Jacques Guigou Ñ Lucy, une prostituée ? (Interventions n°2 - Janvier 2003)

Jacques GUIGOU
LUCY, UNE PROSTITUÉE ?
Interventions N°2 Ñ janvier 2003
Temps Critiques

La prostitution est-elle une activité générique d'homo sapiens ? Dans les sociétés où la prostitution a existé, les prostituées ont-elles pratiqué une activité universelle, libre et consciente qui réalisait un accomplissement «authentique» (sic) de leur individualité et de la vie en commun ? La promotion de la prostitution «libre» et la «libération» généralisée de la pornographie esthétisée, n'exprime-t-elle pas, comme quelques autres «avancées» biotechnologiques et biocybernétiques, la profondeur de la perte de toutes certitudes sur ce que peut être aujourd'hui une activité humaine réalisée à titre humain ?

Ce sont pourtant ces quelques questions qui sont présupposées dans l'appel à la liberté de se prostituer (1) et que ses signataires, au mieux ignorent ou plus vraisemblablement mystifient.

La profession de foi exo-émancipatrice de ces féministes modernistes repose sur une double affirmation qui donne le change à la double négation du titre : oui, il existe une «prostitution forcée qui s'exerce dans la contrainte» et «il faut la combattre» car elle est dominée par le «phénomène maffieux» ; oui, la prostitution est «une activité humaine» ordinaire qu'on doit libérer de ses anciens asservissements sacrés, culpabilisateurs et répressifs. Une fois ces libérations obtenues, il faut «instituer un espace de prostitution libre [qui] permettrait de mieux combattre les véritables réseaux d'esclavage sexuels, sans précariser ceux et celles qui n'ont rien à voir avec cette activité criminelle». Car la sexualité entre adultes est «à considérer comme un commerce», dont le libre exercice, «sans désir ni amour», doit être garanti par «une certaine idée de la démocratie en matière de mÏurs» (2). Cette annonce publicitaire est accompagnée d'un couplet contre les lois récentes sur la sécurité qui ne proposent «aucun espace alternatif» où les prostituées seraient «au moins tolérées» et ou «les clients ne seraient pas pénalisés».

Et le tour est joué, et le coup est tiré ! Sous l'esclavage sexuel... la plage du contrat entre gens «de métier», un pacs à chaque passe en quelque sorte ! Du déjà trop libertarien mot d'ordre situationniste, en mai 68 : «vivre sans temps mort et jouir sans entraves», on aboutit donc à celui très managerial d'aujourd'hui : «Capitaliser sans remords et jouir sans déprave !» Voyons ce qu'implique cet affichage politique et disons nos raisons pour la combattre.

La prostitution n'est pas «le plus vieux métier du monde». Elle n'a pas été présente, tant s'en faut, dans toutes les sociétés humaines. Dans les sociétés protohistoriques comme dans les sociétés primitives et les sociétés traditionnelles, la prostitution n'existait pas. Se détachant peu à peu de sa fonction religieuse ( la «prostitution sacrée» comme vestale et comme exorciste de la menace que les femmes faisaient peser sur la communauté abstraite de la religion), elle apparaît comme «marché» dans les sociétés où l'État, aux mains d'une classe sociale dominante (une aristocratie, une oligarchie, une théocratie), exerce sa puissance et sa tutelle sur le reste de la société. Il faut que le rapport marchand urbain se sit autonomisé comme espace d'échange de valeur pour que «le commerce» sexuel s'y rattache. Les empires-États mésopotamiens, les dynastie pharaoniques égyptiennes, les cités-États grecques et l'Empire romain, non seulement permirent, mais établirent la prostitution comme catalyseur d'urbanisation et opérateur de la circulation de la valeur.

Par contre elle a disparu, ne l'oublions pas, lors de moments historiques révolutionnaires ou dans certains modes de vie communautaires qui ne réprimaient pas la sexualité.

Si les signataires se réfèrent à cet «authentique métier» de la prostitution et non au «travail du sexe» comme le revendiquent de nombreux courants syndicalistes ou associatifs, c'est qu'elles se situent implicitement, comme «prostituées libres», dans la sphère aujourd'hui la plus capitalisante des activités humaines, celle de l'individualité humaine. Sans doute aussi imaginent-elles se démarquer des représentations négatives liées à l'ancienne classe du travail. Tout se passe comme si elles avaient pris acte du fait, qu'aujourd'hui, pour le capital, «créer de la valeur» nécessite de moins en moins de travail humain productif (3). Car c'est bien l'ensemble des activités humaines (et notamment celles qui étaient considérées, dans la période du capitalisme industriel, comme «improductives») qui passent désormais dans la broyeuse de la valorisation. Non seulement travail et non travail, produits et Ïuvres (4), ne se distinguent plus, mais c'est directement la vie toute entière qui est capitalisée. L'ancien statut du travail et son droit se résorbent dans la contractualisation de tous les rapports sociaux. Se référer à ce statut pour faire reconnaître des droits et des garanties aux «travailleuses du sexe» (5) apparaît donc comme un stade dépassé aux «artistes du sexe» que se veulent ces féministes modernistes. Elles se posent donc comme professionnelles des métiers des arts et du spectacle, réalisant une Ïuvre avec chaque client. «Fais de ton sexe une Ïuvre», tel est le singulier avatar sous lequel se donne, chez elle, l'ancien mot d'ordre des surréalistes «fais de ta vie une Ïuvre», proclamé lorsque la réalisation de l'art dans la vie quotidienne était encore à l'ordre du jour de la révolution.

