Un opuscule français intitulé: ÒPlateforme dĠorganisation de lĠUnion générale des Anarchistes (Projet)Ò me tombe entre les mains par hasard. (On sait quĠaujourdĠhui les écrits non fascistes ne circulent pas en Italie.)CĠest un projet dĠorganisation anarchique, publié sous le nom dĠun Ò Groupe dĠanarchistes russes à lĠétranger Ò et qui semble plus spécialement adressé aux camarades russes. Mais il traite de questions qui intéressent tous les anarchistes et, de plus, il est évident quĠil recherche lĠadhésion des camarades de tous les pays, du fait même dĠêtre écrit en français. De toute façon, il est utile dĠexaminer, pour les Russes comme pour tous, si le projet mis en avant est en harmonie avec les principes anarchistes et si sa réalisation servirait vraiment la cause de lĠanarchisme. Les mobiles des promoteurs sont excellents. Ils déplorent que les anarchistes nĠaient pas eu et nĠaient pas sur les événements de la politique sociale une influence proportionnée à la valeur théorique et pratique de leur doctrine, non plus quĠà leur nombre, à leur courage, à leur esprit de sacrifice, et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif est lĠabsence dĠune organisation vaste, sérieuse. Effective.
JusquĠici, en principe, je serais dĠaccord.
LĠorganisation nĠest que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui sĠimpose à tous, tant dans la société humaine en général que dans tout groupe de gens ayant un but commun à atteindre.
LĠhomme ne veut et ne peut vivre isolé, il ne peut même pas devenir véritablement homme et satisfaire ses besoins matériels et moraux autrement quĠen société et avec la coopération de ses semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne sĠorganisent pas librement, soit quĠils ne le puissent pas, soit quĠils nĠen sentent pas la pressante nécessité, aient à subir lĠorganisation établie par dĠautres individus ordinairement constitués en classes ou groupes dirigeants, dans le but dĠexploiter à leur propre avantage le travail dĠautrui.
Et lĠoppression millénaire des masses par un petit nombre de privilégiés a toujours été la conséquence de lĠincapacité de la plupart des individus à sĠaccorder, à sĠorganiser sur la base de la communauté dĠintérêts et de sentiments avec les autres travailleurs pour produire, pour jouir et pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs et oppresseurs. LĠanarchisme vient remédier à cet état de choses avec son principe fondamental dĠorganisation libre, créée et maintenue par la libre volonté des associés sans aucune espèce dĠautorité, cĠest-à-dire sans quĠaucun individu ait le droit dĠimposer aux autres sa propre volonté. Il est donc naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur vie privée et à la vie de leur parti ce même principe sur lequel, dĠaprès eux, devrait être fondé toute la société humaine.
Certaines polémiques laisseraient supposer quĠil y a des anarchistes réfractaires à toute organisation; mais en réalité, les nombreuses, trop nombreuses discussions que nous avons sur ce sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou envenimées par des questions de personnes, ne concernent au fond, que le mode et non le principe dĠorganisation. CĠest ainsi que des camarades, en paroles les plus opposées à lĠorganisation, sĠorganisent comme les autres et souvent mieux que les autres, quand ils veulent sérieusement faire quelque chose. La question, je le répète, est toute dans lĠapplication.
Je devrais donc regarder avec sympathie lĠinitiative de ces camarades russes, convaincu comme je le suis quĠune organisation plus générale, mieux formée, plus constante que celles qui ont été jusquĠici réalisées par les anarchistes, même si elle nĠarriverait pas à éliminer toutes les erreurs, toutes les insuffisances, peut-être inévitables dans un mouvement qui, comme le nôtre, devance les temps et qui, pour cela, se débat contre lĠincompréhension, lĠindifférence et souvent lĠhostilité du plus grand nombre, serait tout au moins, indubitablement, un important élément de force et de succès, un puissant moyen de faire valoir nos idées.
Je crois surtout nécessaire et urgent que les anarchistes sĠorganisent pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et lĠémancipation. AujourdĠhui, la plus grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier (mouvement syndical) et de sa direction dépend, en grande partie, le cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine révolution. Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts, les travailleurs acquièrent la conscience de lĠoppression sous laquelle ils ploient et de lĠantagonisme qui les sépare de leurs patrons, ils commencent à aspirer à une vie supérieure, ils sĠhabituent à la lutte collective et à la solidarité et peuvent réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles avec le régime capitaliste et étatiste. Ensuite, cĠest ou la révolution ou la réaction.
