Élisée Reclus Correspondance (1870-1888)

Élisée RECLUS
Correspondance
(1870-1888)

Extraits de :
Correspondance d'Élisée Reclus, tome II
Librairie Schleicher frères, 1914

A son beau-frère, Pierre Faure, Sans date, Paris, 1870  À M. de Gérando, Londres, 16 janvier 1882
A son beau-frère, Pierre Faure, sans date. À Richard Heath, Clarens, 8 juillet 1882
Lettre d'Élisée à Cattelin, sur la mort de Clément Duval À Richard Heath, Villars sur Ollon, Vaud, 2 août 1882
À sa sur Louise, Fort de Quelern, 8 mai 1871. À Mlle de Gérando, 119, rue Monge, Paris, 6 octobre 1882
À Mme Fanny Elisée Reclus, 8 juin 1871. À Mlle de Gérando, Clarens, 9 décembre 1882
A Mme F. Reclus (sans date, reçue le 31 juillet 1871) À Monsieur Rigot, Juge d'Instruction lyonnnais. 24 décembre 1882
À Mme F. Reclus, 3 août 1871 À Élie Reclus, Bourg, sans date, lundi soir, janvier 83
A Mme F. Reclus 20 octobre 1871. Trébéron À Richard Heath, Clarens, 18 février 1883
A Mme F. Reclus, Versailles, 30 octobre 1871 À M. de Gérando, Clarens, 24 juin 1883
Condamnation à la déportation simple À Richard Heath, Clarens, 6 juin 1884
A Richard Heath, 8 janvier 1872. À Richard Heath, Sans date, 1884
Commutation de peine À Richard Heath, Lavey-les-Bains, 28 juillet 1884
À Élie Reclus, Lugano, Suisse, 29 avril 1872 À Mme Ackermann, Clarens, 20 janvier 1885
A Victor Buurmans, Lugano, 19 mai 1872 À M. Henry Seymour, pour son journal, 1er mars 1885
À Mme Élie Reclus, Lugano, 8 juin 1872 À Mme Élisée Reclus, Saragosse, avril 1885
À Élie Reclus, 23 septembre 1872 Lettre adressée à Jean Grave et insérée dans Le Révoltédu 11 octobre 1885
Communication du Dr Nettlau (Reclus et Bakounine) Aux compagnons de La Lutte Sociale,organe communiste-anarchiste
À Nadar, Vevey, 13 octobre 1877 À Mme Dumesnil, à Vascuil, Sans date, novembre 1886
À Victor Buurmans, Naples, 17 février 1878 À Mlle de Gérando, Sens, de passage, 3 janvier 1887
A Victor Buurmans, Vevey, 25 avril 1878 À Richard Heath, Clarens, 11 janvier 1887
Amnistie À Richard Heath, Sans date. Clarens
À Richard Heath, Clarens, 30 janvier 1880 À Jacques Gross, Clarens, 16 mai 1887
À Mlle de Gérando, Clarens, 18 septembre 1881 À Richard Heath, Sans date
À Mlle de Gérando, Clarens, 8 octobre 1881 À Richard Heath, De Viarmes (Seine-et-Oise), 20 novembre 1887
À Mlle de Gérando, Clarens, 1er janvier 1882 À M. Georges Renard, professeur à l'Académie de Lausanne, Clarens, 2 juin 1888
A son beau-frère, Pierre Faure, à Sainte-Foy la Grande
Sans date, Paris, 1870 (septembre).

Tu as deviné par la lecture des journaux ou la rumeur sourde t'a déjà annoncé les événements. L'armée de Bazaine a été décidément coupée et l'armée de Châlons, toujours empêtrée dans les bagages de cet affreux Bonaparte, au lieu de courir à l'est pour dégager Bazaine, se réfugie en toute hâte du côté de Paris d'autres disent même du côté de Soissons, afin que le gredin puisse plus facilement se mettre à l'abri du danger. Dans quelques jours, cela n'est plus douteux, les Prussiens s'empresseront d'ouvrir les portes. Sans doute que, par une dernière ironie, les Prussiens qui, eux non plus, ne veulent pas de la Révolution, traiteront avec le Bonaparte et nous l'imposeront tout en empochant nos milliards et en nous enlevant deux provinces.

Voilà la situation.

Vingt années d'Empire ne pouvaient nous donner autre chose.

Contre une nation en armes, une nation seule pouvait se défendre ; mais jusqu'au dernier moment, quoi qu'en aient dit les journaux, Palikao, Trochu et tutti quanti,Bonaparte et sa Camarilla ont commandé tirant de leur côté et désorganisant la défense. Maintenant, la politique de l'empire expirant n'est plus que de pourvoir à la sûreté personnelle de ces pleutres.

Mais, avec l'Empire, c'est aussi la bureaucratie qui nous a tués. Pas de salut national sans élan populaire : mais cet élan, on fait tout pour le contenir, pour l'empêcher d'éclater et on y a réussi. Pour dérouter l'opinion, on a même été jusqu'à inventer l'affaire de la Villette, on a passé d'inutiles revues de pompiers qu'on a fait venir pour les renvoyer ; on a refusé des armes mêmes à la garde nationale, même à la mobile ; on a découragé jusqu'aux volontaires. Tu te figures que l'état-major se repent de n'avoir pas même connu la carte de France et qu'O. aurait été bien accueilli comme géographe ! Quelle erreur hélas ! Comment, se serait-on dit, ce jeune homme est un simple zouave et croit savoir ce que nous ne savons pas ! Vite en prison pour cela ! Un de mes amis a porté à l'état-major une proposition des plus utiles, des plus indispensables même. On lui a répondu : «Monsieur, vous avez sans doute raison, mais nous ne pouvons prendre connaissance de votre mémoire : il n'est pas écrit en bâtarde.»Et voilà ce qui nous vaut l'invasion, les milliards, la honte et les flots de sang versé !

P. nous écrit de Châlons. Il est dans la déroute, désespéré de ce qu'il voit.

VOTRE ÉLISÉE

A son beau-frère, Pierre Faure, à Sainte-Foy la Grande
Paris, sans date.
Ami et frère,

Ne te préoccupe pas trop des petites grincheries du Réveilou de la Marseillaise.Le Réveilplaide pour les socialistes, parce qu'on le soupçonne de ne pas l'être, et la Marseillaisen'a pas su changer de gamme : elle se sert encore de son vieux vocabulaire, comme si la situation n'était pas changée.

Il faut bien nous rappeler que la République a été acclamée par tous comme le moyen de salut suprême. Ce n'est pas pour nos principes qu'on nous a priés de remplacer Napoléon, c'est par instinct de conservation. Si nous avions emporté la position de haute lutte, si nous avions vaincu les partis monarchiques, nous serions en droit de faire passer immédiatement nos idées dans la pratique : réforme de l'impôt, suppression de l'armée, instruction égalitaire, nous pourrions tout décréter ; mais la République actuelle n'est en réalité qu'une suspension d'armes entre les partis. Orléanistes, légitimistes, bourgeois simplement patriotes nous ont dit : Trêve maintenant, guidez-nous, triomphez pour nous, et nous verrons après ! Acceptons la trêve et si nous remplissons bien notre mandat, si nous sauvons la France comme on nous demande de le faire, alors la République est assurée, et nous aurons la joie de voir s'ouvrir pour nos enfants une ère de progrès dans la justice et le bien-être.

Ainsi, Faure, mon ami, moi qui suis plus révolutionnaire que toi, moi qui suis un affreux communiste et un infâme athée, je ne crains point de voir l'élément bourgeois dans les affaires : j'aurais même accepté Thiers, car, je te le répète, ce n'est pas nous qui avons fait la République. Toutefois, ne te figure pas que je ne veuille continuer de faire sans cesse et toujours ma propagande pour la Révolution sociale.

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Le nom de Louis Blanc au poste d'ambassadeur à Londres nous semble comme à toi de beaucoup le meilleur. Quant à Cluseret, il se tirera d'affaire. N'en doute pas.

À toi,

   ÉLISÉE.

Lettre d'Élisée à Cattelin, sur la mort de Clément Duval, général de la Commune (1).
 

«Nous cheminions sur la route de Versailles, cinq par cinq, gardés de chaque côté par deux cadres de fantassins et de hussards. En face, on voyait arrêté un groupe de cavaliers étincelants : c'étaient Vinoy et son état-major.

La colonne s'arrête. Nous entendons des paroles violentes, un ordre de mort. Trois des nôtres, entourés d'une troupe de soldats, franchissent lentement un ponceau qui relie à la route un pré entouré de haies et limité à l'est par une maisonnette portant l'enseigne :

DUVAL, horticulteur.

Nos trois amis s'alignent à 20 pas de la maison, ils montrent leur poitrine et relèvent la tête :

«Vive la Commune !» Les bourreaux sont en face. Je les vois un instant cachés par la fumée et deux de nos camarades tombent sur la face. Le troisième chancelle comme s'il allait tomber aussi du même côté, puis se redressant, il oscille de nouveau et se renverse face au ciel.

C'était Duval. Un des fusilleurs se précipite sur lui, arrache les bottes à l'homme qui frémissait encore, et deux heures plus tard, dans la poussière triomphale à travers les rues de Versailles, le soldat fait parade de son butin.....»

(1) Lettre reproduite dans les Mémoires inédits du chef de la Sûreté sous la Commune,par P. CATTELIN, Paris, s. d. 1900.



À sa sur Louise, à Vascuil
Fort de Quelern, 8 mai 1871.

Je t'écris une lettre qui, volupté bien douce, ne sera pas d'abord déchiffrée, profanée par des yeux impurs, mais qui est bien véritablement à ton adresse... Malheureusement, la réponse n'aura pas le même sort ; mais je t'en supplie, de même que tu as eu le courage de subir pour me voir l'humiliation que tu as subie, résigne-toi à me donner des nouvelles qui n'auront pas ton frère pour premier lecteur.

J'ai bien reçu ta lettre du 2 mai, m'annonçant l'envoi de paquets qu'on me demande tous les jours. Tu me rendras donc grand service en m'expédiant la caisse au plus tôt : je serai très heureux moi-même d'y trouver quelques objets qui me permettront d'être plus propre, et les romans anglais qui me transporteront dans le monde idéal de la libre observation des murs et des caractères.

Fanny m'a écrit me demandant conseil au sujet de son émigration à Vascuil. Je lui ai répondu que, s'il m'était permis de donner un avis à la prudente, la bonne et la vaillante, je lui conseillerais d'aller y respirer l'air pur et manger des fraises, «génératrices de la santé». Quand elle sera à Vascuil, il me sera aussi plus facile d'entretenir avec elle une correspondance régulière. Si sa présence à Paris était de la moindre utilité, je lui aurais conseillé d'y rester, ou plutôt, elle ne m'eût pas demandé d'avis ; mais la libre campagne vaut mieux pour elle et les enfants. Les Prussiens ne font rien à l'affaire, ce sont des hommes sans responsabilité.

Notre vie du fort n'a rien de bien nouveau. Environ cent prisonniers, parmi lesquels un médecin, moins heureux que notre frère, nous ont été amenés il y a quelques jours. On leur a fait subir à Versailles les mêmes avanies qu'à nous. Aucun d'eux n'a pu sauver sa montre ; ils ont été dépouillés de leurs couvertures, de leurs capotes, de leurs paletots ; quelques-uns ont même perdu jusqu'au gilet et nous sont arrivés en manches de chemise. Cependant on ne leur a donné ni coups de sabre, ni coups de crosse, ni coups de pied, et nul d'entre eux n'a été fusillé. Sous ce rapport, il y a donc amélioration.

Les nouveau-venus nous ont apporté des nouvelles de Paris, nouvelles dont nous avions bien besoin pour rétablir la communication intellectuelle entre le monde extérieur et nous. Les nouvelles politiques nous arrivent, mais rares et incomplètes. N'oublie pas dans ta réponse de me donner un résumé bref et net de la situation, en nous parlant de Viviane (2).

Mes amitiés, mes embrassades à tous. Je pense avec bonheur à vous tous. Je suis ravi d'avoir de bons et de vaillants amis.

Votre frère,

ÉLISÉE

(2) Héroïne d'un livre de Quinet, personnifiant l'idéal de la France.



À Mme Fanny Elisée Reclus.
8 juin 1871.

Ta lettre du 5 juin m'arrive à l'instant. Je te remercie beaucoup d'avoir fait la commission demandée par mon ami et de m'avoir envoyé des nouvelles des familles de tous mes camarades de quartier. Plusieurs n'ont pas encore reçu de nouvelles et j'aurai le plaisir de les rassurer.

Je ne sais si je t'ai dit que tous mes camarades ont été pour moi d'une touchante amabilité. Il y a quelques jours, pendant que je travaillais à la bibliothèque, ils ont profité de mon absence pour me faire donner une paillasse propre qui avait été portée par mégarde dans notre chambre. Quoique leurs couches ne soient pas moins sales que l'était la mienne, ils n'ont pensé qu'à moi et m'ont fait l'extrême amabilité de plaider pour leur camarade absent. De même, ils ont insisté pour me remplacer dans toutes les corvées, parmi lesquelles il en est de pénibles, et même de dégoûtantes. Je n'aurais pas accepté ce témoignage d'amitié si je n'étais chargé du service de notre pauvre bibliothèque de prison, ce qui peut être aussi considéré comme une sorte de corvée.

Actuellement, mon travail consiste surtout à faire des extraits et des recherches pour mon ouvrage futur sur le Sol et les Races; mais je m'occupe aussi à donner et à prendre des leçons ; j'enseigne l'anglais moins bien que toi et j'apprends le flamand sous la direction de mon ami, le citoyen Buurmans. J'ai entrepris en outre un petit travail purement littéraire, qui n'est pas bien avancé, mais que je désire terminer avec ton concours pendant de longues soirées d'hiver, alors que nous deviserons et que nous étudierons en commun après le travail de la journée. Je lis aussi quelque peu pour me délasser.

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Ton ami,

ÉLISÉE RECLUS

On dit aussi que notre sort doit être bientôt décidé. Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans cette rumeur.



A Mme F. Reclus.
(sans date, reçue le 31 juillet 1871).

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Hier, m'est arrivée une lettre de Maunoir, secrétaire de la Société de Géographie.Cet ami me dit qu'il provoque une démarche collective de la Société pour obtenir ma libération. Seulement, me dit-il, il serait possible qu'on me demandât un engagement formel, une promesse, un serment quelconque, ou tout au moins une phrase d'allégeance dans une lettre privée. Tu comprends ce que j'ai dû répondre. L'avenir m'étant inconnu, il m'est absolument impossible de savoir quelle ligne de conduite m'ordonnera ma conscience, et, par conséquent, je ne puis souscrire à aucun engagement dont d'autres que moi auraient à peser les termes. Chose étrange ! Alors que la Société, dans l'état de désagrégation et de démoralisation où elle se trouve, aurait besoin de tous les hommes droits et consciencieux, des amis supposent que, pour rentrer dans la vie libre, il me faudrait commencer par m'avilir. On se figure d'ordinaire que les femmes sont conseillères de lâcheté ; aussi avais-je quelque idée d'écrire à Maunoir : «Allez consulter ma femme. C'est elle qui décidera. Mais je sais d'avance ce qu'elle vous dira. Elle préfère ne plus revoir son mari que de le voir rentrer furtivement la tête basse et le cur plein de remords. Elle veut revoir son mari tel qu'elle l'a connu et tel qu'elle l'aime.»

Tu vois d'après ce qui précède que je dois simplement continuer ma vie de prisonnier sans me creuser l'esprit au sujet du hasard de ma libération. Cependant, la besogne de l'interrogatoire avance un peu ; sur mille captifs que nous sommes à Quélern, plus de deux cents ont subi leur examen ; un seul a été libéré, par ordonnance de non lieu, je suppose.

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Je n'ai point fini de rédiger le second volume du résumé de la Terre...Je te prie de m'envoyer 1° un exemplaire en feuilles de l'abrégé du premier volume de l'abrégé, 2° ce qui a été rédigé du deuxième volume, 3° les feuillets préparés pour la rédaction du manuscrit ; 4° le cahier de notes. Avertis Templier que j'ai rédigé le premier tiers du deuxième volume de l'abrégé et que je vais finir le reste (3).

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Ton mari,

ÉLISÉE RECLUS

(3) Les Phénomènes terrestres,reproduction résumée de La Terre, 1er volume : Des Continents, Hachette et Cie, 12 sept. 1870 ; 2ème vol. : Les Mers et les Météores,Hach. et Cie, 26 sept. 1872.



À Mme F. Reclus
3 août 1871.

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Je puis te raconter maintenant pourquoi l'on m'a transporté ici. Tu sais peut-être que le ministre Simon, secrétaire de l'Instruction publique, a visité tous les pontons et prisons.

Il vint aussi à Quélern, entouré de généraux, d'amiraux et autres gens nantis de sabres et de chapeaux à plumes. Avant de partir il voulut me voir et me demander si je ne manquais de rien. Mais comme je méprise cet homme, je refusai de me rendre auprès de lui en disant que je n'avais rien à lui demander. Bien qu'il en fût très ennuyé, comme je l'ai su, il déclara qu'il voulait me donner du confort malgré moi et décida, d'accord avec le directeur, de me faire transporter à Trébéron. Ils auraient pu me garder à Quélern, mais là j'avais trop d'influence, paraît-il, sur mes compagnons de prison ; nous étions trop bons amis et mes leçons déplaisaient au directeur, bien qu'il n'ait jamais osé les interdire. Il voulait rompre nos liens de concorde et de bonne volonté et voilà pourquoi je fus envoyé dans cette île. Quand il vint ici, le ministre donna l'ordre de surveiller étroitement mes actes et de m'enfermer dans ma chambre. Il fut même question de mettre à ma porte un soldat qui me suivrait partout, son fusil chargé sur l'épaule. Mais heureusement, quand le ministre eut tourné le dos les chirurgiens de la marine et autres supérieurs, qui appartiennent tous à la marine et sont très bien disposés à mon égard, ne tinrent aucun compte de ses paroles ; je suis aussi libre que les autres prisonniers, je me promène comme il me plaît et je lis même des journaux et travaille la nuit dans ma chambre. Tous ces messieurs se montrent envers moi excessivement bons et polis ; même le curé est venu me rendre visite. Je puis même te dire ceci : si tu crois bon de venir me voir, tu obtiendras la permission, bien que officiellement ce soit encore très strictement défendu d'être seule avec moi dans ma chambre pour quelques heures.

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J'ai appris que des douze ou treize mille prisonniers de Brest un peu plus de neuf cents ont été libérés. Je sais grâce au capitaine qui m'a interrogé que la seule accusation qui pèse sur moi est d'avoir marché contre l'armée régulière. Il m'a montré naturellement sans que je le lui demande beaucoup de lettres d'origines diverses sollicitant ma libération. Ainsi mon cas est très simple. Cependant je n'ai pas de raison de croire que je serai bientôt libéré.



A Mme F. Reclus
20 octobre 1871. Trébéron.

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Hier, un vieillard à barbe blanche et au visage souriant a bravé vent et marée pour se présenter chez moi. C'est un pasteur qui connaît mon père de nom, est grand ami du jeune de Coutouly. Il voulait me parler, croyant pouvoir m'aider à sortir de prison, mais m'a d'abord offert une poire succulente qui, disait-il, m'était envoyée par une dame. Le geôlier principal l'avait introduit avec la plus grande politesse, espérant me faire par là oublier la façon méchante et vulgaire dont il s'était conduit dans l'affaire du vin envoyé par mon beau-frère. Donc, le pasteur, M. Berth, m'a dit être très bien en cour auprès du nouveau ministre, Casimir Périer, et qu'il pourrait s'en prévaloir pour obtenir ma liberté, si toutefois j'y consentais. «Certainement, ai-je répondu, je ne demande qu'à être libre comme les camarades, sans condition et sans promesse attentatoire à ma dignité. Comme les paroles me semblent non moins sérieuses que les actes, je ne veux pas en prononcer d'humiliantes ou de flatteuses, et demande à être libre parce que la chose est juste en soi, je ne veux pas la devoir à la générosité». M. Berth m'ayant demandé de formuler ma déclaration par écrit, j'y ai consenti, pesant mot après mot, phrase après phrase, n'omettant aucune des raisons qui établissent selon moi la légitimité de ma libération, sans m'abaisser à la demander, naturellement. Du reste, ceci me paraît négligeable, mais rien ne s'opposait à ce que je dise toute ma pensée : pourquoi ce que l'on a dans le cur ne serait-il pas sur les lèvres ?......

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ÉLISÉE RECLUS.



A Mme F. Reclus
Versailles, 30 octobre 1871.

Depuis une semaine environ, mon transfert de Trébéron au ponton, puis à Brest, puis à Versailles, a mis du trouble dans notre correspondance. J'ai vu M. Bellamy (4) quelques minutes avant mon départ, dans la gare du chemin de fer. Il venait de perdre son père. Il a été pour moi d'une affection, d'une délicatesse rares : j'étais vivement ému en lui serrant la main.

Mon voyage de prison en prison s'est assez bien fait, si ce n'est que j'ai véritablement souffert par suite de manque d'air et de lumière dans la cellule profonde de Fontenoy où j'ai été enfermé une vingtaine d'heures... J'ai écrit à M. Charton et à Onésime en leur demandant de venir me voir pour causer de mes affaires et me rendre divers services. Je ne t'en dis pas encore autant, car tu demeures plus loin qu'eux et il n'est pas certain que je reste ici. D'après ce que m'a dit le lieutenant du ponton de Fontenoy, ma destination prochaine serait Saint-Germain. Cette prison est une sorte de caravansérail où nous sommes à l'étroit, mais pas tant qu'au fort de Quélern. Si je devais rester ici quelque temps, j'arriverais facilement à m'isoler assez pour travailler un peu. Grâce à la cantine, un ami, un médecin que j'ai été étonné de trouver ici, m'a offert dès mon arrivée un véritable repas. Excuse mon silence près des amis...

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ÉLISÉE

(4) Un des notables de Brest qui fut très bienveillant à Mme Reclus quand elle allait voir son mari en prison.


