La sinistra in Europa non è da rinnovare, o da ricostruire, o da ripensare, o da ricomporre, ma da inventare. Radicalmente et dacapo.
(Paolo Flores d’Arcais)
1 Quelle actualité pour le marxisme aujourd’hui ? nous demande-t-on. Quelle actualité ? D’abord, le capitalisme. Ensuite, le refus de s’en accommoder. Enfin, la volonté de s’organiser pour le dépasser. L’actualité du marxisme est donc dans l’objet (le capitalisme) et le contenu (la volonté de changement et l’exigence d’action) du marxisme lui-même.
Mais de quoi, et de qui, parlons nous lorsque nous posons la questions «quelle actualité de Marx aujourd’hui ?» ? Nous parlons de Marx, et nous parlons de nous. Nous parlons de Marx, et non de ceux qui se sont réclamés de lui ; et nous parlons de nous, puisque nous parlons de l’ «actualité» de Marx — comme nous pourrions parler de celle de Bakounine, heureusement (pour lui, d’abord) moins encombré de disciples que son vieux frère ennemi.... Bref , il faut s’entendre sur les termes de la question comme sur ceux de la réponse : il y a ce que Marx a dit, écrit, et ce que les «marxistes», ou présumés tels, ou autoproclamés tels, en ont fait — et le rapport de l’un aux autres tient plus souvent de l’interprétation hasardeuse et du bégaiement rituel que de la compréhension et de l’adaptation : les meilleurs d’entre les «marxistes», je veux dire ceux qui d’entre eux ont le mieux compris Marx, quitte à la réinterpréter et à le «réviser» (comme Bernstein ou Kautsky) ont été dénoncés, idéologiquement déshérités, politiquement diabolisés, par les pires caricaturistes de Marx — à commencer par Lénine. 2
Marx n’est pas pour grand chose dans ce que quelques uns de ses disciples ont fait du marxisme, et dans le succès du putsch bolchevik de novembre 1917, la social-démocratie d’août 1914 porte une part de responsabilité infiniment plus grande que la référence des bolcheviks à Marx. La chute de l’Union Soviétique, de ce point de vue, éclaire singulièrement notre paysage politique et intellectuel : on peut (re)lire Marx sans se retrouver dans le même camp que les professeurs de Diamat stalinien, comme on peut (re)lire Bakounine sans se retrouver dans la même cellule que l’assassin de Sissi, et (re)lire Rousseau sans se retrouver siégeant au Comité de Salut Public. Et lire Marx (comme Bakounine ou Rousseau, comme Machiavel ou La Boëtie), ce peut être (et, de son propre point de vue, ce doit être) s’apprêter à le critiquer (à critiquer son déterminisme, son mécanisme, ses certitudes...). La critique de Marx sera d’ailleurs d’autant plus radicale qu’elle s’appuiera sur lui.
En outre, ni l’analyse du capitalisme, ni la volonté de l’abattre, ne sont réductibles au seul Marxisme. Marx lui-même s’appuie sur les économistes anglais pour analyser le capitalisme. Et d’entre les multiples courants politiques et/ou intellectuels du socialisme, le marxisme n’est ni le plus virulent à l’égard du capitalisme, s’il prétend être le seul à l’analyser scientifiquement, ni le plus volontariste : l’exigence anticapitaliste est plus encore présente chez les anarchistes, et n’est pas moins forte chez les socialistes chrétiens. Marx est anticapitaliste, certes — mais Lamennais aussi, et Bakounine l’est plus encore... enfin, l’anticapitalisme n’est pas le socialisme : après tout, et à leur manière, le fascisme et l’intégrisme religieux sont anticapitalistes...
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Nous n’avons pas affaire avec le marxisme, et moins encore avec la pensée de Marx, à un corpus théologique clos, mais à une pensée sociale — au double sens d’une analyse de la société, et d’une volonté de transformer la société : «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit maintenant de le changer». Pour Marx l’interprétation et la volonté de changement sont indissociables : on interprète pour pouvoir changer, on ne peut changer que si on a interprété.
