en effet, nous ne sommes qu'une poignée et, que, même en mettant le turbo de l'unité, de la refondation, de la rénovation et de l'intelligence, nous ne pouvons espérer qu'être une minorité, fût-elle forte, il nous faudra, d'une manière ou d'une autre, rallier d'autres militants et d'autres forces, non-libertaires, à l'aventure de la réalisation de notre projet.

Là est sûrement le sens ontologique de la nécessité de l'unité d'un mouvement libertaire.

Car, s'unir entre soi pour pouvoir mieux s'allier avec d'autres, afin de mettre toutes les chances de son côté dans la mise en œuvre et l'aboutissement du rêve et du projet social libertaire, relève tout simplement de l'évidence de la nécessité .

Mais, de quelles alliances s'agit-il ? Avec qui et sur quelles bases les réaliser ? Où se situe la frontière entre le compromis et la compromission, entre les vrais et les faux amis ? Une société libertaire sera-t-elle libertaire dans tous ses aspects (et donc, ethniquement pure - une secte ?) ou bien libertaire dans ses modes de fonctionnement ? Peut-on concevoir une société libertaire peuplée de nombreux voire d'une majorité de non-libertaires adhérant à des fonctionnements sociaux libertaires ? Une société libertaire est-elle, par essence, totalitaire (à la mode libertaire, s'entend), figée à jamais dans l'utopie cadavérique d'une perfection qui ne sera jamais de ce monde, ou bien un bouillonnement incessant de logiques libertaires porteuses d'une évolution permanente dans la recherches de consensus sans cesse à redéfinir ? Avons-nous le désir et la volonté de rallier nos voisins à des analyses et des rêves dont nous estimons qu'ils constituent l'aventure qui vaut la peine d'être vécue ? Avons-nous le désir et la volonté de convaincre sans pour autant céder à la tentation de l'évangélisation et à celle, sans avenir, de l'inquisition ? Croyons-nous vraiment en ce que nous racontons ? Qu'avons-nous à redouter de la confrontation ? Sommes-nous prêts à garantir, dans le cadre d'un fédéralisme libertaire construit par tous, l'autonomie de certains ?

Bref, avec qui et comment s'allier pour faire triompher, autrement que par le mythe d'une émeute et celui d'un coup de force, un idéal dont nous sommes de plus en plus nombreux à penser qu'il est plus que largement au-dessus du lot de tout ce qui existe aujourd'hui sur le marché de la révolte et du rêve ?

Les questions sont clairement posées ! Et, personne, parmi ceux qui se targuent aujourd'hui de vouloir changer le monde en se drapant du noir libertaire, n'échappera à y répondre !

Se reposer en ânonnant des nostalgies certifiées, en pleurant sur le passé, le présent et l'avenir au motif que les autres sont d'affreux méchants ou bien oser la liberté de l'aventure de la confrontation de son rêve au réel du moment, telle a été, est, et sera toujours la question !

Dans ces conditions, on voudra bien ne pas nous tenir rigueur (malgré nos années de boutiques) d'un parti pris non ambigu en faveur d'un nouvel internationalisme libertaire qui déborde les frontières actuelles des tribus.

D'une utopie réfléchie qui débouche enfin sur autre chose que des lamentations de fin de soirées... arrosées.

On peut bien rêver ! !



L'unité : avec qui?
Dès lors que l'on a défini les bases de l'unité, il est aisé de savoir avec qui on va s'unir.

Rappelons-en les grands axes ! abandon (pour cause de faillite) des vieux clivages individualistes, anarcho-syndicalistes, communistes libertaires, autonomes-indépendants... ! définition d'un anarchisme d'aujourd'hui arc-bouté sur le noyau dur de ses principes et l'énoncé (en théorie et en pratique) d'un projet de société libertaire crédible (parce qu'en phase avec notre époque) et désirable ! définition du comment pourrait s'effectuer le passage du capitalisme à cette société libertaire et, dans cette perspective, abandon sans ambiguïté de mythifications du style grand-soir-barricades ou insurrection spontanée de la population, refus de s'engager dans l'engrenage d'une guerre civile charriant des flots de cadavres, et redéfinition d'une rupture révolutionnaire crédible ! élaboration d'une stratégie où l'unité libertaire s'avère une nécessité pour pouvoir peser sur les alliances que nous serons amenés à conclure pour faire la révolution et faire aboutir notre projet de société.

Nous nous unirons, en effet, avec tous ceux et toutes celles qui adhéreront à ces grands axes.

À l'évidence, toutes celles et tous ceux (ils sont de moins en moins nombreux) qui persistent à croire en la pertinence de tel ou tel des vieux clivages de l'anarchisme de papa ne nous rejoindront pas et poursuivront leur bonhomme de chemin individualiste, anarcho-syndicaliste, communiste libertaire, autonome-anti-organisationnel... ou les juxtapositions de leurs précarrés farouches dans la grande famille du plus petit dénominateur commun.

À l'évidence, également, les représentations organisationnelles de ces vieux clivages ne nous rejoindront pas davantage (par nature, les institutions répugnent au suicide) et poursuivront leur bonhomme de chemin dans la voie sans issue de leurs rabâchages respectifs.

Et si d'aventure, il en étaient qui voulaient nous rejoindre tout de suite, il conviendra de s'en méfier comme de la peste (dans quelques années, quand nous serons devenus incontournables, et qu'elles se seront vidées de leur substance sectaire et de leur substance tout court, ce sera avec plaisir).

Il nous faudra leur expliquer que l'on n'a jamais fait du neuf avec du vieux et encore moins de l'or avec du plomb.

