L’appel au retour des valeurs de la République, du Front Républicain, ou le constat d’une république menacée, n’ont jamais été aussi présents que depuis quelques mois. Dernier gadget anti-FN pour certains, nécessité absolue face à l’idéologie marchande pour d’autres, de Taguieff à Pasqua ou de Konopnicki à Chevènement, la République est à la mode. Mais de quoi s’agit-il ? Les antifascistes radicaux et les milieux libertaires peuvent-ils esquiver ce débat ? Et pour ou contre quelle vision de la République ?L’une des raisons fondamentales de la montée du FN en France, notée par les chercheurs sérieux, est la perte de sens en matière tant sociale que politique ou culturelle. On trouvera ce même constat dans les pays menacés du cancer populiste ou néo-fasciste, surtout dans la plupart des régions de l’Europe de l’Est. La constatation la plus évidente se fait au niveau des mots : ce n’est pas un hasard si les fascistes FN se focalisent depuis quelques temps sur la question du vocabulaire.
En face, plus rien... Socialisme, communisme, autonomie, anarchie, révolution, démocratie... ont perdu tout ou partie de leur sens. Même chez nous, il n’est pas rare que la colonne Durruti soit prise pour un groupe de rock et la Makhnovtchina juste pour un titre des Béruriers noirs. La république, en tant que projet, n’a plus d’autre validité que celle d’un symbole virtuel dont la devise se couvre de poussière sur les frontons des bâtiments dits publics...
La République : plus de valeur que de sens
Pourtant, on en parle de cette république : du PCF au FN, on l’aime, on l’adore, on la Marianne, on l’idôlatre, on la mythologise, on la porte aux nues, mais surtout qu’elle y reste, pourrait-on ajouter. On la fera redescendre, comme la Patrie auquelle on l’accole sans trop réfléchir, quand elle sera en danger...
Justement, quand la Patrie est en danger contre l’ennemi extérieur, on les sonne, les trompettes républicaines. Unité de la Nation (tiens, encore un vilain mot...), mort au tyran, mort à Maastricht et Amsterdam, remember Valmy et oublions les petites dissenssions internes; après tout, ne sommes-nous pas tous républicains ? On parlera des valeurs communes, mais on se référera plus à la royaliste Jeanne d’Arc qu’au pacifiste Jaurès. Pour la petite histoire comme pour la grande, peut-être faudrait-il rappeler que la jeune chef de guerre commandait une troupe hétéroclite ou l’on trouvait beaucoup plus de mercenaires écossais et aragonais que de braves " patriotes "... Mais baste, les symboles, on leur donne le sens qu’on veut... demandez à Le Pen...
Contre ce dernier aussi d’ailleurs, on donne le branle-bas républicain. Cette fois-ci au nom des valeurs. Lesquelles d’ailleurs ? "La défense de l’identité française est républicaine"; comprendre ni royaliste, ni vichyste. Fort bien, mais encore ? "Liberté-égalité-fraternité", devant la loi bien sûr. Et des encartés "nationalité française " seulement. Ca sonne ! ça pète ! Mais après ? Quel résultat, quel projet, quel futur ? Quand on nous parle de front "républicain" face au FN, la république se réduit à l’urne et le projet à l’antilepénisme au nom des martyrs passés et des dangers futurs. La résistance sert de symbole en oubliant que le FTP Manouchian était un sans-papier et que les premiers chars de la 2ème DB entrant dans Paris portaient les noms exotiques de "Teruel" et "Guadalajara", batailles internationalistes contre le fascisme en Espagne, tandis qu’un bon nombre de résistants de la première heure ne cachaient pas leur germanophobie et un nationalisme pas forcément républicain. Halte aux mythes comme vecteurs de la politique !
Mais si la république est en danger, ça peut être aussi au travers du citoyen. Là au moins on peut se sentir concerné à bon droit : le citoyen n’est-il pas le sujet politique par excellence, participant activement à la vie de sa cité. Qui est l’ennemi ? Maastricht, la globalisation néo-libérale, le marché dominateur transformant le citoyen en consommateur. On approuve, on applaudit ! Qui sont les tenants d’un tel combat ? Pasqua, Seguin, Chevènement, Max Gallo, Robert Hue... On n’ose y mettre Le Pen, quoique... Au nom de quelles valeurs ? La Nation, l’Etat, la loi, l’ordre. A l’instar des maisons de tolérance, on trouve vraiment de tout dans la maison républicaine. Vaut-il mieux sonner la retraite ?
