Guerin-Homosexualité et Révolution

Daniel Guérin
Homosexualité & révolution
(une approche objective)

Sommaire
1. Question de définition
2. Sexualité et homosexualité
3. Un cas dĠespèce
4. Au coeur du sujet
5. Homosexualité et contre-révolution
6. Des progrès accomplis
7. En guise de conclusion



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


1. Question de définition
Commençons par mettre au point une question de vocabulaire. Que faut-il entendre par le mot homosexualité? Quel contenu doit-on donner au mot Révolution?

Le premier de ces termes est lourd et laid. Il a été fabriqué, à la fin du XIXème siècle, par la sexologie germanique. Il désigne lĠintérêt quĠun être humain (masculin ou féminin) porte à une personne du même sexe. (Je ne traiterai que de lĠhomosexualité masculine, connaissant mal, et pour cause, lĠhomosexualité féminine).

Ceci posé, nous restons encore dans le vague. Car ce penchant peut se manifester de toutes sortes de façon: désincarné, sublimé, ou furieusement physique. Entre mâles, il peut sĠadresser à des adolescents, à des hommes faits, voire à des enfants, à des minets comme à des athlètes, à des androgynes fluets ou à des hercules. Il arrive quĠil penche vers le sadisme ou vers le masochisme, quĠil raffole du cuir ou du caoutchouc, que le tente tel ou tel fétiche, quĠil soit actif ou passif ou les deux tour à tour, quĠil ait une prédilection pour les imberbes ou pour les moustachus, les barbus, que la limite dĠâge de son partenaire soit plus ou moins élevée, que sa préférence aille aux dimensions du pénis ou à la dureté des muscles, quĠil affectionne la nudité ou préfère lĠaccoutrement et, dans ce dernier cas, les frusques civiles ou lĠuniforme, quĠil pratique la fidélité dans le couple ou le coup de foudre pour le premier venu, ou encore les deux à la fois.

Mais ces nuances ne sont relativement que vétilles. Beaucoup plus importante est la différence entre lĠhomosexuel exclusif et le bisexuel.

Le mot homosexualité ne devrait-il donc cerner quĠune minorité dĠindividus que les hasards de la vie, ou la répétition pavlovienne, ou encore le complexe de castration ont accoutumé à se détourner du sexe féminin? CĠest sans doute le verdict de la morale bourgeoise et chrétienne qui a conféré son caractère extensif et péjoratif à cette manière dĠaimer. Le mot devrait tomber en désuétude au fur et à mesure que disparaîtraient les lois homophobes, les préjugés à lĠégard de la chose, enfin les foudres dĠune Eglise qui sĠobstine dĠautant plus à vitupérer contre ce penchant que nombre de ses prêtres - et pour cause - sĠy adonnent ou tentent de sĠen défendre. Mais nous verrons plus loin que la société bourgeoise, fondée sur la famille, ne renoncera pas si facilement à lĠun de ses derniers remparts.

Soupesons maintenant le mot Révolution. Le terme a été galvaudé. JusquĠau fascisme qui a osé se prétendre " révolutionnaire ". NĠimporte quel tyranneau de pays sous-développé a le front de se targuer dĠun " Conseil de la révolution ". Quant au bloc des pays de lĠEst, qui exercent une dictature impitoyable sur leur prolétariat et commettent lĠimposture de nommer " socialisme " leur capitalisme dĠEtat, quant aux partis dits " communistes " qui se font les instruments serviles dĠun empire totalitaire, ils ne sauraient se faire passer pour révolutionnaires.

Mais le mot Révolution ne doit pas être banni pour autant. Il conserve un sens historique précis et irréfutable. Il désigne le soulèvement des masses laborieuses opprimées et exploitées séculairement et leur effort dĠauto-affranchissement, en même temps quĠil marque la désaliénation de chaque individu. DĠoù le rapport dialectique à établir entre les mots homosexualité et Révolution. Le présent cahier sĠy efforcera.


2. Sexualité et homosexualité
Pour une claire et exacte compréhension du sujet que nous abordons maintenant, il faut se mettre bien dans la tête que lĠhomosexualité nĠest pas un phénomène à part, en quelque sorte spécialisé, mais une simple variante dĠune immense propriété de la nature animale et humaine: la sexualité. Elle ne peut donc être comprise et décrite quĠà lĠaide dĠune investigation globale sur le fonctionnement sexuel. Dans son rapport avec la Révolution, cĠest moins de lĠhomosexualité quĠil sĠagit, que de la sexualité tout court, de ce que Freud désigne sous le vocable de libido. Le problème qui se pose à nous est donc celui de la compatibilité entre le libre exercice de lĠinstinct sexuel et les contingences, les exigences de la lutte révolutionnaire. Baiser beaucoup, serait-ce nuire à lĠaction révolutionnaire ou au contraire lĠexalter?

