Bibliolib.net : Élisée Reclus — Correspondance (1855-1870)

Élisée RECLUS
Correspondance
(1855-1870)


Élisée Reclus à 19 ans.
Extraits de :
Correspondance d'Élisée Reclus, tome I
Librairie Schleicher frères, 1911

A sa Mère

Chez MM. Fortier, Nouvelle-Orléans, 28 juin 1855.

Chère mère,

J'ai reçu ta lettre ce matin et j'y réponds uniquement pour te donner signe de vie, car tes peines me semblent trop profondes et trop invétérées pour qu'un souvenir de moi puisse aider à leur guérison, et, pourtant, Dieu sait combien je serais heureux si je pouvais te consoler quelque peu. Beaucoup de choses qui se sont passées ont amèrement contristé ton âme et tu sembles tout craindre de l'avenir. Je ne veux pas revenir sur le passé de peur d'émettre une opinion ou d'écrire un mot qui te blesse, et d'ailleurs à quoi bon revenir sur ce qui n'est plus et que force ni rage ne pourront jamais nous rendre. Je préfère, si tu as quelque confiance en mes paroles, essayer de te rassurer sur l'avenir.

J'ignore encore si mon frère a l'intention arrêtée de venir en Amérique ; mais s'il vient, ce serait une chimère de votre part que de craindre la faim pour lui et sa famille. Ici on n'a pas besoin de talent, ni même de courage pour vivre à son aise. Il suffit pour cela d'un peu de bonne volonté, et certes personne ne pourra contester que mon frère soit un homme d'énergie et de talent. Quand je me rappelle que nous avons pu végéter, et que nous aurions même pu vivre à notre aise, si nous n'avions pas eu tant d'amis, dans cette Angleterre surchargée de population, où des milliers d'instituteurs et d'institutrices se disputent avec acharnement un dur morceau de pain, il me semble parfaitement impossible que nous ne sachions pas nous tirer d'affaire dans cette Amérique où la terre appelle le cultivateur, où le travail appelle l'ouvrier. Pour ma part, si mes opinions ne me faisaient pas considérer la richesse comme un véritable crime, et que je fusse assez éhonté pour laisser pâtir ceux que je sais dans le malheur, je me ferais fort de devenir riche dans l'espace de quelques années. Heureusement que, par goût, je préfère vivre pauvrement, et je sais que, sur ce sujet, Elie pense comme moi. Il est très heureux selon moi que mon frère n'ait pas ce qu'on appelle une fonction en France ; là il n'y a pas de position sans autorité plus ou moins tyrannique, et certes il n'est pas douteux que les opinions de mon frère le mettraient en mauvaise odeur auprès de tous ces grands hommes décorés d'une écharpe ou d'un titre. Il ne prendrait une position que pour la perdre ; et que faire ensuite dans un pays où l'on peut à peine se retourner sans marcher sur les pieds de son voisin, tant il y a foule ? Pour ma part, plutôt que d'aller encenser le veau d'or en France, je préférerais cent fois habiter quelque vallée de Saint-Domingue, n'ayant qu'un pagne pour me couvrir et que des bananes à manger. Quant à devenir pasteur, un jésuite pourrait conseiller cette alternative à mon frère : si je ne me trompe, ce jésuite s'est trouvé. Crois-moi, chère mère, la petite colonie que nous allons établir sera charmante et la famille de mon frère pourra y jouir du bonheur ; alors, quand tu sauras que tes craintes ne se sont pas réalisées, il ne restera qu'à oublier le passé qui t'a fait souffrir.

... Je t'ai envoyé mon portrait. S'il ne t'arrive pas, je t'en enverrai un second. Demande aussi à M. P. s'il a reçu un baril de patates douces que je lui avais envoyé, car M. Fortier m'a offert d'en envoyer un second si le premier n'était pas arrivé à destination.

Je suis en bonne santé, mais il y a toujours quelques petites maladies dans la famille de M. Fortier, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui se plaint.

Adieu, chère mère.

ELISÉE RECLUS.



 A Elie Reclus

Sans date, De la plantation Fortier frères, près la N.-Orléans.

Je t'envoie 24 livres ; mais il m'a fallu près de quinze jours de négociations pour avoir la traite. Avec ces 24 livres, tâche de faire ce que tu pourras : payer quelque dette, quelques sous aux marmots, que sais-je ? Moi, je ne puis rien envoyer directement à la maison, de sorte que, s'il y a lieu, cela t'incombe de fait et de droit. Mon avis est que tu leur envoies quelque chose si possible ; puis, au bout de deux ou trois mois, je leur enverrai un crocodile empaillé et quelques autres saugrenuités de ce genre qui feront à la maman autant de plaisir qu'une centaine d'écus...

Tu juges bien les États-Unis, mais pas avec assez de sévérité. C'est une grande salle d'encan où tout se vend, les esclaves et le propriétaire par dessus le marché, les votes et l'honneur, la Bible et les consciences. Tout appartient au plus fort enchérisseur. Mais comme l'esprit doit avoir une pâture quelconque, ils le nourrissent avec de la blague, et tout d'un coup leur esprit se trouve bien plus enrichi que celui des pauvres ignares qui se croient obligés d'apprendre pour savoir, puisqu'il suffit de savoir le nom d'une chose pour en déblatérer. Souvent, je me suis demandé, stupéfait en face de cette Amérique si respectée abroad (au dehors), si peu respectable au dedans, où sont donc ces progrès nécessaires que chaque peuple doit accomplir dans son évolution. On dirait vraiment que tout se réduit à un développement dans l'espace, accompli par cette migration continuelle de l'Atlantique au Pacifique, à un progrès dans le temps, puisque l'Américain entre dans la vie active au sortir de l'enfance, et à un progrès dans ce qui est vie végétative de l'homme, puisque tous ont un morceau de pain sous la dent. Mais le grand progrès est presque totalement indépendant de leur volonté, ce progrès est forcé par suite des nouveaux rapports de l'homme à la Terre et des races aux races ; car ces nouveaux rapports ont posé à l'humanité de nouvelles questions qu'il faut résoudre, bon gré, mal gré. Heureusement que chaque problème contient en soi-même sa propre solution, et certes, ce ne sera pas la faute des Américains si le mélange des races s'opère, si nègre, Indien et blanc finissent par se ressembler au physique comme au moral et à se fondre dans une même nation. Ce serait une étude curieuse à faire que d'examiner jusqu'à quel point le nègre du sud est devenu créole et le nègre du nord yankee, de vérifier dans quelle proportion le planteur a pris les habitudes et le caractère des nègres desquels il a déjà pris le langage, combien de pas nègres et yankees ont faits pour s'acheminer vers cette nuance cuivrée qui est le type du visage américain. Il y a là un sujet d'études très intéressant pour nous et que nous poursuivrons quand nous serons ensemble.

Cependant, les Américains ont fait accomplir à l'humanité bien des progrès auxquels je ne réfléchissais pas, il n'y a qu'un instant. Dans cette époque de reconstruction sociale où nous sommes, il faut que la nature humaine soit explorée jusque dans ses bas fonds, et c'est ce que les Américains se chargent de faire pour certains vices avec un bonheur rare ; ils explorent le mensonge et l'impudence avec une indomptable énergie, ils transportent les montagnes à force de menteries, car, aujourd'hui que la foi est ébranlée, c'est à l'hypocrisie d'accomplir des miracles. C'est merveille que de les entendre. Tous les Yankees sont des apôtres de la civilisation. Un ange de paix est enfermé dans chaque balle de coton ; une douce parole d'évangile est gravée sur chaque lame de bowie-knife, le goddam qu'ils ont sans cesse à la bouche, c'est le shibboleth des nations. Société, indépendance, civilisation, liberté, ne sont que des mots, mais, après tout, les mots ont une certaine valeur. Livré à lui seul, l'enfant, ainsi que tu me l'as fait toi-même observer, commence par les idées les plus vraies et les plus philosophiques, il dessine d'abord le tronc, puis les branches, puis les feuilles ; mais l'homme qui instruit l'enfant commence par l'autre extrême, il s'attache à la forme, à l'apparence extérieure et se dirige du dehors au dedans ; il enseigne les noms et n'oublie que les choses, tandis que la nature enseigne les choses et n'oublie que les noms ; ainsi les deux éducations se complètent et se pénètrent. L'éducation des Américains ressemble à celle que nous donnent les pédants de chez nous, ils savent le nom des choses ; ils parlent du fait brutal à la terre entière et, plus tard, nous viendrons montrer l'idée du fait : pour me servir d'une comparaison anglo-saxonne, ils mettent les verres sur la table en attendant que nous venions les remplir... eh !

Un fait qui t'intéressera sans doute, c'est que toutes les sympathies du peuple américain sont au service de la Russie, tout le monde raffole de Nicolas ; les ministres du saint Évangile prient pour lui ; les femmes soupirent à son intention ; les hardis vont servir dans son armée. C'est fameux que les signes du temps!

Salut ô homme. Dis à Herzen que c'est un brave.

ELISÉE. 



A Elie Reclus

La Nouvelle-Orléans. Sans date.

En cas que la première traite soit perdue, en voici une seconde qui la remplacera ; si celle-ci se perdait encore j'en ai une troisième à ton service. Au moins au commencement d'octobre, j'espère avoir à t'en envoyer une autre de même valeur, et que diable, tu finiras par dire adieu aux... tracasseries de là-bas pour venir goûter de celles d'ici, qui, du moins, ont le mérite d'être nouvelles. Enlève prestement la fille du garde national, car, après tout, il ne faut pas garder de ménagements avec l'oncle d'un portefaix, fais des adieux précipités à la misère, à la faim, aux paletots crasseux et troués, et viens chercher dans un changement d'horizon de nouvelles expériences et de nouvelles révélations. C'est réellement magique que ce changement de décoration intérieur, opéré par un changement de séjour : toutes les idées mortes que j'avais brûlées à petit feu au dedans de moi à Berlin et à Londres, je les portais toujours en moi, chaque objet me les rappelait. D. était un saint Paul, X, bonnes gens, n'était autre que Jésus-Christ; mais depuis que j'ai vu les vagues dorées des tropiques, depuis que j'ai vu les oiseaux-mouches voler au milieu des lataniers, j'ai fait un paquet de toutes les hardes du vieil homme et je les ai jetées dans le Mississipi. Le Gulf-stream les rapportera sur les côtes de l'Angleterre et tu les repêcheras si tu as besoin de haillons de rechange. Tu éprouveras la même chose : quand tu te promèneras dans les brouillards de Liverpool, entre les tonneaux d'huile de palme et les barils de farine, en attendant le départ d'un John Howell quelconque, alors tu cesseras d'être chrétien, et tu cesseras d'écraser l'infâme parce qu'il aura disparu. Peut-être aussi le climat américain est-il anti-mystique, et son influence est-elle pour beaucoup dans cet athéisme général de tout Yankee, depuis le Bostonnais jusqu'au Créole. C'est du reste ici que se pose la question ethnographique la plus intéressante du siècle, celle de la fusion des races. En France, c'est la fusion des classes et des principes ; ici, c'est la fusion des carabineurs ; en France, on rêve la fraternité des âmes ; ici, la fraternité des couleurs se prépare presque uniquement par la force brutale de la gravitation ; mais quoi qu'il en soit, il y a parallélisme parfait entre les deux continents. Ici les données du problème sont si claires et si nombreuses que personne ne peut s'y méprendre ; tout le monde sait que les esclaves s'en vont à la dérive à la suite des dieux, des rois, des bourreaux, des savants, des hommes, des femmes, de tout ce qui fut autrefois.

D'abord, les propriétaires d'esclaves se défendent ; donc ils sont vaincus, puisque le principe de l'autorité, c'est d'être indiscutable, elle est, parce qu'elle est ; dès qu'elle invoque une raison, même celle du plus fort, elle se suicide. Le bon Dieu s'est foudroyé lui-même quand il a eu la malencontreuse idée d'apparaître sur le Sinaï, environné de tonnerres et d'éclairs. J'ai vu tel maître refusant à son esclave le droit d'avoir une volonté et lui révéler ainsi les droits de l'individualité humaine ; j'ai vu tel journal défendant l'arche sainte de l'esclavage parce que c'est un mal nécessaire, parce qu'il fait une chaleur de 100° en été, et parce que les nègres seuls savent buter les cannes. C'est beau de voir cette guerre acharnée de la presse, de la discussion, de la causerie du jour, de la nuit, de tous les instants contre ce fantôme insaisissable de la liberté humaine ; pas un nègre, pas un blanc qui proteste à haute voix en faveur des droits de l'homme, pas une parole, pas une ligne n'affirme dans tout le sud que l'homme est le frère de l'homme, et, pourtant, tout journal, tout planteur, toute femme s'acharne sur le silence, écume et rugit sur ce rien, sur ce souffle qui vient on ne sait d'où, que personne n'a poussé et qui menace de balayer de devant lui tout ce qui fut. Quant aux sophismes qu'on emploie, je me dispense de les reproduire ; tu n'as qu'à te rappeler les brochures de la rue de Poitiers pour te figurer les inepties des journaux de la rue du Camp.

Pour ceux qui voient l'avenir, la question gît donc, comme dit Gaubert, dans le quand, le comment et le combien ; pour la solution de ce problème, voici des faits qui peuvent t'intéresser.

D'abord, la proportion des nègres et des blancs se déplace constamment en faveur de ces derniers. Les niais craignent que les noirs s'émancipent là où ils sont plus nombreux que les blancs, tandis qu'il n'y a d'espoir pour eux que là où ils sont en minorité. Quand ils sont nombreux, ils ont l'esprit du troupeau, et non pas celui de l'homme ; là où ils sont seuls, ils mesurent leur adversaire de regard à regard. D'ailleurs tous les blancs qui immigrent dans le pays font concurrence au noir pour les travaux serviles et derrière les travailleurs irlandais arrive la puissante arrière-garde des machines.

L'esclavage se réfugie de la ville dans les campagnes, car, en ville, maîtres et esclaves sont chassés par la concurrence des ouvriers libres ; force leur est donc de s'enfuir.

L'aristocratie territoriale de forme, les fortunes s'agglomèrent en peu de mains et, bientôt, les neuf dixièmes des esclaves appartiendront aux grands seigneurs du coton, du sucre et du capital. Les Canadiens, qui forment le prolétariat des blancs, sont peu à peu expulsés de leurs petites propriétés ; ils vendent leurs esclaves l'un après l'autre et du jour au lendemain deviennent opposés d'intérêts à ceux qui les ont dépossédés. L'esclave, en changeant de demeure, crée un antagonisme irréconciliable entre les nombreux pauvres et les rares seigneurs. De jour en jour, l'esclave devient davantage un luxe.

L'esclave cesse d'être propriété immobilière pour devenir propriété mobilière, depuis que l'on commence à percer des routes et à construire des chemins de fer ; le mouvement, c'est déjà la liberté... etc. Du reste l'esclavage n'existe plus. Ceci n'est plus l'esclavage antique... A une autre fois.

Et Ganfris, et Hickel (1), et tous ?  parle.

Je te serre la main.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Sans date. Campagne près de la Nouvelle-Orléans.

Homme, et toi femme,

C'est bien puisque vous le voulez, mais ce serait bien aussi si vous vouliez autre chose. Pour ma part, je suis très décidé, et, à moins qu'un coup de tonnerre m'écrase, d'ici au mois de mars, je me mets en route pour Santafé. Dans quelques jours même, je vais courir tous les hôtels et tous les bordels de la Nouvelle-Orléans pour y trouver un professeur qui consente à endosser le carcan et à manger des piastres à ma place. J'ai mes raisons pour filer. Ces raisons là sont folles, cela va sans dire, et c'est justement pour cela que je les aime, car elles sont bien à moi, et ce n'est pas dans la «Science du bonhomme Richard» que je les ai puisées. D'abord je suis las de manger et de boire, de dormir dans un lit et de frapper sur un gousset rempli, voire même de regarder l'heure sur une montre authentique ( proh pudor !). J'ai besoin de crever quelque peu de faim, de dormir sur les cailloux et de vendre ma montre (souvenir d'éternelle amitié) pour un morceau de singe hurleur. Certes tout cela me vaudrait mieux que de voler les nègres qui ont bien gagné par la sueur et le sang l'argent que je mets dans la poche ; de répercussion en répercussion, c'est bien moi qui tiens le fouet et cela ne m'agace que fort peu.