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Conseil de guerre permanent de la 1ère division militaire, séant à Saint-Germain-en-Laye.

JUGEMENT.

Au nom du peuple français.

Le 7e conseil permanent de guerre de la 1ère division militaire a rendu le jugement suivant : Aujourd'hui, 15 novembre 1871, le Conseil de guerre permanent de la 1ère division militaire, séant à Saint-Germain, ouï le Commissaire du Gouvernement dans ses réquisitions et conclusions, a déclaré le nommé Reclus, Elisée Jacques, écrivain géographe, coupable d'avoir porté des armes apparentes dans le mouvement insurrectionnel de Paris et d'avoir fait usage de ses armes. Le conseil a admis des circonstances atténuantes.

En conséquence, ledit conseil condamne, à la majorité de cinq voix contre deux, le nommé Reclus Jacques, écrivain géographe, à la peine de Déportation simple par application des articles 267 du code de justice militaire, 5 de la loi du 8 juin 1850, 463 du code pénal et 135 du code de justice militaire.

Et, vu l'article 139 du Code de justice militaire, le Conseil condamne ledit Reclus, Élysée Jacques, à rembourser sur ses biens présents et à venir, au profit du Trésor public, le montant des frais du procès.

Signalement, etc.

Le présent jugement a commencé à recevoir son exécution le 15 novembre 1871.

                    Le Commissaire du Gouvernement.

                                    Pour extrait conforme,

                                                                    LE GREFFIER.


A Richard Heath, en Angleterre
Maison de correction, Versailles, 8 janvier 1872.

Mon cher Monsieur,

Vous avez été certainement surpris de ne point recevoir de réponse à votre bonne lettre du 18 novembre mais c'est hier seulement qu'elle m'a été remise.

Je ne puis assez vous dire le plaisir que j'éprouve de refaire votre connaissance ; après une séparation de 20 ans, dans une vie si mouvementée, j'étais loin de m'attendre à pareille aubaine. Je me rappelle bien votre nom, votre physionomie et, plus encore, votre bonté pour moi, mais dans le torrent de la vie qui nous emporte simultanément ou nous sépare violemment, tant de personnes que nous connûmes se sont déjà évanouies dans l'ombre que je n'osais espérer encore avoir de vos nouvelles.

J'ai certainement beaucoup souffert depuis mon emprisonnement et, auparavant, durant la guerre franco-prussienne et la Commune, mais comme vous l'avez bien compris, ma grande consolation a été d'avoir pu agir selon ma conscience. Plus d'une fois, j'ai eu besoin d'interroger le sens du devoir, mais je n'ai pas hésité à obéir, au risque de compromettre vie ou liberté. C'est ce qui me donne aujourd'hui la satisfaction d'avoir conquis le respect même de mes adversaires politiques.

Étant prisonnier, je ne puis entrer dans aucun détail relatif aux causes, à l'histoire et aux suites probables de notre guerre civile : il faut que je garde le silence, mais tous ceux qui recherchent le vrai en toute sincérité doivent facilement en saisir le sens. Il m'est doux de savoir que vous me connaissez suffisamment pour ne point m'accuser d'avoir lutté dans un but d'intérêt, de violence, ou désir d'autorité, et vous remercie de tout cur de n'avoir point laissé pénétré le doute en votre esprit. Vingt années se sont écoulées et le vague souvenir que vous avez conservé de moi est encore celui d'un homme sincère et désintéressé. J'ai à cur de vous en remercier. Votre bonne lettre me permet de constater que l'enthousiasme et le dévouement ne sont jamais perdus, ainsi que vos philosophes et les nôtres l'ont prouvé scientifiquement. Il y a continuité de force. Soyons bons, et l'influence de notre bonté se fera sentir dans le monde entier. Partout où j'ai trouvé des amis, en Europe, en Amérique, en liberté ou en prison, j'ai été utile en parlant de justice et en agissant conformément à mes paroles.

Vous me demandez quel est le vrai sens du verdict prononcé contre moi : Il est analogue à celui de la transportation pour les condamnés d'Angleterre, avec cette différence que ce n'est pas en Australie, mais en Nouvelle-Calédonie, que je serais envoyé. Sera-ce mon destin de m'y voir relégué loin de femme, enfants, livres et amis ? Je ne le pense pas. Différentes sociétés de géographie et, je le dis avec reconnaissance, des plus célèbres savants anglais demandent l'annulation ou la commutation de ma peine. Je serais étonné qu'ils ne réussissent pas. Mais, quel que soit mon sort, croyez que je ferai mon devoir.

Vous ne me dites pas dans votre lettre si l'existence vous sourit. Je l'espère, et en suis même sûr, car un cur aimant comme le vôtre doit vous faire aimer et estimer de tout le monde.

Pardon pour mes fautes d'anglais (5). Nous n'en sommes pas encore à la langue universelle.

Je reste, cher Monsieur, votre dévoué.

ÉLISÉE  RECLUS.

(5) Cette lettre a été traduite.


Il y eut unanimité, on peut le dire, dans le témoignage spontané des savants et littérateurs anglais en faveur d'Élisée Reclus, condamné à la déportation.

Nous ne donnerons pas la liste des 61 signataires de la première pétition, qui fut expédiée de Londres, le 30 décembre 1871, par H. Woodward, membre de la Société Géologique et de la société zoologique de Londres : ce serait celle des plus notables écrivains et hommes de science de l'époque ; ni les noms des 33 autres personnages éminents qui s'ajoutèrent à cette première liste, car on était bien décidé, en Angleterre, ainsi qu'en France, à continuer le pétitionnement jusqu'à ce qu'on eût obtenu gain de cause. Enfin, on apprit que, par décret du 15 février 1872, la peine était commuée en dix années de bannissement et, qu'après sept mois et demi de détention, Élisée venait d'être transféré de Versailles à Paris, et, de là en Suisse, dans une voiture cellulaire et les menottes aux mains.


À Élie Reclus
Lugano, Suisse, 29 avril 1872.

Mon cher ami,

Reçu l'ouvrage de Bastian que je tâcherai de te renvoyer dans le mois. Mais ainsi que tu l'as deviné, ce qui me sera le plus utile, c'est le catalogue géo-ethnographique de la bibliothèque. De cette manière, je pourrai me procurer les ouvrages indispensables. Du reste, même ici, j'ai trouvé à peu près ce qu'il me faut. Un des professeurs du lycée de Lugano, le fils du géographe Thurman, a une assez belle bibliothèque qui est à mon service.

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Nous revenons de Milan où nous avons passé quatre ou cinq jours très agréables, en dépit de la pluie obstinée. Fano (6) n'était point chez lui. Il avait été appelé à Rome, non seulement pour ses devoirs de représentant, mais aussi comme délégué à ce congrès de prétendus ouvriers, qui ne comprenait guère que des princes, des comtes, des sénateurs et des marquis. Tu comprends combien ce congrès a tenu à la modération la plus parfaite. Il y a eu deux tempêtes occasionnées par l'imprudence de deux vrais ouvriers, qui soutenaient, l'un que les grèves étaient un mal nécessaire, l'autre que l'éducation devait être laïque. Les deux malheureux ont été expulsés sous les huées.

Les quelques citoyens que j'ai vus à Milan ne sont donc guère amis de Fano. L'un, un jeune homme pâle, aux yeux brillants, sort de prison, où on l'avait jeté parce qu'il avait essayé de fonder un journal (7) qui ne contiendrait ni personnalités, ni violences de langage, mais où il aborderait le vif des questions.

C'est Vincenzo Pezza (8)... Un autre, Stampa (9), est un bon et doux vieillard, un propriétaire, éleveur de vers à soie. Ce qu'il m'a raconté et montré de la vie des paysans lombards est horrible. Quand tu viendras, nous irons le voir ensemble.

Tu me demandes des détails sur la visite de Michel (10) et de Beppo (11). Ils sont restés tout un jour et par conséquent, il me serait impossible de résumer tout ce que nous avons dit. Ils ont été fort raisonnables. Michel avait pour moi des câlineries d'ami bienveillant (12).

Nous ne sommes pas encore installés dans notre villa-baraque. Je crois que nous pourrons y travailler à notre aise. Ainsi que me l'a écrit Onésime, il devient probable que je serai chargé par Tempier de rédiger une Géographie. C'est pour moi un brevet de longue vie, car j'en aurai là pour bien des années. Il serait possible aussi que j'eusse à visiter Londres cette année pour refaire mon Guide,mais je n'accepterai que si Fanny peut faire le voyage avec moi.

A bientôt, amis.

ÉLISÉE

(6) Fano, diminutif de Fanelli, Enrico Fanelli.
(7) Il Martello.
(8) Vincenzo Pezza mourut poitrinaire en 1873.
(9) Gaspardo Stampa, autre internationaliste italien.
(10) Bakounine.
(11) Beppo, internationaliste italien qui, avec Élie, avait fait le voyage d'Espagne (1868-69)
(12) Cette visite aux amis de Milan et à Bakounine, qui avait eu lieu le 18 avril, est mentionnée avec détails par James Guillaume, 2ème v. de l'Internationale,p. 279. On peut lire aussi, même page, le récit des premiers rapports d'Élisée avec James Guillaume et de leur ultérieure amitié.



A Victor Buurmans
Luina di Pazzallo, Lugano, 19 mai 1872.

Mon bien cher ami,

J'attendais pour te répondre que j'eusse été renseigné par un de mes amis au sujet les chances de prospérité qu'il y aurait pour toi dans le pays de Neuchâtel. La réponse que j'ai reçue était fort dilatoire ; le mieux, je le crains, sera de ne plus y penser pour le moment. Tu comprends combien je serais désolé si je te faisais lâcher le médiocre certain pour n'importe quel incertain. Il serait trop redoutable d'exposer tes enfants à une destinée inconnue. Il faudra donc attendre. Mais le courage ne t'est pas difficile à trouver : nous avons eu tant de misères ! avec de l'intelligence et l'esprit de solidarité nous saurons en sortir.

Tu me demandes, mon cher ami, si je crois positivement que notre correspondance est à l'abri de toute indiscrète curiosité de la part de MM. les employés du cabinet noir. Hélas ! il ne faut jurer de rien. Que, de mon village à Paris les lettres mettent quatre jours pleins, il n'y a là rien d'étonnant, et ce n'est point cela qui m'inquiète ; mais je reconnais parfaitement que si ces braves gens de la police croient avoir le moindre intérêt à lire nos correspondances, ils ne s'en feront point faute. Je sais parfaitement que nous tous, exilés et réfugiés «communards», nous sommes fort surveillés. La France, qui est assez riche pour payer toutes ses hontes, entretient grassement des mouchards qui boivent dans les cafés d'innombrables bocks et, rentrant le soir, imaginent quelque conspiration fantastique. Pour donner un corps à ces prétendus complots, ils doivent certainement désirer de trouver çà et là des lambeaux de phrases qu'ils puissent torturer pour leur faire signifier quelque chose de bien «attentatoire à l'ordre et à la propriété.» Il nous faut donc être fort circonspects, non pour moi qui ne cours aucun risque, mais pour toi qui es dans l'antre de la police. Écrivons-nous simplement des lettres d'amitié. Plus tard, nous pourrons nous dire honnêtement tout ce que nous avons sur le cur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Certainement, mon cher ami, je serais heureux d'avoir des nouvelles de nos anciens camarades. Inutile de me parler de ceux que tu ne respectes pas ; mais parle-moi des autres. J'ai gardé de tous ces amis d'infortune le plus tendre souvenir. Beaucoup d'entre nous avaient de graves défauts, je le sais ; mais je voudrais bien que, dans son ensemble, la société tout entière leur ressemblât.

Ma femme vous envoie ses salutations les plus affectueuses. Je te serre la main et te prie  de transmettre à ta femme mes vux de prospérité pour vous. Embrasse aussi tes enfants.

Ton ami,

ÉLISÉE RECLUS.



À Mme Élie Reclus
La Luina di Pazzalo, Lugano, 8 juin 1872.

Ma chère Noémi,

Vous ne me répondez pas au sujet de la Gironde.Dois-je lui proposer Élie comme correspondant, au cas où j'aurais ma besogne géographique ? Je ne voudrais pas perdre de temps, de peur de laisser périmer mes droits acquis, acquis par deux correspondances.

Je n'ai pas le droit de signer une pétition à l'Assemblée, puisqu'elle m'a privé de mon titre de citoyen. Même si j'avais ce droit, je ne tiendrais pas à pétitionner auprès de MM. les fusillards. Cette assemblée n'existe pas pour moi : je l'ai dissoute. C'est malgré nous qu'elle se maintient.

Votre frère,

ÉLISÉE

J'envoie à Élie un petit almanach (13) populaire que je lui recommande : une belle uvre des Jésuites.

(13) C'est sous le titre d'Almanach du Bon Pasteurque circulaient les livres de propagande sociale.


À Élie Reclus
23 septembre 1872.

Puisque tu n'es pas venu nous voir, hélas ! c'est à moi de te raconter le Congrès de la Paix (14) pour que tu puisses, au besoin, dire à tes lecteurs du Dielo(14b) qu'il n'y a rien à en dire.

Première séance : Les dieux, c'est-à-dire Lemonnier (15), plus rouge que jamais, et Goegg (16), plus dégingandé qu'avant son départ pour l'Amérique, siègent au fond d'une grande église dans le voisinage de l'autel. Au-dessous sont les dieux mineurs et le menu fretin des correspondants de journaux parmi lesquels le noble Fribourg (17) se distingue par un paletot jaunâtre. Des drapeaux pendent sur nous à côté des objets de sainteté.

Lemonnier monte en chaire et parle du dévouement de Goegg. (Applaudissements).

Goegg se démène et parle du dévouement de Lemonnier. (Applaudissements).

Un citoyen propose un vote de remerciement à Goegg et à Lemonnier. (Applaudissements).

La séance est levée.

A demain les discussions sérieuses.

Deuxième jour. Avant d'entrer, je rencontre Arnould (18) causant avec le citoyen J.-J. Blanc (19), lequel nous dit d'un ton tranchant que le Saint-Gothard n'offre rien de curieux à voir : le pays est pour lui sans intérêt.

Arrive Lemonnier, pâle aujourd'hui et d'apparence respectable, sous ses cheveux blancs. Il vient pour me serrer la main. Je faisais pourtant semblant de ne point le voir : vains efforts. En me parlant, il se met sous la protection de Mme Kergomard (20).

Maître Fribourg s'avance d'un air patelin ; mais à celui-là  je puis tourner carrément le dos.

La séance est ouverte. Ritournelle du procès-verbal et de la correspondance. Lettres obligées des grands hommes : Louis Blanc, Edgar Quinet, Garibaldi. Cette dernière semble être la seule sérieuse.

Moneta (21), délégué italien, ouvre le feu : «Que faites-vous philosophes, à quoi servent toutes vos paperasses ? pourquoi personne n'est-il venu vous entendre, si ce n'est parce que vous êtes ennuyeux ? Vous dites vouloir la paix ? Mais pour arriver à une paix solide, comment vous y prendrez-vous pour renverser les gouvernements qui s'y opposent ? Comment en finirez-vous avec le pape et l'empereur ? Ce n'est pas le moment de faire de la philosophie.»

Lemonnier : «C'est que nous sommes des gens pratiques. Nous nous plaçons sur le terrain de la République universelle». Depuis que Lemonnier est apôtre, il a pris un air de prêtre. Cependant cela m'a fait un certain plaisir d'entendre son discours : c'était le premier speech français que j'entendais depuis mon acte d'accusation.

Nostag (22), journaliste français : «Attendu que ces Messieurs parlent de la Commune et se servent du langage de la Commune de Paris, tout en prétendant servir une cause différente, attendu qu'ils se servent de mots dont ils n'ont pas l'air de comprendre la valeur, l'assemblée passe à l'ordre du jour.»

Goegg : Il écume, il bondit, il montre le poing et débute par de fortes grossièretés. Il traite Nostag de menteur, ou à peu près, et, dans son zèle, fait une profession de foi communiste.

Limousin (23) : «Ah, ah ! vous êtes communiste, très bien, nous en prenons acte, mais est-ce là votre opinion personnelle ou bien engagez-vous la ligue tout entière ?» (Sensation). Goegg est cloué sur son banc. La situation est grave.

Lemonnier vient au secours de son copain. «Entendons-nous. Nous sommes pour le droit de propriété et de capitalisation n'ayant pour limite que le respect de soi-même et du droit d'autrui. La société doit à tous ses membres de leur faciliter l'accès de la propriété individuelle.» Il ne fallait rien moins que ces déclarations rassurantes pour calmer les bourgeois de Lugano. Goegg se cache derrière un pot de fleurs.

Le professeur Thurmann vient verser l'eau tiède de la philosophie sur toute la discussion. Il ennuie tout le monde et a l'air de s'ennuyer profondément.

Fribourg paraît à la tribune. Pour se donner l'air d'un ouvrier, il s'est revêtu d'une veste sale de couleur jaune et tachée de noir dans le dos. En méchant garnement qu'il est, il s'attaque de nouveau au lamentable Goegg : «Quel Goegg êtes-vous donc ? Goegg signataire des propositions collectivistes de Bâle, ou le Goegg propriétaire de Lausanne ?» Goegg remonte à la tribune ; il n'est plus insolent et cherche à s'échapper par la tangente. Entre autres choses, il essaie de prouver que la propriété individuelle et la collectivité du sol sont exactement la même chose.

Fribourg veut continuer de déchirer le malheureux, mais le président Battaglini l'arrête pour en revenir à l'ordre du jour.

Deuxième prêche de Lemonnier.

Un avocat local vient faire des effets de jambe et de voix.

Troisième jour. Adhésion de Pérez y Miguel, député aux Cortès, que tu connais peut-être. Idem de Sonnemann (24).

Censi, notre propriétaire, se révèle comme économiste. il parle avec beaucoup d'emphase de l'organisation de la république fédérative.

Limousin fait des phrases sur le «fluidisme» de la société. Comprenne qui voudra ! Puis il décoche quelques traits sans vigueur contre l'Internationale et demande à l'assemblée bourgeoise de la Paix et de la Liberté d'aider à l'organisation de corporations ouvrières, que l'on mettrait ensuite sous la protection des pouvoirs politiques. Puis il parle d'une façon mystérieuse d'un homme que la France aurait trouvé dans ses malheurs. Quel est cet homme ? est-ce Thiers ? est-ce Gambetta ? Nous n'avons pu savoir. Son discours devient de plus en plus «fluidique».

Morosini (25). Discours languissant, cherchant à nous convaincre que nous nous ennuyons. Il y réussit.

Fribourg, encore plus sale qu'hier, parle en faveur de l'instruction gratuite, obligatoire, laïque et familiale. Il ne suffira pas que le curé quitte son uniforme pour qu'on lui confie l'éducation des enfants, et patati et patata.

On lit un mémoire de P. Lacombe (26) relatif au projet de paix universelle. Après avoir montré combien chimériques étaient les projets de Saint-Pierre, de Kant, de Saint-Simon, Lacombe cherche à établir que l'arbitrage tend à se substituer de plus en plus aux discussions violentes de la guerre ; la statistique de tous les différents internationaux du siècle trouve que l'arbitrage en a résolu un beaucoup plus grand nombre que la guerre. Il propose donc de pousser chaque nation à conclure avec chacun de ses voisins en particulier des traités d'arbitrage qui les engageraient pour les discussions à venir. Tout le zèle des pacifistes devrait s'employer surtout à recruter des députés, des journalistes, des diplomates qui travailleraient à la conclusion d'un traité entre la France et l'Angleterre. Lacombe s'imagine que «l'ère de paix universelle étant beaucoup plus rapprochée que celle de la République», il s'agit de travailler à la pacification avant de travailler à la liberté. Ce mémoire m'a fait de la peine sans m'étonner. Lacombe, docteur en droit et ami de Gambetta, veut être tellement pratique qu'il cesse absolument de l'être.

Fribourg dit qu'il ne s'agit pas seulement d'arbitrage au point de vue théorique, mais que ces Messieurs de la paix devraient en prendre l'initiative. Il rappelle que, d'après une décision prise à Berne, «les bourgeois du congrès» devaient présenter leurs ventres aux baïonnettes prussiennes, mais que, la guerre une fois éclatée, ils sont restés tranquillement chez eux. Tartine sur le courage et sur le dévouement (Tonnerre d'applaudissements). Fribourg est le grand homme de la minute. Goegg cherche un argument pour expliquer leur pleutrerie. C'est que nous avions peur de la police, dit-il ; puis il qualifie Fribourg de farceur. L'insulte est son grand moyen d'éloquence. Fribourg proteste et aplatit de nouveau Goegg qui derechef va se cacher derrière son pot de fleurs et se tire désespérément la barbe.

En ce moment Hodgson Pratt (27) fait son apparition dans la salle. Lemonnier le présente à la tribune, plus pontife que jamais, l'huile découle de sa bouche et ses mots forment une bouillie larmoyante. Il présente des excuses pour les insolences extraparlementaires de Goegg, puis, avec un choix d'expressions parfaitement acceptables mais impitoyables sous leur forme polie, il signifie nettement à Fribourg qu'il n'est qu'un malhonnête homme et un vil coquin. L'exécution est complète, et cependant on se trouve humilié à la pensée qu'un homme d'une certaine valeur comme Lemonnier soit obligé de dire son fait à un homme indigne dont il a, en mainte circonstance, accepté le concours. Ensuite Lemonnier, répondant au mémoire de Lacombe fait remarquer avec juste raison que des arbitrages entre république et empire ne seraient que duperies pour la liberté. Il ajoute que la plupart des arbitrages, sauf celui de l'Alabama, n'avaient pour objet que la solution de difficultés sans importance. En somme le Congrès est sans valeur. Il n'y a ni partis ni passions collectives dans un sens ou dans un autre ; la désagrégation est telle qu'il ne reste plus que quelques vanités personnelles et sans doute aussi quelques dévouements particuliers. J'oubliais un discours de Limousin, qui se trouvait parmi les francs-maçons de Paris, allant au-devant des Versaillais (28). Il affirme que si on leur avait donné un programme de discussion, Thiers aurait eu l'amabilité d'interrompre le siège pour s'entendre avec Fauvety, Limousin et Cie ! Voilà comment on écrira l'histoire.

