«Nous n'avons pas beaucoup de temps, mais il faut que nous ralentissions le rythme.» J'ai entendu cette phrase pour la première fois dans un meeting contre la guerre, peu après le début des bombardements sur l'Afghanistan. L'organisatrice afro-américaine qui l'avait prononcée pensait que nous devions marquer une pause pour réfléchir sur nos actions à venir et donner la priorité à ce qui, sur le plan stratégique, nous permettrait d'utiliser au mieux notre temps et nos ressources limitées. Nous devions, selon elle, faire preuve de patience au milieu du chaos et ne pas hésiter à prendre le temps de réfléchir avant d'agir.Le besoin de répondre aux attaques racistes du gouvernement Bush, aux bombardements américains et au démantèlement des libertés civiques dans ce pays est très réel. Cependant, on peut mener une activité frénétique sans rien réaliser du tout et être très occupé sans pour autant mener une action efficace. J'ai l'habitude de ces situations de crise, où les camarades sont exaltés, épuisés et où le turn-over est très important, où l'on se sert peu de l'expérience du passé et où l'on ne planifie guère l'avenir, où les cimes de nos succès sont plus rares que les gouffres de nos frustrations. Une action réfléchie permet de planifier, de fixer des objectifs, d'apprendre à des individus à en organiser d'autres et à évaluer correctement une situation pour mieux préparer des actions futures.
Cet article fait partie d'un projet plus large, mené en commun avec Elizabeth «Betita» Martinez de l'Institute for MultiRacial Justice(Institut pour une justice multiraciale). Nous voulions parler à des militants et des organisateurs actifs dans différents coins du pays afin de connaître leurs principales difficultés et leurs axes de travail dans le mouvement anti-guerre qui se développe actuellement aux États-Unis.
Nous souhaitions connaître leur opinion sur la façon de construire un puissant mouvement contre la guerre qui puisse affecter toute la société américaine.
Nous désirions aussi savoir comment renforcer le mouvement antiraciste au sein du mouvement anti-guerre. Elisabeth Martinez s'est entretenue principalement avec des organisateurs de couleur, tandis que moi j'ai surtout parlé avec des organisateurs blancs. Nous sommes tous deux guidés par une conviction (l'espoir d'un changement social à long terme est lié à la croissance de mouvements radicaux multiraciaux) et une constatation communes: il reste encore une longue route à parcourir pour atteindre cet objectif.
Sharon Martinas du Challenging White Supremacy Collective(Collectif contre la suprématie blanche) de San Francisco décèle trois axes d'intervention pour les militantEs blancs anti-guerre :
1. Une formation politique interne portant sur l'antiracisme et l'anti-impérialisme. Les mouvements anti-guerre sont depuis longtemps dominés par les Blancs et marginalisent les individus de couleur. Si l'on veut éviter de répéter les erreurs du passé, il est indispensable d'étudier notre histoire et d'examiner comment les privilèges des Blancs ont miné et minent les mouvements pour un changement social. Il nous faut bien connaître le fonctionnement de l'impérialisme américain et son impact négatif sur les communautés et les peuples de couleur, à l'intérieur et à l'extérieur du pays.
2. Apprendre à écouter les autres et à parler avec respect à nos interlocuteurs, en particulier les Blancs favorables à la guerre. Cela suppose de développer notre confiance en nous-mêmes et notre capacité à discuter avec autrui, d'apprendre à mener des discussions et à écouter ce que les gens ont à nous dire. Les militants doivent faire preuve de modestie révolutionnaire et ne pas agir comme s'ils détenaient la «ligne juste».
3. Développer des relations et des alliances avec les organisations implantées localement dans les communautés de couleur et ayant des références politiques proches des nôtres. Leur demander : «De quoi avez-vous besoin en ce moment ?» Il faut dénoncer l'impact local et international de la politique américaine et construire des relations qui renforceront notre projet à long terme. Une grande partie de ce travail consiste à effectuer des tâches concrètes et aider les militants blancs à comprendre la signification du mouvement pour une justice raciale.
