Emma Goldman - La vérité sur les bolcheviks (1918)

Emma Goldman
La vérité sur les bolcheviks


Brochure publiée par Mother Earth en 1918
Traduit par Yves Coleman
Pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°1 - Septembre-Octobre 2002.
Ce texte est ma dernière contribution avant de rejoindre la prison de Jefferson City, Missouri, pour deux ans. Je le dédie aux bolcheviks de Russie en hommage à leur Ïuvre glorieuse et à la façon dont leur exemple inspire lĠessor du bolchevisme en Amérique.

Il est essentiel que le peuple américain comprenne le véritable sens de lĠÏuvre des bolcheviks, leurs origines et le contexte historique de leur action. Leurs positions et le défi quĠils ont lancés au monde ont une importance vitale pour les masses.

Bolchevik est un mot russe. Il désigne les révolutionnaires qui représentent les intérêts des groupes sociaux les plus importants et défendent les revendications sociales et économiques maximales pour ces groupes.

Lors du congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1903, les révolutionnaires les plus radicaux, exaspérés par la tendance croissante au compromis et à la réforme dans ce parti, organisèrent la tendance bolchevik qui sĠopposa à celle des mencheviks. Ces derniers voulaient se contenter de progresser lentement, réforme après réforme, pas à pas. Nikolais Lénine et plus tard Trotsky ont été les premiers artisans de la séparation entre les deux tendances (1). Ils ont depuis travaillé incessamment à construire le Parti bolchevik sur des bases révolutionnaires solides, tout en conservant cependant la théorie et les raisonnements marxistes.

Puis sĠest produit le miracle des miracles, la révolution russe de 1917. Pour les politiciens à lĠintérieur et à lĠextérieur des différents groupes socialistes, cette révolution sĠest résumée au renversement du tsar et à lĠétablissement dĠun gouvernement libéral ou quasiment socialiste. Mais Lénine et Trotsky, ainsi que leurs partisans, ont compris que la révolution avait une dimension plus profonde, et ont donc eu la sagesse de réagir Ñ poussés par les besoins impérieux et lĠéveil du peuple russe lui-même plus que par leurs propres positions théoriques.

CĠest pourquoi la révolution russe constitue un miracle à plusieurs titres. Elle fourmille de paradoxes extraordinaires: nous voyons en effet des sociaux-démocrates marxistes, Lénine et Trotsky, adopter une tactique révolutionnaire anarchiste, tandis que des anarchistes (Kropotkine, Tcherkessov, Tchaikovsky) critiquent cette tactique en adoptant un raisonnement marxiste quĠils ont rejeté toute leur vie comme un produit de la «métaphysique allemande».

La révolution russe représente vraiment un miracle. Chaque jour, elle démontre combien toutes les théories sont insignifiantes en comparaison de lĠacuité de la prise de conscience révolutionnaire du peuple.

Les bolcheviks de 1903, bien quĠils fussent révolutionnaires, adhéraient à la doctrine marxiste: la Russie devait connaître une phase dĠindustrialisation, et la bourgeoisie accomplir sa mission historique. Cette phase indispensable de lĠévolution devait se déployer avant que les masses russes puissent intervenir pour jouer leur propre rôle. Mais les bolcheviks de 1918 ont cessé de croire en la fonction prédestinée de la bourgeoisie. Ils ont été bousculés et poussés en avant par les vagues de la révolution au point dĠadopter le point de vue défendu par les anarchistes depuis Bakounine. Selon ce dernier, en effet, lorsque les masses deviennent conscientes de leur pouvoir économique, elles font leur propre histoire et se libèrent des traditions et processus légués par un passé mort, traditions qui Ñ comme les traités secrets Ñ naissent autour dĠune table ronde et ne sont pas dictées par la vie elle-même.

En dĠautres termes, les bolcheviks aujourdĠhui ne représentent pas seulement un groupe limité de théoriciens mais une Russie dynamique qui connaît une nouvelle naissance. Jamais Lénine et Trotsky nĠoccuperaient la place importante quĠils occupent sĠils avaient continué à répéter leurs formules théoriques toutes faites. Ils écoutent attentivement le pouls du peuple russe. Celui-ci, même sĠil ignore encore comment sĠexprimer parfaitement, sait faire valoir ses exigences de façon bien plus puissante à travers lĠaction. Cependant, cela ne diminue pas lĠimportance de Lénine, Trotsky et des autres figures héroïques qui impressionnent le monde par leur personnalité, leur vision prophétique et leur esprit révolutionnaire intense.

