Pierre Kropotkine- Le Salariat

Pierre Kropotkine
Le Salariat
D'après la quatrième édition
Publications des Temps Nouveaux - N°37 - 1911


Brochure tirée de La Conquête du pain

I

Dans leurs plans de reconstruction de la Société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant dÕabolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.

Pour ce qui concerne le gouvernement soit-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible, comment des hommes intelligents Ñ et le parti collectiviste nÕen manque pas Ñ peuvent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que lÕhistoire nous a données à ce sujet, soit en France, soit en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux Etats-Unis.

Tandis que de tous côtés nous voyons le régime parlementaire sÕeffondrer, et tandis que de tous côtés surgit la critique des principes mêmes du système Ñ non plus seulement de ses applications, Ñ comment se fait-il que des hommes intelligents sÕappelant socialistes-révolutionnaires, cherchent à maintenir ce système, déjà condamné à mourir ?

On sait que le système fut élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté et maintenir en même temps, et accroître sa domination sur les travailleurs. On sait quÕen le préconisant les bourgeois nÕont jamais soutenu sérieusement quÕun parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents dÕentre eux savent que cÕest impossible. En soutenant le régime parlementaire, la bourgeoisie a cherché tout bonnement à opposer une digue à la royauté, sans donner de liberté au peuple.

On sÕaperçoit, en outre, quÕà mesure que le peuple devient conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multilie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi les démocrates de tous les pays cherchent-ils, sans les trouver, des palliatifs divers, des correctifs du système. On essaie le referendum et on trouve quÕil ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités Ñ autres utopies parlementaires. On sÕévertue, en un mot, à trouver lÕintrouvable, cÕest-à-dire une délégation qui représente les millions dÕintérêts variés de la nation ; mais on est forcé de reconnaître que lÕon fait fausse route, et la confiance dans un gouvernement par délégation sÕen va.


Il nÕy a que les démocrates-socialistes et les collectivistes qui ne perdent pas cette confiance et qui cherchent à maintenir cette soi-disant représentation nationale, et cÕest ce que nous ne comprenons pas.

Si nos principes anarchistes ne leur conviennent pas, sÕils les trouvent inapplicables, au moins devraient-ils, ce nous semble, chercher à deviner quel autre système dÕorganisation pourrait bien correspondre à une société sans capitalistes ni propriétaires. Mais, prendre le système des bourgeois, Ñsystème qui se meurt déjà, système vicieux sÕil en fut Ñ et le préconiser avec quelques légères corrections, telles que le mandat impératif ou le referendum, dont lÕinutilité est déjà démontrée : le préconiser pour une société qui aura fait sa révolution sociale Ñ cela nous paraît absolument incompréhensible, à moins que sous le nom de Révolution sociale, on préconise tout autre chose que la Révolution, cÕest-à-dire quelque replâtrage minime du régime bourgeois actuel.


Il en est de même pour le salariat ; car après avoir proclamé lÕabolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, coment peut-on préconiser, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? Et cÕest bien, cependant, ce que font les collectivistes lorsquÕils nous préconisent les bons de travail.

Si les socialistes anglais du commencement de ce siècle ont prêché les bons de travail, cela se comprend. Ils cherchaient simplement à mettre dÕaccord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes. Ils étaient si peu révolutionnaires quÕils se déclaraient prêts à subir jusquÕau régime impérial, pourvu que ce régime favorisât leurs sociétés de coopération. Au fond, ils restaient bourgeois, charitables si lÕon veut, et cÕest pourquoi Ñ Engels nous le dit dans sa préface au manifeste communiste de 1848 Ñ à cette époque les socialistes étaient des bourgeois, tandis que les travailleurs avancés étaient communistes.

Si, plus tard, Proudhon a repris cette idée, cela se comprend encore. Dans son système mutualiste, que cherchait-il, sinon rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, quÕil détestait au fond de son coeur, mais quÕil croyait nécessaire comme garantie pour lÕindividu contre lÕEtat.

Que les économistes plus ou moins bourgeois admettent aussi les bons de travail, cela se comprend encore. Il leur importe peu que le travailleur soit payé en bons de travail, ou en monnaie frappée à lÕeffigie de la République ou de lÕEmpire. Ils tiennent à sauver dans la débâcle prochaine la propriété individuelle des maisons habitées, du sol, des usines, ou du moins des maisons habitées et du Capital nécessaire à la production manufacturière. Et pour maintenir cette propriété, les bons de travail feraient très bien leur affaire.