La République contre la République
Pour retrouver du sens à un mot, il faut d’abord détruire le mythe, donc en revenir à l’histoire, objectivement si possible.
Si la notion de République est ancienne (Grèce antique, Rome...), nous nous référons en France à celle née de la Révolution Française, en Septembre 1792. A l’époque, la République a un sens : la monarchie et le féodalisme sont abolis, la citoyenneté nait, la démocratie vagit dans son berceau avec quelques hoquets, les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité sont vivantes, et ne sont pas destinées à rester dans un espace géographique, mais à s’étendre sur l’Europe contre tous les tyrans. La République est un projet qui se veut commun. Premier bémol, de taille, les guerres de Vendée et la chouannerie, qu’il serait si simple d’analyser comme un conflit "bleus contre blancs" et d’oublier les origines sociales soulevées depuis par le romancier alors libertaire Michel Ragon et l’historien Jean-Claude Petitfrère. Pourquoi a-t-on oublié dans nos livres d’histoire "républicains" l’immense espoir qu’avait fait naitre dans ces populations le mouvement de 1789 et la déconvenue quand elles se sont aperçues qu’elles changeaient juste de propriétaires et que le bourgeois des villes voulait, en plus, gérer leur vie... La récupération royaliste et cléricale n’était plus qu’un jeu. Voyons ce qu’en fait le "républicain" de Villiers...
Ce côté social réapparait dans l’analyse des sans-culottes, ces "bras-nus", faite par notre vieux compagnon Daniel Guérin dans son livre La lutte de classe sous la première république (1793-1797). Il y analyse le " malentendu " entre la bourgeoisie au pouvoir et le petit peuple aux intérêts socialement divergents. La conjuration avortée des Egaux, en 95, fera apparaitre politiquement la revendication égalitaire "en faits, et pas seulement en droit", contre les profiteurs et accapareurs de la République. On considère que Gracchus Babeuf, Sylvain Maréchal et Buonarrotti, principaux conjurés, sont les précurseurs des théories socialistes, communistes et anarchistes de ce siècle. En face, les tenants thermidoriens de la loi et de l’ordre, et dont la plupart justifièrent en leur temps la Terreur, donneront Bonaparte. Tout un symbole...
La seconde république, née il y a juste 150 ans en 1998, se parait de toutes les vertus de la première en tentant d’en gommer les défauts. Le libéralisme politique (1) est à la mode dans toutes les insurrections européennes de cette année-là. A Varsovie, Bakounine se bat sur les barricades contre la tyrannie tsariste.
Mais à Paris, le même "malentendu" social donne l’insurrection de Juin, et l’écrasement du soulèvement ouvrier. A partir de cette date, que personne n’a commémoré en France, la rupture sera nette et définitive entre deux conceptions de la République : la bourgeoise contre la sociale.
Les tenants de la loi et de l’ordre donneront un autre Napoléon, troisième du nom. Encore une fois, tout un symbole...
Faut-il brûler la République ?
La troisième république commence par écraser la Commune de Paris, dont le mot d’ordre s’étalait sur ses affiches en ces termes : "Liberté-Egalité-Fraternité, pour la République sociale universelle". Pendant quelques années, elle vivra avec une majorité monarchiste et cléricale à l’Assemblée, avant de revenir aux " vrais " républicains, dont le principal et, avouons-le, nécessaire combat sera celui de la laïcité. Il est vrai que, jusqu’à très tard, l’Eglise catholique n’a pas caché ses penchants monarchistes. Il a fallu un Cardinal Lavigerie, à la fin du siècle dernier, pour comprendre que la loi et l’ordre moral pouvait fort bien être défendus sous les couleurs républicaines. Sur le plan social, l’armée sera moins utilisée pour la défense des frontières que pour la répression des mouvements sociaux, à quelques mutins près (2). Pendant cette période nait aussi le nationalisme qui verra comme point d’orgue la première guerre mondiale, mais on voit aussi apparaitre les premières théories internationalistes. Il est important de noter que les nationalistes feront moins appel à la république qu’à la patrie pour étayer leur discours. Le vainqueur de Verdun et fusilleur des mutins de 17 sera justement celui qui effacera d’un trait de plume et en toute légalité la République un certain jour de Juin 1940. Dans son livre Les Français dans la débâcle, Maurice Rajsfus explique très bien comment la perte des valeurs, notamment par la neutralité pendant la guerre d’Espagne et les lois anti-immigrés de 1938, ont amené une ambiance dont la défaite, Pétain et l’avénement des tenants de l’Etat, de la loi et de l’ordre ne sont que l’achèvement (3). "Front Populaire, Révolution manquée", estime Daniel Guérin dans un livre du même nom. Encore une fois, la République meurt. Sans avoir vraiment vécu.