J'ai bien une autre raison...

Ainsi donc la vertu et la morale, mais surtout l'horreur que j'ai pour l'esclavage et l'église et la chevalerie créole, tout cela m'engage à décamper au plus vite.

«Que ferai-je là-bas?» demandes-tu toujours, chère et sage Noémi ? Que le Dieu inventé jadis par Voltaire me garde de le savoir ! J'irai devant moi et je m'arrêterai quand j'aurai vendu mon dernier bouton. Je regarderai le manque de picaillons ou de maravédis comme une manifestation évidente de la prédilection céleste pour l'endroit où je me trouverai, et c'est là que je tâcherai encore de violer la misère pour lui faire procréer un morceau de pain, un peu de paille et des paletots. Je me ferai ou berger ou tondeur de chiens, ou peintre de bâtiments ou professeur d'obstétrique, ou bien même je me badigeonnerai la figure en noir pour tâter un peu de l'état de nègre. Tout m'est bon, pourvu que je marche. Mais dès que tu me diras, chère sœur: «Je viens !» alors je vais m'arrêter dans quelque charmante vallée, au pied de l'Ande sourcilleuse, sur les bords d'un fleuve qui descend en grondant vers l'Amazone ; je réclame de la Nouvelle Grenade mes dix hectares, et j'y construis une charmante cabane. Viens, ce sera délicieux ; plus tard, lorsque trois ou quatre années de paradis t'auront fatiguée, il sera temps de revoir le vieux monde.

Cependant quand même vous ne viendrez pas de sitôt (ce qu'à Dieu ne plaise !) j'ai bien quelques semblants de projets que la chance pourrait me faire réaliser. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas que je suis enceint depuis longtemps d'un Mistouflet géographique que je veux mettre au monde sous forme de livre ; j'ai déjà suffisamment griffonné ; mais cela ne me suffit pas, je veux aussi voir les Andes pour jeter un peu de mon encre sur sur leur neige immaculée. Pour ce, je m'achète un mulet, mulet auquel déjà je cherche vainement un nom magnifique, je le charge d'une caisse remplie de fils, d'aiguilles et d'épingles, et je vais de montagne en montagne et de ville en ville les vendre aux hommes reconnaissants. Là-bas, on peut acheter cinquante livres de bananes pour trois aiguilles ; ajoutons-y généreusement sept aiguilles pour cinquante livres de manioc et je vis avec une profusion toute sardanapalesque pour une aiguille par jour. N'est-ce pas, Noémi, que tous ces plans sont fort sages ?

Quant à Mannering, le pauvre ami est mort, mort misérablement de la fièvre jaune. Il m'a fait demander par le télégraphe pendant sa maladie, mais la dépêche a mis quinze jours pour faire quarante lieues. La vie du pauvre Johnny était manquée. Ce qui l'a tué moralement, c'est d'abord d'avoir été un brave homme sans avoir su se tailler une vie à soi à grands coups d'épée ; ce qui l'a tué physiquement, c'est d'avoir trop mangé de beefsteak. Pour ralentir le sang et la respiration, il serait bon, surtout ici, de vivre uniquement de fruits et de légumes, mais lui se précipitait avidement sur les chairs saignantes des tables américaines ; aussi dès que la mort l'a saisi, elle l'a brûlé comme une allumette chimique. Quand j'ai su la mort, j'ai frappé sur ma table, et j'ai crié «Mannering, viens ici, sacré nom d'un tonnerre!» Mais l'évocation n'a rien fait, je n'ai pas vu le moindre fantôme ; décidément, s'il y a des esprits, il faut avouer qu'ils sont bien prudes ! A propos d'idées américaines, en voici deux qui sont bonnes : Fulton a donné à Harris, le grand-prêtre des spiritualistes, le plan d'une machine mâle et d'une machine femelle, lesquelles se livrent à des transports d'amour à toute vapeur et procréent de délicieuses petites machinettes qui grandissent et pensent et se développent pour l'âge des amours. Ce n'est pas tout : Napoléon, Tuscaloosa, Jésus-Christ, Socrate et Toussaint-Louverture ont fondé un journal par actions, où ils célèbrent un peu les merveilles de l'Élysée, mais surtout le caoutchouc de Goodyear, le cirage de Bell et les seringues de Thomisson. C'est Napoléon qui est chargé de faire la réclame. Les Anglais disent: «Time is money.» Ceux-ci: «Humbug is money.»

Le libraire Paya se chargera de la Revue, je lui parlerai.

D'abonnés, je t'enverrai deux ou trois si même je les trouve.

Je t'enverrai bientôt un article sur le Mississipi. Il faudra que tu attendes plus longtemps avant que je t'envoie un article sur l'esclavage.

Je t'enverrai des sous dans une quinzaine de jours. Pour cela, il faudra que j'aille en ville.

Ecris-moi souvent. Tes lettres me renouvellent. Souviens-toi que je file à la fin du mois de mars et que tes lettres mettent souvent plus d'un mois à venir. Adresse tes lettres Roman and Kenion, etc.

Soyez et vivez.

ELISÉE. 



A sa Mère

13 novembre 1855.

Chère mère,

A l'absence de lettres, je m'aperçois que je suis bien véritablement dans un autre monde ; mais une seule de tes bonnes et douces paroles suffit pour me faire oublier de longs mois d'attente ; cela me fait du bien de m'entendre appeler de temps en temps mon fils, moi qui, faute d'amis, ai été obligé de me faire un petit monde à part de livres, de cartes, de pensées et de souvenirs. Tes lettres me font du bien : elles me reportent auprès de toi, là où j'ai laissé la meilleure part de moi-même, mon affection. Ecris-moi quelques fois, chère mère, pour remplir ma solitude.

En tout cas, si tu veux que ta lettre me parvienne, tâche de me répondre au plus tard vers la fin du mois de janvier, car il est très probable que je vais quitter la famille de M. Fortier. Il y a longtemps déjà que ces messieurs connaissent mon intention de partir à la fin de la seconde année de mon séjour chez eux. Je crois qu'ils seraient très contents de me voir rester, mais il ne leur sera certes pas difficile de trouver un professeur plus ferré que moi sur la rôle des participes et plus enthousiaste des beautés de Noël et Chapsal. Il me semble que mon corps s'énerve et s'affadit sous cette atmosphère lourde et moite, il me faut retrouver la vigueur et l'élasticité dans un pays de montagnes et de torrents. J'ai besoin de marcher, de voir de nouveaux pays, de contempler surtout ces Cordillères auxquelles je rêve depuis mon enfance et qui sont si près, de l'autre côté du golfe du Mexique. Tant que je n'aurai pas de famille, que je ne me serai pas acheté un petit lopin de terre pour m'enraciner dans le sol, je crois que ce désir de marcher et de voir ne me laissera pas de repos. D'ailleurs voir la terre ; c'est pour moi l'étudier ; la seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie, et je crois qu'il vaut beaucoup mieux observer la nature chez elle que de se l'imaginer du fond de son cabinet. Aucune description, aussi belle qu'elle soit, ne peut être vraie, car elle ne peut reproduire la vie du paysage, la fuite de l'eau, le frémissement des feuilles, le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, les formes changeantes des nuages ; pour connaître, il faut voir. J'avais lu bien des phrases sur la mer des Tropiques, mais je ne l'ai pas comprise tant que je n'ai pas vu de mes yeux ses îles vertes et ses traînées d'algues et ses longues processions de nautiles roses et ses grandes nappes de lumière phosphorescente. Voilà pourquoi je veux voir les volcans de l'Amérique du Sud. Chère mère, qui sait ? peut-être avant longtemps, je reviendrai t'en parler.

Ne redoute pas la misère pour moi, une crainte pareille serait tout à fait chimérique. Je saurai travailler dans le Sud comme j'ai su travailler dans le Nord et  j'ai bien peu de besoins factices à satisfaire. Un végétarien comme moi fait un délicieux repas avec du manioc et des bananes, et, de cette manière, il peut vivre avec trois sous par jour. Il est même certaines parties du Haut Amazone où l'on peut acheter cinquante livres de bananes pour trois aiguilles. Aussi a-t-on beau être paresseux, il est impossible d'y être pauvre. Quand même je serais tenté de me lancer dans quelque spéculation d'agriculture ou de commerce, je crois que nulle part je ne pourrais mieux réussir que là. Peut-être essaierai-je de m'établir définitivement sur l'un des affluents grenadins ou péruviens, j'aurai peut-être le bonheur d'attirer auprès de moi quelques paysans du vieux monde qui, là-bas, sont condamnés à une misère de tous les jours, tandis que, dans l'Amérique du Sud, il leur est presque impossible de n'être pas à leur aise. Déjà l'émigration semble se détourner des États-Unis et commence à se déverser sur l'Amérique du Sud et, sous l'influence de ce flot d'étrangers, les républiques espagnoles progressent à vue d'œil en civilisation, en commerce, en industrie. Elles n'ont pas besoin de craindre une surabondance de population, comme les Know Nothing (2) des États-Unis affectent de le craindre pour leur pays, car la vallée de l'Amazone est assez riche et vaste pour faire vivre dans l'abondance et le luxe les douze cent millions d'homme qu'il y a sur la terre.

Mon oncle a sans doute reçu depuis longtemps la lettre où je lui parle de mes voyages sur le Mississippi (3) et de ma visite à Chicago sur le lac Michigan. Je suis fort content de mon voyage. Ce Mississippi qui, à quatorze cents milles au dessus de son embouchure, est toujours aussi large et aussi profond qu'à son entrée dans la mer, qui ronge des îles entières dans l'espace de quelques mois, et engloutit à la fois plusieurs centaines d'arbres avec un bruit de tonnerre, ne peut que laisser dans l'esprit une profonde impression de puissance et de sublimité.

Adieu, ma chère mère. Embrasse mes frères et mes sœurs pour moi. J'embrasse mon père que je suis bien reconnaissant de savoir en bonne santé... Mon successeur chez MM. Fortier est une charmante demoiselle de la Nouvelle Angleterre.

ELISÉE.



A sa Mère

Riohacha, 19 fevrier 1856.

Très bonne mère,

Je t'en supplie, ne te décourage pas de m'écrire, ne me fais pas trop longtemps attendre tes paroles d'affection maternelle qui me font tant de bien. Je crois que tes lettres m'arrivent régulièrement depuis que je suis connu à la poste, et, d'ailleurs, quand elles mettraient plusieurs mois à faire la navette entre Sainte-Marthe et Bogota, je ne les en recevrai pas moins. En tout cas, tu peux te dispenser d'écrire par l'entremise de M. Lagrange, car le communications entre la Guayra et Riohacha sont absolument nulles. C'est tout au plus si je pourrais espérer recevoir de tes nouvelles tous les ans ou tous les dix-huit mois. La Guayra est virtuellement aux antipodes.

Tu redoutes pour moi le séjour de la Sierra Nevada et tu me fais à cet égard quelques observations. Peut-être que si tu étais ici, tu changerais de langage. Il est certainement plus agréable de respirer un air pur et la vapeur fraîche des torrents que les émanations surchauffées des marécages de la plaine. Ces belles montagnes avec leurs puissantes assises de granit rose, leurs roches de micaschiste, si lisses et si brillantes que de loin on les prendrait pour de gigantesques plaques d'argent, leurs forêts riches en plantes de tous les climats, depuis celui du Spitzberg jusqu'à celui de la Guyane, leurs glaciers bleus, verts ou roses selon le cours du soleil et le mouvement des nuages, toutes ces belles choses-là ne valent-elles pas la pauvre ville de Riohacha et sa plaine aride où ne poussent que des plantes à épines, cactus, acacias ou mimosas ? Et crois-tu que mon intelligence, avide de quelques bons livres, ne trouverait pas quelque aliment dans la contemplation de la nature, contemplation qui bientôt se transformerait en étude. Quant à la société, je t'assure que les Aruaques, ces Indiens encore enfants, qu'un rien étonne, qui poussent des cris d'admiration à la vue d'une allumette chimique, me plaisent mieux que les boutiquiers avides et les nègres ivrognes qui forment la population de Riohacha. Quant à mon associé, M. Chassaigne, ci-devant de Monlieu (Charente-Inférieure), il a, je dois l'avouer, quelques défauts du vieillard d'Horace, mais, quand il répète une histoire pour la cent et unième fois, je puis m'en aller ; quand il me contredit, je puis me taire, quand il gronde ton cher fils, je puis écouter patiemment. Ses petits défauts que j'ai eu le tort de remarquer ne l'empêchent pas d'être probe, généreux, intelligent, bon ami. J'avoue que je serais très fâché de me séparer de lui, d'abord parce que je lui suis dévoué, ensuite parce que je désire vivement que notre plantation de la Sierra soit une plantation sérieuse.

Je viens de t'exposer les raisons qui m'auraient fait ardemment souhaiter de demeurer à la Sierra Nevada ; malheureusement, d'autres raisons m'en ont empêché. Nous manquons de capital et les semences, pas plus à la Nouvelle-Grenade qu'en France, ne lèvent d'un jour à l'autre. J'ai vu qu'il fallait redescendre à Riohacha et recommencer à donner des leçons. Cette fois, j'ai plus d'élèves que pendant mon premier séjour et je gagnerai probablement assez pour vivre et fonder notre habitation. C'est le café qui nous semble offrir le plus d'avantage, car il croit admirablement dans la Sierra Nevada et l'on a vu des caféiers, arbustes dont le bois est pourtant très élastique et très fort, casser sous le poids des baies dont leurs branches étaient chargées. On ne cultive pas le cacao dans ce pays, et celui qui voudrait en entreprendre la culture devrait attendre cinq ou six ans avant de faire sa première récolte. Cependant il ne me sera peut-être pas impossible de t'envoyer une caisse de cacao, car, à douze lieues d'ici, il y a une forêt de cacaotiers sauvages que j'ai l'intention de visiter et de piller..

Depuis longtemps sans doute, tu n'as reçu de mes nouvelles, mais cette fois, il ne faut pas accuser de négligence les courriers de la Nouvelle Grenade ou les vapeurs anglais. Mon séjour à la Sierra Nevada m'avait empêché d'écrire, car il n'y a pas de boîte aux lettres là-haut et, pour descendre à Riohacha, il faut franchir des marécages à gué, passer des nuits sur le sable de la plage, se faire laver par les vagues de la mer, et ce n'est qu'après huit jours d'un pareil voyage qu'on arrive à Riohacha, heureux quand on a pu conserver ses effets en bon état. Chère mère, j'attends de tes nouvelles avec impatience. Embrasse ceux que j'aime, surtout mon bon père.

Ton fils

ELISÉE.



A sa Mère

Riohacha, 30 août 1856.

Très chère mère,

Il y a plus de six mois que je n'ai reçu de nouvelles d'Europe et que j'ignore complètement ce qui arrive à ceux dont l'existence me fait aimer la vie. Je suis affligé et presque effrayé de ce long silence que rien ne m'assure devoir se rompre de sitôt. Il me semble presque que je suis mort, depuis que rien, pas même un écho, si ce n'est celui qui retentit au fond de mon cœur, ne me rappelle votre existence ; car l'absence, lorsqu'une douce parole d'amour ne vient jamais en adoucir la peine, qu'est-elle, sinon une mort anticipée ? Ecris-moi donc, bonne mère, et fais-moi parvenir l'adresse de Loïs (4) et d'Elie. Je suis assez triste dans un pays où pourtant je pourrais être fort heureux, tu peux me rendre la joie et l'amour courageux du travail en m'écrivant une lettre rassurante.

Je dois partir après demain pour la Sierra Nevada pour aller faire de moi un paysan montagnard. Je pourrais bien continuer à gagner honorablement ma vie à Riohacha, mais le professorat n'est pas ma vocation, surtout lorsque les élèves apprennent peu, et puisqu'il s'agit de vendre, je préfère vendre des bananes et des aracachas que des participes. Ma conscience me dira d'une voix bien plus haute et bien plus claire que je suis utile à mes semblables. D'ailleurs, tout est à faire en fait d'agriculture, et ceux qui mettent du cœur à l'ouvrage ne peuvent que réussir.