Pourvu que le bon de travail puisse être échangé contre des bijoux ou des voitures, le propriétaire de la maison lÕacceptera volontiers comme prix de loyer. Et tant que la maison habitée, le champ, lÕusine apprtiendront à des bourgeois, force sera de payer ces bourgeois dÕune façon quelconque pour les décider à vous permettre de travailler dans leurs champs ou dans leurs usines et de loger dans leurs maisons. Force sera de salarier le travailleur, de le payer pour son travail, soit en or, soit en papier monnaie, soit en bons de travail échangeables contre toute sorte de commodités.

Mais comment peut-on préconiser cette nouvelle forme de salariat Ñ le bon de travail Ñ si on admet que la maion, le champ et lÕusine ne sont plus propriété privée, quÕils appartiennent à la commune ou à la nation.




II
Examinons de plus près ce système de rétribution du travail recommandé par les collectivistes français, allemands, anglais et italiens (1).

Il se réduit à peu près à ceci: Tout le monde travaille, soit dans les champs, soit dans les usines, les écoles, les hôpitaux, etc., etc. La journée de travail est réglée par lÕEtat, auquel appartiennent la terre, les usines, les voies de communication et tout le reste. Chaque travailleur, ayant fait une journée de travail reçoit un bon de travail, qui porte, disons ces mots-ci : huit heures de travail. Avec ce bon, il peut se procurer dans les magasins de lÕEtat, ou des diverses corporations, toutes sortes de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que lÕon peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes dÕallumettes, ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire : quatre sous de savon, on dira, après la Révolution collectiviste : cinq minutes de savon.

La plupart des collectivistes, fidèles à la distinction établie par les économistes bourgeois (et Marx aussi) entre le travail qualifié et le travail simple, nous disent que le travail qualifié, ou professionnel, devra être payé un certain nombre de fois plus, que le travail simple.. Ainsi, une heure de travail du médecin devra être considérée équivalente à deux ou trois heures de travail de la garde-malade, ou bien à trois heures du terrassier. ÒLe travail professionnel ou qualifié sera un multiple du travail simpleÓ, nous dit le collectiviste Groenlund, parce que ce genre de travail demande un apprentissage plus ou moins long.

DÕautres collectivistes, tels que les marxistes français, ne font pas cette distinction. Ils proclament ÒlÕégalité des salairesÓ. Le docteur, le maître dÕécole et le professeur seront payés en bons de travail au même taux que le terrassier. Huit heures passées à faire la tournée de lÕhôpital, vaudront autant que huit heures passées à des travaux de terrassement, ou bien dans la mine, dans lÕusine.

Quelques-uns font encore une concession de plus ; ils admettent que le travail désagréable ou malsain, Ñ tel que celui des égouts Ñ pourra être payé à un taux plus élevé que le travail agréable. Une heure de service des égouts comptera, disent-ils, comme deux heures de travail du professeur.

Ajoutons que certains collectivistes admettent la rétribution en bloc par corporations. Ainsi une corporation dirait : «Voici cent tonnes dÕacier. Pour les produire, nous avons été cent travailleurs, et nous y avons mis dix jours. Notre journée ayant été de huit heures, cela fait huit mille heures de travail pour cent tonnes dÕacier ; soit quatre vingt heures la tonne». Sur quoi lÕEtat leur paierait huit mille bons de travail dÕune heure chacun, et ces huit mille bons seraient répartis entre les membres de lÕusine, comme bon leur semblerait.

DÕautre part, cent mineurs ayant mis vingt jours pour extraire huit mille tonnes de charbon, le charbon vaudrait deux heures la tonne, et les seize mille bons dÕune heure chacun, reçus par la corporation des mineurs, serient répartis entre eux selon leurs appréciations.

SÕil y avait dispute, Ñ si les mineurs protestaient et disaient que la tonne dÕacier ne doit coûter que soixante heures de travail au lieu de quatre-vingt ; si le professeur voulait faire payer sa journée deux fois plus que la garde-malade, Ñ alors lÕEtat interviendrait et réglerait leurs différents.

Telle est, à peu de choses près, lÕorganisation que les collectivistes veulent faire surgir de la Révolution sociale. Comme on le voit, leurs principes sont : propriété collective des instruments de travail, et rémunération à chacun selon le temps employé à produire, en tenant compte de la productivité de son travail. Quant au régime politique, ce serait le régime parlementaire, amélioré par le changement des hommes au pouvoir, le mandat impératif et le referendum cÕest-à-dire le pébiscite oui ou non sur les questions qui seraient soumises à la votation populaire.