La plupart des obstacles, des défis, des perspectives et des exemples que les organisateurs ont évoqués s'intègrent dans les trois catégories définies par Sharon Martinas.
Sur la formation politique
Pour la majorité des présents, la formation et l'éducation politiques, internes et externes, jouent, un rôle essentiel dans le succès d'un travail militant. Pour Dara Silverman, organisatrice à Boston de United for a Fair Economy(Mouvement une économie équitable) et du Jewish Call to Justice(Comité des Juifs pour la justice), la formation politique permet d'éveiller le sens critique et d'attirer l'attention sur le rôle d'Israël au Moyen-Orient et le combat du peuple palestinien pour sa libération. La lutte contre l'apartheid israélien a été au centre des discussions lors de la Conférence mondiale contre le racisme organisée par les Nations unies à Durban, en août 2001. La croissance du mouvement international de solidarité avec les Palestiniens oblige les progressistes américains à prendre position contre l'occupation israélienne. Mais de nombreux militants affirment que la complexité de la situation politique et de l'histoire du Moyen-Orient, et spécialement de la Palestine et d'Israël, entrave considérablement le développement du mouvement anti-guerre.
Selon Dara Silverman, certaines personnes se réfugient derrière le caractère confus et complexe des problèmes pour ne pas prendre position. Pourtant, avec le recul, on peut repérer de nombreuses injustices flagrantes dans l'Histoire, injustices qui au moment où elles furent commises étaient considérées, elles aussi, comme le fruit de problèmes très compliqués et embrouillés. Par exemple, aujourd(hui tout le monde condamne les camps d'internement où le gouvernement Roosevelt/Eisenhower enferma les Américains d'origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, en ce moment même, alors que les autorités interrogent des milliers de musulmans, d'Arabes, Asiatiques et d'Africains du Nord et qu'elles maintiennent en détention plus de 1000 d'entre eux, l'opposition à ces mesures est très faible. De même, on a l'impression que tout le monde était opposé à la guerre du Vietnam, à l'apartheid en Afrique du Sud, à l'Holocauste en Europe, lorsque ces événements ont eu lieu, ce qui n'est malheureusement pas du tout le cas. Ceux qui s'opposèrent à ces crimes furent marginalisés, attaqués, et on les accusa de «ne rien comprendre du tout» à ces problèmes. L'occupation israélienne cessera forcément un jour, déclare Dara Silverman qui espère que les militants reconnaîtront la nécessité d'accorder la priorité à la lutte des Palestiniens dans le cadre du mouvement anti-guerre. Parmi les Blancs progressistes, les Juifs radicaux ont été à l'avant-garde du travail de solidarité avec la Palestine et continuent à jouer un rôle décisif en ces temps de guerre.
Laura Close, dirigeante nationale de l'organisation STARC (Students Transforming And Resisting Corporations Alliance,Alliance étudiante pour transformer les grandes entreprises et résister à leur pouvoir) travaille et discute avec des étudiants qui se mobilisent contre la guerre un peu partout dans le pays. De ses conversations avec des étudiants blancs et de couleur, Close conclue qu'il faut distinguer deux axes importants dans la formation politique du mouvement étudiant, mouvement composé essentiellement de Blancs : l'analyse du racisme et l'acquisition d'un savoir-faire organisationnel.