Autour de Riohacha, il n'y a que deux ou trois misérables jardins, et les choses les plus nécessaires à la vie viennent de Sainte-Marthe, de Maracaybo ou des Etats-Unis. Cependant la Sierra Nevada est d'une incomparable fécondité et produit de tout en abondance, depuis les plantes de la zone torride jusqu'à celles du cercle polaire, puisque tous les climats superposés ont attaché leur ceinture de végétation autour des flancs de ces montagnes. Mais que peuvent faire dans ce beau pays quelques centaines de timides Aruaques, presque abrutis par les exactions des prêtres et des traitants espagnols ? Une compagnie française demande la concession de la Sierra Nevada et s'engage à y jeter cinquante mille colons, dans l'espace de cinq ans. Quel bonheur ce serait pour un pays où il n'y a pas encore une seule charrue, et où tous les travaux de l'agriculture, le labourage y compris, se font au moyen d'un sabre ! Quoi qu'il en soit, l'avenir de ces belles montagnes est aussi beau que celui de la Suisse, et je veux être l'un des pionniers de cet avenir.

Si j'ai attendu si longtemps à Riohacha, avant de partir pour la Sierra, c'est que j'attendais un compagnon. Je me suis associé avec M. Chassaigne, menuisier, ci-devant de Monlieu ; c'est un excellent homme, un peu grondeur, très intelligent, et, depuis plus de trois mois que je le connais, je vis avec lui en parfaite harmonie de sentiments. J'apprends, en attendant, l'art de la menuiserie et, soit bonté d'âme, soit amour de la vérité, il veut bien louer mes mortaises et mes coups de rabot. Il est évident que M. Chassaigne sera beaucoup plus utile que moi dans l'association que nous allons former, mais ce serait aussi trop d'orgueil de ma part de vouloir être le premier en tout. Je puis bien me résigner pour cette fois, à être l'obligé ; d'ailleurs, je suis jeune encore et je me promets d'abattre plus d'un arbre à moi tout seul.

Ainsi, chère mère, dans quelques jours, j'étendrai ma natte à l'ombre d'un ciner ou d'un fromager et j'aiderai à monter sur quatre lieux un misérable toit de latanier, pour nous mettre tant bien que mal à l'abri de la pluie. Si votre souvenir ne faisait ma peine, qu'il me serait doux d'aller m'établir ainsi dans la forêt vierge, près d'une cascade, en vue de la mer et de ses blancs navires, en vue des neiges roses qui nous regardent d'une hauteur de six mille mètres ! Mais tant que je n'aurai pas reçu de tes nouvelles, je me sentirai seul ! Ecris-moi donc pour que je puisse remplir de toi la forêt et les montagnes. Tous les quinze jours, je descendrai à Riohacha pour savoir si ta lettre est arrivée. Mon adresse est tout simplement Riohacha Nouvelle Grenade., car ici il n'y a pas de distribution de lettres, et chacun est obligé d'aller les chercher.

Que te dirai-je de plus, chère mère ? Te parlerai-je de moi. Tu le sais, je suis triste. L'histoire naturelle de ce pays?  Il faudrait un livre. La politique? Je suis socialiste ici comme ail!eurs. Aujourd'hui même, on vote dans la Nouvelle Grenade pour l'élection d'un nouveau Président. Les trois candidats sont Ospina, le jésuite, Mosquera, le soldat, et Murillo, l'homme de liberté. J'espère.

Adieu, chère mère, toi et les tiens.

Dis à mon oncle de vouloir bien envoyer pour moi 60 francs à M. J. Dugerdil, professeur à Penay près Genève. Il se peut qu'il ne soit pas à Penay, mais ça ne fait rien, puisque c'est là que réside sa famille. J'avais contracté cette dette à Neuwied et je l'avais oubliée. Je suis heureux de me la rappeler.

A toi,

ELISÉE.



A Elie Reclus

Riohacha, 3 octobre 1856.

Amis,

Je viens enfin de recevoir une lettre de vous, alors que j'avais déjà cessé d'espérer et de déséspérer, et que je comptais sur une lubie de la destinée pour me donner de vos nouvelles. J'avais un peu la bonhomie de vous croire sur le «Vénézuéla», et j'avais l'honnête intention d'aller vous chercher à Sainte-Marthe, mais puisque vous êtes occupés à créer un néo-grenadin, il ne me reste qu'à vous supplier d'attendre jusqu'après votre traversée future avant d'en faire un second ; autrement de moutard en moutard, et d'année en année, je serais réduit à ne vous voir que par les yeux de la foi, de l'espérance et de la charité.

Ici, nos affaires vont assez lentement, grâce à notre misère et aux temporisations du vieux Chassaigne ; nous avons laissé passer la saison des chaleurs, et les pluies augmenteront beaucoup les difficultés de notre voyage et les travaux d'installation. Quant à moi, la chose m'est d'autant plus indifférente qu'à votre arrivée nous sommes sûrs d'avoir au moins un poulailler pour vous faire coucher et des lananes pour vous nourrir. J'espère que Noémi est enchantée de cette perspective que je lui offre.

Fatigué d'attendre le vieux Chassaigne, j'ai pris les devants avec son fils pour aller reconnaître la Sierra et chercher d'avance la gorge où nous planterons nos premiers bananiers. J'ai trouvé un site charmant dont la beauté entrera pour beaucoup dans notre bonheur. Là se trouve tout ce que votre imagination se figure : vastes croupes herbeuses, blocs épars dans le lit des torrents, forêts immaculées gravissant jusqu'au sommet des hautes montagnes, paysages verts s'étendant jusqu'à la mer entre une avenue de pics, et puis tant de ces petites cachettes délicieuses perdues sous le feuillage au bord des ruisseaux frais ! Que diable ! voilà qui vaut bien les Batignolles ou même le pré des Catalaus ; il n'y manque encore que vous et nous, et le premier coup de pioche qui annonce la domination de l'homme.

Cet endroit charmant s'appelle Caracasaca. Je suppose qu'il est élevé d'environ cinq mille pieds au dessus de la mer, de sorte qu'il nous faut renoncer à la culture de la vanille, de la cannelle et d'autres plantes de la zone torride ; mais nous n'en aurons pas moins des bananiers, des palmiers, la canne à sucre, le café, les aracachas et autres productions semi-tropicales. La canne à sucre surtout y donne des résultats merveilleux ; cent cannes donnent, dit-on, seize litres de sucre; or, comme les Indiens Aruaques, seuls planteurs qu'il y ait dans ces montagnes, n'expriment pas le quart du jus que contient la canne, on peut au moins compter sur une demi-livre de sucre par roseau, ce qui donnerait un produit décuple de la Louisiane ou plud de vingt-cinq tonnes de sucre par hectare. De plus, noue pourrions cultiver toutes les plantes d'Europe. Voilà pourquoi le Chassaigne te recommande de nous apporter des graines de toute espèce de légumes, surtout de salade, de radis, de persil, de choux fleurs. Quant à moi, je te demande une petite boussole pour nos promenades lointaines dane la sierra ; si tu apportes aussi un baromètre, ou bien un thermomètre, nous pourrons, à l'aide d'une marmite, nous persuader que nous mesurons les hauteurs. Nos amis nous croiront.

Mon voyage de la Sierra comptera parmi mes voyages les plus baroques et les plus pittoresques. Dans une lagune, celle du Navire Brisé, notre honnête bourrique s'enfonce dans la vase à trois ou quatre cents mètres du bord, et nous, pour la sauver, jetond sa charge à l'eau, quitte à ne pas la retrourer plus tard, et, remplis de la force du désespoir, nous la traînons jusqu'à bord, en la soulevant par la queue, par le ventre, par les pattes ou par les oreilles. Le lendemain, il faut trouver l'embouchure de l'Enca (5) en passant sur une barre étroite et longue, où la mer vient constamment déferler en fortes vagues, entre les crocodiles qui gisent lourdement dans l'eau limoneuse du fleuve et les requins, les tintóreras (6) et les raies électriques qui, du côté de la mer, forment un cordon sanitaire. C'est accompagnés par ces messieurs qui daignent bien nous escorter que nous passons et repassons douze fois la bouche de l'Enea pour transporter à l'autre bord bourrique, effets et marchandises. Des marchandises? diras-tu ! Oui, je me suis fait assez vil pour cela. On nous avait dit que si l'on ne faisait pas d'échanges avec les Indiens Arnacos de la Sierre, on courait risque de mourir de faim. Et, pour ne pas mourir de faim, nous avons emporté de petites marchandises et de la morue aussi puante qu'il le faut pour plaire aux Indiens. Edifie le beau-père, en lui disant quel honorable métier exerce son neveu, mais garde-toi bien de dire que j'ai donné la caisse de morue au premier venu et le reste à n'importe qui. Représente-moi plutôt, gravissant les montagnes avec un gros sac sur le dos et détaillant des morceaux de vieille morue à des Indiens encore plus sales que moi. Le spectacle de ce jeune homme indocile réduit à se faire vil brocanteur de morue, ne manquera pas de lui inspirer des paroles d'une haute sagesse.

Un autre jour, cette fois en l'absence de la bourrique qui nous avait demandé grâce, nous nous enfoncions jusqu'au cou dans l'eau pourrie d'un marais, à la recherche d'un sentier imaginaire, puis nous traversions à la lueur des éclairs un gave de montagne dont le courant nous emportait de rocher en rocher ; puis une heure après, je revenais sur mes pas, courant à travers la neige et la pluie, le long du sentier débordé comme un ruisseau, bondissant et nu comme un satyre à la recherche d'une aimable petite chienne qui venait de se perdre. C'est là, pour la première fois, que M. le Tonnerre a daigné me prendre pour collaborateur : n'ayant pas sans doute son compte d'électricité, il a daigné s'emparer de la mienne, et, tout en exécutant un mouvement de recul semblable à celui d'une arme à feu qu'on décharge, j'ai eu la satisfaction de me dire qu'il entrait un peu de ma vie dans cet éclair qui me brûlait les yeux. Il faut vraiment que je sois bien petit et que vous soyez bien loin de moi pour que ces balivernes m'amusent. J'avais l'intention, pour vous faire du premier pas pénétrer dans le vrai Nouveau Monde, d'aller avec vous par terre de Sainte-Marthe à Riohacha en traversant les forêts, les torrents et les défilés, nous nous serions ainsi familiarisés davantage avec la nature jeune et sauvage ; mais le jeune héritier vient nous dire d'être sages, et nous le serons, Noémi, ne crains rien. D'abord, la moitié du chemin peut se faire en chaloupe et, comme vous me promettez de partir dans un, deux, trois ou quatre mois, vous arriverez pendant la saison des sécheresses, alors que les marais n'existent plus et que les gaves ont tout au plus quelques gouttes d'eau. De tous ceux que je vois revenir de la sierre, aucun ne revient aussi maltraité que moi, et cela parce qu'aucun ne se met en tête de grimper sur les cocotiers pour abattre des noix, ou de chercher un sentier dans les marécages ou de perdre sa chaussure dans un torrent et d'aller pieds nus à travers les épines et les rochers. Certes le chemin de la Sierre est bien plus sûr que la rue de Rivoli et, cependant, tu ne crains point, Noémi, de t'aventurer dans cette rue dangereuse.

Ainsi, je suppose que nous sommes déjà installés dans cette charmante et heureuse vallée de Caracasaca ; il ne vous reste plus qu'à connaître vos commensaux. D'abord, c'est le vieux Chassaigne avec ses qualités et ses défauts de vieillard aimant à contredire, se disant très ignorant pour avoir le droit de vous assommer avec ce qu'il peut savoir, mais au fond vraiment bon et sincère. Il faut avoir la peau chatouilleuse comme je l'ai parfois pour ressentir les coups d'épingles ; quant à vous, vous n'aurez qu'à jouir de ses bonnes qualités. En fait de matières argenteuses, il a toujours agi à mon égard avec une grande délicatesse. Puis vient sa fille, bonne, grosse et joufflue, inculte de toutes les manières, mais désireuse d'apprendre, un fils surnommé Chéri, garçon parfois fort maussade que son père envoie au diable cinquante fois par jour et dont l'existence m'inquiète fort peu ; une ânesse, digne mère de famille, qui porte avec dignité les charges qu'on lui met sur le dos ; deux chiens galeux, une jolie poule, et quatre moroccons, charmantes petites tortues, chers animaux qui font ma joie. Quand tu seras ici, rien ne nous empêche, si nous le voulons, de former un jardin botanique, et zoologique. J'oubliais de dire que nous aurons un petit mulâtre, Ramon Diaz, qui ressemble à Onésime enfant ; nous pensions aussi nous charger d'un gaminet, petit-fils de Dessalines et arrière petit-fils de Bernier, le médecin du Grand Mogol, mais de charmant qu'il était, l'enfant est devenu insupportable, presque tout d'un coup. Son intelligence, sa grâce et sa beauté, sont restées les mêmes, la seule différence consiste en un changement de tension morale.

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Il paraît que la Nouvelle Grenade va entrer dans sa période de réaction. Nous avons été battus aux élections dernières : Ospina, le jésuite sans tâche, un petit homme à la tête penchée, au regard multiple, à la voix de cigale, un de ces Aarons visqueux qui font couler l'huile de la sainteté sur leur barbe et sur le bord de leurs vêtements, vient d'être élu pour quatre longues années. La rébellion du général Melo et la stupide trahison d'Obando, qui a bien voulu échanger sa popularité lamartinienne pour une abjection sans exemple, ont effrayé tous les gens de petite foi et leur ont fait craindre les excès de la licence en délire, et cæteri, et cætera, et patati et patata. Mosquera, le candidat Cavaignaqueux, et Murillo le candidat Girardiniste, l'homme du libre échange, de l'organisation communale et de l'abolition des peines infamantes de toute espèce, celui qui, en qualité de secrétaire d'Etat, a eu autrefois le bonheur de donner la liberté aux derniers esclaves, ont été laissés sur le carreau. Ainsi la Nouvelle Grenade qui, sans le savoir, était la nation la plus libre du monde, est de nouveau lancée sur la pente des révolutions. Dans toutes les républiques de l'Amérique du Sud, où il n'y a ni population, ni armée, ni voies de communications, ni institutions antiques, la force de résistance que les partis opposent l'un à l'autre est peu de chose et les gouvernements sautent et retombent comme de petits bonshommes de moelle de sureau sur un gâteau de résine. D'ailleurs, que peut Ospina dans un pays où il n'y a plus un soldat, où l'on a vendu le dernier baril de poudre et la dernière couleuvrine, où les églises tombent en ruines, où l'on peut toujours aller chercher la liberté des montagnes pour échapper à la compression des villes. Quoi qu'on fasse, il n'en est pas moins écrit dans les contours mêmes du continent que les destinées de l'Amérique s'élaborent dans la Nouvelle Grenade, cette république qui relie les deux Océans et regarde l'Amérique du nord ; c'est là que doit se sublimer l'idée hispano-américaine pour faire face à l'idée anglo-américaine. Vamos !

Je vais écrire à D., consul de Sainte-Marthe, pour savoir si le «Vénézuela» lui a porté les bouquins que vous avez eu la bonne, l'excellente idée de m'envoyer. Sache qu'un nommé Linden, botaniste, envoyé par le gouvernement belge, a visité la Sierra Nevada, il y a quelques années. Il a écrit un livre. Ce livre pourrait nous être utile. Informe-toi.

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Des nouvelles de Manuel, Manau et autres ci-devant amis ? Ecrivez sans crainte, j'espère que vos lettres ne s'égareront plus désormais, que je les recevrai sans faute. Ecrivez souvent, amis.

ELISÉE.