Nous nous trouvons ainsi projetés au coeur dĠun vieux débat entre militants révolutionnaires. Les uns, comme Robespierre, comme Proudhon, comme Lénine, fondent lĠefficacité révolutionnaire sur la " vertu ", sur la continence et prétendent que lĠémission trop fréquente de sperme affaiblit, émascule la combativité des contestataires de lĠordre bourgeois. Si nous voulions tirer à la ligne, nous pourrions multiplier les risibles citations de ces farouches gardiens des bonnes moeurs, jusquĠà supputer quĠils seraient peu doués sexuellement ou quĠil refouleraient dĠaberrante façon leurs appétits charnels.

A leur encontre, dĠautres révolutionnaires soutiennent que lĠattrait de la volupté nĠaffadit nullement lĠénergie du combattant révolutionnaire mais que bien au contraire lĠorgasme va de pair avec la furia militante. Tel a été le point de vue affiché publiquement sur les murs de la Sorbonne par la juvénilité luxurieuse de mai 1968.

Bien entendu, il sĠagit ici, dans une certaine mesure, de cas individuels, le potentiel sexuel variant dĠun être à lĠautre, de zéro à lĠinfini et certains échauffés étant vidés plus vite que dĠautres. Tout est également question de proportion et de mesure. SĠamollir dans les délices de Capoue dĠune débauche débridée nĠest pas, de toute évidence, la meilleure préparation à lĠaffrontement révolutionnaire. En sens contraire, une trop longue abstention des rapports physiques peut créer un état de tension nerveuse plus ou moins paralysante, donc peu propice aux audaces militantes. Ici la Révolution et le sport présentent des points communs. Un boxeur, un athlète, au sortit dĠune nuit prolongée dĠamour, ne sont guère aptes à des uppercuts précis ou à des records chronométrés. En revanche, un excès de chaste surentraînement peut faire du champion une lavette. Les managers le savent fort bien. Que les managers de la lutte sociale veuillent bien sĠen inspirer.

LĠhomosexualité reproduit les mêmes schèmes. Elle nĠa jamais nui, quoi quĠen puissent dire certains tartufes de la lutte de classes, à lĠagressivité révolutionnaire, à condition de ne pas verser dans lĠexcès, dans les multiplicités de la drague. Si elle est objet de certaines réticences de la part de quelques " guides " autoproclamés du prolétariat, cĠest pour une tout autre raison. Ils craignent que la dissidence sexuelle, si elle se fait ostensible, ne discrédite leurs militants aux yeux des homophobes, voire quĠelle les rende passibles de chantages et autres avanies. Mais ici nous mettons les pieds dans un autre domaine, celui du préjugé, du " tabou ", qui frappe encore aujourdĠhui, malgré les progrès accomplis, lĠensemble des homosexuels.


3. Un cas dĠespèce
Je ne saurais taire que dans ma recherche " objective " des rapports pouvant sĠétablir entre homosexualité et Révolution figure une part dĠexpérience personnelle. Lors de mon entrée dans la lutte sociale, je me trouvais être à la fois homosexuel et révolutionnaire, sans dĠailleurs pouvoir distinguer nettement quelle pouvait être la part de lĠintellect (lectures, réflexions) et celle du sensible (attraction physique vers la classe ouvrière, révolte, rejet de mon ancien milieu bourgeois).

Toujours est-il que pendant de longues années je me suis senti comme coupé en deux, exprimant à voix haute mes nouvelles convictions militantes et, par force, me sentant contraint de cacher mes penchants intimes. Les extraits dĠécrits divers que lĠon trouvera dans la seconde partie du présent Cahier relatent, je crois, très exactement, cette dichotomie. Cruelle, car je suis par nature épris de franchise et extraverti. Je garde difficilement un secret. Je suis même bavard. Me taire, me renfermer mĠest pénible. Avec des camarades à qui je portais de lĠamitié et avec lesquels je me trouvais en confiance, il me fallait trop souvent me mordre la lèvre pour ne pas mĠaventurer dans une discussion sur la sexualité, encore moins défendre, même dĠune façon impersonnelle, une version non orthodoxe de lĠamour.