Que vaut le meilleur des programmes si l’on ne dispose d’aucun moyen de l’appliquer ? Marx (mais aussi Bakounine) répond par l’engagement à la pratique. L’utopie n’est pas l’île de Thomas More, elle est concrète, et elle se concrétise dans la lutte politique, et l’organisation pour cette lutte. Mais que vaut une lutte sans programme ? Que vaut d’être au pouvoir si on ne sait pas qu’en faire, ni qu’y faire, si on n’y fait rien ou qu’on n’y fait que ce que d’autres pourraient y faire (aménager le capitalisme, par exemple ?) Marx (mas pas Marx seulement) répond par l’engagement au programme. Cette double exigence, celle du programme et celle de la pratique, est une double critique : une critique du pragmatisme et de l’activisme (des pratiques sans programme) et une critique de l’utopisme (un programme sans pratique). L’île d’Utopie est parfaite, en son genre quelque peu carcéral. Mais elle n’est nulle part, et elle est hors du temps. Elle n’est pas une alternative, mais un rêve — un opium du peuple comme les autres. Quant au pragmatisme, qui calibre constamment l’action aux possibilités offertes d’agir ici et maintenant sans sortir du cadre donné par les institutions existantes, à quoi mène-t-il, sinon à pérenniser ces institutions, et donc à faire le contraire de ce qu’une force de changement est supposée faire ?
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Analyse et pratique (praxis et poiesis, pour faire pédant...) sont des exigences au présent : Il s’agit bien aujourd’hui de comprendre la mondialisation capitaliste, puisque c’est elle qui impose son rythme et ses critères, et de la comprendre pour y opposer une alternative, puisque ces critères (la mercantilisation généralisée) sont inacceptables, et leurs conséquences catastrophiques. Comprendre la mondialisation et s’en tenir là, c’est se contenter d’un travail d’autopsie ; s’opposer à la mondialisation sans la comprendre, c’est se condamner à l’impuissance.
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«Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, de tous les moyens de communication. Ce développement réagit à son tour sur la marche de l’industrie ; et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la Bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière plan les classes transmises par le moyen âge. (...) Chaque étape de l’évolution parcourue par la Bourgeoisie était accompagnée d’un progrès correspondant. (...) La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. (...) La Bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux».
Ce faisant, la bourgeoisie (c’est-à-dire le capitalisme) a à la fois «cassé» les vieilles structures et rendu possible l’avènement de nouveaux rapports sociaux — le socialisme, c’est-à-dire, pour Marx mais aussi pour l’ensemble des autres courants du socialisme, des anarchistes aux sociaux-démocrates en passant par les socialistes chrétiens, la propriété collective, sociale (et non pas, ou pas forcément, l’étatisation) des moyens de production et des circuits financiers.
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Marx est un critique du capitalisme, mais un critique admiratif, et un critique qui, animé de la volonté de dépasser le capitalisme, et d’un refus éthique absolu d’admettre sa légitimité et la «normalité» de ses conséquences, affirme que ce dépassement, ce refus et l’abolition de ces conséquences s’inscrivent dans le prolongement du capitalisme, non dans le retour à des formes anciennes de rapports sociaux (comme les rêvait Proudhon) ou dans la défense des rapports sociaux existants. Le capitalisme créée les conditions du socialisme.
Reste que ces conditions ne sont pas des nécessités, et que le passage du capitalisme au socialisme se fait par l’action humaine. Au centre de la pensée de Marx, il y a bien l’homme (l’humain), non comme concept métaphysique mais comme acteur — non comme être pensant, mais comme être agissant, n’étant que parce qu’il est agissant. Ce qui constitue l’humain est son action sur les choses, sur d’autres humains, sur son milieu, sur sa société — non une âme ou une essence spirituelle. Et l’une des critiques les plus radicales du capitalisme est précisément celle qui se fonde sur ce constat qu’en «chosifiant» l’action des hommes, et la réduisant et en réduisant leurs relations à des actions et des relations marchandes, le capitalisme transforme l’homme lui-même en marchandise.
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L’internationalisme n’est pas une solidarité entre les «riches» et les «pauvres», mais une organisation solidaires des «pauvres» contre les «riches».
C’est là, finalement, dans l’exigence internationaliste, dans la certitude qu’on ne sortira pas du capitalisme sans en sortir ensemble, après l’avoir combattu ensemble, que nous pouvons aujourd’hui retrouver le meilleur de l’héritage marxien. Le capitalisme est mondialisé ? L’alternative au capitalisme doit l’être aussi. Les internationalismes passés ont échoué ? Un nouvel internationalisme doit recevoir l’enseignement de ces échecs.