Quatrième jour. Nostag, à propos du procès-verbal, défend la conduite des francs-maçons pendant la Commune de Paris, glorifie la Commune elle-même et prononce quelques paroles de malédiction contre Thiers et ses bourreaux.

Lemonnier se borne à approuver l'acte des francs-maçons. Adhésion de Mauro-Macchi (29).

Adhésion de Passy (30). Lettre qui semble honnête et plus sérieuse que les discours de ce Congrès.

Hodgson Pratt parle de l'effort qui sera bientôt tenté dans le parlement anglais pour ériger en principe l'application constante de l'arbitrage international. Il parle aussi du projet de Marcoarti pour l'établissement d'un parlement international l'année prochaine. Naïvement, sans trop savoir qu'il faisait la critique amère de la société dans laquelle il se trouvait, Pratt déclare qu'avec des sociétés bourgeoises, on ne fera jamais rien : il ne faut pas seulement travailler pour les ouvriers mais aussi travailler avec eux. Sans leur appui, toute uvre est morte avant de naître.

Lettre de Victor Hugo. Un flot d'antithèses dont quelques-unes sont heureuses. On traduit la lettre en italien. La prose retentissante d'Olympio produit encore plus d'effet dans cette langue sonore que dans notre français maigrelet. (Applaudissements frénétiques). Sur la proposition d'un vieux convaincu, il est décidé que cette lettre sera traduite et répandue en Europe au plus grand nombre possible d'exemplaires. Sur la proposition d'un autre bonhomme, il est décidé qu'on enverra séance tenante un télégramme de félicitations à Victor Hugo.

Limousin introduit un amendement à je ne sais quelle résolution du Congrès. Il demande qu'on flétrisse les «meneurs», les «sectaires» de l'Internationale. Il veut que la ligue bourgeoise attire à elle la partie «saine» des ouvriers.

Un avocat italien lui répond sans trop le comprendre.

Ducommun (31) rappelle ce qui s'est passé au Congrès de Berne et proteste avec beaucoup de sens contre cette absurde déclaration de guerre. «Que l'Internationale fasse sa besogne, dit-il, et qu'elle le fasse bien ; il y a place pour tous au soleil.»

Limousin. «Je sais que je disais des bêtises, mais je voulais dire du mal de l'Internationale et je suis content d'y avoir réussi. Maintenant que j'ai parlé, je suis heureux. Rendons grâce aux dieux !»

Lecture d'un mémoire sur la pénalité.

Hodgson Pratt parle de ce qui s'est fait à Londres dans le dernier Congrès. Il explique le système des bonnes notes employé dans une des prisons d'Irlande. Par ce moyen, le prisonnier peut graduellement reconquérir sa liberté, quelle que soit la peine à laquelle il a été condamné ; quand il a un nombre suffisant de bonnes notes, il est transféré dans une prison de Dublin dont les portes sont tout grandes ouvertes, et dans laquelle il reste parce que son honneur y est engagé. On s'y livre aux jeux athlétiques, on y fait conférences et discours. On y travaille surtout. A leur sortie de cette prison, les condamnés, que les patrons se disputent comme d'excellents travailleurs, vont exercer soit à la ville, soit à la campagne ; mais ils restent toujours sous la surveillance de la police et, par la moindre incartade, ils s'exposent à aller finir dans une vraie prison la peine qui pèse virtuellement sur eux.

Encore deux discours sur la pénalité par les citoyens Censi et Lemonnier ; puis la session est close. On vote des remerciements au Président. Ainsi finit ce médiocre Congrès. Nous y avons entendu quelques paroles de conviction, pas un accent ému. Il faut que la société soit tombée bien bas pour que Fribourg ait été, malgré ses airs de voyou et son infamie trop évidente, l'orateur le plus écouté.

J'ai vu un moment Hodgson Pratt et lui ai donné ton adresse. Il m'a dit qu'il tâcherait de t'aller voir.

Je te recommande toujours de m'envoyer un ou plusieurs des livres que je t'ai demandés, il y a longtemps. Si tu en as perdu les titres, je te les enverrai.

J'expédie à Bigelow (32) ta Lettre d'un Cosmopolitequi renferme quelques lignes à son adresse. La fin de cette lettre m'a beaucoup plus.

Ton frère

ÉLISÉE RECLUS.

(14) Congrès de la Paix, tenu à Lugano.
(14b) La Revue russe, à laquelle collaborait Élie.
(15) Lemonnier (Charles), ancien Saint-Simonien. 1806-1891.
(16) Goegg, délégué des Sociétés allemandes de la Suisse au précédent congrès de Bâle, septembre 1896, démocrate bourgeois qui, pour détourner le peuple de la Révolution, se rejetait sur la Législative directe. V. Guillaume, l'Internationale,I, p. 190.
(17) Fribourg, un des fondateurs parisiens de l'Internationale: ainsi que Tolain, il en fut expulsé à cause de son attitude hostile à la Commune. Ses articles sur l'Internationaleparaissaient dans Le Temps(1871).
(18) Arnould (Arthur), 1833-1895, écrivain distingué et homme de cur, qui fut membre de la Commune. Réfugié en Suisse, il publia des romans, des articles de politique, de théâtre, et même d'ésotérisme, sous le pseudonyme de Mathey.
(19) J.-J. Blanc. Les Reclus l'avaient connu au Crédit du Travail. En collaboration avec L. Hans, il publia Guide à travers les ruines. Paris et ses environs,1871, et Les Sociétés coopératives de consommation,Paris, 1877, Mémoirerécompensé.
(20) Mme Kergomard, née Reclus ; cousine d'Élisée.
(21) Moneta, le pacifiste bien connu.
(22) Nostag (Jules), directeur sous la Commune de la Révolution politique et sociale,organe de l'Internationale.
(23) Charles Limousin, membre de l'Internationale et délégué français à la conférence internationale de Londres en 1865. Rédacteur avec Tolain et Fribourg de la Tribune ouvrière,Paris 1865, suivie de la Presse ouvrière,imprimée à Bruxelles et saisie à Paris.
(24) Sonnemann (Léopold), 1831-1909, fondateur de la Frankfurter Zeitung,le plus important journal démocratique allemand (Volkspartei),d'accord alors avec Bebel, Liebknecht, etc., sauf sur la question sociale.
(25) Morosini, ancien garibaldien.
(26) Paul Lacombe, né à Cahors, 1834. Il fut élève de l'École des Chartes et écrivit des précis d'histoire élémentaire. En 1876, il publia un mémoire sur l'établissement d'un tribunal d'Arbitrage international. Il fut nommé inspecteur général des bibliothèques et des Archives.
(27) Hodgson Pratt, fondateur en 1881 de l'International Arbitration and Peace Association; il fut, avec R. Cremer, pendant de longues années, le personnage représentatif du mouvement pacifiste en Angleterre.
(28) 22 avril 1871. Voir Murailles politiques françaises. Voir aussi Élie Reclus, Journal de la Commune.
(29) Mauro Machi, 1818-1880, Publiciste italien, démocrate.
(30) Passy, économiste, né en 1822, l'un des fondateurs et secrétaire général de la Ligue internationale et permanente de la Paix,devenue Société des amis de la Paix.
(31) Ducommun (Élie), imprimeur à Genève.
(32) Bigelow (John), publiciste et diplomate américain, né en 1817. Inspecteur des prisons, il provoqua d'utiles réformes dans le régime pénitentiaire. Ambassadeur à Paris, il eut à aplanir les difficultés survenues à propos de l'expédition française au Mexique. Il a écrit la Jamaïque (1850), les États-Unis d'Amérique (Paris, 1863), La France, et la Marine confédérée (1888), c'est à ses soins que l'on doit la réunion des uvres de Franklin. Les frères Reclus eurent avec lui d'excellents rapports.


Communication du Dr Nettlau

En 1864, Bakounine rentrant à Florence, venant de Suède et de Londres, fit à Paris la connaissance des frères Reclus, probablement par l'entremise d'Herzen ou d'amis polonais. Il cherchait alors à établir des relations suivies entre les révolutionnaires, au moyen d'une société secrète, La Fraternité internationale,à laquelle adhérèrent Élie et Élisée.

Sans prendre une part active aux actes de la Société, Élisée fut, avec la plupart de ses membres, signataire de la protestation collective des dissidents au Congrès de la Paix et de la Liberté, tenu à Berne en septembre 1868 (protestation dont nous avons donné le texte à cette date).

Cependant Élisée ne fit point partie de la nouvelle organisation créée par la minorité dissidente sous le nom d'Alliance internationale de la Démocratie Socialiste,dont le siège était à Genève.

Pendant l'hiver 1868-1869, la Fraternité internationalefut dissoute, des dissentiments étant survenus à propos de l'attitude, plutôt républicaine que révolutionnaire, d'Élie Reclus en Espagne, lors du soulèvement qui chassa du trône les Bourbons ; Fanelli, le délégué italien, s'était même plaint que sa propagande anarchiste en eût été contrecarrée.

Cette scission dans le parti avancé était fort commentée par les journaux. En 1869, Mme André Léo se mit à prêcher un socialisme de conciliation que combattait Bakounine dans l'Égalitéde Genève.

Un manuscrit de Bakounine, daté de 1871, revient sur cette polémique. Nous en extrayons le passage suivant :

«Je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement Mme André Léo, mais je la connais beaucoup tout de même par ses beaux romans sociaux... et aussi surtout comme ami de ses amis les plus intimes, parmi lesquels je citerai les deux frères Reclus, deux savants, les plus nobles, les plus désintéressés, les plus purs, les plus religieusement dévoués à leurs principes que j'ai rencontrés dans ma vie. Si Mazzini les avait connus comme moi, il se serait convaincu qu'on peut être profondément religieux, tout en professant l'athéisme. Ce sont par excellence des hommes de devoir, et ils ont rempli leur devoir jusqu'au bout. Ils ont servi tous deux la Commune. J'ignore ce qui est advenu de l'aîné ; mais je sais que le second se trouve sur les pontons de Brest avec des milliers de gardes nationaux, prisonniers comme lui et qu'il soutient par son intelligence toujours sereine et par sa force morale admirable.

«Unis dans les principes, nous nous sommes séparés très souvent, presque toujours, sur la question de la réalisation des principes. Eux aussi, comme leur amie, croyaient, au moins il y a deux ans, à la possibilité de concilier les intérêts de la bourgeoisie avec les légitimes revendications du prolétariat. Eux aussi croyaient, comme Mazzini, que le prolétariat devait donner la main à la bourgeoisie radicale pour une révolution exclusivement politique d'abord, puis arriver ensuite avec l'aide de cette même bourgeoisie à des réformes économiques.»

Des notes extraites du journal quotidien de Bakounine nous apprennent que, lors de l'arrivée d'Élisée en Suisse, après les événements de la commune, ils se visitèrent et correspondirent pendant les deux premières années années. En 1874, Bakounine, ayant pris la résolution de se retirer du mouvement actif pour rédiger ses Mémoireset exposer par écrit l'ensemble de ses idées, demanda à Élisée de vouloir bien se charger de leur rédaction littéraire, ce qui fut accepté par une première lettre du 13 décembre et confirmé par la lettre suivante :

(À Bakounine)
La Tour de Peilz, canton de Vaud, 8 février 1875.

Mon brave ami,

J'ai appris que ma lettre du 13 décembre ne t'était pas parvenue : il faut croire qu'elle a été emporté par une avalanche du Gothard, mais tu n'avais pas besoin de la lire pour savoir que je suis toujours ton ami sincère et ton frère indépendant (33). Il va sans dire que je suis absolument à ton service pour la révision au point de vue de la langue de tes manuscrits, futurs ou présents. J'attends avec impatience tes Mémoireset l'État de mes Idées.Travaille mon ami, nous en aurons le loisir. Le fleuve débordé de la Révolution est rentré dans son lit sans avoir fait grand mal.

J'apprends que Guesde est dans la situation la plus lamentable. Il crève littéralement de faim, triste hygiène pour un phtisique. Il en est, m'a-t-on dit, sur le point de se livrer aux autorités françaises, la prison dans quelque maison centrale lui paraissant préférable à la situation dans laquelle il se trouve. Mourir pour mourir, il pourrait peut-être choisir un genre de mort plus fier et plus grand ; mais nous qui ne nous trouvons pas dans sa situation, nous n'avons point à la juger. Si tu peux lui être de quelque utilité, si tu disposes de l'appui de quelques amis, viens-lui en aide.

J'ai fait à Genève la connaissance de ton ami Saigne (34) : il m'a plu.

Te dirais-je que je ne suis pas fâché de ce qui se passe en France. L'évolution qui s'accomplit est une évolution normale. C'est la bourgeoisie à l'état abstrait, sans attirail religieux, sans vieux symbole, qui va régner sur nous. Elle donnera d'autant mieux la mesure de sa vraie valeur. Nous aurons à passer de bien mauvais jours, mais du moins l'expérience sera-t-elle concluante et complète.

Les fillettes, pour l'éducation desquelles j'ai dû quitter Lugano, vont bien. Salue ta femme et les amis.

Ton vieux camarade,

ÉLISÉE RECLUS



Le 17 avril 1875, Élisée écrit à Bakounine : il croit que la République vivra en France sous la forme de domination bourgeoise parce qu'on n'a plus besoin d'un instrument comme Napoléon. La question entre Capital et Travail en sera simplifiée.
«Cela n'empêche que je ne sois, comme toi, fort inquiet sur le résultat définitif. Il y a longtemps que je ne crois plus à la fatalité du progrès ; il se peut fort bien que nous soyons vaincu, car nous n'avons qu'un faible esprit de cohésion et nous n'avons que des velléités et peu de vouloir. Mais ce qui me rassure, c'est le grand mouvement scientifique de l'époque. Dût ce même esprit que tu appelais la civilisation française disparaître, nous avons mieux que cela dans l'évolution darwinienne, dans l'étude de la conservation des forces, dans la Sociologie comparée. Je ne dis pas, comme je ne sais quel apôtre, que «la Vérité nous rendra libres», mais elle fera au moins une moitié de la besogne.

La petite section de l'internationale de Vevey marche assez bien. Il y a deux hommes zélés et un qui l'est à demi. Tu vois que c'est beaucoup.»

Cette lettre commence ainsi : «Mon brave ami... Et les épreuves de ton livre ?»

Je crois que c'est à la réunion du 19 mars 1876, à Lausanne, qu'Élisée Reclus  pour la première fois professé l'anarchie en public. Voir le rapport dans le Bulletin Jurassiendu 25 mars 1876.

(33) Indépendant,ce mot, dit Nettlau, marque la nouvelle attitude d'Élisée vis-à-vis de Bakounine. En 1864, il était son frère au sein de la même organisation de fraternité internationale ; en 1875, il reste frère, mais veut être indépendant.
(34) Saigne, l'un des plus ardents promoteurs du mouvement révolutionnaire du 29 septembre 1871 à Lyon.



À Nadar
Vevey, 13 octobre 1877.

Mon bien cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous avez fait une bonne action en venant me voir, mon cher ami. Si la patrie, y compris ses mouchards, ses curés et ses gendarmes, me déplaît fort, la patrie, dans ce qu'elle a de bon et de vaillant, est bien bonne à revoir et je l'ai revue avec vous.

Mes souvenirs bien affectueux aux vôtres.

Votre dévoué,

ÉLISÉE F.RECLUS



À Victor Buurmans
Naples, 17 février 1878.

Juge de mon chagrin. Deux fois depuis un an je suis allé à Anvers ; deux fois peut-être je t'ai frôlé dans la rue, et sans te serrer la main ! En cheminant dans la ville, je me disais sans cesse : Buurmans, où est-il ? à Buenos-Ayres ? à Paris ? à Bruxelles ? peut-être même à Anvers ? Lors de mon dernier voyage, il y a deux mois, je me suis informé auprès de Chauvière qui m'a dit que tu étais probablement à Anvers, mais que tu n'avais vu aucun de tes anciens amis, que tu avais complètement disparu de notre horizon. Le dernier souvenir que j'avais de toi était celui qui me rappelait la mort de ton fils tant aimé, et je me demandais si cette mort avait été pour toi le coup de grâce : je craignais que tu ne fusses devenu misanthrope, même pour les amis, et je n'osais chercher à outrance, comme je l'eusse fait en temps ordinaire. {Personne-moi????]. Maintenant la glace est rompue, et nous aurons l'occasion de nous voir. En attendant, écrivons-nous. Avant longtemps même, tu recevras des épreuves relatives aux flamands et à la ville d'Anvers, et tu auras la bonté de me les corriger, de me les annoter, de me les enrichir de tes observations. J'aurai ainsi le plaisir de pouvoir mettre ton nom dans mon livre et, toutes les fois que je puis y introduire le nom d'un communard au lieu de celui de quelque vieux professeur réactionnaire, je suis enchanté.

Je te félicite du fond du cur, heureux de te savoir enfin vainqueur dans le dur combat de la vie. Non marié, j'ai été aussi misérable qu'l est possible, manquant souvent de pain et d'un gîte ; mais que cette misère était philosophiquement portée, tandis que, plus tard, lorsque j'ai eu femme et enfants, les appréhensions causées par la pauvreté ont été souvent terribles. Devenu responsable des souffrances d'autrui, je me sentis vraiment criminel de n'avoir pas d'argent dans ma bourse, telle plainte de mes enfants, tel regard triste de ma femme me fendent encore le cur quand ma mémoire me reporte vers ce temps de pauvreté. Et cependant, cette pauvreté eût été considérée comme la richesse par tant de faméliques comme j'en rencontre ici par centaines dans une seule promenade ! C'est donc un bonheur pour moi, mon ami, de savoir que tu as enfin touché la terre ferme après avoir tant de fois risqué de te noyer avec les tiens !

Mais permets-moi d'espérer que tu exagères la situation en disant que tu es «perdu» pour le socialisme. N'as-tu pas quelques instants de repos ? Le travail que te demande ton patron est-il un travail forcené de tous les instants ? Ce n'est pas probable, puisque tu es le premier employé et que, par conséquent, en vertu de la règle des proportions inverses, ton travail doit diminuer en raison de l'augmentation de ton traitement. Eh bien ! à quoi sont employées tes heures de loisir, sinon à t'améliorer, à te rendre plus fort et plus savant pour être utile à la cause commune dès que l'occasion s'en présentera ? Ne me dis-tu pas que tu as porté une série d'articles au Werkersur l'Amérique du Sud et Buenos-Ayres ? Et ces articles n'étaient pas de simples fantaisies ; ils contenaient évidemment quelque chose de ta pensée intime : celui qui les avait écrits était bien le Buurmans de la section de Quélern. Travaille, mon cher ami, et garde précieusement en toi le bon trésor de nos idées et de nos revendications sociales : celui qui pense, même isolément, celui qui ne fait de révolution que sous son crâne n'en est pas moins un révolutionnaire et, lui aussi, laissera son sillage derrière lui ; car tu le sais : rien ne se perd, il y a quand même ce que Grove appelle : conservation de l'énergie.

La preuve que tu n'es pas mort, quoi que tu en dises, c'est que la question flamande, pourtant un détail infiniment petit dans la question sociale, t'occupe et te passionne encore. Comme toi, je suis d'avis que l'écrasement des communes flamandes a été un des grands malheurs de l'humanité ; je crois aussi que leur aplatissement par la bourgeoisie de langue française est une ignominie et, comme toi, j'en suis écuré. Sans doute, vos communes sont libres en droit : à elles de se grouper comme elles entendent avec d'autres communes flamandes ou néerlandaises, du sud ou du nord. C'est un attentat que d'intervenir entre les Flamands et leur langue, leur pensée même, et de leur dire : «Dans telle ou telle circonstance, tu parleras français». Mais tous les droits se tiennent, si les flamands se bornent à lutter pour la conquête d'un seul droit, flamand, et non du droit humain, comment veux-tu qu'ils nous intéressent et nous entraînent passionnément à leur suite ? quelques-uns d'entre eux - tu le sais mieux que personne ont si bien rapetissé leur cause qu'ils l'ont rendue solidaire des conquêtes germaniques. Ils voient dans Bismarck le grand champion de la nationalité ; ils parlent même d'abandonner le flamand comme langue littéraire et d'accepter le haut allemand comme langue de leur complète émancipation (Vanderkindere) ; ils préparent enfin les voies à la conquête allemande, qui, le le crains bien, se fera tôt ou tard. Les soldats prussiens reprendront leurs «frontières naturelles» jusqu'à Lille et Saint-Omer et au Pas-de-Calais et, à leur tout, ils seront pour les Anglais les voisins d'en face. Ces événements de l'avenir, je les vois d'avance avec regret, car, plus que tous les autres peuples, les allemands représentent la discipline, c'est-à-dire la mort.

Tu m'enverras tes articles du Werker.

Merci des nouvelles que tu m'as données sur le compte des tiens, je te prie de présenter mes salutations à ta femme.

Tu n'as probablement pas appris le malheur qui m'a frappé depuis mon exil. Ma femme bien-aimée, celle qui, pendant le siège de la Commune, veilla si bien sur nos enfants, celle qui défendit si admirablement mon honneur, celle qui me faisait aimer la vie, celle dont j'étais fier, parce qu'elle m'a toujours donné des conseils de courage et de droiture et parce qu'elle était la meilleure partie de mon être, cette chère femme est morte. J'ai déposé ses restes sous une pierre, à Lugano, avec le corps de l'enfant qu'elle venait de me donner et celui de sa mère qui mourut quelques jours après. Depuis ces jours de deuil, mes chères fillettes, enfants pour lesquelles j'ai autant d'estime que d'affection, ont repris le dessus ; mais j'ai bien changé. Dans la conversation animée, quand il s'agit de la cause, je suis toujours le même ; mais dans la vie ordinaire, je suis le plus taciturne des hommes. Mes filles me grondent. Elles ont raison, mais je reste silencieux. Ma jeunesse s'est enfuie avec la compagne de ma jeunesse.