Les anarchistes doivent reconnaître lĠutilité et lĠimportance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action, sĠefforçant de faire aboutir la coopération du syndicalisme et des autres force qui comporte la suppression des classes, la liberté totale, lĠégalité, la paix et la solidarité entre tous les êtres humains. Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution. Bien au contraire: dans tous les mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et lĠon ne peut établir sur dĠautres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le ferment, la poussée, lĠoeuvre concertée des hommes dĠidées qui combattent et se sacrifient en vue dĠun idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à sĠadapter aux circonstances, il engendre lĠesprit conservateur, la crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions meilleures. Souvent de nouvelles classes privilégiées sont crées, qui sĠefforcent de faire supporter, de consolider lĠétat de choses que lĠon voudrait abattre.
DĠoù la pressante nécessité dĠorganisations proprement anarchistes qui, à lĠintérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour lĠintégrale réalisation de lĠanarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction,
Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes de lĠanarchie. Il faut donc quĠelles ne soient en rien imprégnées dĠesprit autoritaire, quĠelles sachent concillier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, quĠelles servent à développer la conscience et la capacité dĠinitiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et matérielle à lĠavenir désiré.
Le projet en question répond-il à ces exigences? Je crois que non. Je trouve quĠau lieu de faire naître chez les anarchistes un plus grand désir de sĠorganiser, il semble fait pour confirmer le préjugé de beaucoup de camarades qui pensent que sĠorganiser cĠest se soumettre à des chefs, adhérer à un organisme autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative. En effet, dans ces statuts sont précisément exprimées les propositions que quelques-uns, contre lĠévidence et malgré nos protestations, sĠobstinent à attribuer à tous les anarchistes qualifiés dĠorganisateurs.
Examinons:
Tout dĠabord il me semble que cĠest une idée fausse (et en tout cas irréalisable) de réunir tous les anarchistes en une ÒUnion généraleÓ, cĠest-à-dire, ainsi que le précise le Projet, en une seule collectivité révolutionnaire active.
Nous, anarchistes, nous pouvons nous dire tous du même parti si, par le mot parti, on entend lĠensemble de tous ceux qui sont dĠun même côté, qui ont les mêmes aspirations générales, qui, dĠune manière ou dĠune autre, luttent pour la même fin contre des adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire quĠil soit possible- et peut-être nĠest-il pas désirable- de nous réunir tous en une même association déterminée. Les milieux et les conditions de lutte diffèrent trop, les modes possibles dĠaction qui se partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles pour quĠune Union générale, réalisée sérieusement, ne devienne pas un obstacle aux activités individuelles et peut-être même une cause des plus âpres luttes intestines, plutôt quĠun moyen pour coordonner et totaliser les efforts de tous.
Comment, par exemple, pourrait-on organiser de la même manière et avec le même personnel, une association publique faite pour la propagande et lĠagitation au milieu des masses, et une société secrète, contrainte par les conditions politiques où elle opère, à cacher à lĠennemi ses buts, ses moyens, ses agents? Comment la même tactique pourrait-elle être adoptée par les éducationnistes persuadés quĠil suffit de la propagande et de lĠexemple de quelques-uns pour transformer graduellement les individus et, par conséquent, la société et les révolutionnaires convaincus de la nécessité dĠabattre par la violence un état de choses qui ne se soutient que par la violence, et de créer, contre la violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au libre exercice de la propagande et à lĠapplication pratique des conquêtes idéales? Et comment garder unis des gens qui, pour des raisons particulières, ne sĠaiment et ne sĠestiment pas et, pourtant, peuvent également être de bons et utiles militants de lĠanarchisme?
DĠautre part, les auteurs du Projet déclarent inepte lĠidée de créer une organisation réunissant les représentants des diverses tendances de lĠanarchisme. Une telle organisation, disent-ils, Ò incorporant des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait quĠun assemblage mécanique dĠindividus qui ont une conception différente de toutes les questions concernant le mouvement anarchiste; elle se désagrégerait infailliblement à peine mise à lĠépreuve des faits et de la vie réelle Ò.