À l'évidence, encore, toutes celles et tous ceux (et ils sont de plus en plus nombreux) qui ont l'adhésion à telle ou telle structure libertaire, de hasard ou non sectaire, et qui sont la chair et le sang de cet anarchisme social qui émerge ici et là, devraient se sentir concernés par cette aventure vers l'unité du mouvement libertaire.

À l'évidence, enfin, toutes celles et tous ceux qui, sans se référer explicitement à l'idéal libertaire ou au mouvement libertaire, s'inscrivent dans des démarches et des pratiques qui le sont largement, sont invités à nous rejoindre et, un certain nombre d'entre elles et d'entre eux, nous rejoindront à plus ou moins brève échéance.

En clair, l'unité du mouvement libertaire se fera en dehors du champ clos de ses clivages traditionnels... avec des libertaires de tous bords et de tous horizons désireux de faire s'épanouir l'anarchisme social qu'ils construisent déjà aujourd'hui... et avec des non-libertaires qui, à leur manière, sont engagés dans la même aventure.

C'est une unité qui concerne (et s'adresse à) toutes celles et tous ceux... ! Qui font leurs, officiellement ou de fait, les grands principes de toujours de l'anarchisme... ! Qui affirment que ces grands principes sont chaque jour un peu plus d'actualité... ! Qui ont envie d'en faire l'âme d'un projet de société adapté à notre époque... ! Qui estiment que ce projet se doit de préciser les modalités de sa mise en œuvre (re-définition d'une rupture révolutionnaire avec le système capitaliste), de l'inscrire de manière crédible dans la réalité et de le populariser (ce qui implique de rompre avec l'ânonnement irresponsable de nostalgies sanguinaires)... ! Qui ont conscience qu'il leur faudra mouiller leur chemise, longtemps, pour faire aboutir ce projet... ! Qui savent qu'il faut être nombreux pour mener à terme un tel projet, d'où la nécessité de s'unir entre libertaires pour peser sur les indispensables alliances à construire entre libertaires et non-libertaires.

C'est une unité qui concerne (et s'adresse à) ! des militant/e/s politiques, syndicaux, associatifs, culturels ! aux structures de base de leurs organisations respectives ! aux initiatives spécifiques (athénées, centres et groupes, communautés, collectivités, coopératives de production ou de consommation, maisons occupées, écoles libertaires ou antiautoritaires...) ! à des groupements, regroupements, coordinations, réseaux... porteurs de transversalités (groupes de femmes, d'homos/lesbiennes, d'écologie sociale, opposés à la mondialisation capitaliste, anti-cléricaux, anti-fascistes, anti-militaristes, d'actions directes non-violentes...).

C'est une unité qui, parce qu'elle est encore à construire (et parce qu'elle est à construire avec d'autres que les militant/e/s 100 % pur sucre d'un anarchisme essentiellement idéologique) rompt délibérément avec les tentatives d'unification organisationnelle du passé du mouvement libertaire qui se fondaient sur la volonté d'asseoir une hégémonie ou sur la résignation au foutoir d'une juxtaposition d'autonomies farouches.

C'est une unité qui, sans être fermée à l'histoire (il n'y a pas que du négatif dans l'héritage des clivages anciens, loin s'en faut), se veut, avant tout, ouverte sur l'avenir en travaillant le présent.

C'est une unité qui ne vise pas à créer une division supplémentaire dans le mouvement libertaire (elle existe déjà) et qui n'entend nullement polémiquer avec qui que ce soit.

C'est une unité qui n'a pour seule ambition que celle de rassembler tout ce qui peut l'être (et même davantage), qui se veut exclusivement tournée vers le positif de l'élaboration et de la mise en œuvre du projet libertaire, et qui laissera à la seule histoire le soin de juger du bien ou du mal-fondé de sa démarche.

C'est une unité qui se doit de définir la nature et la fonction de son mode d'organisation. !



L'unité : comment ?
Dès lors que l'on a défini sur quelles bases et avec qui peut se faire l'unité du mouvement libertaire, on sait au moins quelle forme elle ne prendra pas.

Les choses sont, en effet, claires.

L'unité à venir du mouvement libertaire ne prendra pas la forme d'un cartel de l'existant organisationnel, qu'il soit d'hégémonie, de ralliement des plus faibles, d'addition d'épiceries ou de juxtaposition de féodalités.

De ce point de vue, un mouvement libertaire à la mode de l'Espagne révolutionnaire de 1936, avec une locomotive attrape-tout (la CNT), une avant-garde éclairée (la FAI) conduisant la locomotive, contrôlant les billets des voyageurs et faisant passer des visites médicales aux chauffeurs de la loco non issus du sérail, et quelques satellites mâtinés de courroies de transmission (les Jeunesses Libertaires, les Athénées Libertaires... mais pas les Mujeres Libres, tant la volonté unitaire du mouvement de femmes était empreinte d'une exigence d'autonomie), n'est ni d'actualité ni souhaité.

Mais alors, quelle forme pourrait, donc, bien prendre l'unité du mouvement libertaire du XXIème siècle ?


De la fonction de l'organisation
Si, s'unir, c'est nécessairement s'organiser, encore convient-il de s'accorder sur le comment de la chose et d'en définir le pourquoi et la fonction !

L'organisation doit-elle se mettre en place uniquement parce qu'elle est nécessaire à l'unité ?

A-t-elle pour but de faire prendre de la densité à un point de vue particulier pour lui permettre de s'imposer à la majorité ?

Vise-t-elle à fabriquer un outil destiné à imposer un projet politique et social à des masses "ignorantes" ou à créer un support pour essayer de convaincre le plus grand nombre et, sans pour autant se renier, dégager un maximum de consensus avec ce plus grand nombre ? Est-elle d'essence avant-gardiste ou de tonalité minorité agissante ?