Il nĠy a pas très longtemps encore Trotsky et Lénine étaient dénoncés comme des «agents de lĠAllemagne» à la solde du Kaiser. Seuls ceux qui gobent encore les mensonges des journaux, et ne connaissent rien de ces deux hommes, peuvent accorder foi à de telles accusations. Rien nĠest plus méprisable ou minable que dĠaccuser quelquĠun dĠêtre un «agent allemand» parce quĠil refuse de croire à des phrases ronflantes du genre: «Il faut nous battre afin dĠassurer la sécurité du monde pour défendre la démocratie.» Alors que cette démocratie est fouettée à Tulsa, lynchée à Butte, jetée en prison, outragée et bannie de nos propres côtes.

Lénine et Trotsky nĠont pas besoin de se justifier. Aux crédules, à ceux qui pensent que les journalistes «ne mentent jamais», précisons tout de même que, lorsque Trotsky se trouvait aux États-Unis, il vivait dans un immeuble minable et était si démuni quĠil avait tout juste de quoi manger. Certes, lĠun des quotidiens socialistes juifs les plus prospères lui offrit une position confortable, à condition quĠil apprenne à faire des compromis et à mettre en veilleuse son zèle révolutionnaire. Trotsky préféra rester pauvre et garder le respect de lui-même. LorsquĠil décida de retourner en Russie, au début de la révolution, ses amis organisèrent une collecte pour payer son voyage Ñ telle était la situation financière de ce prétendu «agent allemand».

Quant à Lénine, toute sa vie il a lutté sans relâche pour la Russie. Ses idéaux révolutionnaires sont en quelque sorte le fruit dĠun héritage. Son frère fut exécuté sur lĠordre du tsar. Lénine avait donc aussi une raison personnelle pour haïr lĠautocratie et consacrer sa vie à la libération de la Russie. Quelle absurdité dĠaccuser un homme comme lui de sympathies pour lĠimpérialisme allemand ! Mais même les bruyants calomniateurs de Lénine et Trotsky ont été réduits à un silence honteux par les puissantes personnalités et lĠintégrité incorruptible de ces grandes figures de la révolution.

Dans un sens, il nĠest guère surprenant que peu de gens aux États-Unis comprennent ce que représentent les bolcheviks. La révolution russe reste encore une énigme pour lĠesprit américain. Ignorant souverainement ses propres traditions révolutionnaires, toujours en adoration devant la majesté de lĠÉtat, lĠAméricain moyen a appris à croire que la révolution nĠa aucune justification dans son propre pays et que dans « la Russie obscurantiste» elle devait uniquement servir à se débarrasser du tsar. A condition quĠelle se déroule de façon civilisée et quĠelle présente avec respect ses excuses à lĠautocrate de Moscou. De plus, maintenant quĠun gouvernement aussi stable que le nôtre a pris les rênes, les Russes devraient aussitôt suivre notre exemple et «soutenir le Président comme un seul homme».

Imaginez donc la surprise de lĠAméricain moyen lorsque les Russes, après avoir chassé le tsar et supprimé la monarchie elle-même, ont expulsé les «libéraux» du genre de Milioukov et de Lvov, et même le socialiste Kerenski, par la même porte que le tsar. Enfin, pour couronner le tout, sont arrivés les bolcheviks, qui se déclarent hostiles à la fois au roi et à tous les maîtres, propriétaires terriens et capitalistes. CĠest vraiment trop pour lĠesprit démocratique des Américains.

Heureusement pour la Russie, ses habitants nĠont jamais profité des bienfaits de la Démocratie, de ses valeurs institutionnalisées, légalisées, classifiées de lĠéducation et de la culture, valeurs qui sont « toutes cousues à la machine et se défont au premier accroc ».