Dans son essai Whiteness, Organizing, Allies and Accountability(Blanchitude, organisation, alliances et responsabilité »), Close écrit : «La blanchitude provoque des ravages dans tous les milieux. Elle est présentée aux Etats-Unis comme un modèle d'humanité : les Blancs sont synonymes de meilleur/juste/normal tandis que les individus de couleur incarneraient le deuxième choix/erroné/étranger. Cela rend des Blancs comme moi très imbus d'eux-mêmes et inconscients de certaines réalités. Nous avons tendance à penser que la façon dont nous organisons des manifestations, dont nous construisons l'opposition à la guerre est meilleure/juste/normale alors qu'en fait nous marginalisons et ignorons toutes sortes de gens.» L'universalisation de l'expérience blanche est compliquée encore par un processus que Laura Close voit se répéter chez les militants étudiants blancs, en particulier les hommes. Non seulement ils ignorent ce qu'est le travail d'organisation et la façon de construire un mouvement d1opposition à la guerre, mais en plus ils ont une attitude arrogante, de Monsieur Je-sais-tout, qui prétend décider seul de ce qui est révolutionnaire et ne l'est pas. De nombreux étudiants blancs, notamment des femmes, manquent de confiance en leurs capacités d'organisation. Ces deux processus freinent considérablement la construction d'un mouvement anti-guerre sur les campus. Selon Laura Close, il faut absolument mettre en place une formation politique solide qui développe les capacités d'analyse, les talents et la confiance en soi des militantEs tout en remettant en cause les privilèges des Blancs.
«Les jeunes organisateurs et organisatrices, écrit-elle, ignorent souvent ce que signifie l'organisation. J'ai toujours réussi à mener à bien des projets (tenir une réunion, lancer une manifestation, etc.) mais ce n'est que récemment que j'ai vraiment compris ce que signifie le verbe organiser. Il ne s'agit pas véritablement d'une théorie mais d'un ensemble d'aptitudes qui sont grosso modoles suivantes (avec beaucoup de variations, bien sûr !). Organiser, c'est changer les relations de pouvoir dans notre société : construire des réseaux, des institutions, des organisations avec lesquels les pouvoirs établis (le gouvernement) seront forcés de compter lorsqu'ils voudront mener une politique nocive, comme de s'attaquer aux prestations sociales ou lancer une guerre. Une action (manif, délégation, phone banking,accrochage de banderoles, exposé politique dans une fac, envoi de cartes postales de solidarité ou de protestation) est bien organisée lorsqu'elle est menée en continuité avec l'étape antérieure et aboutit à son objectif. Dans la période actuelle, nous ne construisons pas un mouvement coordonné, qui interagit, et a une progression cumulative ; nous menons des initiatives dispersées. Nous dépensons beaucoup d'énergie, c'est sûr, mais nous ne construisons rien de solide parce que nous manquons de savoir-faire. Mais nous pouvons résoudre ce problème.» En tant qu'organisatrice pour STARC, Laura Close parcourt le pays pour rencontrer des groupes d1étudiants afin de développer leurs capacités d'analyse, leur confiance en eux-mêmes et leurs talents.
Rahula Janowski souligne, elle aussi, l'importance de développer les analyses antiracistes et de combattre les privilèges des Blancs. Militante anarchiste, Rahula nous a raconté ce qui s'est récemment passé lors d1une réunion libertaire contre la guerre, réunion à laquelle assistaient surtout des Blancs. Une partie de la discussion a été consacrée à la façon dont les anarchistes doivent considérer les attaques contre les libertés civiques. Selon certains, puisque les anarchistes pensent que l'État est une institution illégitime, il serait contraire aux principes libertaires d'exiger quoi que ce soit de l'État. «Certains des participants, dit-elle, se servaient d'une valeur politique à laquelle ils tiennent énormément — l'illégitimité de l'État — pour éviter de participer à un travail de solidarité antiraciste indispensable : s'opposer aux atteintes à leurs libertés que subissent les gens de couleur, en particulier les Arabes, les personnes originaires du Proche et du Moyen-Orient ainsi que les musulmans, suite aux attentats du 11 septembre. Si l'extrême gauche et les anarchistes blancs étaient visés, je soupçonne fort qu'ils ne seraient pas opposés à riposter.»