Incapable de diriger ma maison tout seul, je me suis remarié avec une de mes cousines, amie éprouvée, que mes enfants aiment comme une mère, lui rendant affection pour affection. Elle m'a accompagné à Naples où m'amenait le soin de ma santé. Dans mon voyage aux Pays-Bas, j'avais pris une bronchite peut-être à Anvers et je viens la soigner ici, pour qu'elle ne s'aggrave pas en Suisse.

Ce voyage et mes grandes occupations t'expliquent pourquoi je ne t'ai pas répondu aussitôt après la réception de ta lettre, qui du reste a fait beaucoup de zigzags avant de m'atteindre. Mon lieu de résidence n'est pas Genève. Mon adresse est la suivante : Vevey, canton de Vaud, 2, Place Orientale.

A Naples où je dois rester deux mois encore, tu peux écrire soit poste-restante, soit chez M. Marghiéri, libraire, 140, via Roma, Naples.

Arthur Arnould (voir note 18)demeure à Genève, et je crois qu'en effet, il commence à se tirer d'affaire, grâce au Réveil(35). Je ne l'ai vu qu'une fois depuis mon retour : il est devenu tout blanc ; Gobley (36) n'a pu te répondre de Montevidéo parce qu'il a quitté cette ville depuis longtemps. Il est allé à Rio, puis de Rio, il est allé à Buenos-Ayres, où tu peux lui écrire poste-restante : je n'ai pas ici son adresse exacte. Son fils est à l'université ; sa femme lui a donné un autre garçon.

Chauvière (37) est marié à une femme vraiment charmante dont j'ai été très heureux de faire la connaissance.

Mon frère Élie n'a pas eu de chance pendant l'année dernière. Il a perdu sa correspondance avec la russie qui le faisait vivre depuis quinze ans, et c'est à grand peine, après un voyage à New-York, qu'il a pu reconquérir un travail régulier. Il demeure maintenant à Londres, avec sa femme ; mais ses deux fils étudient à Paris, l'aîné parmi les premiers de l'École centrale. Aux dernières nouvelles, Colleau, Jouanneau, Aveline (38), étaient en bonne santé.

Ton ami dévoué,

ÉLISÉE F.RECLUS

(35) (Erreur de plume ou de mémoire). Le Réveil,de Genève, fondé par les proscrits, ne paraissait plus en 1878 : c'est le quotidien la Révolution(de Paris) qui publiait les articles d'Arthur Arnould.
(36) Gobley, camarade de prison de Buurman et d'Élisée au Fort de Quélern.
(37) Compagnon de captivité. On connaît la carrière de Chauvière, mort récemment, socialiste unifié.
(38) Autres compagnons de captivité, ibid.



A Victor Buurmans,
Vevey, 2, Place Orientale, 25 avril 1878.

Mon cher ami,

Je commence à t'exploiter en t'envoyant ce petit croquis d'Anvers et de ses forts, copié sur un plan de la ville et sur la carte de l'État-Major. Que signifie ce pont de chemin de fer qui ne se raccorde à rien ? Est-il terminé, en construction, ou seulement en projet ? Et s'il est fait ou doit se faire, comment se raccorde-t-il avec le chemin de fer de la rive gauche ? Veuille, mon ami, me renvoyer cette petite carte avec tes annotations.

Tu me parles de tes doutes, de tes découragements, quand tu vois les ouvriers vivre au hasard, sans se préoccuper de justice, prêts à lapider leur meilleur ami quand cela pourra leur rapporter un morceau de pain. Si je pouvais te rendre le courage en te disant que nous triompherons un jour, que la conscience de la justice se développera chez tous les hommes, que nous deviendrons des égaux et des frères, je le ferais avec plaisir, mais, je t'avoue, mon ami, que je suis loin de croire au progrès comme à un axiome. Pour ma part, je lutte pour ce que je sais être la bonne cause parce que je me conforme ainsi à mon sens de la justice. C'est une question de conscience et non une question d'espérance. Que nous réussissions ou non, peu importe, nous aurons été du moins les interprètes de la voix intérieure.

Ne demandant rien à la destinée, tout ce qu'elle nous accorde me réjouit d'autant plus. En tout cas, elle nous accorde des camarades de lutte. Nous ne sommes pas seuls dans le combat. Lis dans les journaux ce qui vient de se passer en Russie.

A plus tard la suite de cette conversation.

Je n'ai pas reçu tes articles du Werker.Un seul numéro m'est parvenu, mais je n'y ai pas vu ton travail.

Ton ami,

ÉLISÉE F.RECLUS


Une loi d'amnistie avait été promulguée à titre gracieux, excluant un certain nombre de proscrits. Ceux-ci, réunis en Assemblée Générale à Genève le 28 mars 1879, protestèrent par une déclaration qu'Élisée, amnistié, ne put signer, mais il adressa à l'Assemblée la lettre suivante qui fut transmise aux journaux :


Honorés citoyens,

Le droit de vous écrire et de signer ma lettre de mon nom, sans vous faire condamner à la prison ou, du moins à l'amende, vient de m'être rendu. Je serais un homme vil si ma première parole n'était une parole de solidarité, de respect et d'amour pour mes compagnons d'exil et pour ceux, plus durement frappés que moi, qui peuplent encore les prisons ou le bagne de la Nouvelle-Calédonie. C'est parmi ces hommes «couverts d'une éternelle flétrissure», que sont mes plus nobles amis, ceux que je vénère le plus, ceux dont l'estime est mon bien le plus cher. Leur cause est toujours la mienne, leur honneur est le mien, et tout insulte qui leur est adressée m'atteint au plus profond du cur. (39)

ÉLISÉE RECLUS.

(39) De même, Élisée refusa une candidature au conseil municipal de Paris : «Grâcié officiellement, il crut de son devoir de rester au milieu de ses camarades laissés en exil.»



À Richard Heath (40)
Clarens, 30 janvier 1880.

Mon cher monsieur,

Votre lettre m'arrive un peu tardivement, car je ne demeure point en france. Je continue d'habiter la Suisse ; seulement, pour être plus rapproché de Paris et de mes éditeurs, j'ai choisi le versant septentrional des Alpes. J'habite en hiver les bords du lac de Genève, en été un pâturage des hautes montagnes, et je serai toujours heureux de vous y accueillir en ami si jamais vous me faite l'honneur de venir me voir. Nous pourrons alors causer plus longuement et plus sérieusement des hautes questions auxquelles vous touchez dans votre lettre. Quant à l'objet immédiat de votre lettre, je ne puis vous donner personnellement de recommandation pour Mme Quinet, car je n'ai pas l'honneur d'avoir été présenté à cette dame. Mais je crois pouvoir me faire remplacer par un excellent introducteur, mon beau-frère, M. Alfred Dumesnil, qui a remplacé M. Quinet au Collège de France comme professeur suppléant, et qui est toujours resté l'intime ami de la famille Quinet. M. Dumesnil demeure ordinairement à la campagne en normandie, mais il fait de fréquentes visites à Paris et descend alors chez son gendre, M. Paul Baudouin, peintre et dessinateur, qui demeure rue du Cherche Midi, n° 57. J'écris en même temps à mon beau-frère, M. Dumesnil, et à Mme Baudouin, pour leur annoncer votre visite probable et le motif qui vous dirige.

Dès que vous serez arrivé à Paris, veuillez me l'écrire, afin que je puisse alors vous donner pour la maison Hachette ou pour des graveurs sur bois une lettre d'introduction. Si vous avez du talent, comme je l'espère pour vous et pour l'art lui-même, MM. Hachette pourront peut-être vous être utiles. En tous cas, ne craignez pas de vous réclamer de mon nom.

A la fin de votre lettre, vous me parlez de ma famille et vous me demandez si j'ai été heureux. Non, mon ami, j'ai été bien malheureux, et la vie a été si dure pour moi que je me suis bien souvent demandé s'il ne valait pas mieux se coucher et mourir. En regardant vers Lugano, j'y vois trois tombes, celle d'un fils, celle d'une femme bien-aimée, celle d'une mère qui n'a pu survivre à sa fille. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre et, parmi les malheureux, je suis encore heureux. J'ai des amis sincères, des frères, des surs, un père et une mère qui me chérissent, deux filles et une femme qui a su devenir une mère pour elles. J'ai surtout pour consolation la joie de lutter et de souffrir pour une bonne cause.

Votre dévoué,

ÉLISÉE RECLUS.

(40) Richard Heath, destinataire de précédentes lettres en 1852 et 1872, était devenu, après avoir été son élève, l'un des meilleurs amis d'Élisée en Angleterre. Dans une excellente notice nécrologique, il lui rend le témoignage «d'avoir été grandement influencé dans toute sa carrière par le spectacle de cette vie sans tache et de la merveilleuse personnalité de son premier initiateur à une méthode rationnelle d'éducation scientifique, négligeant les détails pour ramener toute chose à une commune unité.»
Graveur de talent et traducteur en anglais de la Révolutionde Quinet, auteur d'une Vie de Quinet,1881, mais surtout écrivain socialiste humanitaire et, en cette qualité, auteur d'ouvrages qu'on ne peut lire sans profond respect et grande sympathie, tant il les a pénétrés d'un ardent amour des hommes, Richard Heath s'est fait paysan, a vécu parmi les paysans pour mieux les étudier et les comprendre, tandis qu'il écrivait la Voie douloureuse du paysan anglais,1884, la Guerre des anabaptistes,1896, et maints autres livres, brochures et articles de journaux. Son dernier volume La Cité de Dieu captiveest de 1904.
Il continue à écrire et ses travaux sont de ceux qui font croire, non à «une plus grande», mais à une meilleure Angleterre.
Malgré la divergence de leurs opinions, un même sentiment de solidarité universelle rapprochait le chrétien sincère qu'est M. Heath de l'anarchiste communiste qu'était Élisée. Ils avaient le même idéal, le bonheur des hommes, non pas le bonheur futur dans un autre monde, mais, d'après Élisée du moins, dans le présent par la conscience acquise de la solidarité et de la justice pour tous. Ils en discutaient les voies et les moyens à chaque rencontre et par correspondance, malgré le peu de temps dont disposait Élisée. M. Heath était et voulait rester chrétien. Élisée avait trop vécu l'âpre calvinisme pour ne pas avoir percé à fond cette doctrine qu'il jugeait et condamnait dans la plupart de ses manifestations, ne reconnaissant pas au seul christianisme toutes les notions de morale altruiste, de justice et de bonté qu'on retrouve partout et en tout temps au fond de l'âme humaine et dont se sont emparées tour à tour, pour durer, les diverses religions.



À Mlle de Gérando
Clarens, 18 septembre 1881.

Ma bien chère demoiselle,

Ce n'est pas une lettre, ce sont de longues conversations qu'il nous faudrait pour traiter à fond la question dont vous m'entretenez.

A priori,je puis vous dire que l'ouvrage ou les ouvrages que vous désireriez avoir n'existent pas, à l'exception de ceux qui traitent du ménage et des travaux de l'intérieur. Mais je ne regrette point que ces manuels vous manquent, car ils ne pourraient que profaner les choses dont ils parleraient. Quel bouquin peut dire aux jeunes filles comment on apprend à devenir une femme et une mère parfaite ? Comment s'enseignent le dévouement, l'esprit de sacrifice, la sollicitude, la tendresse de tous les instants ? Comment, si ce n'est par l'exemple de ceux qui aiment déjà et par l'expérience de ses propres affections ? La théorie de la marche, c'est de marcher, la théorie de la bonté, c'est d'être bon. Et vous, comment leur enseignerez-vous qu'il faut passer leur vie à aimer ? Aimez-les. Je sais que vous n'y manquerez pas. Nulle part, elles ne pourraient être à meilleure école.

Quant à l'enseignement du droit et de l'économie politique, vous rencontrerez des difficultés d'une autre nature. Les manuels pullulent, mais ils ne font que répondre à l'état de choses existant qui est l'injustice ; la théorie des richesses, puisque, d'après ses professeurs, l'économie politique n'est pas autre chose, explique comment le riche devient toujours plus riche, comment le pauvre devient toujours plus pauvre et comment les améliorations, les déplacements de fortune se font seulement par la rupture d'équilibre, c'est-à-dire par des révolutions violentes. Et qu'est-ce que la jurisprudence actuelle, si ce n'est la théorie de la force traduite en articles de loi ?

Il me semble que vous vous engagiez dans une voie sans issue si vous essayiez d'exposer à vos élèves ce que l'on appelle le droit et l'économie politique. Ou bien vous deviendriez complice d'une fausse et mauvaise science, ou bien vous seriez obligée de faire une critique amère de la société, et les enfants ne doivent pas être jetés dans la lutte avant le temps. Mais le salut pour vous, c'est de revenir à la nature et à la réalité des choses. Enseignez à vos élèves tout ce que vous savez en histoire naturelle, en histoire, en sociologie ; montrez-leur comment toutes ces choses sont gouvernées par des lois générales, mais fuyez les livres.

Je me borne aujourd'hui à vous exposer brièvement ma pensée, espérant que cette brièveté ne m'empêche pas d'avoir été clair, mais s'il est des points sur lesquels nous différions d'avis, nous discuterons les choses plus à fond.

Bien affectueusement à vous, à tous les vôtres, et à tous ceux qui sont de bonne volonté sur la terre.

Je vous serre la main,

ÉLISÉE RECLUS.



À Mlle de Gérando
Clarens, 8 octobre 1881.

Ma bien chère demoiselle,

Un voyage à Lyon vous explique le retard de ma réponse.

Je crois que nous finirons par nous donner raison l'un à l'autre. Au fond, il n'y point si grande différence que vous le pensez entre la France et la Hongrie. Notre atmosphère n'est pas aussi saturée d'idées de révolte qu'on pourrait le croire, et l'histoire de la Hongrie prouve qu'il n'y a pas l'idée du juste et du grand moins développée que dans notre Gaule. Ce qui convient à l'un des peuples en fait d'éducation convient certainement à l'autre. Ce qu'il faudrait donc aux enfants magyars ou français, et ce que malheureusement on leur donne dans une si faible mesure, ce sont non seulement les faits vrais, c'est principalement l'amour, la passion du vrai. Pour cela, il importe que l'esprit reste toujours ouvert, toujours prêt à rejeter le faux et à le remplacer dans une notion nouvelle. Les sutures du crâne ne doivent pas se fermer, l'esprit doit être dans sa période de renouvellement et retarder sa consolidation, son ankylose jusqu'à la mort.

Vous comprenez pourquoi je hais les livres de classe. Rien n'est plus funeste à la santé intellectuelle et morale des élèves. Ils leur donnent la science comme faite, achevée, paraphée, approuvée, devenue presque une religion et en train de se changer en superstition. C'est une nourriture morte et qui tue. Que le médecin, c'est-à-dire le professeur, s'en serve pour ses travaux d'études comparées, c'est fort bien, mais qu'il ne donne pas ce poison à l'enfant ! Pour faire vivre la science, il faut qu'il la vive lui-même, qu'il la crée pour ainsi dire, la renouvelle incessamment, écoute chacune de ses propres paroles comme une découverte. Et c'est précisément pour les grandes choses, c'est-à-dire pour la compréhension de la justice, qu'il importe de se méfier des livres. C'est en vous-même qu'il faut puiser, dans la mesure que vous imposent la prudence, le tact, le bon goût et la nécessité de conserver vos moyens d'action.

Je sais bien que le grand nombre d'élèves confiés à un seul instituteur oblige souvent celui-ci à recourir à ces malheureux livres, et il en sera toujours ainsi, tant que la grande fonction sociale ne sera pas d'instruire et qu'il n'y aura pas autant d'instituteurs que d'élèves. Mais, en attendant, rendons-nous au moins un compte exact de ce qui devrait se faire, et rapprochons-nous le plus possible de cet idéal. Laissons les livres entre les mains des enfants pour les faits bruts, inexorables, définitifs, tels que les mathématiques et les nomenclatures, mais pour les notions qui doivent faire des hommes vivants et bons, il faut les prendre en nous, il faut les vivre. Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? Toutes les fois que vous aurez sur un point quelconque une opinion différente de la mienne, je me demanderai avec anxiété si je n'ai pas tort, tant j'ai confiance en votre sens droit. Je me rappelle une lettre dans laquelle vous m'avez exposé vos sentiments sur l'amour de la patrie en me reprochant de ne pas parler avec assez de respect de la terre et de la grande famille nourricière. Votre lettre me fit une vive impression et je reconsidérai longtemps mes idées. Si le fond de mes opinions n'a pas changé à l'égard de l'idée de patrie, du moins la forme serait autre, et j'aurais soin de l'exprimer avec la réserve et le respect que je dois à tout sentiment vrai.

Je vous serre bien cordialement la main en ami sincère, appartenant à la même patrie, celle de la recherche de la vérité.

ÉLISÉE RECLUS.



À Mlle de Gérando
Clarens, 1er janvier 1882.

Ma bien chère demoiselle,

J'ai laissé longtemps votre bonne lettre sans réponse. Depuis que je l'ai reçue, j'ai visité la France, j'ai vu parents, surs et amis, et j'ai eu le plaisir de me trouver en la société de quelques compagnons de lutte qui m'ont accueilli en frère. Il me semble qu'en beaucoup d'endroits de grands progrès se sont accomplis : les idées sont devenues plus claires, les efforts plus solidaires, et l'enthousiasme, le dévouement, l'esprit de sacrifice n'ont certainement pas diminué.

Je suis bien heureux de la prospérité de votre école, où certes on apprend bien autre chose que les matières portées sur le programme. La série des études promises est certainement une bonne chose, mais combien plus précieux est ce que vous enseignez par votre exemple, la courage persévérant, l'infatigable bonté. Tout cela ne sera pas perdu et, de votre école, je le sais d'avance, sortira toute une génération de femmes vaillantes.

A propos de votre lettre, je dois vous dire que nous ne sommes pas encore tout à fait d'accord, puisque vous vous dites «mon disciple». Fi donc ! c'est très laid ! Est-ce qu'il est ainsi permis de se subordonner les uns aux autres ? Je ne me dis point «votre disciple», quoique vous me soyez un exemple par toutes vos fortes qualités et par votre bonté parfaite, mais je sais qu'au dedans de chacun de nous se trouve notre propre idéal, ce que j'appellerai le héros intérieur et que c'est lui qu'il importe de révéler et de faire grandir en lui laissant son caractère original.

Vous penserez peut-être que je vous fais une mauvaise chicane, mais peut-être trouverez-vous que j'ai également raison dans cette affaire. Nos murs et notre langage ne sont pas encore ceux de l'égalité, et ce n'est cependant que dans l'égalité que nous pouvons trouver en même temps le libre développement de nos forces et la cordialité sincère.

Hetzel vient de publier une nouvelle édition d'un de mes livres. Je vous en envoie un exemplaire, reconnaissant que toute l'Histoire de mon Ruisseaune vaut pas un moment passé au bord du patak(41) voisin.

Votre ami dévoué

ÉLISÉE F.RECLUS

(41) Patak, ruisseau en hongrois.



À M. de Gérando
Londres, 16 janvier 1882.

Mon bien cher ami,

Votre lettre soulève de bien graves problèmes et, pour ma part, je ne prétends point les résoudre. Je me borne à vous offrir quelques considérations ayant peut-être une petite part de vérité.

Encore beaucoup plus que vous, je mériterais le reproche de notre ami Kropotkin, car, révolutionnaire par principes, par tradition, par solidarité, je ne m'occupe que d'une manière très indirecte des choses de la révolution. A part quelques articles, des visites, un peu de propagande orale et, de temps en temps, des témoignages de solidarité entre les amis, je ne fais rien. Ma vie est arrangée, non pour être utilisée directement à l'uvre de rénovation sociale, mais pour être employée à des uvres latérales, d'une importance minime. C'est à peine de la science, ce à quoi je travaille, et cependant, je n'ose dire que j'aie complètement tort de griffonner chaque année mon volume de banalités plus ou moins convenablement écrites. Avoir un travail précis devant soi et le faire de son mieux, cela contribue déjà à faire respecter la cause que l'on représente. A ce point de vue, mon travail n'est pas tout à fait perdu.

D'ailleurs, quelle que soit l'uvre entreprise, une partie reste toujours utile, celle qui sort du cur et qui est bonté, celle qui vient de la réflexion et qui est pensée. Tout effort contribue à l'ensemble du progrès, le choc se transforme en chaleur et celle-ci en électricité. Si différentes que soient les besognes accomplies, pourvu qu'elles soient faites et bien faites, elles aboutissent au même résultat. Travaillons donc sans inquiétude, notre labeur n'est pas inutile ; mais il faut que ce soit un véritable labeur et non pas un simple piétinement sur place, un mouvement des bras et des pieds, semblable à celui des prisonniers qui tournent la roue dans les geôles anglaises.

Quant à la mission spéciale que vous vous imposez, elle me paraît très belle, mais d'une difficulté extrême, à moins que vous vous contentiez de quelques généralités. En effet, si le milieu géographique et l'impulsion générale de l'histoire dans le bassin magyar ont contribué avec le mouvement propre de la race à constituer «un groupe humain naturel», d'ailleurs singulièrement indistinct sur ses bords, là où se confondent noms et origines, les travaux, les occupations, les routines de métiers et de classes créent autant de milieux spéciaux plus importants que le milieu primitif. Prenez le dévot hongrois, le dévot français et le dévot chinois dans un couvent de bonzes. Ils se ressemblent plus que ne se ressemblent des frères de race. Vous aimez votre paysan, pâtre ou cavalier ; là où d'autres paysans auront le même genre de vie, vous trouverez aussi en eux des traits qui vous les feront aimer et vous ferons battre le cur en pensant à la patrie.

A bientôt, cher ami, et salut cordial à vous et aux vôtres.

ÉLISÉE F.RECLUS



À Richard Heath
Clarens, 8 juillet 1882
 

Mon cher ami,

Je viens de lire votre Mémoire (42), et j'y trouve d'excellentes vérités, dont tous les lecteurs auront à faire leur profit. Mais l'impression générale qui ressort de votre travail me paraît être en désaccord avec la réalité des choses et, si je ne me trompe, quelques faits historiques ont été vus par vous autrement qu'ils n'ont eu lieu. Je me permets de résumer mes objections en quelques mots.