La 4ème République n’est qu’une parenthèse fondée sur le consensus résistantialiste et qui s’écroulera sous les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie. Les tenants de l’ordre amèneront un autre Bonaparte, De Gaulle, au pouvoir par un simili coup d’Etat, qui devient permanent (4) par une Constitution de la 5ème République ad hoc. On voit plus du monarchisme que de la République dans les différents articles : droit de dissolution de l’Assemblée Nationale, possibilité de s’adresser directement au Peuple par référendum et possibilité de pouvoir disposer pour un temps de pouvoirs exceptionnels (le fameux article 16). On pourra aussi noter que le maitre à penser d’un des excités qui ont écrit ce texte, René Capitant, n’est autre que Carl Schmitt, talentueux politologue allemand qui forgera en partie l’armement juridique du IIIème Reich avant de fuir en exil : théoricien de l’Etat total, il avait oublié que celui-ci pouvait avoir un maître total. Mais le symbole reste évident.
"A quand enfin la République de la Justice..." (chant de la Commune)
Après ce court rappel historique, tenons-nous en aux positions actuelles : si l’on excepte les simples gestionnaires d’un système économique qui n’ont que faire des théories politiques, en gros la droite Maastrichtienne et quelques cadres de la social-démocratie, on trouve deux camps républicains principaux : d’un côté ceux chez qui la République se confond avec l’Etat et une conception jacobine de la Nation; un courant autoritariste chez qui l’ordre primera toujours sur la démocratie. On a vu dans l’histoire que ce courant était prêt à abdiquer en cas de troubles, politiques ou sociaux, fut-ce devant le fascisme qui retrouve son rôle de " contre-révolution préventive " (Karl Korsch) (5). Son représentant le plus franc est Charles Pasqua, quand il a clairement exprimé en 1986 que la Démocratie doit savoir s’effacer devant la raison d’Etat... On peut mettre avec lui la plupart des gaullistes historiques et des tenants de la social-démocratie, avec Chevènement en grande vedette. On se gardera d’oublier que la majorité des députés socialistes ont donné les pleins pouvoirs à Pétain en Juin 40, et outre Rhin, c’est bien un gouvernement socialiste qui fera appel aux corps-francs nationalistes pré-fascistes pour écraser l’insurrection spartakiste et la République des conseils de Bavière... Sans omettre, pour la France, les guerres d’Indochine et d’Algérie.
En face, ceux chez qui la République représente d’abord un ensemble de valeurs résumé par la trilogie Liberté-Egalité-Fraternité. Politiquement, on les trouve dans un éventail allant de la social-démocratie, plutôt Ligue des Droits de l’Homme, à l’extrême-gauche. La plupart font confiance au rôle de l’Etat comme régulateur social plus que comme organisme autoritaire, mais tous mettent en exergue le rôle du citoyen comme principal acteur de la vie sociale et politique, au moyen de la démocratie au-delà du bulletin de vote. Ce sont ceux qui représentent la société civile. Curieusement, on y trouvera aussi quelques gens de droite, plus adeptes de l’éthique personnelle que de la logique de parti (J.F. Deniau, Roselyne Bachelot, Raymond Aron...).
On ne sera pas surpris de trouver dans ces deux grandes tendances des partisans de la Bourgeoise comme ceux de la Sociale. Parfois simples partisans théoriques : Martin Luther King, en son temps, n’a pas manqué de fustiger ces " modérés partisans de l’ordre et de la justice, mais qui en cas de crise préfèreront toujours l’ordre à la justice ".