Les Russes sont un peuple terre-à-terre, dont lĠesprit nĠa été ni gâté ni corrompu. Pour eux, la révolution ne sĠest jamais résumée à des jeux politiciens, au remplacement dĠun autocrate par un autre. Ce nĠest pas dans des écoles guindées dirigées par des maîtres stériles ni dans des manuels poussiéreux que le peuple russe a fait son apprentissage au cours des cent dernières années. CĠest grâce à ses grands martyrs révolutionnaires, aux esprits les plus nobles que le monde ait jamais connus, que le peuple a appris le sens de la révolution; il sait quĠelle signifie un profond changement économique et social, enraciné dans les besoins et les espoirs des gens et que la révolution ne prendra fin que lorsque les déshérités auront touché leur dû. En un mot, le peuple russe a vu dans le renversement de Nicolas II le début Ñ et non la fin Ñ de la révolution.

Plus que la tyrannie du tsar, le moujik détestait la tyrannie du collecteur dĠimpôts que lui envoyait le propriétaire terrien pour lui voler sa dernière vache ou son dernier cheval, et finalement lui enlever sa terre elle-même, ou pour le fouetter et le traîner en prison lorsquĠil ne pouvait pas payer ses impôts. Que lui importait, au moujik, que le tsar fût chassé de son trône, si son ennemi direct, le barine (le maître) continuait à avoir les clés de sa vie Ñ la terre? Matoushka Zemlya (la Terre Mère), tel est le surnom affectueux que la langue russe attribue à la terre. Pour les Russes, la terre est tout, la joie, la source de la vie, la nourrice, la Matoushka aimée (la Petite Mère).

La révolution russe ne signifie rien pour le moujik, si elle ne libère pas la terre et ne détrône pas le propriétaire terrien, le capitaliste, après avoir chassé le tsar. Ceci explique le fondement historique de lĠaction des bolcheviks, leur justification sociale et économique. Les bolcheviks ne sont puissants que parce quĠils représentent le peuple. Dès quĠils ne défendront plus ses intérêts, ils devront partir, tout comme le gouvernement provisoire et Kerenski ont dû le faire. Car le peuple russe ne sera satisfait que lorsque la terre et les moyens de subsistance deviendront pas la propriété des enfants de la Russie. Sinon le bolchevisme disparaîtra. Pour la première fois depuis des siècles, les Russes ont décidé quĠils devaient être écoutés, et que leurs voix allaient atteindre non pas le cÏur des classes dirigeantes Ñ ils savent quĠelles nĠen ont pas Ñ mais celui des peuples du monde, y compris le peuple américain. CĠest là que résident lĠimportance capitale, le sens fondamental de la révolution russe, révolution symbolisée par les bolcheviks.

Partant de la prémisse historique que toutes les guerres sont des guerres capitalistes, et que les masses nĠont aucun intérêt à renforcer les desseins impérialistes de leurs exploiteurs, les bolcheviks insistent pour conclure la paix et exiger quĠil nĠy ait ni indemnités ni annexions prévues dans les traités.

Pour commencer, la Russie a été saignée au cours dĠune guerre ordonnée par un tsar sanguinaire. Pourquoi les Russes devraient-ils continuer à sacrifier le meilleur de leurs hommes qui pourraient être employés à une tâche plus utile, comme la reconstruction du pays par exemple? Pour construire un monde plus sûr pour la démocratie? Quelle farce! Les Alliés nĠont-ils pas perdu tout droit à la sympathie du peuple russe lorsquĠils ont lié le sort de leur Déesse, la Démocratie, à celui du knout de lĠautocratie russe? Comment peuvent-ils oser se plaindre que la Russie désire ardemment la paix, alors quĠelle vient de se débarrasser, avec succès, de lĠhéritage de siècles dĠoppression!

Les Alliés sont-ils sincères, lorsquĠils nous vantent les mérites de la Démocratie? Pourquoi donc, dans ce cas, ont-ils refusé de reconnaître la révolution russe, et ce bien avant que les «terribles bolcheviks» en aient pris la direction? LĠAngleterre, ce pays qui prétend défendre la liberté des petites nations, et maintient prisonnières entre ses griffes lĠInde et lĠIrlande, nĠa rien voulu savoir de la révolution russe. La France, ce prétendu berceau de la Liberté, a rejeté le délégué russe venu assister à sa conférence pour la paix. Certes, les États-Unis ont reconnu la Russie révolutionnaire, mais seulement parce quĠils espéraient que Milioukov ou Kerenski resteraient au pouvoir. Dans de telles circonstances, pourquoi la Russie continuerait-elle à participer à la guerre?