Il mĠa fallu attendre jusquĠen mai 68, cĠest-à-dire alors que jĠavais dépassé la soixantaine, pour être délivré de cette lourde et quotidienne cachotterie. Et ce nĠest que plus tard encore quĠil mĠa été donné par hasard de découvrir que tel compagnon de lutte révolutionnaire de mes débuts dans le mouvement, ne se complaisait quĠavec des garçons, avec ses propres élèves, sĠil était enseignant, avec de sémillants " ados " sĠil gambillait érotiquement avec eux aux week-ends de la revue Arcadie.

Au surplus, ma venue aux idées révolutionnaires avait été, pour une part plus ou moins large, le produit de mon homosexualité, qui avait fait de moi, de très bonne heure, un affranchi, un asocial, un révolté. Dans mes essais autobiographiques, jĠai rapporté que mes convictions nĠavaient pas tant été puisées dans les livres et les journaux révolutionnaires, bien que jĠen eusse absorbé des quantités énormes, que dans le contact physique, vestimentaire, fraternel, pour ne pas dire spirituel, dans la fréquentation des cadres de vie de la classe prolétaire. JĠai appris et découvert bien davantage chez tel marchand de vélos, avec sa clientèle de loubards, dans telle salle de boxe et de lutte libre du quartier de Ménilmontant. JĠai échangé plus de libres et enrichissants propos dans lĠarrière-boutique fumeuse de tel petit " resto " ouvrier, peuplé de célibataires endurcis, que dans les appartements cossus des quelques anciens condisciples que je mĠétais forcé de continuer à fréquenter.

JĠai retrouvé dans les cris de révolte de Max Stirner, lorsque bien plus tard mĠest tombé sous la main LĠUnique et sa propriété, des fantasmes homosexuels proches de ce quĠavaient été les miens.

Il est à noter, pour ne rien omettre de mon parcours de toute une vie, que jamais, à aucun moment, de quelque façon que ce soit, lĠintensité, la multiplicité, la frénésie de mes aventures homosexuelles nĠont prévalu sur mon intense activité militante en vue de changer le monde, nĠont occulté ma détermination, mon obstination révolutionnaires. Je le dis, non pour me vanter, mais parce que cĠest la stricte vérité. Par ailleurs cette concentration sur ce qui a été pour moi lĠessentiel ne mĠa pas empêché, bien sûr, de boire goulûment à dĠautres sources, de me griser de musique, de poésie, dĠarts plastiques, de paysages et de voyages, bienfaisantes diversions qui détendent lĠesprit pour rendre plus apte ensuite, mieux disposé à poursuivre la lutte militante.

Dois-je ajouter, enfin, pour détromper les malveillants qui mettraient en doute ma sincérité révolutionnaire - du seul fait que me fascinent les atours des jeunes ouvriers - que dĠautres jeunes hommes, non moins attrayants, nĠont influencé en rien mon orientation sociale. Ainsi les charmes des jeunes soldats ne mĠont pas rendu militariste mais, tout au contraire, antimilitariste. De même, la virilité, le harnachement des jeunes nazis, auxquels, certes, je nĠai pas été insensible, nĠont pas fait de moi un fasciste, mais, bien plutôt, un antifasciste intraitable.

LĠeffet produit sur moi par les jeunes travailleurs a été, non pas simplement, de les avoir désirés mais quĠils mĠaient ouvert la perspective illimitée de la lutte de classes.

Ce nĠest pas seulement le contact avec la jeunesse laborieuse qui a fait de moi un révolté. En tant quĠhomosexuel, jĠai été lĠobjet dĠhumiliations et dĠoutrages ineffaçables. Quelques exemples: on traduisit devant le tribunal correctionnel dĠAix-en-Provence un éminent professeur de philosophie, grand ami du génial bisexuel que fut Gérard Philippe. Indigné, jĠécrivis au procureur de la République que les vrais coupables en la matière étaient ceux qui édictent des lois antisexuelles. LĠinculpé écopa deux ans de prison ferme. Sur quoi il mĠécrivit tristement que ma lettre, lue à lĠaudience, avait contribué à alourdir la peine.