Fort bien. Mais alors, sĠils reconnaissent lĠexistence des anarchistes des autres tendances, ils devront leur laisser le droit de sĠorganiser à leur tour et de travailler pour lĠanarchie de la façon quĠils croient la meilleure. Ou bien prétendront-ils mettre hors de lĠanarchisme, excommunier tous ceux qui nĠacceptent pas leur programme? Ils disent bien vouloir regrouper en une seule organisation tous les éléments sains du mouvement libertaire, et, naturellement, ils auront tendance à juger sains seulement ceux qui pensent comme eux. Mais que feront-ils des éléments malsains?
Certainement il y a, parmi ceux qui se disent anarchistes, comme dans toute collectivité humaine, des éléments de différentes valeurs et, qui pis est, il en est qui font circuler au nom de lĠanarchisme des idées qui nĠont avec lui que de bien douteuses affinités. Mais comment éviter cela? La vérité anarchiste ne peut pas et ne doit pas devenir le monopole dĠun individu ou dĠun comité. Elle ne peut pas dépende des décisions de majorités réelles ou fictives. Il est seulement nécessaire- et il serait suffisant- que tous aient et exercent le plus ample droit de libre critique et que chacun puisse soutenir ses propres idées et choisir ses propres compagnons. Les faits jugeront en dernière instance et donneront raison à qui a raison.
Abandonnons donc lĠidée de réunir tous les anarchistes en une seule organisation, considérons cette Ò Union générale Ò que nous proposent les Russes comme ce quĠelle serait en réalité: lĠunion dĠun certain nombre dĠanarchistes, et voyons si le mode dĠorganisation proposé est conforme aux principes et aux méthodes anarchistes et sĠil peut aider au triomphe de lĠanarchisme. Encore une fois, il me semble que non. Je ne mets pas en doute le sincère anarchisme de ces camarades russes; ils veulent réaliser le communisme anarchiste et cherchent la manière dĠy arriver le plus vite possible. Mais il ne suffit pas de vouloir une chose, il faut encore employer les moyens opportuns pour lĠobtenir, de même que pour aller à un endroit il faut prendre la route qui y conduit, sous peine dĠarriver en tout autre lieu. Or, toute lĠorganisation proposée étant du type autoritaire, non seulement elle ne faciliterait pas le triomphe du communisme anarchiste, mais elle fausserait lĠesprit anarchiste et aurait des résultats contraires à ceux que ses organisateurs en attendent.
En effet, une Ò Union générale Ò consisterait en autant dĠorganisations partielles quĠil y aurait de secrétariats pour en diriger idéologiquement lĠoeuvre politique et technique, et il y aurait un Comité exécutif de lĠUnion chargé dĠexécuter les décisions prises par lĠUnion, de Ò diriger lĠidéologie et lĠorganisation des groupes conformément à lĠidéologie et à la ligne de tactique de lĠUnion Ò.
Est-ce là de lĠanarchisme? CĠest à mon avis, un gouvernement et une église. Il y manque, il est vrai, la police et les baïonnettes, comme manquent les fidèles disposer à accepter lĠidéologie dictée dĠen haut, mais cela signifie simplement que ce gouvernement serait un gouvernement impuissant et impossible et que cette église serait une pépinière de schismes et dĠhérésies. LĠesprit, la tendance restent autoritaires et lĠeffet éducatif serait toujours antianarchiste.
Écoutez plutôt: Ò LĠorgane exécutif du mouvement libertaire général- lĠUnion anarchiste- adopte le principe de la responsabilité collective; toute lĠUnion sera responsable de lĠactivité révolutionnaire et politique de chacun de ses membres, et chaque membre sera responsable de lĠactivité révolutionnaire et politique de lĠUnion. Ò
Et après cette négation absolue de toute indépendance individuelle, de toute liberté dĠinitiative et dĠaction, les promoteurs, se souvenant dĠêtre anarchistes, se disent fédéralistes et tonnent contre la centralisation dont les résultats inévitables sont, disent-ils, lĠasservissement et la mécanisation de la vie sociale et de la vie des partis.