Les bolcheviks ont déjà administré une leçon au monde: ils ont montré que les négociations sur la paix doivent être lancées par les peuples eux-mêmes. Ceux qui déclenchent les guerres et en tirent profit ne peuvent proclamer la paix. Il sĠagit dĠune des contributions les plus importantes que les bolcheviks aient apportées au progrès de lĠhumanité. Ils pensent que les discussions sur la paix doivent être menées ouvertement, franchement, avec le consentement total des peuples représentés. Les bolcheviks ne se livreront à aucune des intrigues diplomatiques secrètes qui aboutissent à trahir les peuples, et les mènent à dĠinévitables désastres.

Sur cette base, les bolcheviks ont invité les autres puissances à participer à la conférence générale pour la paix qui sĠest tenue à Brest-Litovsk. Leur suggestion nĠa suscité que le mépris. Les prétentions démocratiques des Alliés, lorsquĠelles sont mises à lĠépreuve, se sont révélées bien creuses. La trahison des Alliés qui ont abandonné le peuple russe autorise les bolcheviks à conclure une paix séparée. Après avoir été rejetés par les Alliés, ils nĠont aucune honte à déclarer quĠils veulent conclure une paix séparée.

Abandonnés par les Alliés, les bolcheviks ne sont pas moins forts. Trotsky a su exprimer lĠinfluence morale des bolcheviks en énonçant ce paradoxe apparent: «Notre faiblesse sera notre force.» Faibles car ils ne disposent pas des instruments de lĠautocratie, les bolcheviks sont forts parce quĠils possèdent un objectif révolutionnaire commun. LĠopinion morale du monde sera plus profondément influencée par le désir sincère des Russes dĠagir honnêtement à la table des négociations de paix que par tous les faux-fuyants, les connivences et lĠhypocrisie de diplomates cultivés.

Les bolcheviks exigent que les obligations et les indemnités contractées par les classes dirigeantes soient répudiées. Pourquoi devraient-ils respecter les engagements pris par le tsar? Le peuple nĠa pas souscrit à ces engagements; il ne sĠest pas engagé envers les autres pays belligérants; on ne lĠa pas davantage consulté pour savoir sĠil voulait être massacré que lĠon nĠa consulté le peuple américain à ce sujet. Pourquoi les Russes devraient-ils payer pour les crimes dĠun autocrate? Pourquoi devraient-ils léguer à leurs enfants, et aux enfants de leurs enfants, des prêts pour faire la guerre et ensuite payer des indemnités? Les bolcheviks affirment que les accords ou les contrats conclus par les ennemis du peuple doivent être assumés par ces individus et non par le peuple lui-même. Si le tsar sĠest engagé auprès dĠautres pays, les États débiteurs devraient le faire extrader et le rendre responsable des traités quĠil a signés. Mais les bolcheviks considèrent que le peuple nĠa jamais été consulté, quĠil a combattu et versé son sang et sacrifié sa vie pendant trois ans et demi. Donc ils ne paieront que les dettes quĠils ont contractées eux-mêmes, en toute connaissance de cause et pour un objectif approuvé par le peuple. Tels sont les seuls prêts, dettes et indemnités de guerre quĠils entendent payer.

Les bolcheviks nĠont pas de projet impérialiste. Ils combattent pour la liberté (2) et ceux qui comprennent les principes de la liberté ne veulent pas annexer dĠautres peuples et dĠautres pays. En vérité, un authentique libertaire ne cherchera jamais à annexer dĠautres individus, car pour lui tant quĠune seule nation, un seul peuple ou un seul individu est réduit en esclavage, il est également en danger.

CĠest pourquoi les bolcheviks exigent une paix sans annexions ni indemnités. Ils ne se sentent pas moralement obligés de respecter les engagements pris par le tsar, le Kaiser ou dĠautres dirigeants impérialistes.