Je me trouvais par hasard non loin de lĠentrée des Chantiers de construction navale de la Ciotat lorsque jĠai été soudainement témoin dĠune charge policière contre des manifestants, venus avec leurs gosses afin de protester contre le licenciement dont ils venaient dĠêtre lĠobjet pour activité syndicale. Sommé dĠévacuer la chaussée, me voilà bousculé par les flics, que je traite de " garde-chiourmes ". Pour ce mot, on me traduit devant le tribunal correctionnel de Marseille et lĠun des argousins, dépêché tout exprès par le commissaire de police ciotaden, fait passer aux magistrats un morceau de papier où lĠon mĠaccuse de voiturer des " petits jeunes ", ce que jĠavais fait, mais en toute innocence. Ce " délit " me vaut une amende salée.

Une autre fois, je suis convoqué, avec ma secrétaire, chez le maire de la Ciotat. On mĠen veut pour avoir conseillé aux membres du syndicat agricole, dont je faisais alors partie, de se rendre en délégation à la mairie pour se plaindre de promesses non tenues quant aux fournitures dĠeau aux agriculteurs. Le maire sĠexprime, devant ma collaboratrice, en ces termes: " Monsieur Guérin, que vous fassiez lĠamour avec un marin, un para, un légionnaire, eh bien, la municipalité sĠen fout, mais que vous nous enquiquiniez avec des histoires de flotte, çà, non! " Ma pauvre secrétaire était, comme on dit, dans ses petits souliers. Quant à moi, je serrais les poings de rage.

La maman dĠun jeune joueur nautique à qui jĠavais adressé une lettre de fraternelle sympathie crut devoir téléphoner à ma collaboratrice: " Dites à monsieur Guérin que nous ne mangeons pas de ce pain-là ".

La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte.

La révolte est lĠécole primaire de la Révolution.


4. Au coeur du sujet
JĠai toujours nourri une sainte horreur pour le pervers, le cynique, le provocant en matière sexuelle. La lecture du marquis de Sade, malgré ses audaces tellement en avance sur son temps, nĠa cessé de me répugner, dans la mesure où elle tend à avilir, à humilier, à rabaisser lĠhomme et donc à souiller la sexualité comme lĠhomosexualité. Le film quĠen a tiré Pasolini mĠa été insoutenable et jĠai dû mĠenfuir de la salle de projection. De même, jĠai quitté en plein spectacle une représentation de la pièce de Sartre, où trois épaves, dans un enfer imaginaire, évoquent les saloperies quĠils ont commises au cours de leur vie terrestre.

En revanche, jĠai vibré à lĠunisson avec le génial bonhomme Fourier, lorsquĠil ennoblit et sacralise tous les actes charnels, y compris ceux quĠil qualifie dĠ" ambigus ", car ils font, selon lui, partie intégrante du concept dĠHarmonie. Et, du même coup, jĠai maudit le bouquin récent dĠun jeune loup de la plume, qui tente de déshonorer lĠauteur du Nouveau monde amoureux en essayant de le faire passer pour un vulgaire débauché.

JĠen arrive maintenant au coeur de mon sujet. A mes yeux, le préjugé homophobe, aux traits hideux, ne sera pas seulement contrecarré par des moyens que je qualifierais de " réformistes ", par la persuasion, par des concessions à lĠadversaire dĠhétéro, mais il ne pourra être définitivement extirpé des consciences, tout comme dĠailleurs le préjugé racial, que par une révolution soci ale anti-autoritaire. En effet, la bourgeoisie, malgré le masque libéral dont elle sĠaffuble, a trop besoin, aux fins de perpétuer sa domination, des valeurs domestiques telles que la famille, pierre angulaire de lĠordre social, elle ne peut se priver de lĠadjuvant que lui assurent dĠune part, la glorification du lien conjugal, le culte de la procréation, dĠautre part, le soutien qui lui apportent les Eglises, adversaires obstinés de lĠamour libre et de lĠhomosexualité (ainsi les invectives du pape et de certains évêques). Jamais la bourgeoisie dans son ensemble de lèvera tout à fait lĠinterdit contre les dissidences sexuelles. Un gigantesque coup de balai sera donc indispensable pour achever de libérer lĠhomme en général (mot générique qui englobe les deux sexes). La société bourgeoise est coupable dĠavoir porté à excès la différenciation entre le masculin et le féminin. Elle sĠest complue à rabaisser la femme au rang de poupée, de coquette, dĠobjet sexuel, de pin-up girl, tandis quĠelle accentuait parallèlement les traits antagoniques, " machistes ", vaniteux, mufles, tyranniques des mâles.