Mais il faut tenir compte d'un autre problème. On ne décide pas toujours de son axe d'intervention. Lorsque les agents du FBI ont commencé à arrêter des Asiatiques et des Nord-Africains, les ressortissants de ces communautés n'ont pas choisi de s'intéresser aux libertés civiques, cette question les a frappés de plein fouet. Cela ne doit pas nous empêcher de défendre une analyse et une stratégie révolutionnaires sur ces questions. Cependant, nous devons examiner de façon critique comment certains décernent à des luttes un label révolutionnaire ou réformiste, et pourquoi ils peuvent se permettre le luxe de tourner le dos aux luttes pour les réformes. Les positions politiques «pures et dures» sont souvent défendues par des militants qui jouissent de privilèges liés à leur appartenance ethnique, à leur classe ou à leur genre. Janowski souligne l'importance d1avoir de telles discussions pour soulever ces questions et les creuser, surtout dans une période difficile comme la nôtre.
Les groupes multiraciaux impulsent de nombreuses manifestations et actions politiques visant à construire une opposition dans des communautés différentes. Chantel Ghafari, militant iranien et membre de Power (People Opposing War, Empire and Rulers,Collectif contre la guerre, l'Empire et les dirigeants politiques) nous a décrit une action récente qui s'est déroulée à l1université d'Irvine, en Californie du Sud. La coalition qui a organisé cette manifestation comprend des associations d'étudiants musulmans, afghans et iraniens, Academia in Action(Universitaires en lutte) et Act For Global Justice(Agissons pour la justice mondiale). Ils ont installé un camp pour les droits des réfugiés. Ce camp se composait de 25 tentes fabriquées avec des bâches de caoutchouc et de plastique, matériaux utilisés généralement dans ce type d'abris. Une vingtaine de personnes y ont dormi pendant trois nuits. Chaque soir, la coalition organisait un événement différent pour attirer l'attention des étudiants. Le fait de discuter du problème des réfugiés a provoqué d'autres discussions sur le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine. La Rawa (Revolutionary Association of the Women of Afghanistan, Association révolutionnaire des femmes afghanes) organisait ce jour-là une exposition de photos consacrée aux camps de réfugiés. La prochaine action de la coalition sera de poser de fausses mines anti-personnel autour de l'université pour informer les étudiants de la situation en Afghanistan. Des actions créatives de ce type-là vont être organisées aux quatre coins du pays.
Construire une opposition dans les communautés blanches et au-delà
Les militants blancs ont la responsabilité de s'adresser aux autres Blancs et de leur parler du racisme. Comme c'est souvent le cas en matière d'organisation politique, il est plus facile d'en parler que de le faire. Laura McNeill qui travaille avec JustAct : Youth Action for Global Justice(Agissons : Comité des jeunes pour la justice mondiale) a passé beaucoup de temps à discuter avec des Blancs de son entourage.
«En dehors de mes actions pour la justice sociale avec d'autres militants, je pense qu'il est important d'ouvrir un espace de dialogue avec les membres de ma communauté qui ne partagent pas mes idées révolutionnaires. Je vis dans une ville près de Norfolk, en Virginie, où de nombreuses personnes apprécient l'armée et ce qu'elle a fait pour eux, soit en leur fournissant un salaire leur permettant de se nourrir, soit en leur offrant une chance d'accéder à l'Université. Beaucoup de ces gens m'ont soutenu au cours de ma vie (et continuent à m1aider), contribuant à faire de moi ce que je suis aujourd1hui, aussi je suis partagée lorsque j'expose mes conceptions antimilitaristes à ces personnes qui me sont très proches. Ma position est difficile car je veux lutter contre la guerre raciste que le gouvernement Bush nous prépare. Néanmoins, je pars d'une intuition élémentaire : presque tous les êtres humains veulent faire ce qui est «juste», et n'apprécient guère que l'on haïsse d'autres personnes ou qu'on leur fasse du mal. Et je crois que, si on leur donne l'occasion de développer une prise de conscience, ils aimeraient aussi comprendre des injustices systématiques comme le racisme, l'impérialisme américain et la domination mondiale du monde par les multinationales américaines. Ils souhaiteraient redécouvrir leur propre voix, poser des questions et combattre ces injustices.»