De même que vous exagérez l'influence du christianisme sur les sociétés modernes, de même la société française nous apparaît sous l'empire du catholicisme beaucoup plus qu'elle n'y est en réalité. L'influence d'un nom est énorme et nous entraîne tous à des erreurs de jugement. La religion chrétienne ayant reçu le nom du Christ, nous voilà tous occupés à chercher la racine maîtresse de l'arbre qui couvre le monde, dans je ne sais quel petit coin de la Palestine, alors que ses racines sont innombrables et qu'on est bien forcé de les reconnaître maintenant en Grèce, en Italie, en Perse, dans les Indes, partout. De même, le mot de catholicisme est un pavillon qui couvre toute espèce de marchandises : morale traditionnelle des populations gauloises, caractère national, ambition et passions du clergé, provenant de sa situation privilégiée, tout cela s'appelle catholicisme, quelle que soit l'infinie multiplicité de ses origines. Tous, simplistes, nous donnons au nom même une valeur historique qui ne lui appartient nullement. C'est ainsi qu'on s'est longtemps figuré que les Français sont des Francs, parce qu'ils portent ce nom, et ne voyez-vous pas encore que l'opinion commune est de donner pour berceau à tous les Anglais que dis-je, à tout les Américains le petit territoire des Angles sur les côtes de la Baltique ? C'est ainsi que, dans les biographies, on tient compte de la descendance de mâle en mâle, sans se rappeler qu'à la dixième génération en arrière, chacun de nous a plus de mille ancêtres et plus d'un million à la vingtième génération des ascendants.

Ainsi, tout en admettant, dans une certaine mesure, l'influence du catholicisme proprement dit, je crois beaucoup plus à l'esprit d'autorité, d'accaparement, de despotisme qui est le fait de la nature humaine et que nous rencontrons dans une proportion plus ou moins forte chez tous les hommes qui ne sont pas devenus des êtres respectueux les uns des autres, conscients de leurs devoirs envers les égaux. Cherchez dans toute autre histoire que celle de la France catholique et, sauf de faibles variantes, vous trouverez le même fonds de dictature et d'autorité infaillible. Le prêtre sera depuis longtemps vaincu que le magistrat romain avec sa loi sera toujours là, ennemi plus terrible que son successeur catholique.

Quant à l'évolution moderne de l'esprit républicain dans ses rapports avec le catholicisme, il me semble que la véritable explication des événements de 1848 n'est pas celle que vous donnez. J'ai une impression assez claire de ce qui se passa à cette époque, celle où j'entrai pour la première fois dans la vie publique, et je me rappelle bien que cette conciliation de la République avec le Christianisme provenait de la confusion qui se faisait alors entre la religion et la morale. Depuis longtemps, le peuple des villes n'allait plus à l'église, et les campagnards ne s'y rendaient que pour aller discuter leurs affaires d'intérêts dans le parvis, pendant que leurs femmes s'inclinaient sous la bénédiction du prêtre. Mais on avait si souvent parlé de la morale de l'Évangile que, par amour pour cette morale, les prêtres étaient conviés à la réconciliation. Puis, vous le dites vous-même, la République fut confisquée par ces prêtres qui venaient de la bénir, et depuis ce temps-là l'Église est condamnée. L'expérience est faite, définitive, une page du grand livre de l'histoire est à jamais tournée.

Ne vous laissez pas tromper par des apparences provenant des partis constitués. Ne vous laissez pas tromper non plus par des mots qui peuvent prendre des acceptions toutes différentes de celles que vous leur donnez. C'est ainsi que dans le manifeste des Libres-Penseurs, les verbes prescrire, exigervous ont paru tirés du dictionnaire du devoir. Ce que des maîtres armés du pouvoir, du droit d'emprisonner, de rouer et de brûler, imposaient autrefois, des égaux, sans autre autorité que celle de la morale, ne peuvent l'imposer. Mais les idées de justice s'imposentpar elles-mêmes, et la droiture ordonne à chacun de rester fidèle à sa conscience. Y a-t-il là rien qui puisse étonner et choquer un Anglais ? Et d'ailleurs, n'oubliez pas que les sociétés officielles de libres-penseurs ne sont qu'une infime minorité en comparaison de ceux qui ont cessé d'être catholiques sans appartenir à la moindre société et qui n'obéissent à aucun mot d'ordre. De même pour les partis politiques ! Certes un grand nombre de républicains croient encore à la nécessité des coups de force, de la discipline rigoureuse, de l'obéissance aux chefs de parti ; mais n'est-ce pas aussi en France que le nombre des «anarchistes» est le plus considérable ? N'est-ce pas le seul pays où ils soient de force à exercer une influence politique sérieuse ? Or, l'anarchiste, dans la définition rigoureuse du mot, qui est-il, sinon celui qui ne reconnaît pas de maître et qui s'interdit d'être le maître de personne. C'est l'homme qui met toute son ambition, tout son devoir à vivre parmi des égaux, sans ordre à donner ni à recevoir. N'est-il pas le contraire absolu de celui qui se prosterne aux pieds d'un autre homme parlant au nom de Dieu ?

Quant aux femmes françaises, êtes-vous bien juste à leur égard ? Connaissez-vous un pays d'Europe je ne parle pas de l'Amérique où les femmes aient eu plus d'influence dans les mouvements politiques ? En existe-t-il où elles soient plus traitées en égales dans toutes les questions qui intéressent la famille ? Dans nos cercles ouvriers, la question de l'égalité n'est-elle pas résolue pratiquement, sans contestation ? Quant à l'exemple de Proudhon, pourquoi le citez-vous, puisque tous les socialistes se sont empressés à le combattre, puisque ses pages sur les femmes sont encore pour nous tous ce qui pèse le plus sur la mémoire de l'écrivain socialiste ?

Enfin, je vous poursuis encore dans ce que vous dites relativement aux cruautés infligées aux animaux. Sans doute, cette idée chrétienne qui leur refuse une âme et qui en fait de pures machines a été pour une forte part dans les abominations qui s'accomplissent chaque jour contre les pauvres bêtes. Mais il faut bien distinguer entre les animaux qui appartiennent à leur conducteur et ceux qui ne lui appartiennent pas. Dressez la statistique des cruautés en tenant compte de cet élément, et vous serez étonné du contraire. Que d'esclaves se vengent lâchement, non sur le maître mais sur le cheval du maître ! Mais allez chez le paysan possesseur de son petit lopin de terre, et voyez comment il panse ses bufs. «Soigner des bufs,» c'est la joie, c'est la gloire, c'est le bonheur du paysan. «Soigner son cochon», c'est la volupté de la ménagère. Les seules larmes que j'ai vu verser à un paysan sont celles qu'il répandait en vendant ses bufs à la foire et les caressant pour la dernière fois ! Je me rappelle une paysanne qui tomba malade le jour où on lui prit son cochon. Entre hommes et animaux, comme entre les hommes eux-mêmes, la justice ne peut naître que de l'amitié.

J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, bien des points de détail à discuter, mais mon travail n'attend pas. Je vous prierai seulement, si votre Mémoire est destiné à l'impression, de modifier le deuxième paragraphe de votre première page. Il faut être aussi modeste pour ses amis que pour soi-même, car nos amis, c'est nous.

Page 18. On pourrait croire de Lammenais mourut après la Commune. A modifier.

Cordialement à vous,

ÉLISÉE RECLUS.

(42) Historic Landmarks of the Christian Centuries(Points saillants dans l'histoire des Ages chrétiens)



À Richard Heath
Villars sur Ollon, Vaud, 2 août 1882.

Il est rare, mon cher ami, que j'aie le temps de mettre de côté mon travail pour m'entretenir avec des amis ; dès que je le puis, je m'empresse de saisir la bonne occasion, malheureusement en grande hâte.

Je ne reviendrai pas sur la question de savoir à quel point la France même la France républicaine et socialiste est infectée de catholicisme : qu'elle le soit beaucoup trop, que l'amour de l'autorité pervertisse tous ceux qui se croient des hommes de liberté, que, dans tous nos plans d'avenir, nous soyons encore gouvernés par l'hallucination du passé, cela n'est que trop vrai. Le tout est d'apprécier bien exactement la mesure et surtout de ne pas confondre ce que vous appelez catholicisme avec l'instinct de domination qui provient chez tous les hommes de l'assertion trop énergique de leur personnalité.

N'importe ! J'ai hâte de ne pas laisser la discussion sur le terrain des nationalités comme si nous nous laissions emporter par cet esprit étroit de patriotisme égoïsme amplifié qui nous porte à ne voir que les qualités nationales et à fermer les yeux sur les défauts correspondants. C'est à un point de vue tout à fait général, en m'occupant de classer les hommes et les nations comme un naturaliste classant des insectes, que je me suis laissé aller à comparer peuple à peuple et à donner au genusfrançais des qualités spéciales que vous ne lui reconnaissez pas. Je me garderai d'insister, car nous pourrions discuter à l'infini : c'est dans les principes mêmes que gît la différence. Le point de départ dans les appréciations, dans l'idéal lui-même, ne concorde pas chez nous deux : vous vous sentez heurté par ce qui me soutient ; en maintes choses, vous voyez le mal où je vois le bien et moi le recul où vous apercevez le progrès. Que nous reste-t-il de commun ? La bonne volonté, et c'est beaucoup. Je me rappelle un mot de l'Ecclésiaste : «Sème ton pain sur la surface des eaux et avec le temps tu le retrouveras.» La traduction est peut-être erronée, puisque ce vilain Renan y a vu un conseil d'usurier, mais en prenant ce passage dans le sens qui m'a toujours frappé, j'en fais la règle de ma conduite. Je répands mon pain comme vous répandez le vôtre, et j'espère qu'il sera retrouvé plus tard. Nous semons notre grain et il lève autrement que nous l'avions imaginé, mais il lève, et nous ne pouvons avoir d'autre ambition. Vous défendez le christianisme tel que vous le comprenez ; je l'attaque, sine ira,parce que je le comprends autrement que vous et qu'il me paraît mauvais comme les eaux d'égoût qui séjournent trop longtemps sous le sol et le corrompent au lieu de le féconder. Mais au-dessous de la lutte, il y a le grand concert des bonnes volontés, de la droiture, de l'affection réciproque et de la solidarité.

Tout en maintenant mon appréciation sur le rôle de la femme en France et en Angleterre et en croyant qu'au point de vue révolutionnaire vous vous trompez sur la part qui revient aux Françaises, je tiens à vous dire combien le nom de Joséphine Butler (43) que vous prononcez éveille en moi de profonde sympathie. Autant les noms de Garfield et de Gladstone que vous m'avez cité autrefois, m'ont trouvé peu empressé à répondre à votre admiration, autant je tiens à témoigner combien j'admire et j'aime cette personne dévouée qui ne craint pas de s'exposer à l'insulte, à l'outrage, à d'odieux contacts, pour relever les femmes tombées et défendre leur dignité contre l'injustice des lois. Que je serais heureux de pouvoir l'aider directement, si la cause que je défends bien pauvrement il est vrai ne comprenait déjà dans ses revendications celle à laquelle Mme Butler s'est dévouée. Elle me semble s'attaquer là à une simple conséquence du régime social. Quant à nous je ne sais comment vous nommer puisque le mot d'Anarchie vous déplaît nous nous attaquons au régime même, à la propriété, à la loi.

Je vous serre cordialement la main, tendue au-dessus de toutes les barrières.

ÉLISÉE RECLUS

(43) Joséphine Butler, fille de John Gray de Dilston, fut, en 1871, l'initiatrice en Angleterre d'un mouvement abolitionniste contre la police des murs avec ses maisons toélérées et la prostitution organisée, mouvement qui fut mené à bonne fin dans ce pays. Il aboutit à la fondation, à Genève, de la Fédération abolitionniste internationale. Jusqu'à sa mort, Mme Butler continua son ardente campagne en faveurs des droits, non politiques mais civiques, de la femme.



À Mlle de Gérando
119, rue Monge, Paris, 6 octobre 1882.

Ma bien chère demoiselle,

Voilà bien des mois et des mois que je n'ai eu la joie de recevoir de vous ou de l'un des vôtres des nouvelles directes. Vous savez que vous nous aviez fait espérer votre visite en Suisse et nous vous avons longtemps attendue avec une joie à laquelle le doute se mêlait de plus en plus : enfin, il nous a fallu désespérer. Maintenant, il nous reste l'espoir de voir ici votre mère et votre frère avant notre départ.

Nous sommes venus à Paris pour le mariage de nos deux filles Magali et Jeannie. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler. Les futurs maris sont deux amis intimes de notre neveu Paul. Ils ont vécu ensemble pendant quatre années, d'abord dans une institution préparatoire, puis à l'École centrale, et depuis leur amitié s'est maintenue avec la même solidité. De pareils précédents, joint à la bonne apparence des deux jeunes hommes, nous ont inspiré toute confiance et nous avons appris à les respecter et à les aimer comme des fils.

Naturellement, le mariage se fera dans des conditions de vérité et les fiancés n'auront point à faire de cérémonies religieuses ou civiles en l'honneur d'un culte qu'ils ne pratiquent point ou d'une loi qui leur paraît injuste. Heureusement, les jeunes gens ont pu convaincre leurs parents que la vraie garantie de la moralité est dans la conscience et non dans les injonctions de l'Église ou de la loi. Nous sommes profondément touchés de la cordialité avec laquelle les familles Régnier et Cuisinier nous ont accueillis, nous et nos chères enfants.

Il me tarde d'avoir de vos nouvelles. J'ignore encore de quel côté me mèneront mes vacances d'hiver. Si j'ai le temps et l'argent - mais je commence à en douter je pourrai peut-être aller vers Constantinople et, dans ce cas, je passerais à Kolozavar, ... mais ??

Je vous serre très cordialement la main, vous souhaitant, non le bonheur vulgaire, mais la force et l'infatigable persévérance.

Votre dévoué,

ÉLISÉE RECLUS.



À Mlle de Gérando,
Clarens, 9 décembre 1882.

Ma bien chère demoiselle,

 Voilà bientôt deux mois que je reste sans vous répondre ! Pendant mon séjour à Paris, les travaux de toute espèce se sont accumulés; C'est à peine si j'ai pu voir mes filles dans leur nouveau ménage. Puis j'ai dû faire un voyage d'une quinzaine de jours sur le littoral de la France, et j'ai presque perdu l'habitude de manier la plume.

J'ai vu une ou deux fois notre ami Rogeard. Il avait quelques leçons, assez pour avoir pu changer de logement ; il paraissait heureux de sa réconciliation temporaire avec le destin.

Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi les deux mariages de mes filles se sont faits dans les conditions que vous savez ? Vous comprenez combien il importe de rester dans la vérité et la simplicité des choses. Les conceptions religieuses se sont modifiées et nous ne croyons plus ce que croient les prêtres : il nous est donc impossible de les appeler à nos côtés dans l'acte le plus important de notre vie et de leur demander des paroles qui, pour eux, sont peut-être des vérités mais pour nous sont des mensonges. De même, les conceptions sociales et politiques se sont renouvelées chez nous, et les personnages qui à leur propres yeux représentent la loi ne représentent aux nôtres que l'iniquité. Comment donc irions-nous leur demander une sanction de notre droiture et de notre pureté ? Entre êtres libres, la parole suffit. Sans être chrétien, c'est le cas de se rappeler la parole de Jésus-Christ : «Que votre oui soit oui et votre non, non ; tout le reste vient du diable.»

Il n'est pas absolument dit que je n'aurai pas le plaisir d'aller vous serrer la main à Koloswar dans quelques mois. si ma santé et le temps me le permettent, j'irai dans la Turquie d'Asie et je proposerai à Attila de m'accompagner. Or Koloswar n'est-il pas sur la route de Trébizonde (44) ?

Aurez-vous le temps de me lire : quatre-vingt-dix-huit élèves !

Votre ami dévoué,

ÉLISÉE RECLUS

(44) Ce voyage eut lieu, en effet, en compagnie d'Attila de Gérando.



À Monsieur Rigot, Juge d'Instruction, à Lyon
Clarens, canton de Vaud, Suisse, 24 décembre 1882.

Monsieur,

Je lis dans le Lyon Républicaindu 23 décembre que «d'après l'instruction», les deux chefs et organisateurs des «anarchistes internationaux» sont Élisée Reclus et le prince Kropotkin, et que, si je ne partage pas la prison de mon ami, c'est que «la justice française ne peut aller me saisir au-delà des frontières».

Vous savez pourtant qu'il eût été bien facile de m'arrêter, puisque je viens de passer plus de deux mois en France. Vous n'ignorez pas non plus que je me suis rendu à Thonon pour l'enterrement d'Ananieff, le lendemain de l'arrestation de Kropotkin (45), et que j'ai prononcé quelques paroles sur la tombe. Les agents qui se trouvaient immédiatement derrière moi et qui se répétaient mon nom, n'avaient qu'à m'inviter à les suivre.

Mais, que je réside en France ou en Suisse, il importe peu. Si vous désirez instruire mon procès, je m'empresserai de répondre à votre invitation personnelle. Indiquez-moi le lieu, l'heure, le jour et l'heure. Au moment fixé, je frapperai à la porte de la prison désignée.

Agréez, Monsieur, mes civilités.

ÉLISÉE RECLUS

(45) Kropotkin avait été arrêté à Thonon, le 23 décembre 1882, au moment où son beau-frère venait de mourir. Il fut conduit à Lyon et maintenu en prison pendant l'instruction du procès qui comprenait 66 inculpés, accusés d'internationalisme. Condamné à cinq ans d'emprisonnement, il quitta la prison de Lyon pour celle de Clairvaux où il resta jusqu'au 17 janvier 1886



À Élie Reclus
Bourg, sans date, lundi soir, janvier 83.

Mon ami,

Recevant des lettres de Cowen, de Westhall, de MacDonald, de Tchaïkovsky (46), de celui-ci, de celui-là, qui s'occupent tous de faire de la haute diplomatie et qui s'embrouillent de leur mieux, dans l'espérance illusoire de tirer Kropotkin de sa prison, j'ai pensé que le parti le plus sage était d'aller me rendre compte par moi-même de la situation et de faire toutes les démarches préliminaires en vue du transfert de Pierre à Sainte-Pélagie.

J'ai bien fait de venir, non seulement parce que j'ai eu la joie, très grande pour moi, de voir Kropotkin en assez bonne santé, heureux et plein d'entrain, mais aussi parce que nous avons bon espoir de réussir. J'avais beau jeu pour plaider ma cause auprès de ces hauts personnages. «Puisque je ne suis pas en prison et que, pourtant, mon dossier est aussi chargé que celui des cinquante, j'ai quelque droit à dire;: Faites-les profiter de la seule liberté que je réclamerais, celle du travail dans des conditions normales.»

A cet égard, on m'a donné les assurances les plus satisfaisantes à condition que ces assurances deviennent des réalités ce que j'espère.

Les condamnés seront traités comme des politiques. Ils auront le droit de garder leur barbe, le droit de recevoir les livres et la nourriture du dehors, de prendre le travail de leur choix, de rester dans la compagnie les uns des autres. Ceux d'entre eux qui resteront dans la prison cellulaire, sans être astreints au régime de la cellule, n'en bénéficieront pas moins de la réduction d'un quart de leur peine. Pierre pourra très probablement obtenir l'emprisonnement à Sainte-Pélagie, afin que sa femme puisse continuer ses études sans se séparer de lui. S'il le désire, notre excellent ami, Pierre Martin, pourra se faire transférer dans la même prison, sous prétexte de secrétariat.

Tout cela est bien beau, presque inespéré, et cependant je crois que c'est vrai. Le directeur de la prison m'a parlé avec sincérité. Ayant eu mainte occasion de pratiquer le monde des geôles, je n'ai pu m'y tromper. La cause de toute cette bienveillance est le profond respect que tous nos camarades ont su inspirer à ceux qui les approchent, par leur cordialité, leur amabilité, leur intelligence, leur droiture, leur bon accord. Le directeur m'en a parlé en termes presque lyriques. Lors de la condamnation, le geôlier en chef a reçu nos camarades en sanglotant ; les gardiens baissaient les yeux et détournaient le visage. La propagande marche grand train dans la prison : tout porte-clef a la prétention d'être anarchiste et se borne à poser timidement la question des moyens pratiques. Le procès a eu un tel retentissement que les montagnards des environs de Thonon sont venus faire une démonstration devant la maison où avait demeuré Kropotkin et ont tiré des coups de fusil en son honneur. A Lyon, toute trace de la première terreur a disparu. Les amis qui avaient été laissés, tandis que les autres étaient pris, ont retrouvé leur élasticité et leur entrain. Le procureur général avait juré l'extermination des anarchistes : ils sont devenus légion.

Mais nous ne serons pas toujours dans cette période de triomphe et d'autres défaites viendront. Ainsi, l'appel fait par quelques-uns de nos amis me paraît être une faute. De même, il n'est pas douteux que quelques-uns se laisseront encore entraîner à de ridicules violences de langage. Mais si nous nous enorgueillissons de la noble conduite des uns, il faut savoir accepter les autres et tenir compte des mille différences du milieu. Ainsi, tu me dis que le procès a eu mille fois, dix mille fois plus d'influence que le journal. C'est vrai, mais le procès est né du journal, comme la fleur du talipot jaillit presque soudain du tronc noir de l'arbre. Telle phrase qui n'avait pas été remarquée dans la feuille de chou a été télégraphiée dans tous les coins du monde quand elle a été prononcée devant le tribunal.

Mais ceux qui n'auront pas lu Le Révolté(47) que dans le réquisitoire du procureur, auront pu, je l'avoue, porter sur ce journal un jugement bien dur. Dans le document en question, j'ai lu un prétendu extrait qui m'a paru vraiment abominable. La sueur froide m'en a jailli des tempes. Je me suis empressé de relire les numéros cités ; l'extrait du procureur était faux d'un bout à l'autre.

Salut cordial,

ÉLISÉE

Ne lis point ma lettre à un journaliste. Nous savons qu'il faut nous méfier.