Disons tout dÕabord que ce système nous semble absolument irréalisable.

Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire Ñ lÕabolition de la propriété privée Ñ et ils le nient, sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.

Ils proclament un principe révolutionnaire et Ñ oubli inconcevable Ñ ils ignorent les conséquences quÕun principe aussi différent que le principe actuel devra amener. Ils oublient que le fait même dÕabolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, moyens de communication, capitaux) doit lancer la société dans des voies absolument nouvelles ; quÕil doit changer de fonds en comble la production, aussi bien dans ses moyens que dans ses buts : que toutes les questions quotidiennes entre individus doivent être modifiées sitôt que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune.

Ils disent : «Point de propriété privée», et aussitôt ils sÕempressent de maintenir la propriété privée dans ses manifestations quotidiennes. «Vous serez une commune pour produire. Les champs, les outils, les machines, disent-ils, vous appartiendront à tous. On ne fera pas la moindre distinction concernant la part que chacun de vous a prise précédemment pour faire ces machines, pour creuser ces mines ou pour établir ces voies ferrées.

«Mais dès demain, vous vous disputerez minutieusement sur la part que vous allez prendre à faire de nouvelles machines, à creuser de nouvelles mines. Dès demain, vous chercherez à penser exactement la part qui reviendra à chacun dans la nouvelle production. Vous compterez vos minutes de travail et vous serez sur le guet pour quÕune minute de travail de votre voisin ne puisse pas acheter plus de produits que la vôtre.

«Vous calculerez vos heures et vos minutes de travail, et puisque lÕheure ne mesure rien, puisque dans telle manufacture un travailleur peut surveiller quatre métiers à la fois, tandis que dans telle autre manufacture, il nÕen surveille que deux, Ñ vous devrez peser la force musculaire, lÕénergie cérébrale et lÕénergie nerveuse dépensée. Vous calculerez minutieusement les années dÕapprentissage, pour évaluer exactement la part de chacun dÕentre vous dans la production future. Tout cela, après avoir déclaré que vous ne tenez aucun compte de la part quÕil y a prise dans le passé».


Eh bien, pour nous, il est évident que si une nation ou une commune se donnait une pareille organisation ; elle ne pourrait pas subsister pendant un mois. Une société ne peut pas sÕorganiser sur deux principes absolument opposés Ñ deux principes qui se contredisent à chaque pas. Et la nation ou la commune qui se donnerait une pareille organisation serait forcée, ou bien de revenir à la propriété privée, ou bien de se transformer immédiatement en société communiste.



 


III
Nous avons dit que la plupart des écrivains collectivistes demandent que, dans la société socialiste, la rétribution de fasse en établissant une distinction entre le travail qualifié ou professionnel, et le travail simple. Ils prétendent que lÕheure de travail de lÕingénieur, de lÕarchitecte doit être comptée comme deux ou trois heures de travail du forgeron, du maçon ou de la garde-malade. Et la même distinction, disent-ils, doit être établie entre les travailleurs dont le métier exige un apprentissage plus ou moins long, et ceux qui ne sont que de simples journaliers.

Cela se fait aussi dans la société bourgeoise ; cela devrait se faire de même dans la société collectiviste.

Eh bien, établir cette distinction, cÕest maintenir toutes les inégalités de la société actuelle. CÕest tracer dÕavance une démarcation entre le travailleur et ceux qui prétendent le gouverner. CÕest toujours diviser la société en deux classes bien distinctes : lÕaristocratie du savoir, au-dessus de la plèbe des mains calleuses. ; lÕune vouée au service de lÕautre ; lÕune travaillant de ses bras pour nourrir et vêtir les autres, pendant que ceux-ci profitent de leurs loisirs pour apprendre à dominer leurs nourriciers.

CÕest plus que cela : cÕest prendre un des traits distinctifs de la société bourgeoise et lui donner la sanction de la Révolution sociale. CÕest ériger en principe un abus que lÕon condamne aujourdÕhui dans la vieille société qui sÕen va.


Nous savons ce que lÕon va nous répondre. On nous parlera de «socialisme scientifique». On citera les économistes bourgeois Ñ et Marx aussi Ñ pour prouver que lÕéchelle des salaires a sa raison d'être, puisque «la force de travail» de lÕingénieur aura plus coûté à la société que «la force de travail» du terrassier. En effet, les économistes nÕont-ils pas chercher à nous prouver que si lÕingénieur est payé vingt fois plus que le terrassier, cÕest parce que les frais «nécessaires» pour faire un ingénieur sont plus considérables que ceux qui sont nécessaires pour faire un terrassier. Ñ Parbleu ! il fallait bien ça, une fois quÕon sÕétait imposé la tâche ingrate de prouver que les produits sÕéchangent en proportion des quantités de travail socialement nécessaires à leur [production]. Sans cela, la théorie de la valeur de Ricardo, reprise par Marx pour son compte, ne pouvait pas tenir debout.