La mutation profonde des moeurs, en cours de nos jours, lĠessor des mouvements féministes et homosexuels, fort heureusement, réduit déjà lĠécart entre les deux sexes, masculinisant la femme, féminisant lĠhomme, les amenant à se rassembler jusque dans la façon de se vêtir et dans le comportement. Cependant ce progrès demeure limité à certaines couches sociales et à certains espaces géographiques. Mais on est encore loin dĠune symbiose que seule, semble-t-il, la Révolution sociale, de par sa fonction égalisatrice et réconciliatrice, pourrait parachever.

Le drame est que le déclin de lĠauthentique socialisme, la prospérité temporaire de ses déviations social-démocrates et post-staliniennes, lĠéchec répété des tentatives de subversion sociale, ont enlevé une bonne part de se crédibilité à la perspective du " Grand Soir ".

Par ailleurs, lĠémancipation récente, la commercialisation de lĠhomosexualité, la poursuite superficielle du plaisir pour le plaisir ont engendré toute une génération dĠéphèbes " gays ", foncièrement apolitiques, raffolant de gadgets stimulants, frivoles, inconsistants, inaptes à toute réflexion profonde, incultes, tout juste bons pour une " drague " au jours le jour, pourris par une presse spécialisée et la multiplicité des lieux de rencontre, des petites annonces libidineuses, en un mot à cent lieux de toute lutte de classes - même si leur bourse est dégarnie. Lors dĠune algarade toute récente entre journalistes de cet acabit, les moins pollués par cette récupération capitaliste de lĠhomosexualité ont été injurieusement traités de " gauchistes " par leurs adversaires.

Une autre cause de la défiance de cette jeunesse à lĠégard de toute option révolutionnaire est le fait dramatique que, dans les pays pseudos-révolutionnaires de lĠEst et de Cuba, les homosexuels sont pourchassés, pénalisés plus durement que dans les pays capitalistes. La raison en est que lĠhomosexuel, quĠil le sache et le veuille ou non, est potentiellement un asocial, donc un virtuel subversif. Et, comme ces régimes totalitaires se sont consolidés en ressuscitant les valeurs familiales traditionnelles, lĠamoureux des garçons y est considéré comme un danger social. Au cours de brefs séjours en Roumanie et à Cuba, jĠai pu vérifier moi-même la sorte de terreur homophobe dans laquelle croupit une jeunesse ardente, et qui ne demanderait pas mieux que goûter au fruit défendu.

Les persécutions dont sont victimes les homosexuels dans les pays dits socialistes ne sont nullement la preuve dĠune incompatibilité entre homosexualité et Révolution. Car, précisément, ces pays où sévit une sorte de capitalisme dĠEtat, reposant sur une terreur policière omniprésente, nĠont de socialiste quĠune étiquette grossièrement mensongère. Les authentiques libertaires respectent la liberté des homosexuels comme toutes les autres formes de liberté, car autrement ils se démentiraient eux-mêmes. Durant les premières années de la Révolution russe, alors quĠelle était encore, dans une certaine mesure, lĠémanation du prolétariat, lĠhomosexuel y avait droit de cité.

Bien plutôt dans le temps, en 1793, Chaumette, le procureur général de la Commune parisienne, elle-même expression de lĠavant-garde populaire, ne se gênait pas pour aimer les garçons et aucun sans-culotte ne sĠimmisçait dans sa vie privée. Saint-Just, Camille Desmoulins nĠétaient pas quĠhétérosexuels et la fidélité que le premier manifesta à Robespierre, jusquĠà accepter dĠêtre guillotiné avec lui, semble bien avoir été une forme dĠhomosexualité sublimée.

Dans ma jeunesse, le service mĠétait fait du journal lĠEn-dehors, organe de lĠanarchiste individualiste E. Armand, et lĠhomosexualité y était regardée comme une forme licite dĠamour libre.

Depuis un petit nombre dĠannées, la presse dĠavant-garde, jadis plus que réticente, ouvre ses colonnes aux homosexuels et lesbiennes; dĠailleurs son hospitalité intermittente nĠest pas entièrement désintéressée, car elle y a repéré un moyen de recruter dans les rangs des dissidents sexuels.

Bien entendu, il nĠest pas considéré comme indispensable dĠavoir des penchants homosexuels pour être révolutionnaire, de même que lĠon attend pas dĠun révolutionnaire quĠil soit homosexuel.