Se doit-elle de rechercher des consensus en son sein ou s'axer sur une confrontation interne préparant à une guerre avec l'extérieur ?

A-t-elle pour but d'uniformiser ou d'unir des différences ?

A-t-elle un terrain d'élection (pardon, d'action) particulier ou se fixe-t-elle comme objectif de subvertir tous les espaces de l'aliénation ? Se doit-elle d'établir des hiérarchies dans l'espace-temps du changement en privilégiant le politique, l'économique, le social, la liberté, la fraternité, l'égalité... ou bien se battre, tout de suite, avec la même rage, ici, là et ailleurs ?

A-t-elle pour mission d'investir les luttes d'un front principal en déléguant la gestion de la lutte sur des fronts secondaires à des partenaires secondaires... ou de mener de front, avec un maximum de partenaires égaux, une bagarre généralisée sur tous les fronts ?

A-t-elle pour but de détruire ou de construire ? De faire dans le protestataire ou dans l'alternatif ? D'être dans les mouvements sociaux ou d'édifier le parti ? D'imposer ou de rallier ? De construire des rapports de force pour anéantir ses alliés ou pour les convaincre ? D'être efficace à court terme ou à long terme ? De fédérer ou de centraliser ? D'armer les milices populaires ou de les militariser ? De verticaliser des révoltes ou de favoriser le développement et l'autonomie de leurs transversalités ? De distribuer les poissons pêchés par quelques-uns ou d'apprendre à pêcher au plus grand nombre ? De guider ou d'accompagner ? D'énoncer des savoirs ou de mettre en place les moyens de leur construction ? De semer ou de récolter ? De le faire seule ou avec d'autres ? De construire des logements pour tous avec tous ou de s'emparer de ceux existants ? D'éduquer ou de punir ? De faire l'amour ou de baiser ?

À l'évidence, même les non-libertaires en ont soupé des "avant-gardes", des généraux sans troupes, des guides suprêmes, des petits livres rouges (ou noirs), des Khmers noirs (ou noir-et-rouge), des détenteurs de la vérité révélée, des petits et des grands chefs, des soi-disant essentiels et de leurs soi-disant accessoires, des pseudo-priorités et des pseudo-non-priorités, des sommets et des bases, des hiérarchies, du centralisme, des obsédés de l'efficacité à tout prix comme des coupeurs de cheveu en quatre, des introspectifs immobiles, des phraseurs impénitents, des forcenés du moi-je et des patriotes de toutes les indépendances.

La messe léniniste et/ou je-m'en-foutiste est dite, depuis déjà un certain temps, chez les libertaires.

S'organiser n'a désormais de sens que si ça rend plus uni, plus fort, plus libre et plus heureux.

S'organiser, c'est s'associer librement avec d'autres, Égaux.

Celles et ceux avec qui on a beaucoup, et en tout cas l'essentiel, en commun.

Cela consiste à toujours mettre l'accent sur ce qui unit et à gérer par le débat et dans le respect réciproque, ce qui différencie.

C'est avoir conscience qu'en s'associant avec ses Égaux on est obligatoirement plus fort, individuellement et collectivement, dans les rapports que l'on entretient avec son environnement social, que ce soit en terme de luttes d'opposition ou de mises en œuvre de projets alternatifs. C'est vouloir évoluer dans un espace de positivité, de confiance, de fraternité et de liberté. C'est, au bout du compte, rechercher le partage d'un certain bonheur d'être et d'agir avec les autres, Égaux. Avec toujours plus d'Égaux.

Tous les libertaires qui s'organisent aspirent à cela. Et elles/ils ont raison. Car, il n'est vraiment d'aucun intérêt de s'organiser pour se prendre la tête, se bouffer le nez ou s'arracher les cheveux dans des chipotages sans fin, des rivalités immatures, des concurrences adolescentes, des bagarres de chiffonniers et des sentences d'exclusion.

Oh, bien sûr, il s'agit là de bons sentiments, de rêveries et, disons-le, de chimères dont chacun sait (quand il a le courage de regarder les choses en face) qu'ils ne valent pas un rouble à l'épreuve du feu de la réalité.

Car, la réalité n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais de cet ordre-là !

De même, en effet, que l'être humain n'est ni bon ni mauvais en soi, et que malgré toutes les éducations susceptibles de le faire accéder à la civilisation, ses pulsions "innées" s'inviteront toujours au bal, l'organisation, parce qu'elle assemble, rassemble et réunit des individus particuliers, d'éducations, d'expériences et de pulsions... sera toujours un espace de confrontation et de quête de pouvoir.

Il faut avoir conscience. Non pour se mettre à pleurnicher sur la méchanceté des autres et du collectif, ou pour se retirer avec majesté sur son île déserte, mais pour essayer de gérer le problème au mieux ou plutôt, au moins mal.

Dans cette optique, plutôt que de nier les logiques de pouvoir qui traverseront toujours toutes les formes d'organisation, mieux vaut (si on pense que l'organisation apportera toujours plus que l'inorganisation) en prendre son parti et analyser ces logiques, les nommer, et faire en sorte d'en limiter les capacités de nuisance.

C'est ainsi que, si toute organisation libertaire est porteuse, non de verticalité, mais de centralité (comment pourrait-il en être autrement, et est-ce un mal en soi ?), l'anarchisme social devra s'attacher à borner l'espace de cette centralité, à mettre en œuvre des contre-poids d'autonomies et surtout de transversalités, des espaces de gestion des conflits.