Mais nous savons aussi à quoi nous en tenir à ce sujet. Nous savons que si lÕingénieur, le savant, le docteur sont payés aujourdÕhui dix ou cent fois plus que le travailleur, ce nÕest pas en raison des «frais de production» de ces messieurs. CÕest en raison dÕun monopole dÕéducation. LÕingénieur, le savant et le docteur exploitent tout bonnement un capital Ñ leur brevet Ñ tout comme le bourgeois exploite une usine, ou le noble exploitant ses titres de naissance. Le grade universitaire a remplacé lÕacte de naissance du noble de lÕancien régime.

Quant au patron qui paie lÕingnieur vingt fois plus que le travailleur, il fait ce calcul bien simple : si lÕingénieur peut lui économiser cent mille francs par an sur la production, il lui paie vingt mille francs. Et quand il voit un contremaître, habile à faire suer la main-dÕoeuvre, il sÕempresse de lui proposer deux ou trois mille francs par an. Il lâche un millier de francs , là où il escompte en gagner dix mille, et cÕest là lÕessence du régime capitaliste.

QuÕon ne vienne donc pas nous parler de frais de production de la force de travail, et nous dire quÕun étudiant qui a passé gaiement sa jeunesse à lÕuniversité ait «droit» à un salaire dix fois plus élevé que le fils du mineur qui s'est étiolé dans la mine dès lÕâge de onze ans. Autant voudrait dire quÕun commerçant qui a fait vingt ans «dÕapprentissage» dans une maison de commerce, a droit à toucher ses cent francs par jour, et ne payer que cinq francs à chacun de ses employés.

Personne nÕa jamais calculé les frais de production de la force de travail. Et si un fainéant coûte bien plus à la Société quÕun honnête travailleur, reste encore à savoir si, tout compté Ñ mortalité des enfants ouvriers, anémie qui les ronge, et morts prématurées Ñ un robuste ouvrier ne coûte pas plus cher à la Société quÕun artisan.

Voudrait-on nous faire croire, par exemple, que le salaire de trente sous que lÕon paie à lÕouvrière parisienne, ou les six sous de la paysanne dÕAuvergne qui sÕaveugle sur les dentelles, représentent les «frais de production» de ces femmes ? Nous savons bien quÕelle travaillent souvent pour moins que çà, mais nous savons aussi quÕelles le font exclusivement parce que, grâce à notre superbe organisation, elles mourraient de faim sans ces salaires dérisoires.

Dans la Société actuelle, lorsque nous voyons quÕun Ferry ou un Floquet se paient une centaine de mille francs par an tandis que le travailleur doit se contenter de mille ou moins ; lorsque nous voyons que le contremaître est payé deux ou trois fois plus que le travailleur, et quÕentre les travailleurs eux-mêmes, il y a toutes les gradations, depuis dix francs par jour jusquÕaux six sous de la paysanne, Ñ cela nous révolte.

Nous condamnons ces gradations. Non seulement nous désapprouvons les hauts salaires du ministre, mais nous désapprouvons aussi la différence entre les dix francs et les six sous. Elle nous révolte aussi bien. Nous la considérons injuste et nous disons : à bas les privilèges dÕéducation, aussi bien que ceux de naissance ! Nous sommes anarchistes les uns, socialistes les autres, précisément parce que ces privilèges nous révoltent.

Mais comment pourrions-nous ériger les privilèges en principe ? comment proclamer que les privilèges dÕéducation seront la base dÕune société égalitaire, sans porter un coup de hache à cette même société ? Ce qui a été subi jadis, ne le sera plus dans une société qui aura pour base lÕégalité. Le général à côté du soldat, le riche ingénieur à côté du travailleur, le médecin à côté de la garde-malade nous révoltent déjà. Pourrions-nous les subir dans une société qui débuterait en proclamant lÕEgalité ?

Evidemment, non. La conscience populaire, inspirée dÕun souffle égalitaire, se révolterait contre une pareille injustice ; elle ne la tolérerait pas. Autant vaut ne pas lÕessayer.