Dans ce but, Laura McNeill commence par dialoguer avec les personnes de son entourage et écouter ce qu'elles ont à dire. Elle leur passe ensuite des articles provenant de journaux alternatifs. Et lorsqu'elle pense que le moment est venu, elle décrit comment elle est devenue une militante et expose ses motivations personnelles. Elle évoque ses points communs avec ses interlocuteurs mais aussi les contradictions dans leurs arguments. Elle explique aussi les différences qui existent entre une famille de New York et une famille afghane, afin de remettre en cause les stéréotypes qui circulent sur le Proche et le Moyen-Orient.
En agissant ainsi, McNeill a pris conscience que, lorsque les gens lui répondent avec colère, c'est parce qu'elle exprime une position différente et les met au défi de penser au-delà de leurs certitudes confortables. «J'ai tendance à penser instinctivement qu'ils sont en colère à cause de moi, alors que c'est le système d'oppression dans lequel nous vivons qui les rend confus, irritables et dresse une barrière entre nous. »
Laura souligne aussi la nécessité d'inclure nos interlocuteurs dans la discussion. «J'ai découvert que les gens sont poussés à agir lorsqu'ils sentent qu'ils font eux-mêmes partie de la solution. Pour en arriver à cette prise de conscience, il faut qu'ils aient l'occasion de s'exprimer, de formuler leurs frustrations et de poser des questions. Je dois les écouter, partager avec eux ce que je sais et ce que j'ai vécu, et leur donner la possibilité de s'ouvrir à moi.»
Max Elbaum, militant depuis la guerre du Vietnam et auteur notamment d'un livre sur les mouvements contestataires des années 60 et 70 (Revolution in the Air,à paraître aux éditions Verso) tient à souligner que nous travaillons sur le long terme. Les coalitions anti-guerre sont importantes parce qu'elles ont des effets relativement rapides et que l'existence d'un courant antimilitariste important dans la société est essentielle. Cependant, il faut aussi organiser chaque secteur de la population et s'implanter chez des gens qui ne sont pas prêts au départ à manifester dans la rue. A la fin des années 60, les militants qui participaient à des organisations et des projets multiraciaux faisaient de la propagande dans des lieux où cohabitaient des opprimés, de différentes origines : travailleurs des hôpitaux, bénéficiaires de l'aide sociale, ouvriers d'usine, habitants de quartiers pauvres ayant de petits revenus. L'objectif était de lier l'opposition à la guerre aux questions nationales ou locales qui les touchaient directement. Le fait qu'ils militaient dans des organisations de base et sur le long terme avait aussi un autre avantage : ils pouvaient lutter plus efficacement contre les attitudes racistes chez les Blancs et souligner comment les privilèges accordés aux Blancs renforcent le pouvoir de ceux qui exploitent les ouvriers et les pauvres de toutes les origines ethniques et nationales. Beaucoup d'organisateurs, qui participaient à des luttes locales dans des quartiers populaires depuis des années, ont pu ainsi remettre en cause le schéma destructeur partagé par de si nombreuses personnes dans ce pays : celles-ci se considèrent seulement comme blanches, voient les gens de couleur uniquement comme des étrangers, incarnation de l'Autre, refusent de traverser la «frontière de la couleur», et s'interdisent de nouer la moindre relation humaine avec les membres d'une autre classe ou d'un autre genre.