C'est ainsi que, si toute organisation a vocation à prendre des décisions (dont il est flagrant qu'elles ne pourront jamais agréer à tout le monde), s'imaginer que l'on puisse les prendre toujours à l'unanimité revient à se condamner à ne pouvoir en prendre aucune. D'importance, s'entend !

Car (sous peine de verser en permanence dans des compromis boiteux ou de ne jamais rien décider dans des matières sensibles) dans un espace de liberté et de débats comme l'est une organisation libertaire, une décision collective n'a le choix qu'entre être celle d'une majorité ou être celle d'une minorité.

Aussi, s'attacher à définir des seuils de majorité (adaptés à la nature de la décision à prendre) qui permettent la fondation de larges consensus (prenant en compte l'apport des minorités), constitue une approche largement plus libertaire que l'incantation des partisans d'une unanimité permanente qui, non seulement parce qu'ils nient la réalité, privent notre être collectif de toute véritable prise de décision autre... qu'incantatoire, mais de plus, se font les chantres d'une véritable dictature de la minorité (voire même d'un seul individu) sur l'écrasante majorité.

Ensuite, que la ou les minorités puissent continuer à exprimer leurs points de vue particuliers, qu'elles puissent expérimenter leurs options minoritaires, qu'elles puissent remettre en débat les décisions majoritaires... cela tombe sous le sens libertaire. Comme tombe sous le sens libertaire qu'on n'a pas encore trouvé de meilleur moyen pour se compter que un humain égale une voix.

Bref, au regard des fonctionnements actuels des organisations libertaires (qu'elles se donnent les moyens de prendre des décisions ou qu'elles mettent l'autonomie individuelle au-dessus de tout), il est clair que le chemin sera encore long pour arriver à une synthèse novatrice et équilibrée (respect de l'autonomie individuelle alliée à une capacité d'action collective) de la forme à venir de l'organisation de l'unité du mouvement libertaire.

Quant à nous, nous pensons que l'anarchisme social, dont la démarche est fondamentalement unitaire et pragmatique, est le mieux à même de redéfinir ce bon sens du nécessaire organisationnel en formes libertaires.


De la nature de l'organisation
Le mouvement libertaire existe aujourd'hui, de fait, ici et là...

! par l'existence et la conscience de valeurs communes à la plupart des libertaires...

! par l'existence et la conscience d'un projet commun à la plupart des libertaires...

! par l'existence d'une volonté commune à la plupart des libertaires d'unité et d'action.

Dans le cas présent, l'existence précédera toujours la conscience.

Ce mouvement, cependant, existe sans encore vraiment exister.

Les petites mains de l'anarchisme social qui en sont l'âme (dans les organisations labelisées comme dans les initiatives spécifiques et/ou autonomes), si elles mettent l'unité du mouvement en actes, à la base et au quotidien, bloquent, en effet, à un moment ou à un autre. Elles hésitent. S'interrogent. Tournent autour du pot. Font un pas en avant et deux pas en arrière. Puis deux pas en arrière et un pas en avant. Car, que faire ? Et comment faire pour arriver à cette unité à laquelle elles aspirent ?

Toutes et tous sont attachés à leurs organisations/tribus respectives, et se demandent quelle forme pourrait prendre cette unité ?

Un mouvement libertaire, oui, mais quelle en sera la nature ?

S'agit-il de se borner à additionner les bouts de ficelle et autres expédients de l'existant ? Ça n'aurait assurément rien d'exaltant et ce serait la porte ouverte à toutes les expéditions hégémoniques.

S'agit-il de dissoudre les institutions libertaires du moment et/ou de les fusionner en une seule, la belle, la grande et unitaire énième organisation libertaire ? Ça n'aurait assurément rien de beaucoup plus exaltant et ça reste encore moins probable.

Bref, comme aurait dit le grand Lénine, que faire ?

Est-il besoin de le préciser, nous n'avons pas de lapin à sortir avec une baguette magique de notre chapeau. Si tel était le cas, mais c'est bien sûr, on en aurait déjà entendu parler !

Reste que, si l'addition ou la fusion de l'existant s'avèrent incapables de porter le projet unitaire de l'anarchisme social de demain, l'ébauche d'une solution est sans doute à rechercher en dehors des sentiers battus de l'histoire de la quête de l'unité.

Unir ce qui existe, ou unir ce qui pourrait exister ? La question n'est pas mineure. Elle vaut, en tout cas, d'être posée. Et, donc, posons-la !

Et si, en plus d'appeler à l'unité dans les rangs politiques, syndicaux et autres de la représentation libertaire estampillée (et/ou auto-estampillée), on prenait langue avec des individus, groupes, réseaux, structures... qui, à leur manière, sur les terrains de luttes qu'ils ont choisi d'occuper, ont dans le cœur un monde nouveau jumeau de celui auquel nous aspirons ?

Et si, comme la grande et mythique CNT espagnole de la plus grande révolution sociale de tous les temps, nous nous engagions dans la voie d'une unification, d'une union et d'une unité...

! Avec des centralités politiques et syndicales...

! Avec des transversalités du style groupes de femmes, d'homos/ lesbiennes, d'écologie sociale, de désobéissance civile face à la mondialisation capitaliste, anti-cléricaux, anti-fascistes, anti-militaristes, d'actions directes non-violentes solidaires des sans-papiers, de solidarité concrète Nord-Sud...

! Avec des autonomies du genre : alternatives de vie, écoles paral-lèles, communautés/collectivité agricoles/urbaines, coopératives de production ou de consommation, systèmes d'échanges locaux, radios, librairies, labels culturels, imprimeries, épiceries bio libertaires..?

Et si nous sortions notre rêve unitaire libertaire du champ clos de l'idéologique pour le lancer à l'assaut du concret ?