Voilà pourquoi certains collectivistes français, comprenant lÕimpossibilité de maintenir lÕéchelle des salaires dans une société inspirée du souffle de la Révolution, sÕempressent aujourdÕhui de proclamer lÕégalité des salaires. Mais ici ils se buttent contre dÕautres difficultés tout aussi grandes, et leur égalité des salaires devient une utopie tout aussi irréalisable que lÕéchelle des autres.

Une société qui se sera emparée de toute la richesse sociale et qui aura hautement proclamée que «tous» ont droit à cette richesse, Ñ quelle que fut la part quÕil eussent prises antérieurement à la créer, Ñ sera forcée dÕabandonnée toute idée de salariat, soit en monnaie, soit en bons de travail.



V(2)
«A chacun selon ses oeuvres», disent les collectivistes, ou, pour mieux dire, selon sa part des services rendus à la société. Et ce principe, on le recommande comme base de la société, après que la Révolution aura mis en commun les instruments de travail, et tout ce qui est nécessaire à la production !

Eh bien, si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de lÕhumanité pour tout un siècle ; ce serait bâtir sur du sable ; ce serait enfin laisser, sans le résoudre, tout lÕimmense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras.

En effet, dans une société telle que la nôtre, où nous voyons que plus lÕhomme travaille, moins il est rétribué, ce principe peut paraître de prime-abord comme une aspiration vers la justice. Mais, au fond, il nÕest que la consécration de toutes les injustices actuelles. CÕest par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir là où nous en sommes aujourdÕhui, aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle. Et il y a abouti parce que, du jour où la société a commencé à évaluer, en monnaie ou en toute autre espèce de salaire, les services rendus Ñ du jour où il fut dit que chacun nÕaurait que ce quÕil réussirait à se faire payer pour ses oeuvres, Ñ toute lÕhistoire de la société capitaliste (lÕEtat y aidant) était écrite dÕavance ; elle était renfermée, en germe, dans ce principe.

Devons-nous alors revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? Nos théoriciens le veulent ; mais heureusement cÕest impossible ; la Révolution, nous lÕavons dit, sera communiste ; sinon, elle sera noyée dans le sang.


Les services rendus à la société Ñ que ce soit un travail dans lÕusine ou dans les champs, ou bien ses services moraux Ñ ne peuvent pas être évalués en unités monétaires. Il ne peut y avoir de mesure exacte de la valeur Ñ ni de ce quÕon a nommé improprement valeur dÕéchange, ni de la valeur dÕutilité. Si nous voyons deux individus, travaillant lÕun et lÕautre pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à deux travaux différents qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de lÕun vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de lÕautre.

Pour nous lÕéchelle actuelle des salaires est un produit complexe des impôts, de la tutelle gouvernementale, de lÕaccaparement capitaliste Ñ de lÕEtat et du Capital en un mot. Aussi disons-nous que toutes les théories, faites par les économistes sur lÕéchelle des salaires, ont été inventées après coup pour justifier les injustices qui existent. Nous nÕavons pas à en tenir compte.


On ne manquera pas non plus de nous dire que cependant lÕéchelle collectiviste des salaires serait toujours un progrès. Ñ «Il vaudra toujours mieux, dira-t-on, avoir une classe de gens payés deux ou trois fois plus que le commun des travailleurs que dÕavoir des Rothschild qui empochent en un jour ce que le travailleur ne parvient pas à gagner en un an. Ce serait toujours un pas vers lÕégalité.».
 

Pour nous, ce serait un progrès à rebours. Introduire dans une société socialiste la distinction entre le travail simple et le travail professionnel, serait sanctionner la Révolution et ériger en principe un fait brutal que nous subissons aujourdÕhui, mais que néanmoins nous considérons comme injuste. Ce serait faire comme ces messieurs du 4 août 1789, qui proclamaient lÕabolition des droits féodaux avec force phrases à effet, mais qui, le 8 août, sanctionnaient ces mêmes droits en imposant aux paysans de les racheter aux seigneurs. Ce serait encore faire comme le gouvernement russe, lors de lÕémancipation des serfs, lorsquÕil proclama que la terre appartiendrait désormais aux seigneurs, tandis quÕauparavant cÕétait un abus que de disposer des terres qui appartenaient aux serfs.

Ou bien, pour prendre un exemple plus connu : lorsque la Commune de 1871 décida de payer les membres du conseil de la Commune quinze francs par jour, tandis que les fédérés aux remparts ne touchaient que trente sous, certains ont acclamé cette décision comme un acte de haute démocratie égalitaire. Mais, en réalité, par cette décision, la Commune ne faisait que sanctionner la vieille inégalité entre le fonctionnaire et le soldat, le gouvernant et le gouverné. Pour une chambre opportuniste, une pareille décison eût été superbe ; mais pour la Commune elle était un mensonge. La Commune mentait à son principe révolutionnaire, et par cela même elle le condamnait.