Pour construire un mouvement anti-guerre efficace aujourd'hui, Elbaum pense qu'il faut absolument mener un travail patient en direction des organisations qui regroupent des gens peu politisés. «Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu'ils adhèrent directement à des coalitions ou des groupes anti-guerre. Nous devons aller dans les églises, les syndicats, les associations et les clubs locaux. De tels groupes évolueront peut-être plus lentement que nous le souhaitons vers des positions anti-guerre. Mais lorsqu'ils décideront de nous soutenir, ils exerceront une grande influence car ils disposent d'une structure aguerrie et de membres prêts à agir. Par exemple, il vaut peut-être mieux, au départ, inviter seulement un membre d'un de ces groupes à une conférence ou une action, puis demander à cette personne d'amener quelques-uns de ses camarades à la prochaine activité. Peut-être accepteront-ils d'organiser une réunion spéciale pour leur groupe. Au cours de ce processus, il est important de soutenir la direction des organisations auxquels appartiennent ces gens et de leur offrir notre soutien. »
Tout en partageant les leçons qu'il tire de son activité passée, Elbaum souligne aussi la nécessité pour les militants plus âgés de respecter et d'apprendre de l'expérience des générations plus jeunes. Comme dans le passé, il est capital de saisir le lien intime entre la guerre américaine et le racisme aux Etats-Unis et le rôle des privilèges accordés aux Blancs lorsque nous essayons de nous adresser à l'ensemble de la population et à l'intérieur du mouvement anti-guerre lui-même. Mais les formes et les méthodes concrètes pour remettre en cause la domination du racisme changent avec le temps. Les jeunes militants sont les mieux placés pour choisir les éléments les plus valables des expériences passées et inventer les stratégies les plus vivantes et efficaces aujourd1hui. Pour construire un mouvement multiracial et antiraciste, il faut non seulement mener une action aux côtés des organisations multiraciales, mais aussi un travail de solidarité avec des groupes majoritairement blancs.
Le travail antiraciste en direction des organisations blanches
Lily Wang, militante de l'Asian and Pacific Islander Coalition Against War(Coalition des Asiatiques et des insulaires du Pacifique contre la guerre), mouvement implanté dans la région de San Francisco, explique que le moment n'est pas forcément venu de travailler tous ensemble. Selon elle, il y a tant de choses à faire dans des communautés si différentes. «Nous nous demandons comment opérer dans des dizaines de communautés d'immigrés asiatiques distinctes. Comment pourrions-nous participer à des coalitions multiraciales où les immigrés et les militants qui ne parlent pas l'anglais sont souvent marginalisés ?» Selon elle, les militants blancs devraient s'adresser aux organisations de couleur pour leur demander comment leur donner un coup de main, orienté vers des tâches précises. C'est à travers de telle actions de soutien que des relations de confiance peuvent se développer.
Lily Wang souligne aussi l'importance de la responsabilité, pierre angulaire d'un travail de solidarité efficace. La façon dont les militants blancs ont, dans le passé, entravé la lutte pour le changement social, ainsi que les manifestations actuelles des privilèges des Blancs conduisent beaucoup de militants de couleur à être méfiants quant au travail commun avec des militants blancs. Ce problème est encore aggravé par la tendance des militants blancs soit à négliger totalement les luttes dans les communautés de couleur, soit à les considérer comme des luttes limitées, pour des objectifs catégoriels, des luttes réformistes.
Etre responsables, pour les militants blancs, signifie ne pas oublier le poids du passé et de ces relations difficiles et s'efforcer de changer leur comportement.
La responsabilité consiste tout simplement à faire ce à quoi vous vous engagez, à accepter que les gens avec lesquels vous travaillez vous demandent des comptes sur votre conduite, vos actions et votre façon d'organiser les autres.