A Elie Reclus

San Antonio, Sierra Nevada, 1er février 1857

Mes très chers,

Cette fois, si vous ne recevez pas de mes nouvelles, ne vous en prenez pas aux courriers de la Nouvelle Grenade, mais à moi, plutôt au grand hasard. Il y avait plus d'un mois que je ne vous avais écrit lorsque je suis tombé malade d'une fièvre ou d'un chaud-mal quelconque. Je n'étais pas alors à Riohacha, où j'aurais pu trouver du moins quelques demi-ressources pour me guérir, mais dans un misérable village appelé Dibulla où il n'y a guère autre chose que des vieilles femmes, des lépreux et de la vermine. Pendant près de deux mois, je suis resté étendu sur le sol dans une cabane délabrée, ayant pour compagnons les crapauds, les lézards, les salamandres, moustiques, maringoins, frappe d'abord et cancrelats. Pendant plusieurs jours, je n'ai fait que délirer et, comme de juste, toutes les vieilles femmes et tous les lépreux du lieu avaient déjà fait mon testament, et je me préparais à me tourner sur le flanc et à crever comme un chien en  vous écrivant le vixi suprême. Malgré tout, je n'ai pas perdu de vue un petit point lumineux qui m'annonçait un avenir et de longs jours, et mon bon courage, aidé d'un brave mulâtre de Curaçao qui se débattait pour me sauver la vie, m'ont enfin tiré d'affaire. Puis sont venues les rechutes, inévitables dans un village où il n'y a que des bananes à manger et quelquefois du chocolat à boire. Enfin, j'ai pu enfourcher une mule pour aller à la montagne où j'espérais que l'air pur et fort me rétablirait en quelques jours ; mais la mule était malade. A moitié chemin elle s'abat et manque me jeter du haut en bas d'un précipice. I1 faut bien alors que j'essaie de continuer la route à pied, mais bientôt les forces me manquent, je m'évanouis de fatigue, et mon compagnon n'a plus qu'à m'abandonner sous un mauvais toit de feuilles, sans vivres, mais avec les maringoins, la fièvre et la pluie. Après deux jours arrive une mule, et trois heures de cavalcade à travers une pluie battante me permettent enfin de venir cuver ma fièvre dans une hutte de San Antonio.

Vous pensez bien qu'il m'est parfaitement égal d'avoir été malade ou de ne pas l'avoir été et, au fond, je ne suis pas fâché que le fatum m'ait condamné à étudier pratiquement la médecine et l'hygiène pendant deux mois. Mais à vrai dire, quand je pense à vous, ces maladies me font réfléchir. Vous n'êtes probablement pas d'une constitution plus robuste que la mienne et, s'il vous arrivait comme à moi d'être attaqués pendant les trois premières années d'acclimatation de deux maladies dangereuses, l'un de vous pourrait bien succomber. Autrefois, j'étais superstitieux et je me figurais que mes amis étaient invulnérables comme moi, mais, depuis la mort de Mannering et celle de votre cher enfantelet, je suis loin d'avoir autant de foi en mon étoile. Permettez-moi d'être lâche pour vous, je ne le serais pas s'il s'agissait de faire une action vraiment utile.

Cependant, ce n'est pas le danger de l'acclimatation qui a le plus contribué à modifier mes idées, c'est l'hésitation de Marthe (7) et la patiente longanimité d'Elie. Rien n'est pire que d'attendre et d'attendre, d'être toujours sur le point de faire ce que l'on ne fera jamais. Bien malgré moi, je viens d'en faire l'expérience avec Chassaigne. Il y a bien huit mois, j'avais 100 livres ; il pouvait en obtenir à peu près autant de la vente de ses bois et de ses outils ; mais il a laissé gagner le temps, il a emprunté net 100 livres pour les manger en bananes conjointement avec moi, puis il s'est mis à flaner, à causer avec les imbéciles du quartier, à se livrer à des réllexions qu'il croyait profondes et à des commentaires qu'il croyait lucides sur deux livres de d'Holbach et de Pierre Leroux que j'avais pêchés quelque part. Et voilà : au lieu de commencer par faire à la Sierra une plantation sérieuse, nous avons laissé courir et le temps et l'argent, nous sommes arrivés dans les montagnes sans le sou et j'ai été obligé d'emprunter 80 livres à un de mes amis. Et nous, mes très bons, qu'avons-nous obtenu avec nos désirs perpétuels de nous réunir, et nos hésitations, et notre patience, si ce n'est de rester séparés pendant de longues années? Vaut mieux la ferme résolution de rester chacun de son côté, toi à Paris, moi à Saint-Antonio et de travailler jusqu'à ce que la réunion soit facile et réalisable. Je t'assure que c'est le vrai moyen de nous revoir plus tôt. D'ailleurs l'argent est rare, les 1200 francs trouveront singulièrement bien leur emploi sans entrer dans la poche de quelque capitaine ivrogne ; il vaudrait mieux m'en envoyer une partie pour payer mes dettes et planter du café. Pour le moment, c'est à moi d'aller vous retrouver plutôt qu'à vous de venir dans la Nouvelle Grenade. Au besoin, je pourrais aller en France par sauts et par bonds ; mais ce qu'il y a de mieux à faire pour aujourd'hui, c'est de ne pas chercher à nous voir. L'hésitation de Marthe (8), et je crois que Marthe est aussi bien la vraie femme que Noémi, ne me laisse aucun doute à cet égard. Venir sans foi, c'est vouloir mourir de la fièvre jaune, du choléra, d'une maladie quelconque, de doute seulement. Continue à copier tes actes de la section du contentieux, et laisse-moi bêcher la terre et vendre de la morue pour des bananes ou des patates, car ici nous n'en sommes pas au virement de compte mais à l'échange primitif, à tout ce qu'il y a de plus barbare en fait de troc. Restez, mes très bons, Grimard, Hickel, d'autres : Paris et la science valent bien Elisée, la Nevada et peut-être la mort pour l'un de vous. Ce n'est pas te dire, chère Noémi, que tu ne verras jamais la Sierra Nevada. Si nous réussissons à demi dans notre plantation de café, si les comnunications deviennent plue faciles, par suite de l'invention de quelque nouvelle hydrolocomotive, et que l'on puisse arriver au délicieux climat de la Sierra Nevada en traversant le climat tropical comme un ouragan, alors nous pourrons faire de Paris notre maison de ville et de la Sierra Nevada notre maison de campagne. Est-ce que toutes les forces de l'air et de l'eau, de la matière et de la science ne travaillent pas de concert pour nous rapprocher sur cette petite pelote terrestre?

J'ai été sur le point de vous demander quelques sous pour aller en France, mais la raison qui m'aurait fait partir n'existe plus. Le vieux Chassaigne me boudait à propos de quelques niaiseries. Ordinairement, dans une association, les dissentiments sont causés par les femmes et, à défaut de femmes, par les moutards, c'est ce qui nous est arrivé. Le pauvre vieux était jaloux d'un mulâtre qui travaille avec nous et auquel je donne des leçons de français : il a voulu l'expulser de l'association, mais quand il a vu que je ne m'y prêtais pas, il a parlé de rupture. Tu penses bien que j'ai accepté la chose très froidement et déjà je regardais la France. Quand le brave homme m'a vu si calme, il a changé de langage, il m'a supplié par tous les dieux de l'Olympe de vouloir bien rester et lui-même s'est mis à faire l'éloge de notre associé. Je suis resté parce que je me sens des devoirs envers Chassaigne, vieux, ennuyé, boudeur, et parce que l'association ne doit pas se briser par la faute d'un ci-devant socialiste.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Riohacha, 10 mars 1857

Amis,

Je n'ai rien à vous dire, si ce n'est que le mal de tête est fort désagréable et que les bourgeois, y compris ma personne, sont des êtres fort insipides. Pour me rendre un peu d'amour au cœur et de force au jarret, ce n'est pas trop de nos longues nuits tropicales avec leurs belles étoiles et la splendeur tranquille de la mer qui les réfléchit. Encore est-ce d'une manière toute passive que je prends ces bains d'air, de lumière et de paix. Etendu sur le sol et le regard sur la Voie lactée, je sens tous mes souvenirs de la journée qui s'évaporent comme des miasmes impurs et, graduellement, mes pensées rêveuses se reportent vers les amis, vers les frères, vers le bien et la beauté. Pour vivre, je remplace l'activité franche et noble par une contemplation bouddhique : ne pouvant donner, j'absorbe.

Je crois vous avoir dit que j'allais m'engager par un ignble contrat à seringuer pendant une année des leçons quelconques à la jeunesse juive et chrétienne de Riohacha. Maintenant c'est une affaire bâclée, et ce qu'il y a de mieux dans l'histoire, c'est que le contrat n'engage que moi et que, dès les premiers jours, il s'est trouvé des récalcitrants qui ont refusé de payer. De plus, mon Juif a gardé les deux copies du contrat et m'a fait signer un reçu mirifique. Ma signature a des lettres d'au moins un demi pied de long.

Malgré tout, je suis enchanté de la logique des choses : la première fois que, par un contrat, je fais acte d'épicier, voilà que les épiciers m'entourent comme l'un des leurs et me volent par fraternité pure. Plat individu que je suis ! Je ne veux pas faire de contrat de mariage alors qu'une simple formalité me donnerait peut-être l'amour et la joie pendant de longues années, et je m'engage â être pédagague. Voilà ma logique ; on éprouve parfois une joie amère à se renier soi-même et à se ranger dans la catégorie des imbéciles. On se dédouble alors et le moi peut mépriser le moi, c'est un phénomène maladif qui fait diversion à l'uniformité de la vie. Puis l'expérience y gagne, et l'on peut étudier dans ses propres actes ce que c'est que la racaille.

C'est une chose intéressante mais très corruptrice que de se voir dans sa nudité et de se connaître soi-même. On se voit souvent si vil et si bas, tellement soumis aux fluctuations des événements les plus vulgaires, qu'on finit par en prendre son parti et par se soumettre naïvement à la fatalité. Il en est ainsi du moins pour les esprits faibles, qui ne savent pas généraliser, retrouver les principes dans les détails et l'infini sous l'infiniment petit. Je suis un de ceux-là et, par suite, l'état de solitude intellectuelle et morale dans laquelle je me trouve et qui me force à retourner sur moi-même une grande partie de mes forces vives, est un malheur pour moi. Je suis devenu égoïste et goinfre, mon estomac trouvant qu'il lui manque quelque chose abrbe, absorbe sans cesse et ne fait que s'affadir davantage. Prends-le au moral comme au physique. J'aurais besoin d'une lamille, de la vôtre par exemple, car l'indifférence commence à me pétrifier le cœur, il est bien rare qu'un enthousiasme quelconque se réveille en moi, et quand je donne mon cœur, je le donne tellement en détail que je finirai par ne plus savoir aimer...

Ce que vous m'avez dit de cette atmosphère de corruption qui pèse aujourd'hui sur la France et de cette hiérarchie de voleurs qui ont tous la main dans la poche l'un de l'autre, ne m'effraie qu'à demi, parce que je n'en souffre pas et que, d'ici, je puis considérer la chose d'une manière un peu générale. Je comprends que, sous bien des rapports, la vie de Paris doit être triste, et moi-même j'en suis tout dégoûté par anticipation, mais, vu de loin, le spectacle de cette corruption a quelque chose de grandiose et donne une magnifique réponse à la question de la concurrence, telle qu'elle a été posée en 1789. Tout s'universalise, et quand ces gigantesques compagnies, organisées pour le gaingner, se seront étendues sur la société tout entière, on saura du moins que c'est par l'union de tous que se font les grandes choses. C'est ce qui m'a frappé dans le rapport d'I. Pereire. Le langage du commerce devient celui de la plus haute philosophie. Laisse donc les scarabées rouler leurs crottes : ils purifient le sol de l'Egypte.

Après quarante jours d'attente, j'ai reçu indirectement des nouvelles du vieux Chassaigne et de notre plantation. Tout allait bien et nos aracachas, nos malangas et nos patates douces étaient magnifiques ; de plus, l'association s'était augmentée de deux poules. Peu à peu, même avec ce lambin de Chassaigne, la plantation va cesser d'être simplement un rêve et quand on aura tué la fièvre jaune ou qu'on saura voler à quatre cents mètres au-dessus d'elle, nous viendrons tous ensemble respirer l'air pur sous les vastes feuilles du bananier.

Je continue à prendre des forces. Cependant, je ne pus encore courir, ni sauter, ni monter un escalier. Je ne pense pas sans frémir aux marches qu'il me faudra escalader quand j'aurai la joie d'aller vous embrasser. Les maux de tête sont plus rares et, quand j'aurai un lit pour me coucher, une chaise pour m'asseoir et quelque chose de bon pour accompagner mon pain, je pense que la maladie disparaîtra tout à fait. Je commence à avoir besoin de ces aises de la vie qui m'avaient paru inutiles auparavant. Ne m'envoyez pas d'argent, mais j'implore vos livres et vos journaux usés. M. X. et Cie Paris et le Havre, expédiera le tout à M. Laborde, vice-consul à Riohacha. Mes bons Grimard Hickel, Elie Noémi, vivez heureux.

ELISÉE



A Elie Reclus

Riohacha, 1er juin 1857

Amis, Lina, Grimard, Elie, Noémi.

Si j'avais quelques petits sous pour traverser le grand fossé dès aujourd'hui, j'irais à bord du navire le Dyson, qui se balance doucement dans la rade et, bientôt, j'aurais la joie de vous voir de mes yeux et de vous toucher comme saint Thomas de biblique mémoire touchait son Christ. Mais je n'ai rien que des dettes. Et voilà pourquoi, dans mes longues, longues journées, je tâche de me persuader que Riohacha est un séjour délicieux, que le soleil est une belle chose et que je suis l'homme le plus heureux du monde de pouvoir absorber des rayons de chaleur par tous les pores, étendu sur le sable, comme un crocodile. Je suis souvent bien triste en pensant à vous, mes très bons, mes très grands, et je déplore que les années de jeunesse que je pourrais si bien employer à vous aimer se passent dans une solitude égoïste. Mais l'inexorable bourse le veut ainsi: 300 francs nous séparent ; c'est comme la muraille de diamant ou d'acier qu'élevaient les magiciens autour des princesses enchantées.

Calculons : Je dois 360 francs au Caballero Barliza, pour ma sotte entreprise de la Sierra Nevada ; pour aller dans l'entrepont jusqu'à Liverpool, il me faudrait au moins 280 francs, total 600 francs. Or, mes élèves me rapportent juste de quoi vivre et j'ai calculé que, pour trouver l'argent nécessaire pour filer vers l'Europe, il me faudrait trimer six ans et, pendant cet intervalle, ne pas m'acheter même une paire de souliers. Mes élèves se sont fondus l'un après l'autre, et ma vieille garde ne se compose plus que de cinq imbéciles. Aussi ai-je été obligé d'écrire au sieur Chassaigneux qu'il n'y avait plus d'association possible parce qu'il n'y avait plus un sou à mettre en commun.

En somme, mon association avec Chassaigne a été l'épisode le plus inepte de ma vie : justement parce que le dit vieux était bavard, faux, tracassier, acariâtre, j'ai cru qu'il y allait de mon honneur de tout supporter, et j'ai fait de la vertu aussi longtemps que j'ai eu du souffle dans les poumons. Je me suis dévoué au mal et je n'ai réussi qu'à me rendre impossible tout retour vers vous. Mais j'ai bon courage. Ne te figure pas, chère Noémi, que la tristesse me donne un hang-dog look, autrement dit l'air d'un chrétien. Non, j'ai la conscience de ne pas être tout à fait mort, et cette conscience suffit pour me remplir souvent d'une joie profonde Mais je te disais auparavant que j'étais triste, c'est vrai, et pourtant je suis plus joyeux encore : les deux sentiments se succèdent et parfois se mélangent tellement que je ne sais plus moi-même si je ressens de la joie ou de la peine. Quoi qu'il en soit, vous vivez, ils vivent, je vis moi-même, la terre roule dans l'espace, le soleil pirouette autour d'Alcyone, l'oxygène courtise l'hydrogène, le phosphore coquette avec le soufre et les ondes de l'éther se poursuivent amoureusement. Tout est mouvement et vie, et moi j'irais pleurer. Non, je veux garder pour vous un éclair dans mon œil et de l'énergie dans mon esprit.

Revenons à la question des écus. Si vous m'envoyez 300 francs, je pars et je remets le paiement de ma dette à plus tard : si Elie gagne les livres tournois en question, qu'il m'envoie des sommes par le correspondant du vice-consul de l'empire français dans la ville de Riohacha, et je vous arrive par bateau à vapeur, ce qui me plairait infiniment mieux que de courir des bordées pendant des mois entiers dans un triste navire à voiles. Sinon... eh bien ! tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. A propos, ma santé est à peu près revenue : jamais je ne me suis mieux porté pendant les sept mois qui viennent de s'écouler et ma rate qui avait pris un volume considérable a repris des dimensions légitimes.