On peut dire grosso modoque lÕhomme qui, toute sa vie durant, sÕest privé de loisir pendant dix heures par jour, adonné à la société beaucoup plus que celui qui ne sÕest pas privé du tout. Mais on ne peut pas prendre ce quÕil a fait pendant deux heures et dire que ce produit vaut deux fois plus que le produit dÕune heure de travail dÕun autre individu et le rémunérer en proportion. Faire ainsi, serait ignorer tout ce quÕil y a de complexe dans lÕindustrie, dans lÕagriculture, Ñ la vie entière de la société actuelle ; ce serait ignorer jusquÕà quel point tout travail de lÕindividu est le résultat de travaux antérieurs et présents de la société entière. Ce serait se croire dans lÕâge de la pierre, tandis que nous vivons dans lÕâge de lÕacier.


En effet, prenez nÕimporte quoi Ñ une mine de charbon, par exemple Ñ et voyez sÕil nÕy a la moindre possibilité de mesure et dÕévaluer les services rendus par chacun des individus travaillant à lÕextraction du charbon.

Voyez cet homme, posté à lÕimmense machine qui fait monter et descendre la cage dans une mine moderne. Il tient en main le levier qui arrête et renverse la marche de la machine ; il arrête la cage et la fait rebrousser chemin en un clin dÕoeil ; il la lance en haut ou en bas avec une vitesse vertigineuse. Il suit sur le mur un indicateur qui lui montre, sur une petite échelle, à quel endroit du puits se trouve la cage à chaque instant de sa marche. Tout attention, il suit des yeux cet indicateur, et dès que lÕindicateur a atteint un certain niveau, il arrête soudain lÕélan de la cage Ñ pas un mètre plus haut, ni plus bas que le niveau convenu. Et à peine a-t-on déchargé les bennes remplies de charbon et poussé les bennes vides, il renverse le levier et lance la cage de nouveau dans lÕespace.

Pendant huit, dix heures de suite, il déploie ces prodiges dÕattention. Que son cerveau se relâche pour un seul moment, et la cage ira heurter et briser les roues, rompre le cable, écraser les hommes, arrêter tout travail de la mine. QuÕil perde trois secondes à chaque coup du levier, et Ñ dans mes mines perfectionnées modernes Ñ lÕextraction est réduite de vingt à cinquante tonnes par jour.

Eh bien, est-ce lui qui rend le plus grand service dans la mine ? Ou bien, peut-être, ce garçon qui lui sonne dÕen bas le signal de remonter la cage ? Ou bien est-ce le mineur qui à chaque instant risque sa vie au fond de la mine et finira un jour par être tué par le grisou ? Ou bien encore lÕingénieur qui perdrait la couche de charbon et ferait creuser la pierre sÕil faisait une simple erreur dÕaddition dans ses calculs ? Ou bien, enfin, Ñ comme le prétendent les économistes qui, eux aussi, prêchent la rétribution se lon les «oeuvres» à leur façon Ñ est-ce le propriétaire qui a engagé tout son patrimoine et qui a, peut-être, dit contrairement à toutes les prévision : «Creusez ici, vous trouverez un excellent charbon.»

Tous les travailleurs engagés dans la mine contribuent, dans la mesure de leurs forces, de leurs énergies, de leur savoir, de leur intelligence et de leur habileté, à extraire le charbon. Et tout ce que nous pouvons dire, cÕest que tous ont droit de vivre, de satisfaire leurs besoins, et même leurs fantaisies, après que les besoins les plus impérieux de tous auront été satisfaits. Mais comment pouvons-nous évaluer leurs oeuvres ?

Et puis, le charbon quÕils auront extrait est-il bien leur oeuvre ? NÕest-il pas aussi lÕoeuvre de ces hommes qui ont bâti le chemin de fer menant à la mine et les routes qui rayonnent de tous côtés de ses stations ? NÕest-il pas aussi lÕoeuvre de ceux qui ont labouré et ensemencé les champs, extrait le fer, coupé le bois dans la forêt, bâti les machines qui brûleront le charbon et ainsi de suite ?

Aucune distinction ne peut être faite entre les oeuvres de chacun. Les mesurer par les résultats, nous mène à lÕabsurde. Les fractionner et les mesurer par les heures de travail, nous mène aussi à lÕabsurde. Reste une chose : ne pas les mesurer du tout et reconnaître le droit à lÕaisance pour tous ceux qui prendront part à la production.