Et si, ce faisant, nous remettions le rêve révolutionnaire sur ses pieds en désertant le discours politique pour oser le réel social ?

Et si, on se lançait, tout simplement dans l'aventure d'un mouvement social libertaire ?


Ce qui vaut la peine d'être fait vaut la peine de l'être bien !
Il faut voir les choses en face. Nous ne sommes qu'une poignée, et comme toujours dans ces cas là, profondément divisés (l'ennemi principal étant inaccessible, le syndrome groupusculaire fait du voisin le plus proche, le principal ennemi).

Nos idées sont belles comme la lumière du jour mais nous peinons à les habiller d'un projet social en phase avec les réalités de notre époque et nous nous contentons souvent, dès lors qu'il nous faut expliquer comment mettre ce projet en œuvre, d'esquiver la question en nous réfugiant dans la nostalgie et le mime d'un passé glorieux.

Bref, nous partons de très loin et il nous faudra un temps certain avant de refonder notre pensée, de rénover notre projet et de concrétiser une unité véritable (autre que d'hégémonie ou de juxtaposition) du mouvement libertaire.

Cela n'est, bien évidement, pas grave en soi, car notre insignifiance numérique ne nous met pas, unis ou non, en situation de pouvoir peser sur la réalité globale de la société.

Mais, justement, parce que l'avenir du monde ne dépend nullement de nos petites histoires, cela vaut sans doute la peine de prendre le temps de faire, et de bien faire, ce qui mérite de l'être... et ce qui peut l'être.

Ce qui mérite de l'être, c'est de nous unir. De re-formuler, ensemble, ce qui nous unit. D'élaborer, ensemble, un projet de société libertaire crédible et de tracer, ensemble, le chemin susceptible de conduire à son avènement. De réfléchir, ensemble, aux stratégies qui nous permettront, en nous alliant à d'autres, d'abattre le Vieux Monde en ouvrant le plus grand possible l'hypothèse d'une alternative libertaire.

Ce qui peut l'être, c'est de poursuivre et d'amplifier, à la base et sur le terrain des luttes, les unités d'action qui existent déjà. C'est d'aller au-delà de cette réalité en prenant l'initiative de rencontres pour l'unité du mouvement libertaire. En institutionnalisant ces rencontres. En mettant sur le papier ce qui ressort de ces rencontres. En se fixant des objectifs et des échéances. En invitant un maximum de libertaires ou de compagnons de route à ces rencontres. En nous mobilisant dans nos organisations, réseaux, tribus, structures respectives pour convaincre nos "compatriotes" respectifs du bien-fondé de notre démarche unitaire. En apparaissant ensemble, par-delà nos spécificités. En signant des textes et des communiqués communs. En initiant la mise en place de Collectifs pour l'unité du mouvement libertaire, à la base. En nous réclamant, d'ores et déjà, d'un mouvement libertaire uni !

Ce qui peut l'être ne relève donc en rien du flamboyant d'un discours, d'une action d'éclat ou d'une rupture épistémologique avec notre passé et notre présent, mais de l'aube de nos volontés de faire avancer ce processus difficile.

Mais, il faut le savoir, en faisant simplement cela, c'est-à-dire en ne reniant aucun de nos attachements à nos origines respectives, nous allons, chacune et chacun d'entre nous, être critiqués dans nos patries respectives.

Les sectaires, conservateurs et autres partisans de l'immobilisme de tous bords vont très mal vivre que nous puissions restés attachés à nos identités et à notre présent tout en osant clairement notre internationalisme (inter-tribalisme ?) libertaire. Ils vont, donc, tenter de nous briser. Et il va nous falloir beaucoup de courage pour continuer à rester dedans tout en étant, déjà, ailleurs, dans le futur en gestation.

L'unité du mouvement libertaire est à ce prix. Au prix de cette douleur qui consiste, sans se renier, à se dépasser. À aller au-delà !

Camarades des organisations labelisées, des tribus, des réseaux, des tendances et des sous-tendances... qui toutes et tous, êtes les artisans et l'âme de l'anarchisme social... il faut que vous sachiez que ça va être dur et long !

L'unité du mouvement libertaire est un combat. L'évidence de l'intérêt de notre union est un combat. Et un combat contre nos propres structures et un certain nombre de nos proches. Et à l'instar de tous les combats, il n'est pas gagnée d'avance. Et il nous faudra sûrement accepter de perdre des batailles.

Mais, parce que la vie triomphera toujours de la mort, parce que le bon sens prévaudra toujours sur le non-sens, parce que la nécessité s'imposera toujours aux dogmes, parce que l'idéal libertaire vaut mieux que sa réalité actuelle... l'issue de cette lutte ne fait pas l'ombre d'un doute.

Aujourd'hui, demain ou après demain, la fondation d'un mouvement libertaire uni s'imposera comme une évidence !

Reste que, si nous voulons être maîtres de notre destin, il est temps de nous retourner les manches ! Peut-on être plus clair ?

La vérité, si je mens !
Essayer d'unir les différentes sensibilités du mouvement libertaire, n'est-ce pas l'objectif de la Fédération Anarchiste, depuis toujours ? Le présent appel n'entérine-t-il pas un échec pour cette organisation ?

Essayer d'unir, en son sein, les différentes sensibilités du mouvement libertaire a, effectivement, toujours été l'objectif de la FA mais dans les faits, il s'est toujours davantage agi de faire co-exister et de juxtaposer que d'unir.