On accuse les bolcheviks de trahir les Alliés. A-t-on demandé au peuple russe sĠil voulait se joindre aux Alliés? Les bolcheviks sont des communistes, ils défendent, avec toute la passion et lĠintensité de leur être, le principe de lĠinternationalisme. «Nos alliés, déclarent-ils, ne sont pas les gouvernements de lĠAngleterre, de la France, de lĠItalie ou des États-Unis; nos alliés sont les peuples anglais, français, italien, américain et allemand. Ce sont nos seuls alliés, et nous ne nous les trahirons ni ne les décevrons jamais. Nous voulons servir nos alliés, les peuples du monde, et non les classes dirigeantes, les diplomates, les Premiers ministres, tous ces messieurs qui déclenchent les guerres.» Telle est, jusquĠà maintenant, la position des bolcheviks. Ils ont mis en pratique cette politique au cours des dernières semaines, lorsquĠils se sont aperçus que les traités de paix allemands impliquaient la mise en esclavage et la dépendance dĠautres peuples. «Nous voulons la paix, disent-ils. Nous la demandons pour nous-mêmes parce que nous sommes persuadés que notre paix poussera dĠautres peuples à exiger et faire la paix, que les classes dirigeantes le veulent ou pas.»

Dans une lettre au «citoyen ambassadeur» de Perse, Trotsky a écrit: «Le traité anglo-russe de 1907 était dirigé contre la liberté et lĠindépendance du peuple perse: il est donc définitivement annulé et caduc. De plus, nous dénonçons tous les accords qui ont précédé et suivi ledit accord et qui pourraient restreindre les droits du peuple perse à une existence libre et indépendante.»

Les bolcheviks sont accusés de prendre possession des terres. CĠest une terrible accusation É si lĠon croit en lĠinviolabilité de la propriété privée. LĠatteinte à la propriété est considérée comme le plus grave des crimes. Certains peuvent justifier le massacre dĠêtres humains mais la propriété privée est, à leurs yeux, sacrée et inviolable. Heureusement, les bolcheviks ont tiré les leçons du passé. Ils savent que, dans le passé, plusieurs révolutions ont échoué parce que les masses nĠavaient pas pris possession des moyens de subsistance.

Les bolcheviks ont commis un autre crime terrible Ñ ils se sont emparé des banques. Ils se sont souvenus que, durant la Commune de Paris, lorsque les femmes et les enfants mouraient de faim dans les rues, les communards ont commis lĠerreur dĠenvoyer leurs camarades protéger la Banque de France, et quĠensuite le gouvernement français a utilisé les fonds de cette même banque pour libérer cinq cent mille prisonniers de guerre qui ont marché sur Paris et noyé la Commune dans le sang de 30 000 ouvriers français.

A cette époque, en 1871, la bourgeoisie française nĠétait pas gênée que ses soldats utilisent des fusils allemands pour massacrer le peuple français. «La fin justifiant les moyens», la bourgeoisie nĠa pas hésité, et nĠhésitera pas, à utiliser les armes pour maintenir sa domination.

Les bolcheviks ont soigneusement étudié lĠhistoire. Ils savent que les classes dirigeantes préféreraient même que le tsar ou le Kaiser restent au pouvoir plutôt que triomphe la révolution. Ils savent que si la bourgeoisie pouvait conserver les richesses quĠelle a volées au peuple sous forme de terres et dĠargent, elle soudoierait le diable lui-même pour échapper à la révolution. Affamé et sans ressources, le peuple risquerait fort de succomber face à ce cruel marchandage.

CĠest pourquoi les bolcheviks ont pris possession des banques et appellent les paysans à confisquer les terres. Les bolcheviks nĠont aucun désir de rendre à lĠÉtat les banques et les terres, les matières premières et les produits des efforts du Travail. Ils désirent placer toutes les ressources naturelles et les richesses du pays entre les mains du peuple pour une propriété et un usage communs, parce que le peuple russe est communiste par instinct et par tradition, et quĠil nĠa ni le besoin ni le désir dĠun système fondé sur la concurrence.

Les bolcheviks concrétisent les rêves, les espoirs, le fruit des discussions publiques et privées de beaucoup de gens. Ils sont en train de construire un nouvel ordre social qui émergera du chaos et des conflits quĠils doivent maintenant affronter.

Pourquoi tant de révolutionnaires russes sont-ils opposés aux bolcheviks? Certains des hommes et des femmes les plus brillants de ce peuple comme notre chère Babouchka Breshkovskaia, Pierre Kropotkine et dĠautres sont hostiles aux bolcheviks. Ces personnes de grande valeur se sont laissé abuser par lĠéclat fallacieux du libéralisme politique incarné par la France républicaine, lĠAngleterre constitutionnelle et lĠAmérique démocratique. Ils doivent encore comprendre Ñ hélas! Ñ que la ligne de démarcation entre le libéralisme et lĠautocratie nĠest quĠimaginaire. Il nĠexiste en fait quĠune seule différence entre les deux : les peuples qui vivent sous un régime autocratique savent quĠils sont réduits en esclavage; ils aiment la liberté au point quĠils sont prêts à se battre et à mourir pour elle; par contre, ceux qui vivent sous une démocratie imaginent quĠils sont libres et se satisfont de leurs chaînes.