Mais prenez une autre branche de lÕactivité humaine, prenez tout lÕensemble de notre existence, et dites : Lequel dÕentre nous peut réclamer une rétribution plus forte pour ses oeuvres ? Est-ce le médecin qui a deviné la maladie, ou la garde-malade qui a assuré la guérison par ses soins hygiéniques ?

Est-ce lÕinventeur de la première machine à vapeur, ou le garçon qui, un jour, lassé de tirer la corde qui servait jadis à ouvrir la soupape pour faire entrer la vapeur sous le piston, attacha cette corde au levier de la machine et alla jouer avec ses camarades, sans se douter quÕil avait inventé le mécanisme essentiel de toute machine moderne Ñ la soupape sÕouvrant dÕune façon automatique ?

Est-ce lÕinventeur de la locomotive, ou cet ouvrier de Newcastle qui suggéra de remplacer par des traverses en bois les pierres que lÕon mettait jadis sous les rails et qui faisaient dérailler les trains faute dÕélasticité ? Est-ce le mécanicien sur la locomotive, ou lÕhomme qui, par ses signaux, arrête les trains, ou leur ouvre les voies ?

Ou bien, prenez le câble transaltlantique. Qui donc a plus fait pour la société : lÕingénieur qui sÕobstinait à affirmer que le câble transmettrait les dépêches, tandis que les savants électriciens le déclaraient impossibles ? Ou bien Maury, le savant qui conseilla dÕabandonner les gros câbles et dÕen prendre un pas plus gros quÕune canne ? Ou bien encore, ces volontaires venus dÕon ne sait où, qui passaient nuit et jour sur le pont à examiner minutieusement chasque mètre du câble et à enlever les clous que les actionnaires des compagnies maritimes faisaient enfoncer bêtement dans la couche isolante du câble, afin de le mettre hors de service ?

Et dans un domaine encore plus vaste Ñ le vrai domaine de la vie humaine avec ses joies, ses douleurs et ses accidents, Ñ chacun de nous ne nommera-t-il pas quelquÕun qui lui aura rendu dans sa vie un service si grand, si important, quÕil sÕindignerait si on lui parlait dÕévaluer ce service en monnaie ? Ce service pouvait être en un mot, rien quÕen un mot dit juste et à temps ; ou bien ce furent des mois et des années de dévouement. Allez vous aussi évaluer ces services, les plus importants de tous, en «bons de travail».


«Les oeuvres de chacun !» Ñ Mais les sociétés humaines ne vivraient pas deux générations de suite, elles disparaîtraient dans cinquante ans, si chacun ne donnait infiniment plus que ce qui lui sera rétribué en monnaie, en «bons», ou en récompenses civiques. Ce serait lÕinstinction de la race si la mère nÕusait sa vie pour conserver celles de ses enfants, si chaque homme ne donnait sans rien compter, si lÕhomme ne donnait surtout là où il nÕattend aucune récompense.

Et si la société bourgeoise dépérit, si nous sommes, aujourdÕhui dans un cul-de-sac, dont nous ne pouvons plus sortir sans porter la torche et la hache sur les institutions du passé, Ñ cÕest précisément à cause dÕavoir trop compté, ce qui fait le compte des gredins. CÕest à cause de nous être laissé entraîner à ne donner que pour recevoir, dÕavoir voulu faire de la société une compagnie commerciale basé sur le doit et lÕavoir.

Les collectivistes, dÕailleurs, le savent. Ils comprennent vaguement quÕune société ne pourrait pas exister si elle poussait à bout le principe de «à chacun selon ses oeuvres». Ils se doutent que les besoins Ñ nous ne parlons pas de fantaisies Ñ les besoins de lÕindividu ne correspondent pas toujours à ses oeuvres. Aussi, De Pacpe nous dit-il :

« Ce principe Ñéminemment individualiste Ñ serait du reste tempéré par lÕintervention sociale pour lÕéducation des enfants et des jeunes gens (y compris lÕentretien et la nourriture) et par lÕorganisation sociale de lÕassistance des infirmes et des malades, de la retraite pour les travailleurs âgés, etc.»

Ils se doutent que lÕhomme de quarante ans et père de trois enfants a des besoins plus grands que le jeune homme de vingt.