D'après votre lettre, il paraît que j'avais mal expliqué mes idées, les revoici :

Il va sans dire que l'Amérique est belle, mais il y a aussi cinquante pour cent à parier que l'un de vous y mourrait ; or, tous les pays de la terre sont beaux. Pourquoi donc n'irions-nous pas habiter ensemble dans un de ces beaux pays où les chances de mort sont peu nombreuses ? Ainsi donc le plus simple est de laisser Elisée partir pour Paris, y prendre femme, ce qui lui fera un bien considérable, lui donner du papier à salir et de sales écus à gagner en compagnie de ses biens aimés, n'est-ce pas, Elie ? Ce n'est pas que la boue de Paris me plaise, mais les Parisiens me plaisent, et ma Noémi, et Grimard Aldébaran, et tant d'amis inconnus, et ma charmante petite femme à laquelle je parlerai tout doucement ce langage que je ne parle plus depuis que j'aimais Valentine et Eméralda. Adieu, vous tous les miens.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Riohacha, 1er juillet 1857.

Hermanissimos,

Je pars aujourd'hui, 1er juillet, par le navire la Providence, fin voilier de Bordeaux, du port de cent soixante dix tonnes, à destination du Havre. J'espère être avec vous vers le 15 août. En fait de curiosités à vous apporter, je n'ai guère que ma propre personne, qui est grasse, ronde, riante et heureuse. Il va sans dire que la veille de mon départ, on s'est mis à m'apprécier avec ardeur ; on devait me faire des rentes, m'engraisser comme un bœuf. Merci.
Je ne sais pas si Laborde a encore reçu tes 1.050 fr., mais il a voulu me les avancer à toute force ; je le félicite de la bonne action et j'en profite.
Je te salue et vais prendre à Calancala un de mes derniers bains, piquer une dernière tête.
Qu'en arrivant au Havre, je trouve une lettre poste restante, m'indiquant ton adresse à Paris.

ELISÉE.


A sa Mère

Sans date. Paris. 1857.

Chère mère,

Ton fils Elisée est revenu pour te voir : je n'avais pas voulu t'avertir de mon départ de peur que tu n'attendisses la nouvelle de mon heureuse arrivée avec trop d'anxiété : chaque coup de vent qui aurait courbé les arbres de ton jardin, t'aurait semblé devoir faire aussi tomber mon navire.

La traversée a été assez heureuse, cependant nous avons eu quelques désagréments en entrant dans la Manche, et je me trouve un peu fatigué,

J'ai appris avec plaisir que mon père est en Écosse. Il reviendra bientôt, et j'aurai le plaisir de l'accompagner pour aller t'embrasser,

Ton fils aimé

ELISÉE.


A sa Mère

Sans date. Paris.

Chère mère,

Je reçois ta lettre maintenant, et je réponds de suite pour te donner des explications de plusieurs choses qui te semblent étranges de ma part. J'eusse bien préféré répondre à tes questions de vive voix, car il est fâcheux que nos premières lettres échangées ne soient pas uniquement des lettres d'affection, mais il vaut mieux ne laisser jamais le moindre doute se glisser entre nous.

Pour ce qui est de la Double (9), je n'ai pas reçu la lettre que tu m'as écrite à ce sujet, et je n'ai su que lors de mon arrivée à Paris la bonne proposition que me font mon oncle et ma grand'mère ; encore ce plan a-t-il été effleuré, par ta lettre et par celle de Loïs, d'une manière si vague que je ne sais nullement à quoi m'en tenir. Loin d'avoir de la répugnance pour un projet semblable, je le trouverais au contraire fort attrayant; puisque, déjà, j'ai tenté à plusieurs reprises de faire de l'agriculture d'une manière sérieuse, rien ne pourrait me sourire davantage que de réaliser le projet de toute ma vie. Mais (il y a des mais), serais-je parfaitement libre de cultiver la terre uniquement comme je l'entendrais, et qui me prêterait des capitaux pour faire des expériences que mon oncle et ma grand'mère appelleraient certainement des folies ? Le travail et l'industrie ne sont rien sans la liberté, et je comprends tout le premier que mon oncle y regarderait à deux fois avant de me laisser employer son capital d'une manière qui lui semblerait contraire à ses intérêts et aux miens. Voilà ce qui arriverait certainement, chère mère, et plutôt que de devenir simple métayer, et non pas cultivateur indépendant, je préfère ajourner la réalisation de mon rêve. Il est encore autre chose : mon vœu, et mon vœu le plus ardent, a toujours été de vivre avec Elie, c'est surtout pour nous y préparer l'aisance et la liberté que j'étais parti pour l'Amérique et, quand j'ai reconnu l'impossibilité de trouver cette retraite à cause du climat, du manque de ressources et des maladies, je suis revenu. Maintenant que je suis avec mon frère, il me serait amèrement douloureux de ne pas rester avec lui ; il est devenu comme une partie de ma vie, et jamais je ne tenterai d'entreprise si la figure de mon frère ne se dessine au premier plan.

«Je m'étonne que la fin de ma dernière lettre t'ait surprise. Il est vrai : j'aime peu le métier de professeur quand il s'agit d'enseigner des alphabets absurdes et des jargons contre lequels se révolte mon sens intellectuel, mais je suis heureux quand je parle de géologie, d'histoire, de sciences véritablement utiles ; l'idée que peut-être je pourrais devenir profeseur de géographie, me remplit de joie. Je t'ai parlé aussi de journalisme:  il y a journal et journal, il y a le Moniteur, la Patrie et autres feuilles stipendiées ; mais il y a aussi le Journal de Géographie, le Journal Asiatique, le Journal Statistique, et mon orgueil ne souffrirait nullement d'avoir à signer des articles sur le Mississipi ou sur la Sierra Nevada. C'est justement pour avoir accès dans de semblables journaux que je me suis fait présenter chez MM. d'Orbigny (10), Gordier (11), Alfred Maury (12) ; malheureusement ces messieurs étaient en voyage. Si, par impossible, je pouvais entrer à la rédaction d'un journal politique, je ne serais nullement humilié : j'aurais tout simplement des dangers à courir, puisqu'il est dangereux de dire la vérité.

Reste le travail ingrat de l'employé, à supposer que je ne puisse devenir ni professeur de géographie ni sous-rédacteur d'une revue scientifique. Qu'y a-t-il donc de si vil à aligner des chiffres et à salir des paperasses? Ces chiffres et ces paperasses servent après tout, et de plus ils ont l'avantage de ne pas trop occuper l'intelligence et à lui laisser du temps pour la réflexion et l'étude. Mon frère est bien certainement un homme de tête, et, cependant, les chiffres ne l'ont pas stupéfié. Il est vrai, le métier d'employé ne serait encore pour moi qu'un pis-aller ; mais j'accepterais ce pis-aller avec joie parce qu'il me permettra de rester avec mon frère, de me retrouver dans une atmosphère d'art, de science, de vie, qui m'a fait défaut pendant de si longues années. Du reste, ce n'est pas à moi qu'il appartient de faire fi d'un gagne-pain quelconque, moi qui ai été porteur, portefaix, menuisier, marchand de morue, moi qui ai brigué d'un cordonnier l'honneur de devenir un de ses commis. Pourvu que je travaille et que mon travail soit utile, que m'importe !

Mais supposons qu'avec la meilleure volonté du monde, je ne reussisse pas à me gagner un pauvre sou dans ce grand Paris, je tâcherai de me retourner vers une autre ville où ma séparation d'Elie ne sera que temporaire.

Je serais parti presque immédiatement pour Orthez, si je n avais cru que mon père reviendrait d'Angleterre au moins pour la fin du mois d'août ; nous attendons une de ses lettres ; s'il doit revenir immédiatement, j'aurai le bonheur de l'accompagner, mais, si sa lettre nous annonce la prolongation de son séjour en Angleterre, je partirai le jour même.

Je t'embrasse, chère mère, ainsi que mes sœurs et frères.

Encore une fois, reçois mon affection de fils.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Sans date. Décembre 1858.

Amis,

Le mariage aura lieu lundi dans la soirée, et mardi à cinq heures, nous filons. Attendez-nous jeudi soir. J'ai échappé au contrat. La scène a été excellente. On m'avait dit que le contrat était nécessaire pour régulariser les ventes du Sénégal et, moi je me résignais comme un mouton qu'on va tondre. On introduit G. qui me serre la main avec une gravité sereine et commence à expliquer la nature de l'acte à dresser. J'écoute avec attention l'honnête sire parlant de communauté par acquêts, de meubles et immeubles et nous exposant, avec une charmante précision, que le contrat de mariage n'a d'autre utilité que de sauvegarder les intérêts du mari contre la femme et les intérêts de la femme contre le mari. Mais les ventes du Sénégal peuvent-elles se faire sans contrat? — Oui, l'acte de mariage en tiendra lieu. — Alors nous n'avons pas besoin de contrat? —  Mais je vous ferai observer que le maire écrira en grosses lettres que les époux n'ont pas été fiancés. — Eh bien ! nous lui dirons de souligner ses grosses lettres ! — Ah ! ne pas se fiancer, c'est bien grave ! Savez-vous que si vous faites un héritage, si on vous laisse 6.000 francs par exemple, vous en perdrez trois mille qui passeront à votre femme ? Savez-vous cela?  — Les perdre ce sera les gagner ! Je lui dirai de prendre les trois mille autres. — Ah vraiment ! Et le pauvre homme était ahuri, consterné, il voyait le contrat s'envoler à grands coups d'aile.

Le tuteur vient à son secours en faisant observer que l'un de nous peut mourir et laisser l'autre dans la misère. — Alors nous faisons notre testament, dis-je et nous n'avons pas besoin de contrat ; je n'ai rien, mais je vais écrire sur une feuille de papier que je lègue tout à ma femme. En même temps, Clarisse s'écrie qu'elle va aussi écrire ses dernières volontés et léguer tout à son mari. Le tabellion n'y tient plus ; il se lève, bouche béante, cheveux hérissés, œil arrondi par la stupeur. Et moi je le raccompagne jusqu'à 1a porte en le félicitant de son explication lumineuse. Quant au tuteur, il était enchanté et me serrait la main. Ah ! vous êtes un bon jeune homme, et moi aussi, je suis un homme de la nature, un homme de la nature. Etc., etc. 



Aux Elie Reclus

Berlin. Sans date. Août 1859.

Mes excellents,

Je désire vivement que ma lettre ne vous trouve pas à Paris et qu'à l'heure où le facteur sonnera, vous soyez dans les flots de la Manche, occupés à faire des brassées. Si vous n'alliez pas prendre un peu de bon temps quelque part dans les forêts ou sur les falaises, vous me donneriez un vrai remords de voir tant de choses : il ne faut pas que je sois le seul à écarquiller les yeux, à ouvrir les poumons, à respirer et à jouir.

Depuis ma dernière lettre, nous avons vu Furstenstein dans le Riesengebierge, Dresde et la Suisse saxonne, les amis Dugerdil et Armin Früh. Furstenstein est un énorme chaudron creusé dans la montagne et semblable au cratère d'un volcan. Seulement ses parois sont de granit et revêtues d'arbres magnifiques. Les collines de la Suisse saxonne sont peut-être les plus curieuses que j'ai jamais vues ; je crois qu'elles tirent leur grandiose surtout de la comparaison qu'on établit forcément entre leurs tours, leurs citadelles, leurs bastions et les ouvrages de l'homme. C'est au pont de la Bastei que les superpositions de tours nous ont paru le plus gigantesques. C'est bien là cette Babel démesurée dont parle Victor Hugo dans son feu du cieL Nous avons gravi le Lilienstein, la colline la plus élevée de toute la contrée, puis nous avons monté sur la terrasse de la Bastei, et de là nous sommes redescendus par l'Ottenwalder Grund, étroite fissure entre deux parvis de quatre-vingts mètres de haut. Cette fissure est même en trois endroits complètement voûtée par des blocs retenus entre les deux murailles du roc ; des sapins se balancent sur le tout : c'est à peine si l'on aperçoit un petit lambeau carré du ciel, des gouttelettes tombent de la voûte humide avec la régularité d'un balancier.

Dugerdil est devenu plus gros, plus mou et, par suite de son long célibat compliqué de pédagogie, beaucoup plus occupé de sa propre personne. C'est toujours un Samson qu'une brebis pourrait tondre. Il a toujours une poigne à assommer un bœuf, une chevelure à tisser des cordages de navires, mais à quinze degrés de chaleur déjà, il devient poussif et change cinq fois de chemise par jour. A force de douceur, il a pris une voix flûtée et imperceptible à laquelle se mêle parfois, quand on l'excite, un rire sonore comme le bourdon d'une grosse cloche. Il ne sait plus rien penser, ni faire, ni vouloir. «Que faut-il faire, partir, rester, se marier, retourner en Suisse, se lancer dans la littérature, dessiner ?» Il est pieux et sait qu'il a tort, il est monarchiste, mais il se croit républicain. Il a toute la faiblesse morale d'un Hercule ou d'un Samson, mais il n'a pas eu comme ceux-ci son Omphale ou sa Dalila.

Armin m'a reçu avec enthousiasme : Ach ! du altes Haus, treue Seele (13), et il me tapait sur 1'épaule, sur la cuisse, sur le ventre. Immédiatement, il a fallu kneipen gehen (14), car sans Kneipe, la manifestation, la tendresse d'un Allemand ont toujours quelque chose d'incomplet, rien n'est doux, à ce qu'il paraît, comme de plonger son museau dans une grande choppe et de faire déborder l'écume sur ses joues tout en regardant ein gemuthliches altes Haus sie dien Elisée Reclus aus Paris (15). Plusieurs politiques de renom étaient attablés en même temps que nous et, comme de juste, il a fallu ricoiner les vieilles ricoines. Comme de juste aussi, on s'entendait pour mépriser les Français et pour s'honorer soi-même. Oui, disait triomphalement l'un d'eux, la différence entre les Français et nous, c'est que vous obéissez à un maître parvenu, tandis que nous, au moins, nous obéissons à des maîtres de vieille souche. C'est cela, ajoute ironiquement Armin vous n'avez qu'un simple baudet, mais les Allemands ont des baudets de race, angestammte Eseln.

Cependant, il m'a semblé que tout n'était pas mort en Allemagne comme en France : il est certain qu'on s'y occupe encore beaucoup d'art et de sciences. Cela provient sans doute de l'adaptation facile de l'Allemand à tous les milieux qui l'entourent. Là où le Français mourrait, il trouve encore de l'air vital, il végète assez bien dans le fumier. A ce peuple panthéiste, toute divinité est bonne : pourvu qu'il adore, que ce soit le roi Cliquot ou bien la Liberté, n'importe ! Ses yeux se mouilleront toujours de larmes sincères.

J'ai reçu aujourd'hui vos lettres.

Voici mon itinéraire supposé à partir du 5 septembre.

5 Wurzbourg.
6 Francfort.
7 ..?
8 Strasbourg.
9 Walsdhut.
10 Berne.
11 Interlaken... ? ?
En tout cas, envoyez-y les lettres d'avance. Elles peuvent m'attendre, tandis que je ne puis les attendre.

Parlez-moi de Bébé.

A vous,

ELISÉE.



A sa Mère

Paris, le 7 novembre 1859.

Ma chère mère,

J'ai su par Loïs que tu désirais une carte des États-Unis ; malheureusement je n'en possédais pas moi-même, et je n'ai pu t'envoyer qu'une petite carte insignifiante. J'ai cru te faire plaisir en t'expédiant par la même occasion quelques doubles qui se trouvaient en ma possession. Si tu voulais d'autres cartes, adresse-toi à moi, et si je les ai, je tâcherai de te les faire parvenir.

Depuis mon retour de Laroche, où nous avons été très gracieusement reçus, j'ai fait un autre voyage très agréable malgré la pluie, la boue et le vent. J'ai visité Saint-Nazaire, les Sables d'Olonne, la Rochelle et je suis revenu par Poitiers...