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150 ans après son «Manifeste», le communisme ainsi projeté (la société sans classe, sans État, sans frontières et sans propriété privée) ne s'est évidemment toujours pas manifesté. A qui la faute ? Au capitalisme, sans doute, qui s'est acharné à démentir la prédiction rituelle de son effondrement dans une crise définitive, apocalyptique au sens strict du terme. La baisse tendancielle du taux de profit a finalement agi sur le capitalisme comme une provocation à l’innovation technologique, à la rationalisation de la production, à l’ouverture de nouveaux marchés, à la création de nouveaux «besoins» (c’est-à-dire à la transformation d’anciennes envies en nouvelles consommation). Mais de la pérennité du capitalisme la faute revient aussi au mouvement ouvrier lui-même (du moins à sa part majoritaire) qui, sociaux-démocrates et «communistes» sur ce point au moins complices, n'a eu de cesse de renforcer ce que le communisme «théorique» voulait abolir — à commencer par l'État, à poursuivre par le salariat, à terminer par la propriété privée...
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150 ans après l'un de ses manifestes fondateurs, pourquoi combat la gauche ? Pour la préservation des normes sociales petites-bourgeoises (à commencer par l'emploi et le salariat) et pour la défense des «bases nationales» de l'économie, quand Marx applaudissait haut et fort à leur destruction par la mondialisation (qu'il appelait de ses vœux et en quoi il voyait une condition préalable et nécessaire au socialisme).
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Ainsi en sommes nous, ou plutôt ainsi nous sommes-nous réduits à défendre le «vieux monde» contre ce qui le menace. Quant à celles et ceux d'entre nous qui ont peine à se satisfaire de cet avachissement du projet et des pratiques, ils ont à répondre à cette autre question, non moins inquiète que «pourquoi combattons-nous ?» : Pour qui, et avec qui combattons nous ?
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L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes, assénaient nos deux barbus fondateurs. Fort bien -mais quelles classes, ici et maintenant, sont-elles en lutte ? Marx et Engels constataient que la société de leur temps se divisait «de plus en plus en deux vastes camps opposés, et deux classes ennemies: la Bourgeoisie et le Prolétariat»... Les deux vieux ennemis se sont-ils réconciliés (ils se marièrent, créèrent une start-up, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants : les bobos)ou plutôt l'un des deux a-t-il digéré l'autre ? De la bonne vieille dichotomie du Manifeste, il semble bien ne nous rester qu’une contradiction qui n'est plus une lutte, entre une grande bourgeoisie qui croit conduire le changement social parce qu'elle en célèbre les vertus à Davos et une petite bourgeoisie qui ne craint rien tant que sa paupérisation, et une contradiction qui n'est pas encore une lutte, entre les «socialisés» et les exclus, et les classes moyennes d’ «ici» et les sous-prolétarisés de «là-bas» (contre qui se prêche un contrôle de l’immigration dont le seul effet perceptible est de transformer des immigrés légaux en immigrants illégaux, et de remplir les poches des réseaux mafieux de passeurs).
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Pour Marx et Engels, le socialisme était un projet — un projet logique, inscrit dans le capitalisme comme une conséquence l'est dans une cause. Le socialisme est, reste un projet, et peut-être est-il voué à n'être que cela, aussi peu réalisable qu'un horizon est atteignable (cet horizon là est, pour le coup, «indépassable»), mais donnant une direction sans proposer une réalité «clef en main». L'important, il est vrai, est le cheminement, pas d'atteindre le terme du chemin. Le chemin se trace en cheminant — ce qui après tout est encore le meilleur moyen de ne pas perdre en route ceux qui ont oublié quel était le chemin (ce n’est plus du Marx, c’est de l’Héraclite : tant qu’à être accusé d’archaïsme, autant faire dans le présocratique...)
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Le reproche que nous avons à faire aujourd’hui à la gauche n’est pas d’être réformiste, mais de ne même plus l’être. Et apparemment de renoncer à le redevenir.
Quand la posture moderniste tient lieu de programme et que le corporatisme se proclame force de résistance, ce n’est pas seulement «la gauche» qui s’efface devant le marché triomphant, mais c’est le politique — tout le politique, du citoyen aux institutions — qui s’efface devant l’économie — et plus précisément : une certaine forme d’économie : celle-là même qui fut l’objet du travail d’analyse et de l’appel à l’action de Marx, ce capitalisme dont la persistance fonde, précisément, l’actualité de ce travail et, avec d’autres, de cet appel.
Relisons le Manifeste Communiste, non comme on relit un programme (et moins encore comme on bégaie un catéchisme) mais pour la même raison que nous devons aussi relire le Discours de la servitude volontaire : pour nous souvenir de ce que nous voulions, comprendre pourquoi nous n'en avons rien obtenu, et reprendre le cheminement interrompu.