Les révolutionnaires russes qui sĠopposent aux bolcheviks se rendront rapidement compte que ces derniers représentent les principes les plus fondamentaux et les plus élevés de la liberté humaine et du bien-être économique.

Mais que feront les bolcheviks sĠils rencontrent lĠopposition de tous les autres gouvernements? Il nĠest pas impossible que si les bolcheviks arrivent à contrôler totalement le pouvoir économique et social en Russie, les gouvernements alliés fassent cause commune avec lĠimpérialisme allemand pour les écraser. On peut prédire, sans risque de se tromper, que des éléments impérialistes se joindront à la bourgeoisie pour éliminer la révolution russe.

Les bolcheviks ont parfaitement conscience de ces dangers et ils utilisent les moyens les plus efficaces pour les combattre. Leur influence sur le prolétariat allemand et autrichien est incommensurable. Les prisonniers allemands, en revenant au pays, emportent avec eux le message du bolchevisme dans leurs tranchées et leurs casernes, dans les champs et les usines, et ils font prendre conscience au peuple quĠun seul pouvoir peut écraser lĠautocratie. Le travail éducatif des bolcheviks parmi le peuple allemand commence à avoir de lĠeffet. Il a certainement déjà accompli cent fois plus que tous les discours des Alliés sur la nécessité dĠétendre la révolte aux Empires centraux.

Même si les bolcheviks ne réussissent pas à concrétiser leur rêve magnifique, à mettre en pratique leurs conceptions et la paix universelle, leur tentative de sĠallier avec tous les peuples opprimés, de donner la terre aux paysans et de permettre aux ouvriers qui produisent les richesses de jouir des choses quĠils produisent Ñ le fait même quĠils existent et quĠils exigent tout cela exercera une telle influence sur le reste de lĠhumanité que les êtres humains ne pourront plus jamais être aussi banaux, ordinaires et satisfaits dĠeux-mêmes quĠils lĠétaient avant que les bolcheviks apparaissent à lĠhorizon de la vie humaine.

Tel est le rôle que les bolcheviks jouent dans nos vies, dans les vies des Allemands, des Français et de tous les autres peuples. Nous ne pourrons plus jamais être les mêmes, parce que chaque fois que nous serons envahis par le désespoir, le pessimisme, chaque fois que nous croirons que tout est fini, nous nous tournerons vers la Russie. Et là-bas le Grand Espoir qui sĠest incarné dans les bolcheviks chassera le voile noir qui sĠest abattu sur nos cÏurs, nous incitant à haïr nos frères, paralysant notre esprit et enchaînant nos membres, nous faisant plier le dos et émasculant nos volontés.

Les bolcheviks sont venus pour défier le monde. Celui-ci ne pourra plus jamais se reposer dans sa vieille indolence sordide. Il doit accepter le défi. Il lĠa déjà accepté en Allemagne, en Autriche et en Roumanie, en France et en Italie, et même aux États-Unis Comme une lumière soudaine, le bolchevisme se répand dans le monde entier, éclairant la Grande Vision, la réchauffant pour lui permettre de naître Ñ la Nouvelle Vie de la fraternité humaine et du bien-être social.



Emma Goldman
(1) Cette affirmation est inexacte en ce qui concerne Trotsky puisque ce dernier chercha pendant des années à réconcilier les deux fractions du P.O.S.D.R., ce qui lui fut abondamment reproché après 1923 par Staline et ses épigones, pour lesquels la vérité était une et indivisible (N.d.T.).
(2) Emma Goldman emploie à trois reprises le mot «libertarian» (libertaire) pour qualifier les idées des bolcheviks mais jĠai délibérément atténué ici lĠexpression de son enthousiasme en faisant seulement référence à leur combat pour la liberté, ce qui est déjà fort généreux quand on sait ce qui sĠest passé en URSS (N.d.T.).