5. Homosexualité et contre-révolution
Ce serait sous-informer le lecteur que de lui celer le revers de la médaille. Beaucoup dĠhomosexuels, issus des classes privilégiées, professent des opinions contre-révolutionnaires. Ils sĠassurent ainsi pour leurs escapades érotiques la tolérance, voire la protection du pouvoir. Ils sĠarrangent pour échapper, de par leur statut social ou leur renom culturel, aux persécutions homophobes. Leur fortune leur permet de sĠapprovisionner sans risque ni peine en chair fraîche. DĠailleurs on ne devrait pas trop leur en vouloir puisque lĠâge ou un physique médiocre leur interdisent les conquêtes masculines gratuites.

Mais combien déplaisante est la conduite de tels grands couturiers, de tels chorégraphes, de tels cinéastes, de tels traiteurs de luxe, de tels vétérans de lĠaéronautique, de tels fleurons du Paris nocturne qui sĠentourent dĠun sérail de garçons, tout en versant aux caisses électorales des partis de droite. Trop souvent ils ont tendance à considérer comme du bétail - voire à faire disparaître - les beaux gosses qui ont été les délices de leurs nuits. Si dĠaventure, lĠun dĠeux verse dans la délinquance, pour tenter de rivaliser avec leurs gros sous, ils nĠesquisseront pas le moindre geste pour le tirer dĠaffaire et on les entendra maugréer dĠavoir eu des relations trop compromettantes pour leur standing social.

Avoués, cachés ou refoulés, des écrivains, comme le poète Robert de Montesquiou-Fezensac (modèle du baron de Charlus), Pierre Loti, Abel Hermant, Jacques de Lacretelle, Marcel Jouhandeau, Henri de Montherlant, Julien Green, Roger Peyrefitte, des politiciens comme les anciens ministres Abel Bonnard, Louis Jacquinot, Roger Frey, des maréchaux comme Lyautey et de Lattre de Tassigny, des philosophes comme Gabriel Marcel, des historiens comme Pierre Gaxotte et Philippe Erlanger ont été, ou sont, des homosexuels de droite.

Bien quĠun peu plus ouverts politiquement: Marcel Proust, Jean Cocteau, François Mauriac.

Condamnable, au surplus, est lĠutilisation du pouvoir pour contraindre les éphèbes à se prêter à des pratiques homosexuelles. Les historiens latins ont glosé sur lĠempereur Héliogabale qui, faisant recruter par ses émissaires le mâle le mieux " monté " de lĠEmpire, sans toujours obtenir lĠérection attendue, ordonna sa mise à mort et la confiscation des somptueux cadeaux dont il lĠavait comblé.

Des abus odieux ont été imaginé en captivité par le cerveau frustré du marquis de Sade et mis en images dans le dernier film de Pier-Paolo Pasolini, aussi fidèle à lĠoriginal que répugnant.

Quand à " Ludwig ", le roi Louis II de Bavière, on ne sait trop sĠil exerçait son absolutisme sur les jeunes et beaux palefreniers quĠil faisait danser nu devant lui ou sĠil éprouvait à leur égard des sentiments fraternels, transgressant ainsi les barrières de classes. Pour son plus récent biographe, Jean des Cars, les rumeurs répandues auraient été contradictoires. Selon les unes, le souverain était toujours soucieux de la santé de ses valets et il aurait ressenti " un grand bonheur " dans lĠintimité des paysans, bûcherons, montagnards qui participaient à ses extravagances érotiques. Selon les autres, il aurait fait fouetter et marquer au fer rouge les domestiques placés comme espions par le premier ministre bavarois. Il aurait fait promener sur un âne un laquais puni et édifier une mini-Bastille pour la torture des gens. Dans la plus favorable des hypothèses, ce despote ne conjuguait pas homosexualité et Révolution.

Soulignons encore que plus dĠun homophobe intolérant et agressif nĠest autre quĠun homosexuel qui a refoulé péniblement ses penchants naturels et envie sourdement ceux qui ont choisi dĠy donner libre cours. On sait par le témoignage de leurs propres épouses quĠAndré Breton, pape du surréalisme, et Wilhelm Reich, psychanalyse marxiste, encourageaient toutes les libertés sexuelles, à lĠexception dĠune homosexualité quĠils sĠinterdisaient.