Ils se doutent que la femme qui allaite son petit et passe des nuits blanches à son chevet, ne peut pas faire autant dÕoeuvresque lÕhomme qui a tranquillement dormi. Ils semblent comprendre que lÕhomme et la femme usés à force dÕavoir, peut-être, trop travaillé pour la société entière, peuvent se trouver incapables de faire autant dÕoeuvres que ceux qui auront fait leurs heures à la douce et empoché leurs bons dans des situations privilégiées de statisticiens de lÕEtat.

Et ils sÕempressent de tempérer leur principe. Ñ«Mais oui, disent-ils, la société nourrira et élèvera ses enfants ! Mais oui, elle assistera les vieillards et les infirmes ! Mais oui, les besoins et non les oeuvres seront la mesure des frais que la société sÕimposera pour temérer le principe des oeuvres.»

La charité Ñ quoi ! La charité, organisée par lÕEtat .


Ainsi donc, après avoir nié le communisme, après avoir raillé à leur aise la formule de «à chacun selon ses besoins» Ñ ne voilà-t-il pas quÕils sÕaperçoivent aussi que leurs grands économistes ont oublié quelque chose Ñ les besoins des producteurs. Et alors, ils sÕempressent de les reconnaître. Seulement, ce sera lÕEtat qui les appréciera ; ce sera lÕEtat qui se chargera dÕapprécier si les besoins ne sont pas disproportionnés aux oeuvres, et de les satisfaire si cÕest le cas.

Ce sera lÕEtat qui fera lÕaumône à celui qui voudra reconnaître son infériorité. De là, à la loi des pauvres et au workhouse anglais, il nÕy a quÕun seul pas.

Il nÕy a plus quÕun seul pas, parce que même cette société marâtre qui nous révolte, cÕest aussi vue forcée de tempérer son principe dÕindividualisme. Elle a dû aussi faire des concessions dans un sens communiste et sous la même forme de charité.

Elle aussi distribue des dîners dÕun sou pour prévenir le pillage de ses boutiques. Elle aussi bâtit des hôpitaux Ñ souvent très mauvais, mais quelquefois splendides Ñ pour prévenir le ravage des maladies contagieuses. Elle aussi, après avoir payé rien les heures de travail, recueille les enfants de ceux quÕelle a réduit elle-même à la dernière des misères. Elle aussi, tient compte des besoins Ñ par charité.


 
La misère des misérables Ñavons-nous dit ailleursÑ fut la cause première des richesses. Ce fut elle qui créa le premier capitaliste. Car, avant dÕaccumuler la «plus-value», dont on aime tant à causer, encore fallait-il quÕil y eût des misérables qui consentissent à vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim. CÕest la misère qui a fait les riches. Et si la misère fit des progrès si rapides dans le cours du moyen-âge, ce fut surtout parce que les invasions et les guerres qui sÕen suivirent, la création des Etats et le développement de leur autorité, lÕenrichissement par lÕexploitation en Orient et tant dÕautres causes du même genre, brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines ; et elles les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité quÕelles pratiquaient autrefois, ce principe: «Peste des besoins ! les oeuvresseules seront payées, et que chacun se tire dÕaffaire comme il pourra !»

Et cÕest encore ce principe qui sortirait de la Révolution ? CÕest ce principe que lÕon ose appeler du nom de Révolution sociale Ñ de ce nom si cher à tous les affamés, les souffrants et les opprimés ?

Mais il nÕen sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la (illisible) du prolétaire, il se trouvera parmi les prolétaires le demi quarteron qui criera : « Le pain pour tous ! Le gite pour tous ! Le droit à lÕaisance pour tous !»

Et ces voix seront écoutées. Le peuple se dira : «Commençons par satisfaire nos besoins de vie, de gaité, de liberté.»  Et quand tous auront gouté de ce bonheur, nous nous mettrons à lÕoeuvre : à lÕoeuvre de démolition des derniers vestiges du régime bourgeois : de sa morale, puisée dans le livre de comptabilité, de sa philosophie du «doit» et «avoir», de ses institutions du tien et du mien. Et, en démolissant, nous édifierons, comme disait Proudhon ; mais nous édifierons sur des bases nouvelles, Ñ sur celles du Communisme et de lÕAnarchie, et non pas celle de lÕIndividualisme et de lÕAutorité.


Pierre Kropotkine


Les anarchistes espagnols, en maintenant le nom de collectivistes, entendent par ce mot la possession en en commun des instruments de travail et «la liberté, pour chaque groupe, de répartir les produits du travail comme il lÕentendra» ; selon les principes communistes ou de toute autre façon.


Nous suivons ici la numérotation fantaisiste (?)  du manuscrit !