Nous allons bien ici. Notre bébé se développe en intelligence et en force, son gazouillis qui n'est pas encore devenu langage nous réjouit le cœur, il remplit la maison de mouvement et parfois de tapage. Nous l'aimons beaucoup, mais nous tâchons de ne pas le gâter, 1 espère que nous y réussirons.

Actuellement, mon frère et moi avons beaucoup de travail. Sans compter nos griffonnages au bureau, nous avons encore à écrire pour la Revue Germanique, la Revue des Deux Mondes et le Journal des Voyages, nouveau recueil dont le premier numéro doit paraître très prochainement. J'espère donc que tu excuseras la brièveté de ma lettre. Si tu voulais me répondre, tu me rendrais bien heureux, il y a plus de seize mois que j'attends.

Embrasse bien notre père et reçois toi-même nos baisers,

Ton fils,

ELISÉE RECLUS.



A sa sœur Louise (16), en Irlande

Paris, 1859.

Ma très chère sœur,

C'est ma plume que la communauté a choisie pour t'écrire quelques paroles d'affection. Chacun à notre tour, nous devons te dire que nous t'aimons, que nous te souhaitons bon espoir, courage et bon succès dans la guerre que tu as entreprise contre les traditions, contre les convenances, contre les mièvreries sentimentales pour devenir une fille de la liberté. Nous tous qui voulons être bons, nous sommes comme ces nageurs qui ramons contre le courant : il nous faut non seulement lutter contre l'eau qui nous entraîne, il faut aussi vaincre notre propre lassitude et nos défaillances. Tu es jeune, enthousiaste, généreuse, avance donc le plus que tu pourras, afin que la bonté et l'amour de la vérité deviennent chez toi spontanés, que tu sois parfaite sans faire aucun effort. Aucun de nous n'est autre qu'un milliardième de l'humanité tout entière ; notre action individuelle sur cette énorme masse sera donc bien minime et nous n'aurons fait progresser l'effrayante machine que d'un cran d'une petitesse infinitésimale. Nous aurons d'autant plus la satisfaction d'avoir fait notre devoir que nous l'aurons accompli par amour de la justice et que la joie du triomphe y sera rarement pour quelque chose. La vraie générosité ne demande jamais de récompense. C'est en cela que nous différons des chrétiens qui font l'usure avec le bon Dieu et qui mettent dans une balance chacun de leurs actes et les joies du Paradis. S'il nous suffisait d'agir pour remuer le monde, la vanité pourrait nous porter à être bons, mais c'est la conscience de notre devoir, le sentiment de la justice qui seuls doivent nous y pousser. Il est vrai que nous avons aussi la grande satistaction de travailler de concert et de nous entr'aider par notre amour. Tous les progrès infinitésimaux que nous réalisons ici et là s'ajoutent l'un à l'autre, hâtent le progrès général et vont comme des gouttes d'eau grossir le grand fleuve. Fondons en nous-mêmes et autour de nous de petites républiques. Graduellement ces groupes isolés se rapprocheront comme des cristaux épars et formeront la grande République.

Tu as sans doute appris par des lettres d'Orthez ou de Poitiers comment vont les divers membres de la famille. Onésime jouit d'une meilleure santé et il doit prochainement recommencer à travailler.

Quant à notre petite communauté, elle a été plus ou moins grippée, enrhumée, enchiffrenée, attaquée de migraines et autres agréments de la vie. Bebé, grand tapageur, s'il en fut, commence à affirmer sa petite personnalité par des grimaces, des cris d'orgueil, des gestes de Nabuchodonosor en herbe. Une chose nous chagrine : il est peureux.

A toi, ma bonne sœur.

ELISÉE RECLUS.



A sa Mère

Sans date, 1860.

Chère mère,

Comme tu le sais sans doute, il y a environ une quinzaine de jours que je suis en voyage avec Ernest Ardouin à travers glaciers, forêts, monts et vaux. Jusqu'ici le voyage s'est fait d'une manière très heureuse, si ce n'est que nous avons été écorchés çà et là dans de mauvaises auberges ; nous ne sommes pas trop fatigués ; nous portons le havre-sac sans murmurer et, le soir, quand nous arrivons dans quelque village de Savoie, de France ou de Piémont, nous faisons amplement honneur au macaroni, aux salades et aux pêches, et nous dormons d'un excellent sommeil. Quelquefois, quand mon compagnon est un peu fatigué, nous nous donnons rendez-vous dans quelque village où il se rend en voiture tandis que je m'y rends en passant à pied un col ou un sommet : c'est ainsi que j'ai fait seul l'ascension de Roche-Melon et du Mont-Chaberton ; mais nous avons gravi ensemble le mont Thabor et les glaciers de la Grave. Grâce à la reverbération du soleil sur les neiges éblouissantes, nous y avons pris tous les deux un coup de soleil sur la figure et, pour ma part, c'est à peine si le lendemain je pouvais ouvrir les yeux ; maintenant nous changeons de peau comme les serpents, nous sabons, diraient, je crois, les Rochelais.

J'aime beaucoup ce genre de vie : se lever avant jour ou bien lorsque les nuages commencent à rougir un peu ; marcher au milieu des forêts, des sentiers dans les herbes fraiches de rosée, s'arrêter sur le bord d'une fontaine sous les rochers pour manger son pain et son fromage, gravir à travers les pierres qui s'écroulent et vont bondir à plusieurs centaines de mètres plus bas, se souvenir qu'on a été nourri par une chèvre en escaladant les rochers, monter sur un pic pour contempler un admirable horizon de montagnes, puis redescendre sur le gazon des pentes, quelquefois aussi sur les chemins pierreux pour gagner son dîner à la sueur de son front, tout cela me plaît infiniment. De ma maladie plus de traces, je ne sens plus ni rate ni foie, et, depuis mon départ de Paris, je suis complètement guéri. Il nous manque des livres, mais notre havre-sac est déjà bien assez lourd sans emporter une bibliothèque avec nous. Aujourd'hui ou demain nous attendons Elie (17) qui a obtenu un congé de quinze jours.

Je t'écris de Cézanne, village piémontais d'une saleté incomparable, situé dans une charmante positian sur la route du Mont-Genévre au pic du Mont-Chaberton (18).

Je t'embrasse, chère mère, ainsi que mon père et vous tous que j'aime,

ELISÉE



A Elie Reclus

Figueras, 5 septembre 1861.

Mes très chers,

Me voici dans un cul-de-sac, assez embarrassé de ma personne, je redoute de m'aventurer à pied par les chemins poudreux de l'Espagne (19) où l'on cuit dans son jus comme un poulet dans le rôtissoir et, pourtant, il n'y a ni diligence ni mules pour me rendre à Castel-follet où je voudrais aller : je serai forcé de faire un détour ridicule par Gérone. N'importe, quel que soit man embarras, dans une heure une décision quelconque m'aura tiré d'affaire.

Je me suis séparé d'avec Goy (20) après avoir eu le plaisir de voyager deux ou trois jours seulement en sa compagnie. Le pauvre diable avait la nostalgie, aidée d'un violent mal d'estomac, aussi son voyage a-t-il été presque triste. Le souvenir du foyer l'empêchait de jouir de la beauté des montagnes, et les plus admirables spectacles, le puissant Canigou, les vagues paisibles de la Méditerranée, le ciel profond du midi ne servaient qu'à augmenter sa mélancolie. Avant de nous quitter, nous nous sommes baignés dans l'anse de Banyuls, à l'heure même peut-être où vous nagiez dans celle de Saint-Jean de Luz, et nous nous sommes dit adieu avec émotion, lui revenant vers le foyer sacré, moi allant encore demander l'hospitalité sous des sites étrangers.

La tristesse de Goy ne m'a pas gagné plus que sa maladie, et, cependant, il me tarde de revoir des visages amis : ainsi toi, mon frère en la foi, bien que mon frère en la chair, toi ma Noémi chérie, plus que ma sœur, et le cher petit peureux (21) qui tremble devant les vagues et le marmot (22) qui sourit dans les bras de sa mère. Quant au désir profond qui me ramène vers Clarisse et Magali (23), je n'en dis rien : c'est inutile.

En France, on me prenait tantôt pour un facteur de la poste aux lettres, tantôt pour un marchand de thériaque ou d'orviétan, tantôt pour un employé des télégraphes ; à Prades on a même été assez aimable pour affirmer que j'étais le jeune premier du théâtre de Perpignan. Ici les parements rouges de ma blouse me font prendre pour un déserteur : aussi les paysans m'accueillent-ils avec sympathie; mais avant-hier un poste tout entier avait quitté le fort de Bellegarde avec armes et bagages. Le deux tiers des soldats parlent de déserter, mais ils sont retenus par l'amour du foyer, le désir de servir les vieux parents et l'idolâtrie du coin de terre qu'ils recevront en héritage.

Le vôtre,

ELISÉE.



A Mme Elie Reclus

Sans date. Saint-Tropez, samedi matin. 1862.

Ma chère Nomi,

Nous sommes dans un village des plus immondes de la France et en face de l'un des paysages les plus splendides des bords de la Méditerranée. Les rues à peine assez larges pour laisser passer deux hommes de front sont remplies par des détritus de fucus et de poissons ; des passages qui servent aussi d'égoûts s'enfoncent sous de sombres arcades et quand on y pénètre on se demande avec effroi si l'on reverra la lumière. Mais la nature, qu'elle est belle en revanche ! Des rochers, des montagnes lointaines disposées sur plusieurs plans d'un azur de plus en plus vaporeux, un golfe uni comme un lac, des bateaux pêcheurs, des pins parasol qui se penchent au-dessus de l'eau, des ruines qui se dressent sur les escarpements, toutes ces choses composent un délicieux paysage. Il ne manque qu'un peu de fumée dans un coin du tableau pour que nous pensions être sur les bords du golfe de Naples. Et partout sur ces bords enchantés nous retrouvons le même spectacle.

Nous l'avons vu à Hyères, nous le verrons à Fréjus, à Cannes, à Menton. Et ne faut-il pas que je contemple toutes ces belles choses avec un remords au cœur, celui de ne pas vous avoir pour compagnons ? J'admire toujours avec une pointe de tristesse. Je ne sais pas admirer d'une manière complète de crainte de paraître trop égoïste.

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Nos plans de voyage se précisent un peu plus. Il est probable qu'une fois arrivés à Gênes, la société se dissoudra. Ardouin prendra son vol vers Florence, Milan et les lacs, tandis que Mme Ermance (24) et moi, nous reviendrons par la Corniche et le col de Tende vers les vallées vaudoises. Mme E. veut contempler les pays où ses ancêtres ont vu le jour. Là, je dois la quitter pour revenir par le mont Cenis. Elle partira plus tard se dirigeant vers Genève.

J'attends une lettre de vous à Cannes : je l'y trouverai, n'est-ce pas ? Parlez moi de la bonne vie journalière de là-bas... Nous serrons la main aux amis.

Ton frère,

ELISÉE



A Elie Reclus

Fréjus, 12 septembre 1864.

Mes chers amis,

Me voici de retour de mon excursion dans les montagnes des Maures. J'ai enfin vu la plage que, sans avoir jamais visitée, j'avais appelée «l'incomparable plage de Cavalaire», et de fait je n'en connais pas de plus belle pour la gracieuse rondeur, les énormes dimensions, l'amphithéâtre des montagnes environnantes. Elle n'a qu'un défaut à mes yeux : elle est trop grande, c'est un monde, il faudrait des heures pour la parcourir, pour notre petit usage personnel — à supposer que, devenus inutiles un jour, nous songions à nous retirer du monde. Je préfère beaucoup nombre d'autres baies que j'ai visitées dans cette excursion, où plages, écueils, rochers, falaises, dunes, forêt, colline sont compris dans un tout petit espace et vous font la retraite la plus charmante. Nous y serions tout à fait chez nous, à supposer qu'il nous fût possible de nous bâtir une baraque et de nous y cultiver un jardinet.

Au bord d'une de ces baies, j'ai été obligé de faire la connaissance d'un douanier, mais d'un douanier brave homme qui a voulu absolument me faire boire la goutte. C'est un douanier fameux qui sait le latin : «Fugit, fugit irreparabile tempus» m'a-t-il dit d'un air sentencieux. Du reste dans son village «tout le monde est académicien.» Il est de plus honnête. «Si l'intérêt public demande la suppression de la douane, et bien tant pis pour moi, l'intérêt public avant tout». En outre mon douanier est légumiste. Il a la viande en horreur et ne s'en trouve que mieux. C'est un de ces hommes longs, maigres, tannés, un homme tout en cuir sur lequel la maladie ne peut avoir prise.

Le mistral a commencé aujourd'hui. Il m'a soufflé de Fréjus à Saint-Raphaël.

Soyez heureux, mes amis.

ELISÉE.



A Elie Reclus.

Sans date. Catane. 1865, mars ou avril (25).

Mon cher Elie,

C'est maintenant, seulement, que j'apprends la reddition de Richmond, la capitulation de toute l'armée de Lee, et encore n'en suis-je pas bien sûr, et l'assassinat de Lincoln et de Sewward. Depuis, mon esprit reste pris comme dans un étau par un mélange de joie profonde et de stupeur. Mon premier mouvement a été de partir immédiatement pour me rapprocher de vous et causer de ces graves événements, pour en connaître les détails et en prévoir les conséquences pour l'Amérique et pour l'Europe.

La grande victoire, la victoire définitive, est remportée sans aucun doute et la mort de Lincoln ne peut que hâter le résultat. Evidemment les séparatistes hésitants, semi-honnêtes, ne voudront pas que leur cause soit liée à celle de l'assassin et feront leur soumission. Jefferson Davis lui-même et tous les gens officiels de la Confédération seront plus ou moins paralysés dans leur action et, quant aux esclavagistes logiques, à ceux pour lesquels la servitude du noir était chose sainte et le meurtre des libérateurs le plus grand des devoirs, ils se déconsidèreront et se perdront par leur adhésion même. Et puis, le double assassinat va donner au peuple du nord une énorme impulsion : à sa volonté déjà triomphante s'ajoutera une passion qui emportera tout devant elle.

Certes, le brave Lincoln ne pouvait souhaiter une mort plus glorieuse pour lui et à un moment plus convenable. L'œuvre à laquelle il s'était dévoué avec tant de persévérance et tant de simplicité de cœur est virtuellement achevée : la capitale de l'ennemi est prise, la seule force armée des séparatistes a cessé d'exister, le congrès rebelle est en fuite et court à travers les montagnes, l'union est rétablie, le peuple américain est plus fort que jamais, l'esclavage est aboli, et c'est au lendemain de tous ces grands triomphes que Lincoln est frappé. Au point de vue épique, l'action ne pouvait se dérouler d'une manière plus grandiose et plus simple.

Sans aucun doute, la politique de Lincoln sera la règle de conduite de Johnson, mais le nouveau président aura-t-il la même prudence, la même moralité, la même énergie tranquille que son prédécesseur? J'en doute. Dans tous les cas, l'avènement de Johnson à la présidence augmente dans une très forte proportion les chances d'un conflit entre les États-Unis et l'Angleterre ou la France. Le peuple américain est irrité, et ce n'est pas seulement à l'intérieur qu'il cherche les complices de la rébellion. Il demandera de l'audace, une vigoureuse initiative républicaine à son président, et celui-ci ne demandera pas mieux que de céder à la pression populaire.

Il me tarde bien d'être à Paris, pour connaître ton opinion sur tous ces événements. Les amis commencent-ils à voir que l'histoire du monde pivote maintenant sur les États-Unis?

Je vous embrasse tous. Dis à Clarisse que je pars maintenant pour l'intérieur de la Sicile, et que mes lettres pourraient fort bien éprouver de longs retards.

ELISÉE



A Elie Reclus, à Vascœuil.

Sans date. Paris, novembre 1867.

Vu Naquet revenu du Congrès (26). D'après ce qu'il me dit, voici comment l'affaire se présente. Trois personnes ont été proposées pour la direction du journal : Chassin par Barni, Schmidt (27), du Confédéré, par je ne sais qui, toi par Bakounine, Naquet et G. Vot. Celui qui aura probablement le plus de chance est sans doute celui qui sera sur les lieux.