Il est enfin des homosexuels, qui, prenant de lĠâge et de la bouteille, confortablement mariés, comblés dĠhonneurs académico-politiques, sĠefforcent de faire oublier les frasques de leur folle jeunesse (tout en poursuivant en catimini la chasse aux garçons). LĠun dĠeux, apprenant que jĠallais rédiger mes Mémoires, se fit conduire dare-dare à lĠautre bout de lĠhexagone, pour sĠassurer quĠil ne figurerait pas dans la galerie de mes érotiques souvenirs. Plus tard, il me semoncera pour avoir, à défaut des siennes, évoqué avec une émotion complice, les préférences amoureuses de mon père.

Un histrion sur le retour dissimule et transpose son envie des garçons - qui le fait frémir dĠune sainte horreur - en sĠexhibant avec Lolita et encore Lolita.

Sa gesticulation chafouine avait fait naguère caricaturer Léon Blum par lĠimpitoyable Sennep. Mais aurait-il aimé quĠon lui rappelât quĠà Normale Sup il avait eu des ennuis pour incartade homosexuelle et que, bien plus tard, alangui sir sa couche, fagoté dĠun pyjama mauve, tacheté dĠor, il accueillait affectueusement de jeunes néophytes? Au demeurant, le prestigieux enjôleur de la S.F.I.O. ne se souciera ni de faire la Révolution, ni dĠaider les homosexuels à sĠaffranchir.

Jean Lacouture, quand il contera à sa manière la vie des grands hommes, Blum et Mauriac, gommera soigneusement ce qui fit de ces métis de lĠamour des êtres pleinement humains. LĠhypocrisie recouvre dĠun brouillard persistant les honteux de lĠhomosexualité.

Mais ne sommes-nous pas impitoyable, peut-être même injuste, pour ces pleutres, nous objectent les indulgents et les non-concernés? Ceux à qui nous nous en prenons, ne pourraient-ils pas invoquer des circonstances atténuantes, lĠâge, le milieu social, familial, professionnel, le besoin dĠune compagne et la paternité, la lourdeur dĠun tabou millénaire qui les, qui nous écrase? NĠauraient-ils pas droit, comme tout humain, à une certaine marge de tolérance, à un éventail de discrète bisexualité? Les rapports hétérosexuels ne sont-ils pas, trop souvent, incompatibles avec la publicité des amours garçonnières? Ne serait-ce pas la présente société bourgeoise, avec ses préjugés et ses menteries, qui les rend aussi lâches? Sans doute.

Pourtant ne devraient-ils pas admettre par eux-mêmes quĠen se calfeutrant ainsi dans un silence timoré, ils confortent, ils décuplent ce tabou dont ils sont eux aussi les victimes, dans la mesure où il les châtre, les rétrécit, les aliène? Un tabou que, pour la légitime accession au bonheur des maudits, il faudrait, bien plutôt, briser. Ne serait-ce que pour rendre à nos frères persécutés, les homosexuels à part entière, la joie de vivre, la fierté dĠêtre, ne devrions-nous pas nous montrer dur, très dur pour les égoïstes, les inconscients qui se laissent encore intimider par le " quĠen dira-t-on "?


6. Des progrès accomplis
Une meilleure connaissance des contemporains renommés,, soit quĠils ne crient pas sur les toits leurs penchants intimes, soit quĠils les assument publiquement, a réhabilité de nos jours les homosexuels anonymes, car des goûts partagés par tant de célébrités immunisent les moins biens lotis. Tel est le cas de Marcel Proust, André Gide, Roger Martin du Gard, Henri de Montherlant, Marcel Jouhandeau, René Crevel, Aragon, François Mauriac, le débonnaire pape Jean XXIII, les philosophes Michel Foucault et Roland Barthes, plus récemment encore Jean-Louis Bory, Yves Navarre, Dominique Fernandez (dans omettre Marcel Carné et Jean Marais).

Plus efficace encore est lĠhéritage culturel du passé. Une manière dĠaimer vantée par Socrate, Platon, Plutarque, Virgile, par le gentilhomme anonyme qui acheta le nom du petit acteur William Shakespeare pour signer ses immortels sonnets uraniens et sa prodigieuse moisson théâtrale, par les génies des arts plastiques Michel-Ange et Léonard de Vinci, par les compositeurs Tchaïkovsky, Maurice Ravel et Francis Poulenc, par le peintre Géricault, par Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, par le très grand poète américain Walt Whitman, et jĠen passe, rassurent lĠhumble amateur de garçons sur ce quĠil avait cru être sa singularité.