(46) Tchaïkovsky, socialiste russe.
(47) Le Révolté,organe communiste-anarchiste dès sa fondation le 22 février 1879, à Genève, eut souvent à changer son sous-titre, comme moyen de défense ou de propagande ; d'abord «socialiste», puis «anarchiste», enfin «communiste-anarchiste», le 30 mai 1884.
Le Révoltéfut transféré à Paris le 12 avril 1884 ; depuis le 17 septembre 1887, son titre fut changé en celui de la Révolte,et le 4 mai 1895, en celui des Temps nouveaux.



À Richard Heath
Clarens, 18 février 1883

Mon brave et excellent ami,

Je réponds, quoique bien moins longuement, aux deux lettres que vous m'avez récemment écrites. Mais vous savez que, si le temps me manque pour causer avec vous tout à fait à notre aise avec intimité et loisir, je ne sens pas moins profondément tout ce qu'il y a de cordial et de vécu dans chacune de vos paroles.

C'est dans une conversation parlée que je pourrais essayer de répondre à toutes les questions que vous soulevez dans vos deux lettres : encore, dans un colloque, la pensée finit toujours par dévier vers un point spécial et jamais on ne discute avec l'ampleur et la simplicité désirables tous les objets qu'on aurait l'intention de traiter. Excusez-moi donc mon cher ami, si je ne réponds pas à tous les points de vos épîtres, je voudrais le faire longuement et, pour cela, il faudrait que nous fussions ensemble, cheminant côte à côte au bord de la grève, respirant le parfum du soir. J'espère que, tôt ou  tard, vous nous donnerez le grand plaisir de venir nous visiter et nous pourrons alors reprendre avec plus de loisir les conversations interrompues de la rue de Lourcine.

Il me semble que, dans vos lettres, vous passez souvent à côté de mes idées pour m'en attribuer d'autres qui sont un peu différentes, et que certaines de vos réponses vont un peu frapper dans le vide. Vous devez probablement me faire le même reproche. Je dois donc m'excuser d'avance si les affirmations que vous lirez dans cette lettre affirmations que je n'ai d'ailleurs pas le temps de développer vous paraissent hors de propos.

1° Pour la personne de Jésus-Christ, que m'importe qu'il ait ou non vécu ! Que m'importe que Bouddha ait eu une existence réelle ou non ! Je croyais jadis qu'ils étaient des personnages historiques, je ne le crois plus maintenant. Mais, créations d'un idéal imparfait, ils n'en répondent pas moins à cet idéal, et nous pouvons créer d'autres idéaux sans leur donner de noms propres. Les échafaudages sont bons quand on commence à construire l'édifice, à la fin, ils deviennent inutiles : on s'appuie sur la maison elle-même, pour la terminer.

2° Au point de vue révolutionnaire, je me garderai bien de préconiser la violence, et je suis désolé quand des amis entraînés par la passion se laissent aller à l'idée de vengeance, si peu scientifique, stérile. Mais la défense armée d'un droit n'est pas la violence. S'il est vrai, comme je le crois, que le produit d'un travail commun doive être propriété commune, ce n'est pas faire appel à la violence que de revendiquer son avoir ; s'il est vrai, comme je le crois, que personne n'a le droit de s'approprier la liberté d'un autre homme, celui qui se révolte reste dans son droit strict. Que le révolté soit correct dans son langage et dans sa conduite, qu'il ne se laisse pas aller à des intempérances de paroles, qu'il se fasse respecter, rien de mieux, mais qu'il se fasse libre !

3° Je me garderai bien d'approuver ce qu'a fait le gouvernement de Genève contre les salutistes, mas je crois que certains côtés de cette histoire vous échappent. D'abord, le gouvernement n'est point composé de libres penseurs, il est composé des mêmes individus qui ont fondé le vieux catholicisme officiel et qui ont si longtemps patronné le Père Hyacinthe. Il va sans dire que ni les révolutionnaires, ni surtout les anarchistes ne sont solidaires de ces gens là. Et puis, mon cher ami, il ne faut pas vous figurer que la république helvétique et les diverses républiques cantonales aient la moindre préoccupation de respecter les libertés humaines. De tout temps, les communes suisses ont prodigué l'expulsion de ceux qui les gênaient. Avant d'expulser les salutistes, Genève avait expulsé notre ami Kropotkin et, de tout temps, elle expulse les mendiants, les vagabonds, «ceux que Jésus aimait». Malheureusement, des lois, décrets et ordonnances de toute espèce lui permettent d'en agir ainsi. C'est ignoble, mais c'est légal ! Aussi, sommes-nous les ennemis des lois, faites pour justifier toutes les atrocités.

J'aurais été à Genève que j'aurais pris la défense des salutistes, au nom du devoir individuel, quoique, je dois l'avouer, les salutistes me paraissent être une des plus immorales institutions du temps présent. J'ai lu la traduction des Orders and Régulations,et j'ai trouvé cela tout à fait odieux. Mon être moral s'est insurgé. De ce jésuitisme protestant ou du jésuitisme catholique, quel est le pire, je ne sais. Des deux côtés, je vois l'abdication de tout raisonnement, l'obéissance servile, la suppression de toute responsabilité morale ; des deux côtés, la même recherche des petits moyens, la même rubrique pour créer des habitudes et des mouvements réflexes remplaçant les convictions. De plus, le puffisme, la réclame ont pris dans l'armée du salut des proportions vraiment américaines. Enfin, je n'aime pas cette préoccupation malpropre d'agir sur les foules par la beauté ou la grâce des femmes. Au milieu de ces ignominies, tout idéal disparaît, il ne reste plus que le pouvoir et l'argent, c'est-à-dire, ce que nous combattons dans la société moderne actuelle ! Et puis, quels snobs que ces salutistes : ils attaquent toutes les villes de la Suisse à l'exception de Lausanne, parce que là se trouvent les fils de Prince de Galles !

En tout cas, ne redoutez pas pour eux des persécutions sérieuses. C'est pour nous qu'on les réserve. Les 35.000 massacrés dans les rues de Paris n'étaient pas des salutistes, pas davantage les cinquante condamnés de Lyon !

Votre dévoué,

ÉLISÉE RECLUS



À M. de Gérando
Clarens, 24 juin 1883.

Mon ami,

J'ai reçu depuis plusieurs jours le livre de Gobineau. Je le garderai assez longtemps en ayant besoin pour mon travail, puis je vous le rendrai en bon souvenir de notre voyage.

Comme vous, je m'occupe de la question sociale et, depuis notre séparation, je n'ai pu trouver d'objections, de la part des hommes ou des événements, qui m'aient fait changer d'avis. Bien au contraire. Je ne crois pas comme vous que la Révolution se fasse par en haut, principalement par l'intervention des hommes de sacrifice et de bonne volonté. La révolution se fera surtout par en bas, par les hommes dont la gravitation naturelle est vers un état nouveau. Si le mot d'intérêt n'était pas ordinairement pris en mauvaise part, je dirais que la Révolution se fera par ceux qui ont intérêt à la faire, mais je préfère dire qu'elle se fera par accommodation naturelle des hommes à leur milieu normal. Est-ce à dire que nous ne comptions pas aussi sur l'appui de tous les gens de cur qui, luttant contre leurs propres intérêts personnels, servent la cause de la multitude ? Non, certes. Je n'oublie pas que presque tous les hommes qui ont donné un nom par leurs écrits aux groupes de revendication étaient personnellement intéressés au maintien des privilèges. Mais s'ils ont formulé les idées, grâce à leur instruction supérieure, ce n'est pas à eux qu'est revenue la joie de transformer les idées et les passions en faits. Toujours, la Révolution s'est faite en bas. Chez ceux d'en haut, les idées et les affinités personnelles sont en lutte, chez ceux d'en bas, elles sont d'accord : de là, chez eux une immense supériorité de force.

Quant à la propagande, je la crois bonne, comme vous, non seulement chez les gens d'en haut, mais aussi chez ceux d'en bas. Il faut parler à tous en faisant vibrer en chacun la corde dont le son est le plus dur. Certes, si notre doctrine était, comme vous le dites, une doctrine secrète, elle serait mort-née. Mais est-il exact que nous nous cachions pour dire ce que nous pensons ? Que les hommes de talent soient rares parmi nous, c'est possible, mais que nous ayons manqué de sincérité et de franchise devant l'exposition de nos idées, oh non ! Même devant les tribunaux, au risque d'aggraver leur peine, nos amis ont parlé hautement. Ils parleront encore et leur voix grandira. A vous de discerner les paroles de vérité dans l'immense tumulte des voix humaines.

Quant au rôle actif des révolutionnaires, il me semble injuste de leur reprocher l'uvre de destruction commencée avant le jour de la réédification. Sans doute, chacun de nous a son plan, et, somme toute, ces divers plans concordent assez bien, mais la vie ne s'impose pas. En abattant un arbre vieilli, qui encombre le sol, nous nous bornons à planter celui qui le remplacera, mais il ne jaillira pas tout poussé du sol.

A notre rencontre sur les bords du Nil la suite de la conversation. Je vous enverrai suivant votre demande les débats du procès de Lyon, du moins ce que j'en trouverai.

Bien cordialement à vous et à votre mère,

ÉLISÉE RECLUS



À Richard Heath
Clarens, 6 juin 1884.

Mon cher ami,

En revenant de mon voyage autour de la Méditerranée, je trouve votre bonne lettre du 26 mai. Merci de vos paroles affectueuses.

Vous me dites que mon «poème (48)» n'est pas réalisable, c'est un rêve. A ceci, je commence par vous répondre que, s'il en était ainsi, il y aurait encore lieu de préférer ce beau rêve au vilain rêve, au cauchemar de la société actuelle, car cette société, vous le reconnaissez, n'a point d'état, d'organisation, de réalités avouables. Le nud gordien n'est pas dénoué, vous le savez, il est brutalement tranché par l'épée. Les difficultés du fonctionnement sont résolues par le meurtre, la prison, la mort, de misère ou même de faim, la guerre, les faillites, la vente à faux poids, l'adultération des denrées, le jeu de la bourse.

Mais, de ce que la société actuelle est impossible et peut être qualifiée de constant and perpetual failure(49), aussi bien dans son ensemble que dans ses groupes nationaux ou familiaux, cela ne prouve pas, je l'avoue, que notre rêve d'équité soit réalisable. Cela est vrai, Aussi, je réponds simplement : ou bien nous pouvons réaliser ce rêve pour la société tout entière ; dans ce cas, travaillons avec énergie. Ou bien nous ne pouvons le réaliser que pour un petit nombre ; dans ce cas, travaillons encore. Pourquoi ne pas faire fleurir une petite oasis de paix, de respect mutuel, d'égalité au milieu de l'immense désert ?

Mais je l'espère bien, mon cher ami, que j'aurai, avant de mourir, le temps de démontrer historiquement que nos idées anarchiques ne sont pas un simple rêve. Je travaille à ces études, et d'autres y travaillent aussi avec plus de succès que moi. Si nous réussissons à publier les Lettres sur l'Anarchiede notre ami Kropotkin à M. de Laveleye, je pense que vous les lirez avec plaisir et qu'elles aideront à modifier vos idées.

Parmi ces idées, il en est une qui me paraît fausse, non d'une manière générale, mais dans l'acceptation que vous lui donnez. Non, il n'est pas vrai que la nature humaine soit toujours la même, que The world is such as it ever has been(50). Au contraire, l'individu change suivant son milieu. Sous l'oppression, je le vois rusé et menteur, lâche, vicieux ; dans la liberté, je le vois fier, généreux, véridique, magnanime. Dans le voyage que je viens de faire, de même que dans mes études de livre en livre, j'ai toujours vu qu'une saine atmosphère extérieure fait la santé, qu'un air empoisonné donne la maladie. Et, si vous étudiez vous-même, ne voyez-vous pas que, même chez les plus forts, le système compensateur de la volonté n'agit pas toujours avec précision, indépendamment des alternances du milieu.

Je n'insiste pas, car nous aurons l'occasion de nous entretenir encore de ces questions si nous n'avons pas le bonheur de tomber d'accord.

J'ai reçu le numéro du Spectatorqui parle de mon article. Il me semble qu'il n'est pas tout à fait équitable envers moi et qu'il me fait dire des choses que je n'ai pas dites.

Puis-je vous demander de me rendre un service ? Celui d'envoyer un exemplaire de la Contemporary Reviewcontenant mon article aux personnes dont les noms et adresses suivent. Je désire leur exposer ma pensée. (Suivent ces noms et adresses).

Je vous envoie par le courrier d'aujourd'hui un mandat-poste pour acquitter cette petite dépense ; s'il reste quelque chose de cette somme, veuillez l'utiliser pour une uvre quelconque qui aurait notre approbation commune.

Si vous croyez que mon article puisse être republié et vendu ou donné, je serai enchanté que la chose se fasse ; mais, de ma retraite, je ne puis m'occuper personnellement de cette affaire (51).

Je vous prie de me rappeler au bon souvenir de ces demoiselles et de répondre à mon énergique serrement de main.

ÉLISÉE RECLUS

(48) Il s'agit de l'article d'Élisée, publié en mai 1884 par Contemporary Reviewsous le titre Anarchy by an Anarchist (Anarchie par un anarchiste).
(49) Faillite continue, perpétuelle.
(50) Le monde reste ce qu'il a toujours été.
(51) Cet article ne fut réimprimé qu'en 1894 (An Anarchist on Anarchy,London, Liberty Press(quatre éditions jusqu'en 1897).



À Richard Heath
Sans date, 1884.

Mon cher ami,

Je commence ma lettre de réponse, ne sachant quand je la finirai, mais, du moins pendant quelques jours, ma pensée restera-t-elle toujours dirigée vers vous.

Comme vous, j'ai lu les articles de Herbert Spencer avec beaucoup d'intérêt, mais comme vous j'ai été choqué de beaucoup de paroles et d'appréciations que me semblent peu humaines. Quand on aime réellement les hommes, l'amour est témoigné par des paroles affectueuses et tendres. Il ne faut pas qu'on puisse s'y tromper. Qu'il y ait des lois inévitables auxquelles nous obéissons tous comme l'onde obéit au vent, cela ne saurait se nier ; que de la naissance même surgisse la mort, cela n'a rien de terrible, pourvu que la mort arrive à son heure. Quand on parle de ces lois souveraines, il serait ridicule de faire du sentiment, mais quand on discourt avec des hommes en recherchant ce qui pourra les rendre heureux, il faut du moins que la cordialité se retrouve dans le langage. Mais ceci est une question de détail. Le langage de Spencer pourrait être dur comme l'acier et, en même temps, ses idées pourraient être d'une clarté parfaite. Dans tous les cas, il est nécessaire de les étudier avec scrupule. Il n'est pas un de ses ouvrages qui ne fasse penser, même quand il repose sur des idées fausses.

D'une manière générale, il me semble que son dernier article, the Sins of Legislators(52) est excellent et, pour ma part, je n'ai pas dit autre chose, quoique sous une forme très différente ; mais l'article précédent The Coming Slavery(53) me paraît être rempli d'erreurs reposant sur de fausses définitions et sur l'ignorance des choses qu'il critique. Pour lui, «tout Socialisme est esclavage». Il oublie que lui-même est un socialiste, puisque l'état social lui paraît devoir être modifié, et qu'il donne des conseils en conséquence. Le mot «Socialisme» dans sa définition historique s'applique évidemment à tous les systèmes, de quelque nature qu'ils soient, qui ont pour but d'assurer à tous les hommes le pain du corps et le pain de l'esprit. Or, si, parmi ces systèmes, il en est certainement plusieurs qui sont de purs à priori, imaginés par des songe-creux qui n'ont pas étudié l'homme et n'ont pas observé le fonctionnement des lois naturelles, il en est d'autres aussi qui reposent sur l'observation et l'expérience et qui renferment une petite ou une grande dose de vérité.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas le «laissez-faire» qui donnera le bonheur à l'humanité. M. Spencer a beau croire à la vertu de ce principe, qui n'est pas un principe, lui-même est infidèle à son programme, puisqu'il fait des livres dont le résultat est d'influer sur la marche des choses. Il prêche, il cherche des adhérents et des propagateurs, et je ne saurais l'en blâmer. Non, il ne suffit pas de laisser passer le courant, il faut s'y associer de son mieux, collaborer à la grande uvre.

Mais, dira-t-on, si vous ne laissez pas un libre-cours aux événements, si vous tâchez d'intervenir par votre volonté infinitésimale dans l'immense labeur des choses, c'est donc par la violence que vous avez la prétention d'intervenir. Eh bien ! non. Dans la concurrence vitale entre les espèces qui se disputent la place sur la terre, je vois deux modes de lutte bien distincts, celui de la violence personnelle, celui de la défense collective. Dans mon jardin, j'en ai vu un exemple aujourd'hui. Un chat se glisse furtivement dans les herbes et saute sur un petit oiseau qu'il saisit dans sa gueule. Aussitôt, le père, la mère de l'oisillon se précipitent sur le chat, les ailes étendues. Ce n'étaient que deux merles et le chat eût pu les croquer tous les deux ; mais ces animaux dont l'amour était plus violent que la faim lui firent peur. Il lâcha l'oisillon et décampa sournoisement. Par la solidarité, les deux oiseaux avaient vaincu la bête fauve.

C'est là ce que nous voulons faire. A toutes les violences personnelles, nous voulons opposer la volonté cohérente de tous ceux qu'on pourrait opprimer. Mon idéal est cet arbre de la Cafrerie, où se sont nichés des milliers d'oiseaux, les «républicains», heureux et conscients de leur force, regardant sans frayeur le vautour qui plane dans l'air au-dessus de leur cité. Nous n'avons pas besoin de maître : ce n'est pas une volonté extérieure à la nôtre qui nous fait rester dans la même communauté, c'est la conscience de notre solidarité avec tous. Nous sommes utiles à nos frères et nos frères nous sont utiles. Chacun de nous est libre, et la cité tout entière n'est libre que par nous.

Cette solidarité, nous voulons l'étendre à tous les hommes, sachant d'une manière positive, grâce à la géographie et à la statistique, que les ressources de la terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d'après laquelle les hommes doivent s'entremanger, n'est pas justifiée par l'observation. C'est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu'il est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés.

Mais, m'avez-vous dit : «Excluez-vous les animaux ?» Certes, la question a sa gravité. Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n'aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j'embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. Mais je me dis aussi : toute chose par degrés et les premiers devoirs commencent autour de nous ! Réalisons la justice dans le cercle le plus vaste qu'il nous sera possible de le faire : dans le cercle civilisé d'abord, puis dans le cercle humain. Toute réalisation d'un idéal partiel nous rendra plus sensibles, plus délicats pour la réalisation future d'un idéal plus grand. Tout ce que nous accomplirons pour le prochain rapprochera de nous ceux qui, maintenant, sont éloignés. Ma ferme confiance est que notre société harmonique doit embrasser non seulement les hommes mais aussi tous les êtres ayant conscience de leur vie. Où est la limite ? Je l'ignore, seulement, je sais qu'elle est au-delà des animaux que tuent nos chaussures et qu'égorgent nos bouchers. Je ne comprends pas le meurtre d'un animal ou d'un homme, je ne fais une différence que lorsqu'il s'agit de défense personnelle ou sociale. J'absous le voyageur qui défend ses compagnons en abattant un tigre. J'absous aussi le combattant qui, dans une société humaine, accomplit un acte correspondant.

Je m'explique brièvement, mais vous ne m'accuserez pas, j'espère, de faire l'apothéose de la force pure, de me ranger parmi les muscular christians(chrétiens exerçant leurs muscles). Non, ce que je veux, c'est la solidarité des faibles, devenus assez forts par leur union pour pouvoir mépriser la force des forts et ne leur laisser d'autre alternative que d'entrer, eux aussi, dans la grande confédération des égaux.

Mais pour faire appel à un Juge Éternel, ainsi que vous m'y conviez, pour montrer l'exemple du «Fils de l'homme» ou du Bouddha, il faudrait y croire, et si j'y croyais personnellement, il faudrait que la société y crût. Elle n'y croit plus, ce n'est aujourd'hui qu'une tradition, une routine sans force, un dogme momifié. Que des hommes bons et grands aient retiré de la religion et de ses dogmes tout ce qu'il y a d'humain, de tendre, de généreux, d'idéal, cela est vrai, mais cette sublimation même nous permet de laisser de côté les faits sans valeur historique qui, pour la majorité des fidèles, constituent la religion. Dans Jésus-Christ, vous voyez l'humanité collective, le dévouement d'un pour tous, la joie sans fin, sans mesure, éternelle, que donne l'amour, mais les récits des Évangiles n'ont plus de valeur pour nous. Pourquoi mêler à ces grandes vérités qui font notre joie des historiettes contradictoires et mal écrites, au nom desquelles tant de persécuteurs ont maudit, roué ou brûlé tant d'hommes fervents qui aimaient la justice ?

Vous me demandez aussi : comment créer cette douce oasis de paix et d'harmonie entre hommes qui se sentent égaux et qui travaillent de concert à l'avènement de la justice ? C'est en nous aimant, en nous appuyant les uns sur les autres par la propagande et l'encouragement. Nous sommes éloignés, mais une lettre, un mot, la conscience que l'on pense et l'on sent d'accord nous font du bien et nous fortifient à travers l'espace. La pensée que j'ai des amis en Italie, en Hongrie, en Angleterre, en France, en Afrique, me rend heureux : sans eux, je serais une chose ; avec eux, je suis un homme.

Bien cordialement,

ÉLISÉE RECLUS

Remerciez bien ces demoiselles de l'article qu'elles ont bien voulu copier pour moi. Je vous en dirai mon avis à une autre occasion. Maintenant, ma lettre est déjà bien longue et je crains que certains passages en soient indéchiffrables.

(52) Les crimes des législateurs.
(53) L'esclavage prochain



À Richard Heath
Lavey-les-Bains, 28 juillet 1884.

Mon excellent ami,
 

Que votre idéal, celui de la bienveillance universelle, de la justice pour tous et de la paix, ait été de tout temps celui des hommes de bonne volonté, je me garde bien de le nier, et je serais malheureux qu'il en fût autrement. Que de devanciers nous avons émus, que de paroles émues et profondes ont été prononcées avant nous et prolongent leurs échos d'âge en âge ! que de vérités une fois proclamées l'ont été pour toujours, de sorte qu'il nous reste seulement à les répéter et les répéter sans cesse !