Dans cette affaire, ta conduite est toute tracée. Ton rôle doit être purement passif : tu dois te borner à des explications générales et à la question des renseignements de l'ordre matériel.

Les événements actuels nous préoccupent beaucoup, car ce que nous ne savons pas est probablement bien plus important encore que ce que nous savons.

Paris est évidemment très inquiet; mais il n'a point, hélas ! la physionomie révolutionnaire. La province, dit-on, s'agite beaucoup plus. Dans une ville de sous-préfecture que je pourrais citer, le sous-préfet a tellement peur qu'au reçu des dépéches, il s'empresse de les envoyer chez un représentant du peuple, ancien montagnard, comme s'il reconnaissait en lui la véritable autorité officielle.

A toi, ELISÉE.

P.S.—Rien de nouveau, si ce n'est une lettre de Michel (28), proposant une nouvelle rédaction: «Institutions fédératives républicaines, basées sur l'autonomie des provinces et des communes.» J'accepte. Ecris-nous pour nous mettre au courant.



A Elie Reclus

Mon bien cher Elie,

Mon intention arrêtée était de t'écrire un compte rendu des plus détaillés, sur le Congrès de Berne (29). J'en avais même rédigé trois pages, que j'ai perdues depuis ; mais impossible de continuer mon travail, car mon rôle de spectateur étant, dès l'abord, devenu celui d'un acteur, je n'ai pu trouver le loisir nécessaire : séances de comité, séances de congrès, rédactions de projets et contre-rédactions se succédaient sans relâche et jusque bien avant dans la nuit ; à deux et trois heures, les conversations duraient encore. A la fin de la semaine, j'étais exténué. Une nuit passée dans un wagon de troisièmes a été pour moi un repos des plus réparateurs.

Je ne sais trop quelles sont les appréciations des journaux sur notre compte ; je pense qu'ils doivent nous arranger de la belle manière, car tous les correspondants sans exception étaient du parti des adversaires : Lemonnier (30) du Phare de la Loire et autres journaux, Fribourg (31) des Débats, André Rousselle de je ne sais combien de feuilles de choux, Chaudey (32), Castelar (33), Henri Ferrier et divers autres. Quand je te reverrai, je te raconterai tout dans le détail et tu verras que nous nous sommes assez vaillamment comportés.

Dès la première séance du Comité, il était évident que les conflits éclateraient. Chaudey se pose en Jupiter, il saisit la foudre et la lance sur Bakounine qu'il déclare être un lassallien ; puis emporté par la colère, il parle de Lassalle de manière à prouver qu'il ne sait pas même qui était le personnage (34). N'importe, la guerre était déclarée, et Lemonnier, Rousselle emboîtent le pas derrière le chef de file.

Ces Messieurs, tu le comprends, étaient fort irrités contre les ouvriers de Bruxelles (35): ils arrivaient tout furieux de Paris pour réagir contre l'Internationale et pour se poser énergiquement, bourgeois contre travailleurs, politiques contre socialistes. Ils avaient même, ainsi qu'ils me l'ont dit dans une commission spéciale, un mandat impératif à remplir dans ce sens, et ce mandat, ils l'ont rempli.

Quant à Bakounine et à nous, parmi lesquels se trouvait Richard (36) que tu connais, nous disions que le procédé du Congrès de Bruxelles était une impertinence, une gaminerie, mais qu'il était de notre dignité de ne pas ressentir l'affront et de lui ôter d'avance toute valeur en nous montrant plus énergiques et plus unis que les délégués de Bruxelles pour l'affirmation de l'équité sociale.

Le premier jour, il s'agissait de la question des armées permanentes. Nous étions tous d'accord sur cette question. Le rapporteur était un nommé Beust, allemand, réfugié à Zurich et devenu chef d institution, c'est un homme qui me plaît beaucoup par l'intensité de la passion révolutionnaire. Tête étroite, yeux ardents, pensée toujours tendue vers le même but, parole brève et saccadée, tout en lui prouve que ses énergies vives se portent vers la République. Le lendemain de son rapport, les nouvelles d'Espagne (37) arrivaient par le télégraphe, et il partait le jour même pour aller se joindre aux insurgés.

Le rapport de Beust fut admis à l'unanimité, non sans incident. Il avait assez carrément exposé la théorie de l'assassinat politique. Juge de la terreur de Lemonnier, d'André Rousselle. Ils se précipitent vers la tribune, ils supplient l'Assemblée de leur épargner un pareil vote. Rousselle déclare qu'il se séparera du Congrès plutôt que de subir ce vote ; enfin, Fribourg, le fidèle allié des avocats français, lui que, par mégarde, Rousselle avait la veille qualifié de mouchard, vient au secours de son accusateur de la séance précédente ; il met les points sur les i., en déclarant qu'il s'agit de voter par oui ou par non sur cette question : Avons-nous le droit du poignard sur Bonaparte ? Grande émotion. Sur les vives instances de Jollissaint (38), Beust consent enfin à retirer la phrase redoutable de son rapport. Lemonnier respire : Nouveau Spartacus, il ne s'armera point du poignard vengeur.

Le lendemain, question sociale. La commission préparatoire, de laquelle je faisais partie, n'avait pu se mettre d'accord. Elle n'avait pas voulu adopter notre rédaction, dans laquelle nous posions comme idéal «l'égalisation des classes et des individus,» entendant par là, l'égalité du point de départ pour tous, afin que chacun suive sa carrière sans obstacle.

Chaudoy, rapporteur, prononça le premier discours de la séance. Jamais je ne lui ai entendu prononcer plus pauvre discours. Sentant que le sol lui manquait sous les pas, il faisait appel à toutes les ficelles oratoires afin de parler pour ne rien dire. Il a déblatéré sur l'expédition du Mexique, puis il nous a «promenés sur les champs de Mentana.» Enfin, il a complètement pataugé, cherchant ses paroles, puis, entamant une discussion juridique sur la «récusation des juges». Bref, il a été déplorable, et, pour ma part, j'éprouvais une véritable pitié pour lui. Pendant qu'il gesticulait éperdûment, une caricature passant de main en main le représentait fermant les yeux et télégraphiant des bras. Dès ce jour, Chaudoy était un homme coulé, et Lemonnier ramassa le sceptre tombé des mains du pauvre avocat.

Après cet aburde discours, auquel Bakounine répondit en quelques mots d'une rare puissance, et en exposant clairement que, pour lui et ses amis, il s'agissait avant tout du principe et que les moyens, propriété collective, abolition de l'hérédité, etc., etc., restaient à l'étude, la situation était devenue des plus difficiles pour Lemonnier et ses amis. Chaudoy les avait compromis par le ridicule. Heureusement une diversion des Allemands vint à leur secours. Beust et Ladendorf, braves gens que j'estime de tout mon cœur, proposent un amendement qui tournait les difficultés et qui avait à leurs yeux le principal, l'immense avantage d'être d'origine teutonique. Lemonnier s'y raccrocha en désespéré, et, nous-mêmes, nous l'eussions accepté s'il avait consacré le principe égalitaire. Ladendorf voulut bien nous donner à cet égard einige erklaerende Motivirungen oder motivirte Erklaerungen(39), Mais ces explications ne nous suffirent pas.

Le soir, le vote eut lieu par nationalités : Russie, Pologne, Italie, Amérique votèrent pour la proposition Bakounine. L'Amérique était représentée seulement par notre ami Osborne Ward, qui ne dérageait pas contre la «bourgeoisie». Dans le parti opposé qui vota pour la proposition allemande, quatre nationalités étaient aussi représentées par des individus isolés : l'Espagne, Emilio Castelar, le Mexique, un touriste égaré dans l'enceinte, l'Angleterre, un teetotaller, qui voulait constituer tous les Juifs de l'Europe en une grande société d'assurances contre la guerre, un jobard s'il en fut, enfin la Suède. Le représentant suédois, qui demandait aussi à voter au nom de la Norvège, du Danemark et de la Finlande, est un pauvre fou qui n'a cessé de réjouir l'assemblée par ses motions fantastiques et qui n'a cessé de faire couler le champagne comme l'eau pour amis et ennemis, pendant tout son séjour à Berne. Si l'on avait laissé de côté les nationalités représentées par un seul individu, le Congrès ne prenait aucune décision et les adversaires se trouvaient renvoyés dos à dos.

Cependant, il était évident que nous ne pourrions jamais faire bon ménage avec le parti Lemonnier. Toute action commune est impossible entre gens ainsi divisés ; nous ne sommes pour eux que danger et ils ne sont pour nous que faiblesse. Bakounine voulait se séparer aussitôt après le résultat du vote, mais Rey (40), et moi, plus pacifiques, nous avons réussi à le faire rester jusqu'à la fin du Congrès et nous avons continué de prendre part aux délibérations. Seulement, sur chaque question nous avons accusé notre programme : n'ayant pas l'espoir de vaincre, nous voulions du moins être nets.

Le troisième jour : question religieuse et fort beau discours de Wyrouboff (41), peut-être le meilleur de tout le Congrès, par sa précision, sa netteté, la vigueur de la pensée, la modération des paroles. Réponse d'un pasteur nationaliste de Berne, puis d'un piétiste neuchâtelois, Fr. de Rougemont, qui tend sa tête pour qu'on l'abatte et qui réclame à grands cris la palme du martyre. Rousselle prononce un discours matérialiste et, cependant, vote contre nous. «Aux voix! Aux voix !». Amendement Wyrouboff, 85 ; projet de la commission 75, plus une cinquantaine d'abstentions.

Quatrième jour : question fédéraliste. Tout le monde était d'accord sur le principe ; seulement pour ma part, je tenais à le préciser. Je démontrai, et je crois avec logique, qu'après avoir détruit la vieille patrie des chauvins, la province féodale, le département et l'arrondissement, machines à despotisme, le canton et la commune actuels, inventions des centralisateurs à outrance, il ne restait que l'individu et que c'est à lui de s'associer comme il l'entend. Voilà la justice idéale. Au lieu de communes et de provinces, je proposai donc : associations de production et groupes formés par ces associations (42). Je te fais grâce du discours : d'ailleurs il me semble qu'il a été bien ; à la fin, seulement, je n'ai pas été assez explicite. Après moi, vint Jaclard (43), qui, de sa voix calme et brève, prononça un réquisitoire formidable contre la bourgeoisie et termina son discours par des paroles violentes et malhabiles, fort mal accueillies d'ailleurs. Aussi Chaudey, en me répondant par des à peu près, chercha-t-il à me rendre responsable des paroles de Jaclard. Vote: 37 voix pour, 77 contre.

Cinquième jour : Question de la Femme, que Seinguerlet et Chaudey avaient essayé d'enterrer la veille, mais sans y réussir. Ils n'ont pas eu non plus le courage de voter contre les droits de la femme. Après trois discours, ceux de Mme Gœgg, de Mme Barbet et celui d'un ancien jésuite défroqué, personnage fort amusant, on a passé au vote. Unanimité. Joukowski (44), Rey et moi, nous avions heureusement réussi la veille et le matin à détourner une dame russe de prononcer un discours sur l'abolition de la Famille. Cette dame russe, qui commence ses études médicales, est le vrai type de la nihiliste ; malgré ses lunettes, elle a une figure ravissante de grâce, de simplicité et de droiture.

A la fin, nous déposons notre démission motivée, puis l'Américain Ward se précipite à la tribune pour en faire autant. Eytel nous conjure de rester. Bakounine et moi, nous repondons, et Chaudey déclare que nous avons mille fois raison. Entre Bakounine et Chaudey, il faut choisir. Du reste la courtoisie est grande de part et d'autre. Le soir nous allons au banquet. Bakounine raconte une historiette, Jean Zagorsky (45) fait passer une caricature des plus cacasses sur l'Egalisation des classes ; à l'issue du banquet, Lemonnier vient me tendre la main que je ne crois pas devoir refuser. Rousselle, justement, a fait preuve du plus mauvais goût en portant un toast à la persévérance et en nous reprochant d'abandonner la cause. Note bien que la première menace de séparation est précisément tombée de la bouche de ce même Rousselle, dès la première séance.

En résumé, d'après ce que m'ont dit Wyrouboff, Bakounine, Rey, le Congrès de Berne a été infiniment plus sérieux que le Congrès de Genève. Ce n'a point été un tohu bohu, mais une bataille rangée, bataille dans laquelle nous avions, non l'avantage du nombre, mais celui d'avoir un plan et de ne pas nous livrer au hasard. En refusant de voter le principe de l'égalité, la majorité a fait les affaires de l'Internationale, qui triomphe maintenant sur toute la ligne en s'écriant: «Voyez si nous avions raison de protester d'avance !» Le Congrès s'est désormais condamné à n'être plus que le prête-nom d'un parti politique. Autant que j'ai pu en juger, Haussmann du Beobachter(46), homme habile s'il en fut, va se servir du Congrès de la Paix comme de point d'appui pour la Fédération de l'Allemagne du Sud. Il est très content que nous soyons partis et nous en a chaudement félicités. De cette manière, nous ne le gênerons pas en nous occupant de ces importunes questions sociales Toutefois Beust et Ladendorf, nos amis, sont restés et surveillent encore le Congrès d'un œil jaloux.

Si tu as besoin de quelques explications sur des questions de détail, je m'empresserai de te les envoyer (47).

A vous de cœur,

ELISÉE.



A Elie Reclus,  Vascœuil.

Paris, 11 octobre 1868.

Mon cher Elie,

J'ai fait ce matin, en compagnie de Rey, la connaissance d'un excellent ouvrier, gérant de la Revendication de Puteaux, jeune homme plein d'enthousiasme, de dévouement, de sincérité, de pureté, à l'esprit toujours ouvert, à la parole douce et pénétrante, bien qu'il soit malheureusement bègue. Dans quelques jours, il va se rendre en prison pour y faire les trois mois auxquels il a été condamné pour l'affaire de l'Internationale.

L'histoire de cette société (48) est des plus curieuses. Le premier bureau, composé de Tolain, Chemalé et autres qui leur ressemblaient, voulait dissoudre la société après leur condamnation : exclus par la loi, ils ne voulaient pas avoir de successeurs, parce qu'ils se défiaient de l'allure plus sincère, plus libre, plus révolutionnaire de ceux qui allaient les suivre. Et en effet, les nouveaux, parmi lesquels Malon, le revendicateur, se sont mis si énergiquement à la besogne que, pendant la grève de Genève, ils ont envoyé en Suisse sept ou huit fois plus d'argent que les travailleurs de Londres : ils ont laissé de côté le système de jalousies et de taquineries personnelles, et Malon, du moins, a fait alliance sincère avec le Crédit, Beluze, Davaud et tous nos amis. Devant le tribunal, sa défense a été aussi bien autrement énergique que celle de Tolain et des autres. Aussitôt après que l'appel sera repoussé, un troisième bureau surgira, puis un quatrième jusqu'à ce qu'il soit bien prouvé que les travailleurs sont aussi bons républicains que socialistes. J'ai été enchanté de faire la connaissance de Malon, lui a été content de faire la mienne et d'apprendre par moi que tu n'étais pas «ce patriarche antisocialiste et anti-révolutionnaire» que lui avaient dépeint les gens de l'Internationale. Il te croyait mon père et t'en voulait aussi de m'avoir appelé Elisée par ressouvenir biblique.

Albert (49) est sans cesse harcelé par la police. Peut-être pourrait-on l'expulser un de ces jours. On lui a demandé, parmi les griefs, s'il était vrai qu'il nous connût.

Je n'ai guère lu les journaux et ne puis t'envoyer que le journal de Brisson, un peu lourd, ce me semble.

La Ligue de la Paix (50) a été inaugurée par deux discours où Boustrapa a été glorifié pour son amour de la paix et où le Congrès de Genève (51) était dénoncé à la pitié du monde intelligent et honnête.

Dis à Jeanne (52), qu'une demoiselle de dix-sept ans, qu'on tentait vainement de décourager, vient d'obtenir l'autorisation de suivre les cours de dissection zoologique au Museum. Une ligue se forme entre femmes pour la revendication de leurs droits sociaux, politiques, scientifiques. Enfin, toujours pour Jeanne, MM. Coudereau et Asseline recueillent des documents d'un livre où ils prouveront l'égalité de la femme au point de vue intellectuel et moral.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Sans date. Octobre 1868.