La révolution de Mai 68 a achevé de conférer droit de cité à lĠhomosexualité, validée jusque dans la cour de la Sorbonne. Les prolongements de cette mutation historique se manifestent jusquĠà aujourdĠhui. Feu le Front homosexuel dĠaction révolutionnaire (F.H.A.R.) et, plus récemment, le G.L.H.P.Q. (Groupe de libération homosexuelle politique et quotidien) ont scellé le rapprochement entre homosexualité et Révolution.

Mais il faut se garder de chanter victoire trop haut et trop vite. DĠautres dangers guettent la mouvance homosexuelle: sa commercialisation à outrance, ses excès sur la place publique, parfois même ses inutiles provocations, la formation dĠun vaste ghetto, aux rites sectaires, qui va à contre-sens du décloisonnement social, de lĠuniversalité bisexuelle.

Sur le plan médical, le préjugé anti-homosexuel est ravivé par la propagation dĠun fléau nouveau, le SIDA, qui frapperait prioritairement les homosexuels et certains drogués à drogues dures. La contagion serait le résultat, soit de lĠacte sexuel avec des partenaires multiples, soit de lĠusage de la seringue par les héroïnomanes. (Pourquoi cette multiplicité des partenaires homosexuels? Entre autres ,parce quĠil serait, malgré la licence accrue des rapports hétérosexuels et en dépit du tabou qui pèse encore sur les relations homosexuelles, plus expéditif de " lever " un garçon quĠune fille). Dans un cas sur deux, le mal semble être mortel, à plus ou moins longue échéance. LĠaffection, supposée dĠorigine virale, est encore mal connue.

Même sĠil nĠy avait pas lieu dĠattribuer aux mises en garde prodiguées par la médecine et les médias des intentions malignes, des arrière-pensées homophobes, il nĠen reste pas moins quĠelles pourraient avoir des effets dissuasifs, attentatoires à la pleine liberté amoureuse, revendiquée et conquise par la jeunesse homosexuelle.

Comme on le constate aujourdĠhui aux Etats-Unis, un brutal retour de flamme pourrait succéder à lĠactuelle permissivité. Et dĠautant plus aisément que cette régression serait accompagnée sur le plan politique par un retour en force de lĠextrême-droite.

En France, lĠodieux amendement Mirguet, qui voulait faire passer lĠhomosexualité pour un " fléau social ", pourrait -qui sait? - resurgir des cartons parlementeurs.

Ne cessons pas dĠêtre sur nos gardes.


7. En guise de conclusion
Concluons en résumant. Homosexualité et Révolution, si elles ne sont nullement incompatibles, proviennent de prémisses totalement différentes. La première est une version naturelle mais particulière, minoritaire bien que numériquement non négligeable, de la fonction sexuelle, variable selon les latitudes et suivant le cas, exclusive ou partielle, permanente ou occasionnelle. La seconde est le produit de lĠinjustice sociale universelle, de lĠoppression de lĠhomme par lĠhomme. Elle menace et remet en cause les privilèges de toutes sortes, lĠordre établi dans son ensemble. Elle sĠexpose, en conséquence, à une résistance armée des nantis, dont elle ne pourrait venir à bout sans recourir, dans une certaine mesure, à lĠusage de la violence. Une violence qui ne serait, en fait, quĠune contre-violence, et qui, si elle sĠavérait, dans certains cas, inévitable, viserait à abolir à tout jamais la violence.

Les avantages remportés sur lĠhomophobie par ses victimes ne peuvent être, en tout état de cause, que limités et fragiles. En revanche, lĠécrasement de la tyrannie de classe ouvrirait la voir à la libération totale de lĠêtre humain, y compris celle de lĠhomosexuel.

Il sĠagit donc de faire en sorte que la plus grande convergence possible puisse être établie entre lĠune et lĠautre. Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que lĠémancipation de lĠhomosexuel, même sĠil ne sĠy voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de lĠhomme de couleur. De son côté, lĠhomosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle sĠeffectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si lĠespèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les moeurs, mais, bien davantage, à changer la vie.

Cette convergence, pour être crédible et effective, implique une révision fondamentale de la notion même de révolution sociale. Le capitalisme dĠEtat des pays de lĠEst est autant à rejeter que le capitalisme privé de lĠOuest. Seul un véritable communisme libertaire, antiautoritaire, antiétatique serait à même de promouvoir la délivrance, définitive et concomitante, de lĠhomosexuel et de lĠindividu exploité ou aliéné par le capitalisme.


Paru dans FRONT SOCIAL n°8