Dans Le Monde daté du 04/09/98, on a vu comment huit personnalités classées à "gauche", emmenées par Max Gallo et Régis Debray, et sous le titre "Républicains, n’ayons plus peur!", flirtaient joyeusement avec le registre sécuritaire de l’extrême-droite contre " les groupes sociaux " trop enclins à se déclarer " en colère ", la perte de discipline, l’incivilité... et réclamant entre autre "l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale..." Il faudra une réponse cinglante de Bensaïd, Corcuff et Joshua (Le Monde 11/09/98) pour analyser le "consensus républicain contre (la) République sociale", et faire remarquer aux semble-intellos de " gauche " que la République, aujourd’hui, est aussi dans la rue... Il est vrai que ce n’est pas la même...
Pendant longtemps, à coups de mythes et de symboles comme l’école et le service militaire, on a voulu nous faire croire à la "République Une et Indivisible". Quand on y réfléchit bien, même les symboles n’ont pas été trop bien choisis. La conscription a été inventée sous la dictature du Consul Bonaparte en 1798 (tiens! un bicentenaire!), et rétablie après les professionnalisations royalistes en 1872, d’ailleurs par une assemblée monarchiste, pour préparer la " revanche " contre l’empire allemand : on a vue qu’en attendant la boucherie de 14, République a rimé avec coup de trique.
Quand à l’école, si elle a permis à tous un accès au savoir, on aurait garde d’oublier le pourquoi, et l’humanisme républicain à cette occasion s’est fort bien marié avec les impératifs du capitalisme en ascension. La fausse égalité devant le savoir a été brillamment dénoncée par Bourdieu et Passeron, qui analysait une simple reproduction des classes sociales par une hiérarchie des études. Ce n’est pas la déliquescence du système éducatif actuel, et les différents projets de privatisation du système universitaire au profit des entreprises qui les démentira...
Contre ceux qui renoncent au "contre-projet global" et à la "radicalité critique", il est toujours temps de relancer l’ambition de la république sociale telle qu’elle a toujours été : nouer l’action quotidienne à la perspective d’avenir. Agir partout en pensant global. La récupération de tous les champs de bataille du politique et du social par les premiers concernés sonne d’autant plus républicain, et nous rappelle d’autant plus notre histoire qu’elle n’est pas aussi présente à l’étranger, où la notion même de citoyenneté peut être extrêmement difficile à assumer. Ce n’est pas un hasard si, dès le départ, le mouvement des sans-papiers s’est mis sous les références républicaines, nottament sous sa devise qui est aussi la nôtre. Le symbole même du "parrainage républicain" est loin d’être neutre. On fustigera son côté très paternaliste, mais il ne faudrait pas oublier que là où il a été travaillé d’abord par les sans-papiers eux-mêmes, il n’avait plus rien de condescendant et beaucoup plus de solidaire : le sans-papier restait citoyen quand il n’abdiquait pas son rôle au profit des associations.
En 1792, aux frontières des monarchies européennes, les révolutionnaires avaient posé quelques écritaux : " ici, on s’honore du titre de citoyens ". Les nationaux-républicains et autres sociaux-libéraux ont voulu le faire oublier ou le récupérer par les urnes. A nous de leur rappeler que ce terme égalitaire n’a jamais été oublié par les tenants de la République sociale.
(1) Ne pas confondre le libéralisme politique, large et riche en idéal, attaché aux Droits de l’Homme et du citoyen, avec le néo-libéralisme, terme nettement plus récent et uniquement attaché à une doctrine économique. Ces zélateurs sont d’ailleurs, politiquement et moralement, plutôt conservateurs, voire réactionnaires. On aurait pu d’ailleurs trouver un tenant de cette doctrine à l’époque... comme ministre du roi Louis-Philippe 1er en la personne de Guizot (" enrichissez-vous!). Sa politique entrainera la révolution de Février 48 et la naissance de la 2ème République... Encore un terme manipulé...(2)Salut à vous, braves soldats du 17ème(...) Vous auriez, en tirant sur nous, assassinés la République — chant révolutionnaire.
(3) Quel symbole !
(4) pour paraphraser un de ses opposants qui deviendra finalement un de ses successeurs au trône élyséen.
(5) cf No Pasaran n°57 et 58.