C'est la fameuse synthèse, dite de Sébastien Faure qui est au cœur du projet organisationnel de la FA. Contrairement à celle de Voline, dans les faits, elle ne parvient pas à synthétiser, c'est-à-dire à transcender les particularismes pour faire émerger une pensée nouvelle enrichie du meilleur des uns et des autres. Le mode organisationnel de la FA prend acte que l'anarchisme est divisé en plusieurs grandes tendances historiques et tente de les faire cohabiter dans une espèce de grande famille. En clair, la FA ne va pas au-delà d'un rassemblement, sur le mode de la juxtaposition d'identités particulières, qui plus est, datées et aujourd'hui moribondes ! Le principe de l'unanimité qui conditionne toute prise de décision est en parfaite adéquation avec cette juxtaposition d'identités et, en toute logique, a toujours conduit à une impossibilité de décider collectivement quoi que ce soit d'important. En soi, le désir de vouloir rassembler des sensibilités différentes n'est, bien sûr, pas une mauvaise chose et le présent appel à l'unité du mouvement libertaire s'y réfère explicitement. Reste que se contenter de faire cohabiter des identités particulières (vidées depuis longtemps de leur substance) condamne le désir d'unité et de rassemblement à l'immobilisme, au conservatisme, au passéisme et à l'absence totale de perspectives.

L'échec de la FA, dans laquelle je milite depuis trente ans n'est pas ailleurs. Un mouvement libertaire uni, s'il doit rassembler des identités particulières et cultiver leurs autonomies, doit également, surtout, donner un sens à l'union et être porteur de l'émergence de quelque chose de nouveau à partir d'une synthèse, c'est-à-dire d'un dépassement de l'existant. Si j'osais, je dirais que l'échec principal de la FA réside dans son refus d'opérer une véritable synthèse au cœur de son projet organisationnel. C'est ce que le présent appel entend mettre en œuvre en se fixant comme objectif de rassembler pour aider à l'accouchement de cet anarchisme social auquel aspirent la plupart des militantes et militants libertaires.

C'est un appel à la vie et non à la survie. Et ça change tout !

La CNT-Vignolles qui semble avoir actuellement le vent en poupe n'est-elle pas susceptible d'unir, derrière elle, le mouvement libertaire ?

La CNT-Vignolles est tout à fait susceptible d'unir, derrière elle, le mouvement libertaire. C'est, en tout cas, ce que certains généraux sans troupes qui l'ont ralliée avec armes et bagages, espèrent en leur for intérieur. Pour ce faire, il lui faudrait cependant réussir à augmenter sérieusement ses effectifs et à se doter d'un autre programme que le seul activisme à tout crin. Pour l'heure, cette organisation surfe sur la vague de militants las de la stérilité des divisions du mouvement libertaire et désireux de se plonger dans l'action et le concret. C'est une vague essentiellement protestataire qui ne durera que tant que le mouvement libertaire sera désuni. C'est une vague qui pourrait s'amplifier si la CNT-Vignolles s'inscrivait dans la perspective d'un mouvement libertaire uni autour d'un projet de refondation et de rénovation de l'anarchisme social. Mais tel n'est pas le cas. Le syndicalisme même à la sauce anarcho ou révolutionnaire n'est plus qu'un élément parmi d'autres du changement social, et quant à s'imaginer que l'hégémonisme puisse encore avoir une chance d'unifier le mouvement, c'est carrément puéril. L'unité du mouvement libertaire ne se fera sûrement pas contre la CNT-Vignolles et sa volonté d'action... mais, elle se fera aussi avec d'autres, sur d'autres bases et avec d'autres perspectives.

L'unité du mouvement libertaire est-elle destinée à se réaliser dans un seul cadre national ?

Dès ses origines, le mouvement anarchiste et nos anciens (bien avant les capitalistes) avaient compris l'importance pour les prolétaires de s'unir au niveau international. En ce temps là, les révolutionnaires, et parmi eux les anarchistes, étaient largement en avance sur leur temps. Aussi, à l'heure où le capitalisme organise sa mondialisation cannibale, à l'heure où les nouveaux États continentaux (Union Européenne, ALENA...) bouffent chaque jour un peu plus ce qui reste des États nations de papa, serait-il incongru d'espérer que les libertaires se remettent à renouer avec... le meilleur de leur passé. Soyons clairs : la nécessité de l'unification des libertaires au niveau international ne souffre pas discussion. Mais cela doit-il prendre obligatoirement la forme d'une Internationale du passé, conçue comme la simple addition d'organisations "nationales" qui représentent "leurs" États ? Question subsidiaire : les libertaires doivent-ils encore s'organiser dans les frontières déterminées par des États... dont ils réclament la disparition ? Auraient-ils quelque chose à perdre à s'organiser sur un plan transnational, par continents, par régions, par communautés de langues et/ou de cultures ? N'auraient-ils pas tout à gagner à s'organiser simultanément à plusieurs niveaux ! du local (le quartier, la ville, le village...) ! au régional (qui chevauche parfois les frontières des États) ! vers des espaces transnationaux entrelacés de communauté d'outil de communication (francophone : Afrique, Europe, Amérique du Nord...) ou de réalités politiques (Union Européenne) ? Des doubles, des triples et des quadruples appartenances organisationnelles seraient-elles dérogatoires aux tables de la loi libertaire ? Plusieurs représentations de ces différents niveaux d'organisation attenteraient-elles aux dogmes ? Et comment intégrer dans un tel schéma les transversalités dont nous parlions précédemment ? Bref, les libertaires ne se devraient-ils pas, à défaut d'être en avance sur leur époque, d'être un tantinet innovants ? Là encore, le choix sera toujours entre se reposer ou être libre !

Pourquoi cet appel à l'unité du mouvement libertaire aujourd'hui plutôt qu'hier ou que demain ?