Mais si lĠUnion est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté dĠappliquer le programme commun de la façon quĠils jugent la meilleure? Comment peut-on être responsable dĠun acte si lĠon a pas la faculté de lĠempêcher? Donc lĠUnion, et pour elle le Comité exécutif, devrait surveiller lĠaction de tous les membres en particulier, et leur prescrire ce quĠils ont à faire ou à ne pas faire, et comme le désaveu du fait accompli nĠatténue pas une responsabilité formellement acceptée dĠavance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit avant dĠen avoir obtenu lĠapprobation, la permission du Comité. Et, dĠautre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes dĠune collectivité avant de savoir ce quĠelle fera, et comment peut-il lĠempêcher de faire ce quĠil désapprouve ?
De plus, les auteurs du Projet disent que cĠest lĠUnion qui veut et dispose. Mais quand on dit volonté de lĠUnion, entend-on volonté de tous ses membres? En ce cas, pour que lĠUnion puisse agir, il faudrait que tous ses membres, sur toutes les questions, aient toujours exactement la même opinion. Or, il est naturel que tous soient dĠaccord sur les principes généraux et fondamentaux, sans quoi ils ne seraient pas unis, mais on ne peut supposer que des être pensants soient tous et toujours du même avis sur ce quĠil convient de faire en toutes circonstances et sur le choix des personnes à qui confier la charge dĠexécuter et de diriger.
En réalité, ainsi quĠil résulte du texte même du Projet- par volonté de lĠUnion on ne peut entendre que la volonté de la majorité, volonté exprimée par des Congrès qui nomment et contrôlent le Comité exécutif et qui décident sur toutes les questions importantes. Les Congrès, naturellement, seraient composés de représentants élus à la majorité dans chaque groupe adhérant et ces représentants décideraient de ce qui serait à faire, toujours à la majorité des voix. Donc, dans la meilleure hypothèse, les décisions seraient prises par une majorité de majorité qui pourrait fort bien, en particulier quand les opinions en présence seraient plus de deux, ne plus représenter quĠune minorité.
Il est, en effet, à remarquer que, dans les conditions où vivent et luttent les anarchistes, leurs Congrès sont encore moins représentatifs que ne le sont les Parlements bourgeois, et leur contrôle sur les organes exécutifs, si ceux-ci ont un pouvoir autoritaire, se produit rarement à temps de manière efficace. Aux Congrès anarchistes, en pratique, va qui veut et qui peut, qui a ou trouve lĠargent nécessaire et nĠest pas empêché par des mesures policières. On y rencontre autant de ceux qui représentent eux-même seulement ou un petit nombre dĠamis, que de ceux qui portent réellement les opinions et les désirs dĠune nombreuse collectivité. Et sauf les précautions à prendre contre les traîtres et les espions, et aussi à cause même de ces précautions nécessaires, une sérieuse vérification des mandats et de leurs valeur est impossible.
De toute façon, nous sommes en plein système majoritaire, en plein parlementarisme.
On sait que les anarchistes nĠadmettent pas le gouvernement de la majorité (démocratie), pas plus quĠil nĠadmettent le gouvernement dĠun petit nombre (aristocratie, oligarchie, ou dictature de classe ou de parti), ni celui dĠun seul (autocratie, monarchie, ou dictature personnelle).
Les anarchistes ont mille fois fait la critique du gouvernement dit de la majorité qui, dans lĠapplication pratique, conduit toujours à la domination dĠune petite minorité. Faudra-t-il la refaire encore une fois à lĠusage de nos camarades russes?
Certes les anarchistes reconnaissent que, dans la vie en commun, il est souvent nécessaire que la minorité se conforme à lĠavis de la majorité. Quand il y a nécessité ou utilité évidente de faire une chose et que, pour la faire, il faut le concours de tous, le petit nombre doit sentir la nécessité de sĠadapter à la volonté du grand nombre. DĠailleurs, en général, pour vivre ensemble en paix sous un régime dĠégalité, il est nécessaire que tous soient animés dĠun esprit de concorde, de tolérence, de souplesse. Mais cette adaptation dĠune partie des associés à lĠautre partie doit être réciproque, volontaire, dériver de la conscience de la nécessité et de la volonté de chacun de ne pas paralyser la vie sociale par son obstination. Elle ne doit pas être imposée comme principe et comme règle statutaire. CĠest un idéal qui, peut-être, dans la pratique de la vie sociale générale, sera difficile à réaliser de façon absolue, mais il est certain que tout groupement humain est dĠautant plus voisin de lĠanarchie que lĠaccord entre la minorité et la majorité est plus libre, plus spontané, et imposé seulement par la nature des choses.