Mon cher ami,

J'ai envoyé ta lettre à Michel(53), mais avant de recevoir une réponse, j'ai reçu avis que plusieurs ont l'intention d'aller en Espagne. Aristide (54) peut-être, et, peut-être aussi, notre ami Fanelli (55). Michel désirait beaucoup que j'y allasse, mais j'ai répondu un non bien catégorique.

Aristide en partant voudrait être muni d'une adresse républicaine révolutionnaire, signée à la fois par le groupe de l'Internationale, par le groupe républicain rouge (Delescluze et autres), par le groupe des Libres Penseurs. Trouver le moyen de réunir ces trois groupes me semble bien difficile. Je verrai demain des gens de l'Internationale, aujourd'hui des Libres Penseurs et Germain (56) va tâter Delescluze (57). I1 va sans dire que, si cette adresse est signée, je t'en enverrai un double. En tout cas, Aristide ne partirait pas s'il n'avait en main cette adresse  énergique et avec des signatures sérieuses».

On parlait de deux mois de séjour. Ci... 600 francs, car la vie est très chère à Madrid, et la famine la rend certainement plus chère. Plus 200 francs de voyage. Ci... 800 francs. Donc Aristide irait à ses frais, car, ici, nous ne pourrons pas lui procurer grand'chose. Quant à sacrifier son temps, il est plus en mesure de le faire que toi.

Ne te semble-t-il pas que la Révolution se transforme rapidement en une Dictature militaire ? J'en ai grand peur. Que les juntes locale se hâtent de créer bien des faits accomplis ! car demain, il serait trop tard.

Bonne santé parmi les nôtres...

Je te serre fraternellement la main.

ELISÉE.



A Elie Reclus

Paris. Sans date. 1868.

Mon cher Elias,

Merci de tes bonnes lettres qui nous font vivre en Espagne à tes côtés. Travaillez, travaillez et réussissez. Quand vous aurez besoin d'argent, écrivez-le, soit à Genève, soit à Paris : il faudra bien que nous en trouvions.

Ici, le vieux train-train. Darimon (58), ayant osé se présenter dans une réunion populaire, a été hué. On lui a demandé de montrer sa culotte ; on l'a renvoyé aux Tuileries. C'est une affaire bâclée. Il n'osera pas se montrer, je pense.

Lemonnier (59), a écrit au Réveil au sujet du Congrès de Berne. Je lui réponds aujourd'hui, je pense que Delescluze insèrera ma lettre.

La réunion dans laquelle Clamageran (60) a parlé a été des plus tempêtueuses. Les clameurs l'ont interompu. Il a dû s'asseoir et c'est Langlois (61) qui est monté à la tribune, l'a pris par les épaules et lui a fait recommencer son discours. Du reste, il faut le dire, Clamageran n'a pas été orateur : il n'a point l'habileté de Horn. Celui-ci hurle maintenant qu'il est matérialiste afin de se faire applaudir.

Mes amis, marchez, je vous serre la main.

ELISÉE.



A Mme Elie Reclus.

Sans date. 29 novembre ou 6 décembre 1868.

Ma bien chère sœur,

Je ne saurais te dire si l'article d'Elie a paru dans le numéro d'hier de la Revue Politique. Quand je l'ai porté, il était déjà bien tard pour l'impression, quelques heures à peine avant la mise en page. Ce matin je n'ai pas reçu mon exemplaire. Cependant je ne crois pas que le numéro ait été saisi : il est probable qu'on aura envoyé l'exemplaire que j'attendais, à Malaga, poste restante.

Je t'envoie la traduction exacte du discours prononcé par Elie à Sabadell. La voici:

«Le citoyen Elias Reclus, à la demande de son ami, Ruban Donaden, prit la parole en ces termes:

«Catalans, je ne suis pas venu ici comme orateur, mais à titre de citoyen de la République Française, aussi bien que de la République Universelle. C'est à ce titre que je me trouve dans une réunion de frères politiques, tous habitants de l'immense cité du Droit, tous concitoyene dans la Justice, la Liberté et le Progrès.
«Je vous félicite de votre glorieuse Révolution : votre œuvre a été plus grande que vous-mêmes ne le pensez. En faisant la Révolution, vous avez non seulement mis un terme aux iniquités d'une Isabelle, vous avez aussi eu la gloire de préserver l'Europe d'une conflagration que les despotes nous préparaient ; vous avez rendu impossible une guerre sanglante qui eût coûté au peuple travailleur deux cent ou quatre cent mille hommes.
«Si vous établissez une République fédérale, vous travaillerez non seulement pour vous, mais aussi pour deux cent millions d'hommes, vous aurez acquis la gloire immense d'être les fondateurs de la République Universelle.
«Catalans, nous nous devons tous à la liberté, à la justice. Faites que la République Fédérale s'établisse en Espagne, et vous aurez contribué en même temps à la prospérité de votre pays et au progrès du monde entier.
« Vivent les Républicains espagnols! »

«A ce moment, l'assemblée répondit par d'autres vivats enthousiastes pour la France républicaine.

«M. Ruban Donaden, se levant alors et parlant au nom des républicains espagnols, demanda à ses amis Garrido et Reclus de s'embrasser fraternellement pour témoigner ainsi de l'union sincère, cordiale de la France et de l'Espagne, fédérées un jour avec les autres nations des Etats Unis d'Europe, et pour montrer aux tyrans que les peuples s'entendent et que le jour de la revendication est proche. Impossible de décrire l'enthousiasme de l'assemblée à la vue de ces républicains, le Français et l'Espagnol, dans les bras l'un de l'autre.»

Merci ma chère sœur de défendre la bonne cause à Pons (62). Il est regrettable que, dès le premier jour, on n'ait pas pris part à la souscription Baudin.

Magali est décidément inscrite parmi les élèves de l'Ecole professionnelle. Mais elle n'y est pas encore allée, parce qu'elle toussait un peu. Clarisse toussille aussi, ce qui m'ennuie beaucoup, sans pourtant m'inquiéter.

Aujourd'hui, grande réunion au Crédit au Travail. Naturellement, ceux qui n'ont rien fait pour la société pendant qu'elle était prospère, accablent Beluze (63), maintenant qu'il est tombé. Quel bonheur qu'Elie ne soit pas ici ! Un grand chagrin lui est ainsi évité.

A toi et à vous de cœur. Quand aurons-nous le bonheur de te revoir?

ELISÉE.



NOTES

(1) Amis d'Elie.
(2) «Ne sachant rien», Appellation adoptée par les Nationalistes des Etats-Unis.
(3) Publié par la Revue des Deux Mondesdes 15 juillet et 1er août 1856 : Le Mississipi et ses bords.
(4) Loïs, l'ainée de ses sœurs, au nombre de 6.
(5) L'Enca, le fleuve le plus dangereux de la province, à cause de la rapidité du courant et surtout des animaux qui le peuplent.  Voir Elisée Reclus, Voyage à la Sierra Nevada, p. 269, Paris, librairie Hachette.
(6) Tintórera, le terrible requin pantouflier.
(7) Marthe-Elisabeth-Noémi. femme d'Elie Reclus
(8) Allusion à la Marthe de l'Évangile qui «s'agitait et s'inquiétait pour beaucoup de choses.».
(9) Forêt du Périgord, avec clairières exploitables.
(10) et(11) Charles Dessalines d'Orbigny, 1806-1816, géologue français, écrivit avec Cordier, autre géologue, la «Description les roches composant l'écorce terrestre.»
(12) Alfred Maury, né à Meaux en 1817, médecin, archéologue, linguiste. Son savoir était encyclopédique : on peut en juger par le titre d'un de ses ouvrages : Histoire des grandes forêts de la Gaule et de l'ancienne France ; précédée de recherches sur les forêts de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'ltalie et de considérations sur les caractères des forêts de diverses parties du Globe. Bibliothécaire des Tuileries, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des Inscriptions etBelles-Lettres, Maury fonda en collaboration avec d'autres savants la Société d'Ethnographie de Paris. Voir Notice nécrologique, par Elisée RECLUS, Bulletin de la Société d'Ethnographie, 1892.
(13) Ma vieille branche, âme sincère.
(14) Aller boire.
(15) La bonne vieille branche de Parisien, Elisée.
(16) Louise, sa quatrième sœur, alors institutrice en Irlande.
(17) Ce fut au cours de ce voyage qu'arriva au frère aîné, un fâcheux accident. Il fit une chute dangereuse sur une pente du Glacier Noir, dans le massif du Pelvoux. Heureusement retenu par une saillie du roc, Elie fut relevé vivant. Sa main droite, cruellement meurtrie, resta paralysée pendant de longues années.
(18) Voir Tour du Monde, 1860, p. 402 : Excursions dans le Dauphiné, par ELISÉE RECLUS
(19) Voyage entrepris dans les Pyrénées françaises et espagnoles, afin de préparer le Guide Joanne, qui parut l'année suivante.
(20) Le pasteur et professeur Goy, de Sainte-Foy, qui voulait l'accompagner dans ce voyage, peut-être trop mouvementé pour des grimpeurs moins hardis qu'Elisée.
(21 et 22) Paul et André, fils d'Elie.
(23) Magali, fille aînée d'Elisée .
(24) Mme Ermance Trigant, amie des Grimard et, par ceux-ci des Reclus, prisait fort les voyages et se joignat souvent à Elisée et à ses amis en camarade très accommodante.
(25) Voir sur ce voyage d'Elisée en Sicile la Revue des Deux-Mondes du 15 juillet: L'Etna et l'Eruption de 1865, et Tour du Monde, n° 335, 336, 387 et 338, 1866.
(26) Naquet, revenu, non du Congrès, mais d'une réunion plénière du Comité Central de la Ligue de la Paix et de la Liberté, tenue à Berne, les 20 et 21 octobre 1867.
(27) Schmidt, ancien rédacteur de La République du Peuple, de Colmar, procrit de l'Empire, rédacteur du Confédéré, de Fribourg, organe radical.
(28) Michel Bakounine.
(29) Le second Congrès de la ligue de la Paix et de la Liberté, tenu à Berne, 21-25 septembre 1868.
(30)Lemonnier (Charles), ancien Saint-Simonien. 1806-1891.
(31) Fribourg, délégué parisien de l'Internationale au Congrès de Genève en 1866.
(32) Chaudey, ami et exécuteur testamentaire de Proudhon.
(33) Castelar (Emilio), 1832-1899, romancier, orateur et homme politique espagnol. Délégué au Congrès.
(34) Lassalle (Ferdinand), 1825-1864, homme politique allemand, fonda en 1863, l'Association générale des ouvriers allemands.
(35) Ceux-ci avaient voté, au Congrès général de l'Internationale, tenu du 6 au 13 septembre 1868, une résolution portant que la Ligue de la Paix n'avait pas de raison d'être en présence de l'œuvre de l'Internationale et invitaient cette société à se joindre à l'Internationale et ses membres à se faire recevoir dans l'une ou l'autre section du parti. Voir GUILLAUME, l'Internationale, t. I, p. 67.
(36) Richard (Albert), délégué de Lyon.
(37) Nouvelles de la révolution militaire qui amena la chute et la fuite de la reine Isabelle.
(38) Jolissaint, Suisse, président du premier Congrès de la Paix et de la Liberté, tenu à Genève, 9-12 septembre 1867.
(39) Quelques notions explicatives ou explications ses motifs.
(40) Aristide Rey, ainsi que les frères Reclus, Benoît Malon, etc., étaient membres du groupement secret qui se mouvait autour de Bakounine, sous la dénomination de Fraternité Internationale, et qui, en séance intime, délibéra sur la marche à suivre. C'est à cette occasion que fut fondée l'Alliance de la Démocratie socialiste.
(41) Wyrouboff (Grégoire Nicholaiewitch), né à Moscou en 1843. Disciple d'Auguste Comte, il dirigea La Revue Positiviste, avec Littré puis avec Charles Robin. En 1874, il fut nommé professeur d'histoire des Sciences au Collège de France.
(42) On a remarqué que ce discours fut sans doute la première adhésion publique d'Elisée Reclus au principe de l'Anarchie.
(43) Jaclard, blanquiste, membre de l'Alliance de la Démocratie Socialiste où sa participation ne fut que momentanée.
(44) Joukowsky, Russe établi à Genève, militant de l'Internationale,ami de Bakounine et des Reclus.
(45) Zagorky, Polonais, ami de Bakounine, Ses caricatures au Congrès furent réunies et publiées sous forme d'album.
(46) Le Beobachter, journal démocratique de Stuttgart.
(47) Nous lisons dans JAMES GUILLAUME, L Internationale, I, p.75 etsuiv. :
«Le premier Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, tenu à Genève en 1867, n'ayant pas réussi à élaborer un programme avait confié ce soin à un Comité.
«Il y eut pendant toute l'année lutte au sein de ce comité entre le libéralisme et le radicalisme bourgeois de la majorité et les idées socialistes révolutionnaires de la minorité à laquelle appartenaient Elisée Reclus et Bakounine qui avaient été élus membres de ce comité.
« Au congrès de Berne, la lutte éclata au grand jour et aboutit à la résolution de la minorité de se séparer de la Ligue par la déclaration suivante:
« Considérant que la majorité des membres du Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté s'est passionnément et explicitement prononcée contre l'égalisation économique et sociale des classes et des individus et que tout programme et toute action politique qui n'ont point pour but la réalisation de ce principe ne sauraient être acceptés par des démocrates socialistes, c'est-à-dire par des amis consciencieux et logiques de la paix et de la liberté, les soussignés croient de leur devoir de se séparer de la Ligue.»
Au nombre des dix-huit signataires de cette déclaration, figurait Elisée Reclus.
(48) On verra sur cette Société, qui portait le nom de Bureau de Paris, les renseignemente les plus circonstanciés dans le tome 1er, p. 64, du précieux ouvrage de JAMES GUILLAUME, L'Internationale, Documents et Souvenirs. Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'Edition, 17, rue Cujas.
(49) Albert, ex-officier russe (Wladimir Ozerov), qui gagnait sa vie comme cordonnier, L'Internationale, I, p. 150.
(50) La ligue de la Paix, société fondée par Frédéric Passy, qui fit l'éloge de Napoléon III pour son amour de la Paix et blâma le Congrès de Genève «républicain et anti-clérical».
(51) Congrès international des Travailleurs, tenu à Genève le 8 septembre 1866. Voir L'Internationale, t. I, p. 4.
(52) Jeanne, fille aînée de Dumesnil.
(53) Bakounine.
(54) Aristide Rey.
(55) Fanelli, un Italien, très lié avec Bakounine.
(56) Germain Casse, beau-frère d'Elisée.
(57) Delescluze (Charles). Exilé par le gouvernement de Louis-Philippe, déporté sous celui de Napoléon, il rédigeait à Paris Le Réveil en 1866, fut élu représentant de la Seine et membre de la Commune. Il dirigea la lutte contre l'armée régulière et se fit tuer sur les barricades (Dict. Larousse).
(58) A. Darimon, ancien secrétaire de Proudhon et député de Paris, accepta les avances de l'Empire après lui avoir fait une vive opposition et parut à la Cour en culottes courtes de cérémonie. Il fut dès lors en butte à tous les sarcasmes de la presse et des Parisiens (Dict Larousse).
(59) Voir Lemonnier.
(60) Clamageran, avocat à Paris, combattit le gouvernement impérial. Adjoint à la mairie centrale en 1870, il donna sa démission en 71, fut élu au Conseil Municipal en 76 et nommé ministre du cabinet Brisson en 1885 (Dict. Larousse).
(61) Langlois, Jérôme-Amédée, né en 1819 Ayant adopté les idées de Proudhon, il donna sa démission d'enseigne de vaisseau en 1868, prit part à la journée du 13 juin 1849 et fut condamné à la transportation. Rentré en France, il se distingua lors de la guerre franco-allemande aux affaires de la Gare aux bœufs, de Montretout et de Buzenval. Député de la Seine à l'Assemblée nationale, il vota avec l'extrême gauche. N'ayant pas été réélu en 1885, il obtint un poste aux finances (Dict. Larousse).
(62) Charente-Inférieure.
(63) Beluze, directeur du Crédit au Travail.