Il sera toujours des questions qui tuent, parce qu'il est impossible de leur apporter des réponses autres qu'insatisfaisantes. L'appel esquissé dans cette brochure aurait pu et aurait dû être lancé il y a trente ans. Depuis trente ans, en effet, rien de véritablement nouveau ne justifie que cet appel ne soit lancé qu'aujourd'hui. Il y a trente ans, la messe était déjà dite et, c'est vrai que je m'en veux de ne pas m'être lâché à ce moment-là. Alors pourquoi ? Peut-être parce que je ne suis qu'un gars ben ordinaire ? Un de ces imbéciles qui ont le patriotisme organisationnel tenace ? Un de ces couillons qui, pour se réclamer de la révolution, ont, néanmoins, toujours eu l'âme chevillée à l'évolution et à la réforme ? Un de ces pauvres bougres de militant de base qui, pour croire à ce qu'il raconte, refuse d'envisager qu'il puisse en être autrement chez ses camarades d'ici et d'ailleurs ? Un de ces soutiers de la galaxie libertaire qui fonctionnera toujours à la confiance, à l'espoir et à l'aveuglement ? Bref, il m'aura fallu trente ans pour avoir le courage de dire et d'en tirer les conclusions. Et, pour autant, ces conclusions ne sont nullement de désespérance. Bien au contraire ! Je reste persuadé que c'est possible. Que l'idéal libertaire est le plus beau et le seul qui vaille que l'on lui consacre le meilleur de soi-même. Mais là, c'est clair que je ne suis plus tout seul en cause ! Et, donc, je t'écouterai avec attention... !

Tout ça c'est bien joli, mais, est-ce que cela n'a pas un petit air de Père Noël ?

Comme le disait le camarade Malatesta, les seules choses impossibles sont celles qu'on ne désire pas vraiment. Je ne sais pas quand, où et comment l'idéal libertaire verra le jour. Je ne sais pas s'il a, même une seule chance de voir le jour. Mais ce que je sais, c'est qu'il ne verra pas le jour si on en reste là où on en est aujourd'hui. Je ne sais pas si notre unité, notre rénovation et notre refondation seront suffisantes pour permettre l'épanouissement de notre idéal. Ce que je sais, c'est que si nous ne nous unissons pas, si nous ne nous rénovons pas et si nous ne nous refondons pas, c'est couru d'avance ! À partir de là, ce sera toujours comme tu veux ! Et, donc, la question sera toujours, que veux-tu ?

Jean-Marc Raynaud
avec la complicité
de Roger Noël - Babar

- Les auteurs de cette brochure sont prêts à animer des débats publics quand vous le leur proposerez...

- Remerciements particuliers à Anne-Marie pour la vigilance de sa relecture ainsi qu'à l'énergie militante de Jacques Blaise grâce à qui ces Éditions libertaires existent matériellement...



ANNEXE
Pour l'anarchisme !
L'anarchisme, c'est d'abord une énergie, une énergie individuelle qui se dresse face à tous les pouvoirs et à toutes les hiérarchies, en les remettant toujours en cause. Une énergie et une capacité individuelle qui en se fédérant avec d'autres, en se collectivisant, permet de créer et de développer des utopies en acte, de changer son monde et parfois le monde.

L'anarchisme, c'est une révolte contre tous les intolérables. Une révolte contre un système politique et économique foncièrement inégalitaire qui loin de gommer les injustices sociales ne fait que les accentuer : les riches toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres.

C'est une révolte contre une organisation cannibale du monde où, pendant qu'une petite minorité d'humains consomment à s'en éclater la panse... et la planète, la majorité de l'humanité se retrouve dans une situation de précarité et de survie telles qu'ils ne sont jamais en capacité de pouvoir exercer effectivement le contenu des grands discours hypocrites sur les droits de l'homme dont les humanitaires nous rebattent les oreilles.

L'anarchisme, c'est ensuite une critique. Le développement d'un esprit critique radical qui se construit dans chaque individu, personnellement, et dans tous les individus en tant que masses. C'est la construction d'une culture de résistance active à tous les pouvoirs qui, par définition, deviennent un jour ou l'autre, des abus de pouvoir. Une apologie de l'insoumission qui soit à ce point partagée par tous les citoyens qu'en aucun cas des aventures totalitaires comme celles que nous avons connues en Allemagne nazie ou en Russie bolchévique, ne soient plus jamais possibles.

La critique sociale telle que nous la prônons, c'est une éducation permanente à la désobéissance civile face à toutes les autorités, face à tous les États. Ce que nous appelonsl'action directe, c'est la mise en acte des choix éthiques de nos consciences contre le respect des normes, fussent-elle coulées dans des lois.

Nous refuserons toujours de respecter des règles qui organisent le fait accompli de l'injustice et de l'intolérable.

L'originalité première de l'anarchisme est sans doute d'avoir enrichi la critique marxiste de l'exploitation économique d'une critique anti-autoritaire de la domination.

Les anarchistes combattent toutes les oppressions, qu'elles soient économique, politique, sociale, sexuelle ou culturelle. Ils combattent toutes les relations de pouvoir c'est-à-dire aussi, surtout, dans les relations du quotidien entre les hommes et les femmes, entre les enfants et les adultes, entre les jeunes et les vieux...

Mais l'anarchisme, ce n'est pas que les refus de la domination et de l'exploitation, c'est aussi un projet : la recherche d'un nouvel équilibre entre la quête du bonheur individuel et l'harmonie collective. L'élaboration d'une nouvelle synthèse qui permette tout à la fois la liberté absolue de l'individu, tant qu'il ne nuit pas à un autre individu, et des relations collectives enfin vécues sur le mode de l'égalité, de la fraternité et de la solidarité.