Mais c'est précisément parce que notre héritage de vérités est si précieux qu'il importe de le séparer jalousement de toutes les erreurs qu'on y mélange. Voyez ce que les bouddhistes ont fait du Bouddha, ce que les chrétiens ont fait du Christ, à supposer que l'un et l'autre aient vécu, ce qui importe peu d'ailleurs, car l'un et l'autre ne sont pour nous que «des voix». De leurs paroles, si essentiellement humaines, auxquelles se mêlaient par conséquent des erreurs et des faiblesses, les prêtres ont fait des paroles divines, indiscutables, et les interprètent à leur gré, ils les ont utilisées pour imposer au troupeau des hommes leurs propres erreurs et leurs folies.

Toutefois, la trahison du Bouddha par les bouddhistes, du Christ par les chrétiens, ne nous empêche pas de reprendre les documents primitifs de leur histoire et je me garderai bien de négliger par exemple tout ce que je trouve d'humain et de vrai dans les Évangiles. Mais, dès qu'on me les apporte comme étant un ouvrage divin ou comme ayant je ne sais quelle «divinité», quelle «sainteté» particulière, je n'en veux plus. Attribuer quoi que ce soit d'infaillible à une uvre quelconque, «Évangiles» ou «Paroles d'un Croyant», ou «Chants de la Commune», je n'en veux plus, je proteste. C'est de là que nous viendra le poison. Il n'y a point de «Livre» d'où s'épanche la vérité, on ne peut arriver à la connaître que par le travail extérieur, par le battement continuel du sang dans les artères, de la pensée dans le cerveau.

Connaissez-vous les uvres récentes du comte Tolstoï ? C'est l'homme de votre cur, je le pense, chacun de vos sentiments, chacune de vos paroles seront à l'unisson. Quant à moi, j'ai pour lui une profonde sympathie, mais je crois qu'il se trompe comme vous en séparant le «Fils de l'homme» des autres hommes pour le diviniser, et en donnant à l'histoire qui nous en a été laissée une valeur supérieure à celle des autres recueils de paroles humaines.

Je vous serre cordialement la main et vous prie de me rappeler au bon souvenir des vôtres.

ÉLISÉE RECLUS



À Mme Ackermann
Clarens, 20 janvier 1885

Madame,

Enfin, mon ami vient de me donner votre adresse. Il me tardait de vous dire ma reconnaissance pour le précieux cadeau que vous m'avez fait.

Je suis heureux d'avoir vos uvres. Je les lirai, je les relirai ; par ce petit volume si bien rempli qui me vient de votre main, il me semblera que vous me parlez vous-même. Votre voix récitant ces beaux vers, dont quelques-uns sont entrés dans ma substance même et font partie de mon être, aura pour moi une puissance qu'elle n'avait pas encore. Que de fois pourtant vous avez déjà fait passer en moi ce long frisson de joie ou d'extase qui me secoue dans les moments sacrés où je me trouve en présence du grand et du beau ! Je vous remercie encore.

Toutefois, vous le savez sans doute, je suis un de ceux que, dans votre effroi du Délugefutur, vous voyez s'avancer «comme un gros flot de haine et de rage brutale». Je crois que votre frayeur n'est pas digne de vous. Ma reconnaissance et mon respect pour votre personne me permettent peut-être de vous dire que, le jour où vous avez écrit ces vers, vous avez eu tort de trembler. Vous qui ne craignez ni la chute du Ciel ni le bris de la Terre, pourquoi redoutez-vous cet appel tempétueux à la justice que poussent tous les opprimés, ce cri, mêlé de colères, de sanglots et de râles, qui sort de la poitrine de tous les infortunés demandant le bonheur ? Nous, les insurgés qui vous faisons peur, nous sommes les combattants de l'idéal. Que cherchons-nous ? Pourquoi, dans notre lutte incessante, acceptons-nous d'avance la prison, lexil, la mort et la malédiction des poètes, si ce n'est pour que tous un jour soient libres, égaux dans la grande patrie, jouissant de la vie dans toute la plénitude, ravis de beaux chants et de poésie sublime ! Dois-je vous rappeler ces vers allemands d'un de vos frères, vers qui, depuis quarante ans, font ma joie et ma force : «Devant l'esclave, quand il brise sa chaîne, devant l'homme libre, ne tremble pas !» Ou bien ce distique de Hugo, que je recommande à tous ceux qui savent aimer : «Et sa mère disait en lui parlant tout bas : «Fils, quand tu seras grand, meurs pour la bonne cause !»

Si vous étiez des nôtres, si vous aidiez Samson à rompre ses liens, vous ne sauriez point ce qu'est la tristesse et vous n'appelleriez point la mort. Quant à nous, nous comprenons vos anathèmes, mais le combat même nous donne le bonheur et nous aimons la vie.

Votre dévoué de tout cur,

ÉLISÉE RECLUS



À M. Henry Seymour, pour son journal (54)
1er mars 1885
 

D'un ami de l'autre côté du Détroit.

Ce m'est une joie d'écrire pour de bons journaux. Je suis un étranger, né sur ce Continent dont la mer vous sépare. Mon éducation m'a donné des préjugés autres, du moins par la forme, de ceux qui vous ont été inculqués par la vôtre. On m'a appris à vous haïr sous prétexte de patriotisme, de même que vos patriotes nationalistes vous ont appris à détester l'étranger. Pendant des siècles, le vent du Canal n'apporta que des cris de haine et de malédiction d'un rivage à l'autre. Mais, en dépit de tout ce que firent l'homme et la nature pour nous séparer, je sens intensément que nous sommes frères et m'adresse à vous en toute confiance, sachant d'avance que mes paroles seront accueillies par des amis, des camarades. Il n'y a plus entre nous de barrière : notre pays est plus vaste que ne l'ont voulu nos maîtres.

Les peuples n'ont que faire des limites qu'on leur avait tracées. A de nouvelles idées, il faut un nouvel état social correspondant. Celui que nous préparons ne comporte ni rois, ni seigneurs, ni maîtres, ni soldats, ni douaniers veillant aux frontières. Il n'admet que des hommes pleinement conscients de leur dignité personnelle et de leur égalité en droits. Nous ne reconnaissons plus ce que l'on appelle «patrie» et qui, dans son acception accoutumée, représente la solidarité des crimes de nos ancêtres contre d'autres pays, ainsi que des iniquités dont nos gouvernements respectifs se rendirent coupables. Pour fonder une société nouvelle, il faut d'abord désavouer toute uvre de sang.

Pour juger de la valeur morale de nos différents pays comme nations conquérantes, il suffit de voir à l'uvre les états Européens discutant entre eux le partage du monde. Ils nous rappellent les corbeaux assemblés autour d'un cadavre, chacun emportant son débris. C'est ce que l'on appelle dans le langage accoutumé : «Le triomphe de la Civilisation sur la Barbarie». Le pillage et le massacre sont autant d'exploits valeureux qui ne peuvent manquer d'enorgueillir les concitoyens des voleurs et des meurtriers. On apprend que des milliers d'hommes ont été passés par l'épée, qu'on a brûlé des villages, que les pieds des chevaux ont foulé des poitrines humaines... et un ardent frémissement d'enthousiasme étreint le cur de tous les «bien-pensants», tandis que le Clergé entonne des actions de grâce au
Dieu des Armées.

Et pourtant, l'histoire n'est-elle pas là pour nous apprendre ce qu'ont coûté les annexions, les colonies, c'est-à-dire la prise de possession de territoires spoliés par la force des armes ? Je ne parlerai pas de la France, j'écris dans un journal anglais dont les lecteurs connaissent peu ce qu'ont valu aux Français en fait de bonheur et d'acquisition morale les «conquêtes et victoires» de l'Empire français. La nation a durement payé pour tous ces crimes. De même, elle a payé pour ses triomphes en Algérie, lorsque de brillants officiers, habitués au massacre d'Arabes et de Kabyles, revenus à Paris pour exécuter d'autres «sauvages», balayaient les faubourgs de leur artillerie, ainsi qu'ils avaient balayé les pauvres bordj des Arabes. La France paiera de même pour le Tonkin et pour Formose. Le reflux de l'histoire amènera le châtiment des fautes commises.

Mais la France est-elle la seule nation coupable en Europe ? L'Angleterre n'a-t-elle pas aussi ses torts qui retomberont sur elle-même, la rongeant comme un cancer ? L'annexion violente de l'Irlande n'amène-t-elle pas son châtiment, jour après jour ? et l'immense Empire Colonial, célébré si frénétiquement par vos poètes, vos orateurs, n'aura-t-il comme conséquence que le parfait bonheur de vos patriotes ?

Un grand fait historique m'a souvent frappé : C'est que l'Angleterre de nos jours, prise dans l'ensemble, n'est pas en dignité morale, en intensité vitale ni dans ses uvres individuelles, égales à l'Angleterre d'il y a deux siècles et demi. Vous étiez d'autres hommes quand vous osiez lever la main contre votre Roi, l'associé des seigneurs. Depuis cette époque, vous avez acquis des territoires cinquante fois plus considérables que le «Royaume Uni» et subjugué des populations dix fois plus nombreuses que la vôtre. Vous avez donné à chaque rejeton de votre noblesse un royaume à gouverner et leur avez distribué les richesses du pays. Et, sans vous en apercevoir, vous avez, en conséquence de toutes ces conquêtes, perdu vos moyens : la terre a passé tout entière entre les mains des seigneurs. Il y a chez vous des castes plus murées que les castes hindoues, séparées par un plus large fossé. Vous êtes redevenus «loyaux» et les fils des anciens républicains se glorifient de leur abaissement. Comme nation, vous avez reculé en dépit de l'immense accroissement de vos richesses et des progrès si remarquables de votre civilisation matérielle. C'est ainsi que la petite Hollande d'antan, si fière de vaincre à la fois l'Angleterre et Louis XIV, est devenue une nation de timides bourgeois depuis qu'elle se fait nourrir en parasite par les malheureux paysans de Java.

Heureusement que les peuples commencent à se réveiller : pendant que les gouvernements, représentants attardés d'idées qui ont fait leur temps, n'ont souci que d'étendre leurs conquêtes pour doubler, tripler leur troupeau de sujets, les gouvernés entrent en lutte pour recouvrer leur autonomie. L'Angleterre, la France, l'Allemagne et la Russie envoient leurs armées par toute la terre, en Nubie, au Tonkin, en Afrique, en Afghanistan, en vue d'accroître leur domaine, en même temps que les nihilistes, socialistes et anarchistes s'acharnent à la désorganisation des États. L'arbre étend ses branches, mais le ver en ronge la racine. La manie des conquêtes qui s'est emparée des États antiques fait songer à ces crustacés qu'on voit dans les aquariums : tandis qu'ils saisissent leur proie, une griffe s'est emparée d'eux ; d'un côté, ils mangent, de l'autre, ils sont mangés.

Mais si les vieilles patries disparaissent, une nouvelle, aussi vaste que le monde entier, est en train de se reconstituer. Nous y convions tous les hommes de bonne volonté qui ne tiennent à être ni maîtres ni esclaves, qui respectent les autres comme égaux et savent se faire respecter, tous ceux qui se révoltent contre l'injustice et qui aiment passionnément la liberté, qui cherchent autour d'eux, non des victimes à exploiter mais des amis à chérir : tous ceux-là sont nos concitoyens ; ils fonderont avec nous la société nouvelle. Apprenons à nous aimer les uns les autres dans le monde entier. Il y a derrière nous des siècles de haine à racheter.

ÉLISÉE RECLUS

(54) The Anarchist. Ce journal, anarchiste-individualiste, eut quarante numéros, de mars 1885 au mois d'avril 1888. Les anarchistes-communistes qui y collaboraient s'en séparèrent, lors de l'arrivée de Kropotkin en Angleterre (1886), pour fonder le journal communiste-anarchiste Freedom (La Liberté).



À Mme Élisée Reclus
Saragosse, avril 1885

Ma bien chère femme,

J'ai renoncé à dépasser Saragosse aujourd'hui, d'autant plus que ça ne me fait pas gagner une heure dans mon voyage de retour vers la France. La journée était brumeuse et froide dans la matinée ; elle est radieuse cet après-midi, quoique froide encore. J'en ai profité pour faire mon apprentissage de cicérone dans la ville que je connais maintenant à fond, sans pourtant y avoir découvert un libraire qui mérite ce nom. En revanche, que de vendeurs de missels, de chasubles, d'étoles et d'ostensoirs !

Les Espagnols républicains que j'ai vus prétendaient tous que le catholicisme n'a plus de prise dans leur pays parce que l'indifférence religieuse a succédé à la foi. Je crois qu'ils ont tort et qu'ils traitent le danger avec trop de légèreté. Même la suppression des couvents, la saisie des biens de main-morte ne prouvent pas grand'chose. On n'a vu dans cette affaire qu'une mesure fiscale. On a pris les richesses où elles se trouvaient, comme à diverses époques du Moyen âge, les souverains l'ont fait tant de fois ; mais aucune haine de la religion ne se joignait à cette confiscation des propriétés religieuses. Ce n'est pas par indifférence que l'on pourra triompher du catholicisme. Pour détruire une ancienne foi, il faut une foi nouvelle.

Si ce n'était de ces moines, de ces curés, de ces enfants de chur, je me plairais beaucoup dans ce pays-ci, mais en tenant compte de tout, ces gens-là, si polis, si gracieux, si courtois, sont décidément à un degré moins avancé de civilisation que les gens qui viennent de l'autre côté des Pyrénées. Il se fait ici certaines choses d'une barbarie sans nom ! Je ne parle pas des combats de taureau, ce qui est déjà infiniment atroce ; mais où s'imagine-t-on qu'on met les vagabonds, filles et enfants, pour leur donner un asile de nuit ? A la Morgue, avec les cadavres ! En voilà une éducation. Tpfer (55) aurait dû nous décrire cette première nuit des vagabonds en compagnie des morts.

A bientôt

ÉLISÉE

(55) Tpfer (Charles), comédien et écrivain dramatique allemand.



Lettre adressée à Jean Grave et insérée dans Le Révoltédu 11 octobre 1885.
Clarens, Vaud, 26 septembre 1885.
 

Compagnons,

Vous demandez à un homme de bonne volonté, qui n'est ni votant ni candidat, de vous exposer quelles sont ses idées sur l'exercice du droit de suffrage.

Le délai que vous m'accordez est bien court, mais ayant, au sujet du vote électoral, des convictions bien nettes, ce que j'ai à vous dire peut se formuler en quelques mots.

Voter, c'est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c'est renoncer à sa propre souveraineté. Qu'il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d'une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu'il se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir.

Voter, c'est être dupe ; c'est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d'une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, des allumettes aux vaisseaux de guerre, de l'échenillage des arbres à l'extermination des peuplades rouges ou noires, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l'immensité de la tâche. L'histoire vous enseigne que le contraire a lieu. Le pouvoir a toujours affolé, la parlotage a toujours abêti. Dans les assemblées souveraines, la médiocrité prévaut fatalement.

Voter c'est évoquer la trahison. Sans doute, les votants croient à l'honnêteté de ceux auxquels ils accordent leurs suffrages et peut-être ont-il raison le premier jour, quand les candidats sont encore dans la ferveur du premier amour. Mais chaque jour a son lendemain. Dès que le milieu change, l'homme change avec lui. Aujourd'hui, le candidat s'incline devant vous, et peut-être trop bas ; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il mendiait les votes, il vous donnera des ordres. L'ouvrier, devenu contre-maître, peut-il rester ce qu'il était avant d'avoir obtenu la faveur du patron ? Le fougueux démocrate n'apprend-il pas à courber l'échine quand le banquier daigne l'inviter à son bureau, quand les valets des rois lui font l'honneur de l'entretenir dans les antichambres ? L'atmosphère de ces corps législatifs est malsain à respirer, vous envoyez vos mandataires dans un milieu de corruption ; ne vous étonnez pas s'il en sortent corrompus.

N'abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d'autres, défendez-les vous-mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d'action futur,  agissez ! Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c'est manquer de vaillance.

Je vous salue de tous cur, compagnons (56).

ÉLISÉE RECLUS

(56) Cette lettre fut aussi donnée sous forme d'affiche électorale par le groupe de propagande anarchiste de Paris et reproduite en anglais dans Freedom(janvier 1910), d'après la traduction anglaise de The Anarchist(1885).



Aux compagnons de La Lutte Sociale,organe communiste-anarchiste, à Lyon.
Samedi, 28 août 1886.

Compagnons,

Vous me demandez quelques paroles de solidarité pour l'uvre que vous allez entreprendre. Je vous les donne de tout cur, même sans avoir lu votre programme. Vous êtes Anarchistes, Communistes, Révolutionnaires ; cela me suffit, car nous pouvons différer en mille points de détail en restant d'accord sur le but à poursuivre : Anarchistes, vous combattez tout pouvoir, qu'il soit religieux, politique ou patronal ; vous niez toute loi imposée pour ne reconnaître que les lois naturelles provenant du fonctionnement même de la vie ; Communistes, vous revendiquez pour tous la propriété détenue par les usurpateurs, vous considérez comme vôtres les champs et les mines, les cités, les chemins de fer, les navires, les entrepôts et tout ce qu'ils contiennent ; Révolutionnaires, vous n'attendez que le moment de mettre la force individuelle ou collective au service du devoir et, dans cette période de préparation, vous faites l'uvre de révolte intérieure en vous débarrassant de tout préjugé, en vous dégageant des vieilles habitudes de l'obéissance lâche, de la béate résignation et de l'égoïsme vil.

Votre journal est fait pour affermir les convictions et les volontés. Salut à vous !

Il va sans dire que vous ne me demandez point de conseils, et je n'aurai ni la naïveté ni l'outrecuidance de vous en donner. Vous ferez votre journal comme il vous conviendra, conformément à vos idées, à votre connaissance des faits, à l'énergie de votre conviction, à la force de votre tempérament et aux circonstances, au milieu spécial dans lequel vous vous trouvez. A chaque lutteur de combattre comme il l'entend, de choisir son poste de bataille et ses armes ! La besogne sera d'autant meilleure qu'il la fera de plein gré, de tout cur, sans ordres ni conseils gênants qui le privent de sa libre initiative.

Tout ira bien, parce que vous serez sincères. Vous n'aurez point de politique à faire, point d'intrigues à lancer, de jeu de bascule à préparer pour tromper les suffrages, point d'amis à caser, point de protecteur à flagorner, pas de mensonges à dire.

Vous n'avez point à substituer votre gouvernement à celui des autres ; vous ne cherchez point à renverser les maîtres pour devenir maîtres à votre tour.

Quels que soient les changements amenés par le temps dans l'évolution personnelle de chaque individu, vous offrez du moins cette garantie que vous vous proclamez d'avance indignes et traîtres s'il vous arrivait jamais de prendre pour vous une part de ce pouvoir que vous combattez aujourd'hui sous toutes ses formes, et moins dans les hommes qui le représentent que dans son essence même. Vous proclamez que le pouvoir est corrupteur : en même temps, vous vous rangeriez parmi les corrompus si une seule ligne de votre journal favorisait la moindre usurpation. Point de milieu : «ou anarchiste ou traître», tel est le dilemme dans lequel nous sommes enfermés.

Je ne doute pas, compagnons, que vous ne combattiez le bon combat, non seulement avec vaillance, mais aussi avec cet admirable esprit de dévouement qui a fait de la lutte des journaux anarchistes contre le parquet de Lyon un spectacle unique dans l'histoire de la presse. C'est par le caractère personnel qu'on fait la véritable propagande. Les meilleures idées exposées par des impuissants et des faibles paraissent être sans force et sans vertu. A vous de les mettre en relief, de les faire accueillir avec sympathie, grâce à l'élan de votre courage, à la hauteur de votre pensée et à la dignité de votre vie.

ÉLISÉE RECLUS



À Mme Dumesnil, à Vascuil
Sans date, novembre 1886

Ma sur aimée,

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Ce n'est pas sans horreur que j'entends parler de vos magnifiques expériences sur le rendement du blé. Dès que les capitalistes sauront d'une manière absolue que la terre peut rapporter plus de 2 ou 3%, ils l'accapareront en entier. Allons, néanmoins, notre mission est de savoir et de faire.

Embrassades,

ÉLISÉE



À Mlle de Gérando
Sens, de passage, 3 janvier 1887.

Voilà bien des jours, bien des semaines que je vous dois une lettre en réponse à celle que vous m'avez écrite le 29 septembre. Depuis cette date, appartenant déjà à une période lointaine de notre vie, bien des incidents, des événements même se sont succédé, mais au-dessus de la fluctuation des choses journalières se maintiennent toujours les grands problèmes et, comme l'année dernière, nous nous disons avec tristesse : «Non, justice n'est point faite. Partout l'iniquité règne, partout le faible est opprimé ; partout le vice naît du vice et le malheur du malheur !» Et nous nous demandons également : «N'y a-t-il point d'issue à cette déplorable situation ?» Puisque nous voyons le mieux, ne parviendrons-nous point à l'atteindre ? Et comment réussirons-nous à vaincre, sinon le mal que nous fait directement la nature, du moins celui qui provient de nos propres agissements ? Est-ce toujours par la douceur, par la bonté, par le rayonnement de justice et d'affection que se fera le progrès ? Ou bien l'homme juste a-t-il le droit de s'armer du fouet de cordes, même du glaive, et de frapper, non dans sa propre cause, mais dans celle de plus faibles que lui, des malheureux écrasés sans force et sans ressort ?

Voilà, me semble-t-il, quel est entre nous deux le fond du débat. Vous comptez vaincre par la résignation ; je compte vaincre par la force mise au service du droit. Vous êtes comme ces prêtres fidèles qui jadis accompagnaient l'arche sainte : quelles que fussent les rugosités de la route, jamais ils ne portaient la main sur le sacré tabernacle : ils ne doutaient point que le précieux symbole ne se gardât lui-même. Quant à moi, j'ose porter sur lui mes mains impies, sachant qu'il n'est point uvre divine, mais de construction humaine. C'est notre travail, à nous, de le défendre !