Il est une autre implication de ce prospectus qui mérite d'être explicitée car elle exprime l'utopie que le capital cherche furieusement à réaliser (sans y parvenir !) en éliminant chez les être humains quasiment toutes les dimensions de leurs déterminations naturelles : la finitude humaine, le besoin et le désir humains, l'individualité humaine, la communauté humaine, la connaissance humaine, les rapports à la biosphère que les hommes partagent avec les autres vivants, etc. Désigner comme une liberté à conquérir le fait qu'une femme puisse, enfin, «consentir librement à un rapport sexuel sans désir ni amour» relève de cette dynamique de dissociation en vue de composer un idividu-particule aux fonctions autonomisées qui «gère» l'une ou l'autre d'entre elles selon les nécessités immédiates de son activité «librement» capitalisée. Car cette «certaine idée de la démocratie en matière de mÏurs» que ces sex-militantes appellent de leurs vÏux, doit réaliser chez chaque individu, une extériorisation «du sexe», enfin purgé des scories traditionnelles et «sacrées» de l'ancienne sexualité humaine, de manière à ce que «le sexe» puisse être valorisé dans toutes les combinatoires possibles et imaginables. Quant à l'amour, il est bien trop chargé de temporalité humaine, de dimensions cosmiques et d'union potentielle avec l'ensemble de la communauté humaine pour en tolérer le moindre de ses élans dans le programme réificateur de cette démo-sexocratie.



Jacques Guigou
(1) Cf. «ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer», Le Mondedu 9/01/03.
(2) Nous avons déjà dénoncé cette capacité des diverses affirmations identitaires à emboîter sans vergogne les chemins du capital pour y inscrire son empreinte libérale-libertaire. Cf. Wajnsztejn J., Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût,L'Harmattan, 2002.
(3) Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail,L'Harmattan, 1999.
(4) Unification qui rend vaine et fausse la remarque des signataires d'un autre article («Prostitution, au vrai chic féministe», Le Mondedu 16/01/03) selon laquelle toute «l'Ïuvre» littéraire ou artistique des adeptes de la liberté de se prostituer «hurle que le sexe est une activité humaine à part, à la fois sacrée et dangereuse». Pour ces féministes républicaines, les «Ïuvres» sous l'empire de «la loi» (laquelle au juste ? Celle de l'État-nation ? Celle de la zone euro ? Celle du «service public» ? Celle d'un syndicat ? Celle d'une milice ?) devraient établir des régulations aux emballements des flux de capitaux, opérer comme une «éthique» en quelque sorte. Trop tard ! Les «Ïuvres culturelles» ne sont que des opérateurs de la capitalisation de la vie et ce que les féministes-prosexe nomment «un fantasme d'un réservoir humain de corps-propriétés que l'individu serait libre de démembrer et de vendre par pièces et morceaux» est aujourd'hui assez largement réalisé par les biotechnologies.
(5) Cette reconnaissance est déjà acquise aux Pays-Bas, où l'État-proxénète gère la prostitution. Ainsi a-t-on pu lire récemment dans la presse que «le premier poste de prostituée officiellement présenté par l'Agence régionale pour l'emploi de Herlen. Il a été relayé par le réseau européen Eures. L'annonce spécifie que les candidates doivent disposer d'un diplôme de l'enseignement secondaire, mais qu'aucune expérience n'est exigée» ! (Le Mondedu 16 avril 2002, p. 7)

"Cette nouvelle publication s'inscrit dans le cadre théorique de la revue Temps critiques,mais elle publiera des textes plus courts et d'une utilisation plus immédiate en s'efforçant toutefois de ne pas céder aux facilités de l'événementiel. Nous sommes bien conscients de la contradiction dans laquelle nous sommes en maintenant la nécessité d'une intervention dans un moment historique qui ne semble guère s'y prêter. Mais nous l'assumons à partir du moment où elle ne se confond ni avec l'activisme ni avec l'avant-gardisme."