Loin de la vision égocentrique et égoïste des libéraux, nous affirmons que l'homme est d'abord, et avant tout, un être social et que pour accéder au bonheur, il a besoin de vivre des relations épanouissantes avec ses sœurs et ses frères humains.

Toujours aussi synthétique, notre compagnon Bakounine, ce camarade vitamine, résumait cette exigence en un formule percutante : Je ne suis vraiment libre que si tous les hommes sont libres. Une idée que l'on peut décliner à l'infini : Ma liberté n'est pas complète si un seul humain sur la terre est victime de l'oppression ou, contrairement à la formule libérale qui fait de la liberté du voisin un obstacle au développement de sa propre liberté : La liberté de l'autre prolonge, protège, consolide et garantit la mienne à l'infini...

Vous l'aurez compris, par-delà la critique radicale du système économico-politique dans lequel on nous fait vivre, l'anarchisme est aussi une force de proposition, une alternative de vie et de société.

Son projet organisationnel se déploie dans le fédéralisme libertaire qui, associant les autonomies, permet la libre association des Égaux. Loin des systèmes hiérarchisés et autoritaires, c'est alors en autogestion que les citoyens, enfin responsables et acteurs de leur vie gèrent les affaires de la cité. Supprimons les podiums, tous sur la même marche. Ni dieu ni maître !

Dans le système capitaliste actuel, le pouvoir économique et social est centralisé entre les mains de quelques propriétaires ou (délégués de propriétaires) des moyens économiques et financiers.

C'est le règne de la servitude volontaire comme la nommait La Boétie. Tu as besoin de manger, j'achète ta force de travail (le moins cher possible), et ton obéissance, et tu travailles pour moi. Tu as besoin de consommer, je te vends de la mal-bouffe en réalisant le plus grand bénéfice possible.

Avez-vous déjà vu des travailleurs voter pour élire leur patron ou leur chef de service ?

Par-delà les grands discours pontifiants sur la démocratie, l'entreprise, et, plus généralement le lieu de travail, est l'endroit le plus anti-démocratique, le plus totalitaire qui puisse exister. On n'y décide pas en fonction du principe démocratique universel : un humain égale une voix, mais en fonction de l'arithmétique : un humain égale quelle puissance économique ? combien de zéros sur le compte en banque ?

Tant qu'il n'y aura pas d'égalité économique et sociale, l'égalité politique sera un mensonge disait toujours notre camarade Bakounine.

Dans les démocraties parlementaires, le pouvoir politique est lui kidnappé par les professionnels de la représentation. Ils s'auto-désignent et se cooptent pour truster les places en ordre utile sur les listes électorales et nous font la charité de pouvoir leur signer un chèque en blanc. Nous sommes les "maîtres" du jeu pendant quatre secondes, ils seront nos maîtres pendant quatre ans. Pendant ces quatre secondes, ils nous obligent à pratiquer la démocratie en cachette, dans le secret des "isoloirs". À voter comme on va aux toilettes, dans la discrétion. Et puis, ils nous somment de nous retenir pendant quatre ans avant de pouvoir reprendre notre petite place, magnanimement concédée dans la file, tout sourire pour la dame Pipi de la démocratie, et de déposer notre résignation dans la soucoupe avec un merci de reconnaissance et un air légèrement constipé.

Il faut élire, nous dit-on, car il n'y a pas le choix.

Si les élections pouvaient vraiment changer la vie, il y a longtemps qu'elles seraient interdites affirme très justement une affiche du journal Alternative Libertaire.

Mandater au lieu de se faire représenter. Dans la démocratie directe à laquelle nous aspirons, ce pouvoir confisqué, enfin redistribué, reviendrait à chacun d'entre nous, à ce point jaloux de son autonomie qu'il ne déléguerait plus de mandats qu'impératifs et sous le contrôle permanent des mandants. La démocratie est enfin remise sur ses pieds. En lieu et place de ce qui se passe aujourd'hui, où ce sont les élus qui se considèrent comme les propriétaires des voix des électeurs, ce sont enfin les mandants qui reprennent le gouvernail et contrôlent les mandataires. Les mandats ne devenant que des fonctions techniques d'application des décisions collectives. Des mandataires contrôlés en permanence par les citoyens. La gestion des affaires de la Cité pour les citoyens et par les citoyens.

Pour tendre vers ces ambitieux objectifs, les anarchistes agissent quotidiennement. Ils sont de tous les combats de ce temps, des sans-papiers aux collectifs de chômeurs, de la renaissance du mouvement social au refus de la mondialisation capitaliste...

Ils créent et animent des alternatives sociales qui préfigurent la société libertaire à laquelle ils aspirent, des écoles alternatives aux collectivités agricoles en passant par les nouvelles formes d'échanges et de production...

Pour agir ensemble, les anarchistes s'organisent, en général d'abord dans le groupe local puis fédèrent les groupes en des organisations plus larges.

Ils s'expriment chaque fois que cela leur est possible en prenant la parole en public, en éditant des journaux, des livres, des brochures. Ils alimentent le débat public et la réflexion d'un nombre de plus en plus important de citoyens révoltés qui s'interrogent sur le sens de cette course vers le vide où nous mène le pillage actuel des ressources humaines et naturelles de la planète.

Ils agissent au quotidien et contribuent, chaque fois que cela leur est possible, à l'auto-organisation et à l'autonomisation du mouvement social.

Ils luttent tout à la fois contre le système autoritaire et pour dessiner les contours d'une alternative de vie et de société.

Roger Noël - Babar



Source : http://perso.wanadoo.fr/libertaire/unite.htm