Avec votre délicat sentiment féminin, vous redoutez aussi tout contact grossier avec des êtres brutaux qui parlent violence et dont toute la force est dans les paroles. Comme vous, j'éprouve une grande répugnance instinctive à entendre ces redites d'expressions sauvages, qui presque toujours manquent de sincérité, mais je ne me permets pas de juger ceux dont l'hypocrisie ne m'est pas prouvée. Les hommes diffèrent tant les uns des autres que la même mesure ne peut leur être appliquée. Telle expression qui, dans notre bouche serait absolument odieuse et qui entraînerait notre condamnation morale définitive, n'a point la même valeur mauvaise dans une autre bouche et, dans telle ou telle circonstance, peut répondre à un sentiment louable, l'instinct rudimentaire de la justice. Autant d'hommes, autant de degrés de développement intellectuel et moral.

Partant de l'idée que toute loi, tout gouvernement sont de nature à corrompre les hommes et que, pour retrouver la source de toute bonne initiative, il faut faire appel à chaque individu en particulier et lui laisser sa liberté complète, telle qu'il la conçoit, certes, nous pouvons nous attendre à ce que le mode d'agir diffère singulièrement suivant les personnes. La plupart ne comprendront la justice que sous sa forme primitive, le talion disons même la vengeance. C'est en effet le mode barbare, presque préhistorique de la justice, mais c'est encore la justice rudimentaire, tandis que la prétendue justice départie par les gouvernements est une pure iniquité. De ces hommes primitifs qui cherchent à se venger, la distance est grande jusqu'à ceux qui veulent le bonheur de tous, y compris leurs anciens persécuteurs, et qui se rendent compte de l'influence des milieux, enveloppant tous les êtres humains dans une même affection. Des impatients de vengeance aux débordants d'amour se succèdent les mille représentants intermédiaires des sentiments humains qui tous répondent à une période de développement moral plus ou moins avancé. Vous et moi, je le sais, nous avons la ferme volonté d'être parmi ceux qui ont l'intention d'agir par le renoncement, le dévouement personnel, l'affection envers tous, ami et ennemis ; mais n'oublions pas non plus nos alliés sauvages, les farouches égalitaires, les justiciers bruyants qui n'ont pas encore appris à parler notre langage.

Je serre bien cordialement, bien tendrement votre bonne main de ma main fraternelle, vous savez combien grand est pour vous mon respect.

ÉLISÉE RECLUS



À Richard Heath
Clarens, 11 janvier 1887.

Mon cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme vous, mon ami, je crois absolument que «la chose capitale est de modifier la conscience du pays et de donner aux hommes un autre code de moralité». C'est pour cela que nous leur crions que leur morale relative à la propriété est complètement erronée et que tout appartient à tous. Certainement, je n'hésiterais pas si j'en avais le pouvoir à mener les faméliques dans les magasins bien remplis et à leur dire : «Mangez, ceci est à vous», et de même je dirais au magasinier : «Prends chez ton voisin. Ce qu'il fait est à toi. Vous travaillez les uns pour les autres et le produit du travail commun est une propriété commune.» N'est-ce pas dans le même esprit, s'il m'en souvient bien, que Jésus, le prophète, le «Fils de l'Homme», passait dans un champ de blé et cueillait les épis, sachant qu'ils étaient à lui comme à tous les passants ?

Cette main-mise du droit populaire sur la propriété commune est pour nous un simple fait de détail, autorisé par le changement de notre conception des choses et de la morale ; mais ce n'est pas notre «bannière». Ce n'est pas pour mettre la main dans la caisse de Rothschild que nous convions les hommes au grand combat. Manger du pain est utile, mais la seule chose nécessaire est d'être libre et d'aimer son semblable dans le court instant de vie qui nous est départi. Comme vous, je le répète : «We raise a banner for which we can die.»(57)

Bien cordialement à vous et aux vôtres.

ÉLISÉE RECLUS

(57) Nous élevons un drapeau pour lequel nous irions à la mort.



À Richard Heath
Sans date. Clarens

Mon bien cher ami,
 

Je n'avais pas encore copié les extraits des deux ouvrages envoyés par vous. C'est là ce qui vous explique mon retard à vous écrire et à vous demander d'autres services. Maintenant, je suis en mesure de m'adresser de nouveau à vous.

Vos maladies successives m'inquiètent. Vous serait-il possible d'aller à la campagne vous restaurer, à côté de votre fils, à remuer le fumier et à garder les vaches ? Que ne puis-je le faire aussi !

Cependant, je me maintiens en assez bonne santé depuis que je me suis rencontré avec mes frères et mes surs pour la triste cérémonie de l'enterrement de notre mère bien-aimée. Nous y étions tous, mais il est fort triste de se revoir en pareilles occasions !

Vous ne connaissez pas notre ami Kropotkin si vous croyez qu'il puisse vous en vouloir parce que vous différez d'avec lui d'un point quelconque de morale ou d'histoire. S'il ne vous écrit pas, c'est que le temps lui manque sans doute ou, peut-être, qu'il croit à l'impossibilité de s'entendre avec vous sur la question en litige. Mais cela ne prouve rien contre l'affection. De même, nous avons été souvent en désaccord, vous et moi, ce qui ne m'empêche pas d'avoir pour vous un très grand respect et une très grande affection.

Il est probable que vous et moi nous sommes aussi en désaccord sur la valeur morale de l'acte de Clément Duval. Mais il est probable aussi que nous sommes pas d'accord sur le fait lui-même. Ne connaissant pas l'homme, je me borne à prendre le fait tel que l'expose le prisonnier. Sachant que, dans une maison abandonnée, il y avait une fortune inutile qui pouvait être employée utilement pour nourrir de pauvres malheureux, il a pris cet argent. Un de ses compagnons, ce dont il n'est pas responsable, a fait des dégâts inutiles, éventré un tableau, brûlé la maison ; mais Duval lui a reproché ces actes de destruction. Plus tard, quand un agent de police l'a attaqué, il s'est défendu.

Voilà les faits tels que je les connais.

Et je me demande : «A-t-il eu raison ou tort ?» Je lui donne raison. Sachant, et surtout pratiquement, que la propriété est collective, il en a pris sa part, non pour lui isolément mais pour d'autres, et a défendu son droit d'homme quand on l'a attaqué.

En quoi sa conduite a-t-elle différé de celle des redresseurs de torts et des justiciers qu'admire si justement le peuple, parce qu'ils prennent aux riches pour rendre aux déshérités ?

Et l'église elle-même ne nous montre-t-elle pas des saints qui «volaient» le riche pour rendre à leurs humbles frères en Jésus-Christ ?

La propriété privée, voilà le vol ! Si un restituteur y touche, animé de l'esprit de justice et de solidarité, je n'y trouve point à redire. Moi-même, j'agis autrement par nature, par habitude, par tendance personnelle, mais de quel droit dirais-je : «Imitez-moi dans ma façon d'agir ?» Ce n'est pas à moi à parler en modèle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Votre ami,

ÉLISÉE RECLUS



À Jacques Gross
Clarens, 16 mai 1887.

Je n'ai pas eu de chance à Madrid. Si j'avais été muni de la lettre que vous m'avez communiquée, j'aurais pu voir notre ami Alvarez (58). Ce sera pour une autre fois. Mais en Portugal, j'ai vu de très bons camarades, entre autres un Espagnol, mais celui-ci se plaignait toujours de ne pas être enrégimenté. Il lui fallait un mot d'ordre, un chef de file, l'obligation hebdomadaire de faire un rapport, le paiement d'une cotisation régulière, une discipline extérieure. Je connais beaucoup de gens qui en sont là : il leur faut une forme extérieure, un joug. Ils se disent libres, et il leur faut un signe d'esclavage.

L'anarchie gagne partout. L'année dernière, à Alger, j'en vis trois ; cette année, ils se comptent par dizaines, presque par centaines. L'année dernière à Lisbonne, il n'y en avait qu'un ; maintenant, ils sont assez nombreux pour répandre des brochures par milliers et pour fonder un journal. A Paris, les anarchistes sont déjà assez nombreux et assez solidaires pour qu'ils puissent échapper à la misère sordide et à la faim. Le déménagement à la cloche de bois, les repas solidaires chez les mastroquets, tout cela fonctionne très bien. Ailleurs, on est condamné à la misère parce qu'on est anarchiste ; là, on y échappe par la même raison.

A bientôt.

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(58) Ernest Alvarez, anarchiste espagnol, qui fonda à Madrid divers journaux libertaires.



À Richard Heath
Sans date

Merci de votre lettre, puisqu'elle part de votre cur.

La mienne partira aussi du fond de ma conscience.

Je crois que la personne humaine doit tendre à la liberté complète, absolue.

Je crois que toute oppression appelle la revendication et que tout oppresseur, individuel ou collectif, s'expose à la violence.

Quand un homme isolé, emporté par sa colère, se venge contre la société qui l'a mal élevé, mal nourri, mal conseillé, qu'ai-je à dire ? c'est la résultante d'horribles forces, la conséquence de passions fatales, l'explosion d'une justice rudimentaire. Prendre parti contre le malheureux pour justifier ainsi d'une manière indirecte tout le système de scélératesse et d'oppression qui pèse sur lui et des millions de semblables, jamais.

Mon uvre, mon but, ma mission, est de consacrer toute ma vie à faire cesser l'oppression, à faire arriver la période de respect de la personne humaine, à vivre, à mourir à la peine.

Je n'ai jamais entendu parler de conspiration, et la  preuve qu'il n'y a jamais eu de conspiration, c'est la fréquence même des actes de rébellion et de guerre sociale. S'il y avait eu conspiration, depuis longtemps elle aurait été découverte.

Bien cordialement à vous et aux vôtres.

ÉLISÉE RECLUS



À Richard Heath
De Viarmes (Seine-et-Oise), chez M. Léon cuisinier
20 novembre 1887

Mon cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n'ai malheureusement pas eu le temps de voir beaucoup Mme Butler. Je suis arrivé un soir de grand dîner, avec des gens en habit noir et femmes à colliers et à pendeloques. Je n'en ai pas moins senti, à quelques paroles sincères, à quelques regards profonds, combien Mme Butler est bonne et droite. Je l'aime et la vénère beaucoup.

Pas plus que vous, je ne suis fâché de ce qui arrive maintenant en France (59). Quand il y a ulcère, il est bon que la plaie crève. Mais qu'est cette pustule en comparaison de tant d'autres ! Nous sommes bien malades. Quand je reviens de Paris dans mon compartiment de troisième et que je vois mon voisin, un rude ouvrier, tirer de sa poche le Jockey,journal à un sou, et le lire avec attention, je fais des réflexions amère. Mais courage ! Il est des gens qui savent mourir à Chicago (60) et ailleurs, pour le salut de ces indifférents !

Je vous embrasse de cur et serre la main à vos excellents enfants.

Votre ami,

ÉLISÉE RECLUS

(59) Allusion à l'affaire Wilson, qui amena la démission du Président Grévy (1er décembre 1887).
(60) Le 11 novembre 1887, les anarchistes Spies, Parson, Fischer et Engel furent pendus à Chicago. Il a été établi depuis que cette exécution fut un meurtre judiciaire. (Voir Séverine : En Marche, préambule)



À M. Georges Renard, professeur à l'Académie de Lausanne
Clarens, 2 juin 1888.

Monsieur,

Vous avez eu la gracieuseté de m'envoyer vos Études sur la France contemporaine,et de mon côté, par suite d'un accident, j'ai commis l'irrévérence et l'ingratitude de ne pas les lire immédiatement. Je vous prie de m'excuser, et de m'excuser doublement, car je vais me permettre de vous prendre deux minutes de votre temps pour vous soumettre quelques observations. Je me bornerai naturellement à l'étude que j'ai lue la première, appelé par le titre, il me suffit qu'elle traite des idées qui sont ma joie et ma raison d'être, et sans lesquelles je ne saurais point soutenir le combat de la vie.

Votre Essai sur le socialismeest écrit avec une clarté et une sincérité qui m'enchantent. Nous ne sommes point habitués à lire des études de cette valeur. Les ouvrages connus qui ont été publiés sur ces matières sont pour la plupart des recueils d'injures ou de niaiseries, ou témoignent d'une prodigieuse ignorance des faits. Votre jugement, au contraire, est toujours parfaitement équitable d'intention, toujours noble de pensée et de langage, toujours appuyé sur un loyal examen des faits. Pareille impartialité, en face d'un monde haineux, prouve que votre sympathie profonde est pour les homes de révolte : «Qui n'est pas contre nous est pour nous.»

S'il était nécessaire d'être bref, je hasarderais quelques objections relatives à diverses parties de votre mémoire qui traitent d'écoles socialistes autres que l'anarchie ; mais, de peur de vous envoyer une épître, je m'en tiendrai strictement, anarchiste, à plaider pour ma cause anarchiste.

D'abord, je conteste la vérité d'une remarque faite par vous «en passant», et je la conteste parce que vous en tirez une conclusion qui serait fort grave, si elle était vraie. Vous dites que «la doctrine de l'anarchie a surtout conquis des adhérents dans les pays les moins libres et les plus libres ; elle a trouvé crédit en Russie d'une part, en Angleterre et en Suisse d'autre part ; elle a été dans un pays la réaction naturelle contre l'excès de l'autorité ; elle est dans les autres le développement tout aussi naturel des institutions libérales». (p. 190).

Me trouvant à même de dresser, pour ainsi dire chaque jour, la liste de nos camarades et des groupes qui se rapprochent plus ou moins de notre manière de voir, je puis vous affirmer en toute assurance que vous vous trompez. Les noms de Bakounine et de Kropotkin vous ont fait illusion sur le compte de la Russie ; mais ces deux personnalités, plus qu'à demi occidentales par l'éducation, sont tout à fait isolées dans le mouvement russe. Bakounine, le porte-parole des Hégéliens à l'Université de Moscou, le dictateur de Dresde pendant l'insurrection, n'est devenu anarchiste qu'à Paris et c'est également à l'étranger, après sa fuite de Sibérie, qu'il a groupé des anarchistes autour de lui. Dans le nombre se trouvaient quelques Russes, séduits par son éloquence véhémente, par la génialité de ses idées, et portés naturellement comme compatriotes et compagnons d'exil à se rapprocher d'un homme de cette valeur ; mais, depuis la mort de Bakounine, aucundes Russes ses élèves n'est resté parmi nous. Quant à Kropotkin, il n'est devenu également anarchiste qu'à l'étranger, et c'est à Paris que vit l'homme dont la parole fut décisive pour lui. Mais, parmi les Russes, Kropotkin est resté seul : à Londres, où il demeure et où tous les Russes sont ses amis, il n'en est aucunqui partage complètement ses idées. Tous sont plus ou moins constitutionnalistes, tous ont encore l'illusion de l'État, tous suivent de loin le mouvement qui entraîne la jeunesse russe dans les voies d'une révolution avec idéal parlementaire.

Historiquement, l'anarchie n'est donc pas la «réaction naturelle contre «l'excès d'autorité». L'esclave qui se révolte contre les coups de fouet n'apprend pas la pratique de la liberté par un coup de vengeance ; le collégien qui s'émancipe en se proclamant athée ou en se faisant recevoir franc-maçon n'en garde pas moins la trace avilissante de son éducation bourgeoise ; l'arbre qui se redresse soudain après avoir été courbé reste disgracieux et tordu. Les pays où les anarchistes sont le plus nombreux sont ceux où les esprits ont été depuis longtemps libérés des préjugés religieux et monarchiques, où les précédents révolutionnaires ont ébranlé la foi dans l'ordre établi, où la pratique des franchises communales a le mieux accoutumé les hommes à se passer de maîtres, où l'étude désintéressée développa des penseurs en dehors de toute coterie. Là où ces conditions diverses se rencontrent, là naissent les anarchistes. C'est en France d'abord, puis dans la Catalogne, dans l'Italie du Nord, à Londres, chez les Allemands des États-Unis, dans les républiques hispano-américaines, en Australie, que l'anarchie a le plus d'adeptes. La race n'y est pour rien, c'est l'éducation qui est tout.

Je pourrais vous citer la petite ville du monde où, toutes proportions gardées, les anarchistes constituent le groupe le plus considérable et le plus sérieux. Le nom de fait rien à l'affaire, et je ne le dirai pas parce que les circonstances économiques peuvent faire passer demain la prééminence à quelque autre cité. Ce qui importe c'est de savoir le pourquoi de cet état de choses. Or, dans la ville dont je vous parle vivent plusieurs ouvriers intelligents et studieux qui ont eu la chance d'être jetés en prison, comme révolutionnaires, et d'y avoir passé plusieurs années. En rentrant dans la vie civile, après avoir consacré leur temps de captivité à l'étude et à la discussion sérieuse, ces ouvriers ont eu une autre chance, celle de trouver un travail suffisamment rémunéré qui leur assurait à la fois le pain et le loisir nécessaire pour le travail intellectuel. L'industrie prospère dans cette ville ; en outre, elle est organisée de façon à laisser l'ouvrier maître de son propre établi : l'abrutissante usine avec sa discipline féroce et son inepte division du travail ne l'a pas encore asservi. Ainsi, toutes les conditions heureuses sont réunies pour donner une valeur très haute à ce groupe d'amis : intelligence, étude, alternance régulière du travail et du loisir, liberté personnelle. Les résultats ont été merveilleux. Impossible de voir et d'entendre ces apôtres sans comprendre qu'un  nouveau monde se prépare, conforme à un nouvel idéal !

Attendant tout de l'éducation, nous ne saurions donc «craindre les réformes», comme vous le dites (p. 194). Seulement, nous ne voulons pas nous payer de mots et cherchons à pénétrer au fond des choses. Il ne suffit pas qu'on nous vante des réformes pour que nous y croyions. Si l'on vient, par exemple, célébrer le suffrage dit universel comme l'expression loyale des égales volontés du riche et du pauvre, de l'avocat et du plaideur, nous haussons les épaules ; nous savons que cette prétendue égalité n'est qu'un leurre et que le suffrage d'en bas ne fait que sanctionner d'avance les iniquités d'en haut. Ce n'est donc point là une réforme. Tout au plus reconnaissons-nous que cette hypocrisie-là est aussi un «hommage rendu à la vertu», et nous préférons vivre dans un pays de gouvernants à suffrage que dans un empire où le maître règne de par le fouet ou par le pur droit divin. Ce n'est pas que le suffrage prétendue réforme nous convienne, mais c'est qu'il est accompagné, grâce aux révolutions antérieures, d'un état intellectuel et social qui est déjà en partie celui de la science et de la liberté.

Si élevé que soit notre idéal, il est pourtant bien peu de chose en comparaison des progrès imaginables ; ce serait donc une duperie de notre part, sous prétexte de possibilisme, de nous en tenir à une conception d'une société juste et de nous trémousser pour obtenir de fausses réformes, plus ou moins édulcorées d'un tantinet de justice. Ce que nous avons à faire, pendant cette vie d'un jour, c'est de dire honnêtement, simplement notre pensée et de pousser de toutes nos forces à la réalisation de ce que nous croyons être le vrai. Sans doute, l'histoire nous crie que notre révolution, si énergique et loyale que nous le désirions, ne sera pourtant qu'une évolution minime et n'aboutira provisoirement qu'à des réformes, car la loi du parallélogramme des forces est vraie en histoire comme en mécanique ; mais nous aurons du moins fait tous nos efforts pour que la résultante soit aussi rapprochée qu'il est possible de la ligne droite. Ce sont toutes les forces liguées pour la résistance qui auront amené l'humanité à prendre le chemin de biais au lieu d'aller droit devant nous. Video meliora, deteriora sequuntur.Mais d'autant mieux nous verrons, d'autant moins mal marchera la foule boiteuse qui nous suit.

Et maintenant, je vous le demande, pourquoi ne décidez-vous pas vous-même s'il est vrai oui ou non (p. 192), que dans tout organisme la cellule obéit à ses affinités ? Vous n'avez pas besoin, pour vous faire une opinion, d'opposer naturaliste à naturaliste (61). Tous sont d'accord au fond, quels que soient les sophismes qu'ils mettent en avant pour justifier les inégalités dont ils profitent, car d'ordinaire chacun professe la moralité de son intérêt. Un professeur qui fait partie, comme Hæckel, de la «garde du corps des Hohenzollern», ou bien un autre professeur qui veut soumettre les hommes à la domination des savants, comme Huxley, peuvent, tant qu'il leur plaira, opposer la tête au ventre, le fluide nerveux à la lymphe ; ils sont bien tenus de déclarer aussi que la cellule, comparable à l'homme dans la société, s'associe et se dissocie sans cesse, voyage sans fin dans l'immense torrent de la vie, alternativement nourriture, sang, chair et pensée. Il n'y a pas plus de cellules crâniennes que de rois par droit divin, pas plus de cellules ventrales que de peuple à la Menenius Agrippa, né pour travailler et se taire. Quoi que vous fassiez, vous agirez toujours comme une libre cellule voyageuse, vous ne consulterez que vous-même pour sentir et penser. N'acceptant les idées d'autrui qu'après les avoir rendues vôtres, n'ayant point de maître, vous êtes bel et bien anarchiste. Laissez les autres l'être aussi. Au fond, l'anarchie n'est que la tolérance parfaite, le reconnaissance absolue de la liberté d'autrui. Et si l'humanité peut se débarrasser de tous ses éducateurs, prêtres, académiciens, polytechniciens et rois, si elle ne périt pas comme une fleur avortée, son épanouissement sera l'Anarchie entre Frères.

Je vous salue respectueusement.

ÉLISÉE RECLUS.

(61) Renard avait cité, contre la doctrine anarchiste, l'opinion de Hæckel, d'après laquelle, à mesure que l'on s'élève dans l'échelle des êtres, on voit la concentration des parties et leur dépendance réciproque devenir de plusd en plus grandes. Il avait cité, en faveur de la doctrine anarchiste, l'opinion de M. de Lanessan, d'après laquelle autonomie et solidairité seraient la base d'une société qui aurait été construite sur le modèle des êtres vivants. Puis il ajoutait : «Qu'un autre décide si la science autorise les anarchistes à pousser aussi loin qu'ils le font le fanatisme de la liberté.»