Donc, si les anarchistes nient à la majorité le droit de gouverner dans la société humaine générale, où lĠindividu est pourtant contraint dĠaccepter certaines restrictions parce quĠil ne peut sĠisoler sans renoncer aux conditions de la vie humaine, sĠils veulent que tout se fasse par libre accord entre tous, comment serait-il possible quĠils adoptent le gouvernement de la majorité dans leurs associations essentiellement libres et volontaires et quĠils commencent par déclarer quĠils se soumettent aux décisions de la majorité avant même de savoir ce quĠelles seront?
Que lĠanarchie, lĠorganisation libre sans domination de la maorité sur la minorité, et vice versa, soit qualifiée, par ceux qui ne sont pas anarchistes, dĠutopie irréalisable ou seulement réalisable dans un très lointain avenir, cela se comprend; mais il est inconcevable que ceux qui professent des idées anarchistes et voudraient réaliser lĠanarchie, ou tout au moins sĠen approcher sérieusement aujourdĠhui plutôt que demain, que ceux-là même renient les principes fondamentaux de lĠanarchisme dans lĠorganisation même par laquelle ils se proposent de combattre pour son triomphe.
Une organisation anarchiste doit, selon moi, être étalbie sur des bases bien différentes de celles que nous proposent ces camarades russes. Pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquence, pleine responsabilité des individus et des groupes; libre accord entre ceux qui croient utile de sĠunir pour coopérer à une oeuvre commune, devoir moral de maitenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradication avec le programme accepté. Sur ces bases, sĠadaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à lĠorganisation: groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou dĠautres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement de manière à ne pas entraver la pensée et lĠinitiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces sĠils étaient isolés.
De cette manière, les Congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les imperfections que jĠai signalées, sont exempts de toute autoritarisme parce quĠils ne font pas la loi, nĠimposent pas aux autres leurs propres délibérations. Ils servent à maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs, à résumer et provoquer lĠétude de programmes sur les voies et moyens dĠaction, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et lĠaction la plus urgente en chacune dĠelles, à formuler les diverses opinions ayant cours parmi les ananrchistes et à en faire une sorte de statistique, et leur décision ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés, elles ne deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent. Les organes de correspondance, etc. - nĠont aucun pouvoir de direction, ne prennent dĠinitiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent ces initiatives, nĠont aucune autorité pour imposer leurs propres vues quĠils peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais quĠils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de lĠorganisation. Ils publient les résolutions des Congrès, les opinions et les propositions que groupes et individus leur communiquent; ils sont utiles à qui veut sĠen servir pour de plus faciles relations entre les groupes et pour la coopération entre ceux qui sont dĠaccord sur les diverses initiatives, mais libres à chacun de correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir dĠautres comités nommés par des groupes spéciaux. Dans une organisation anarchiste, chaque membre peut professer toutes les opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à lĠactivité des autres. En tous les cas, une organisation donnée dure aussi longtemps que les raisons dĠunion sont plus fortes que les raisons de dissolution; dans le cas contraire elle se dissout et laisse place à dĠautres groupements plus homogènes. Certes la durée, la permanence dĠune organisation est condition de succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et, dĠautre part, il est naturel que toute institution aspire, par instinct, à durer indéfinimet. Mais la durée dĠune organisation libertaire doit être la conséquence de lĠaffinité spirituelle de ses membres et des possibilités dĠadaptation de sa constitution aux changements des circonstances; quand elle nĠest plus capable dĠune mission utile, le mieux est quĠelle meure.
Ces camarades russes trouveront peut-être quĠune organisation telle que je la conçois et telle quĠelle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de peu dĠefficacité. Je comprends. Ces camarades sont obsédés par le succès des bolchevistes dans leur pays; ils voudraient, à lĠinstar des blochevistes, réunir les anarchistes en une sorte dĠarmée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à lĠassaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société. Et peut-être est-il vrai quĠavec ce système, en admettant que des anarchistes sĠy prêtent et que les chefs soient des hommes de génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels résultats? NĠadviendrait-il pas de lĠanarchisme ce qui est advenu en Russie du socialisme et du communisme? Ces camarades sont impatients du succès, nous le sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons de la vie et dénaturer lĠéventuelle victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme des anarchistes et pour lĠanarchie.