Promouvoir la responsabilité signifie souvent créer des relations entre des organisations. Le groupe de San Francisco Food Not Bombs(FNB) voulait témoigner sa solidarité aux journaliers du quartier de Mission, pour la plupart d'origine latino-américaine. Ils apportaient de la nourriture aux coins des rues où ces demandeurs d'emploi poireautaient dans l'attente de trouver du boulot. Food Nod Bombsdistribuait gratuitement de la nourriture tous les lundis mais le groupe n'arrivait pas à résoudre certains problèmes. Quel était l1impact d'une distribution non sollicitée de nourriture à des individus éparpillés ? Quel pouvait être l'objectif à long terme d'une telle activité ? En dehors de la difficulté technique de servir des plats chauds, un autre problème se posait : la plupart des journaliers pensaient que FNB était un groupe religieux et la communication avec eux ne s'établissait pas. FNB décida alors de changer de stratégie et de tenter de soutenir ces travailleurs d'une autre façon : en offrant d'amener de la nourriture aux événements organisés par le Day Laborer Program(DLP, Programme pour les journaliers), un centre indépendant, autogéré, qui offrait toutes sortes de services, de l'assistance médicale à l'organisation de groupes femmes. Au départ, le DLP accepta l'offre de FNB d'apporter de la nourriture, mais leurs militants prévoyaient toujours suffisamment de nourriture au cas où FNB ne se présenterait pas. Le sentiment frustrant de ne pas être indispensables a poussé les militants de FNB à mieux comprendre comment se construisent lentement des sentiments de responsabilité, comment naît et croît une confiance mutuelle. Plus FNB participait à des activités et montrait son engagement, sa ponctualité, plus le respect mutuel croissait. Finalement, le DLP a contacté les membres de FNB pour que ceux-ci préparent à manger, y compris lors d'événements importants comme les repas pour les journaliers et leurs familles, aux moments des vacances ou des fêtes. FNB a aussi participé à l'organisation d'une garderie pour les enfants pendant les réunions du DLP et à des activités de porte-à-porte pour solliciter le soutien du voisinage afin de trouver un siège décent pour le groupe. Au fil du temps, des relations se sont développées. Aujourd'hui, à un moment où le gouvernement s'attaque de plus en plus aux droits des immigrés, FNB est considéré comme un allié, tandis que le DLP et d1autres organisations défendant les droits des immigrés s'apprêtent à riposter. Ce type de relations ne se construit pas du jour au lendemain, quelles que soient les bonnes intentions de part et d'autre.
«Soutenir une organisation comme le DLP nous a beaucoup apporté, explique Clare Bayard, militante de FNB. Nous avons énormément appris en observant comment agissent ces organisateurs radicaux, inspirés et très intelligents. Nous avons tiré profit de leurs capacités d'organiser leur communauté et aussi des informations de grande valeur qu'ils nous ont fournies sur la façon dont l'économie mondiale affecte les différentes communautés ici à San Francisco. Cette activité commune a renforcé tout le travail que notre organisation mène autour de la justice économique et des droits de l'homme. Construire des alliances est un travail assez lent ; le DLP a eu raison de ne pas nous accorder sa confiance dès le premier contact. Notre décision de nous investir prioritairement dans la construction d1une relation solide avec eux a enclenché un processus d'éducation politique interne. Nous avons été patients, nous avons démontré que nous étions à la fois fiables et flexibles. Cela nous a permis de soutenir beaucoup plus efficacement les luttes décisives des travailleurs immigrés à San Francisco. Ces gars-là jouent un rôle essentiel dans la lutte contre le capitalisme international et nous devons trouver le moyen de travailler en solidarité les uns avec les autres. »
Cependant, en cette période de répression croissante, de nouvelles complications viennent entraver la conclusion d'alliances multiraciales. Dan Berger travaille avec un groupe multiracial en Floride qui fait partie d'un réseau national (Colours of Resistance,Les Couleurs de la Résistance). Ils ont organisé une conférence contre la guerre et le racisme pour étudier spécialement les façons dont la suprématie blanche opère sur le plan international et national. A cette fin, ils ont demandé à un éminent professeur révolutionnaire latino-américain de prendre la parole. Ce dernier leur a donné les coordonnées d'un prof révolutionnaire blanc et leur a expliqué que, en raison de possibles réactions racistes, il préférait ne pas se mettre en avant. Berger se demande : «A une époque comme la nôtre, comment des Blancs antiracistes comme nous peuvent-ils à la fois être conscients de leurs privilèges et les utiliser pour s'exprimer ?» De nombreux révolutionnaires de couleur pensent que les Blancs antiracistes doivent prendre la parole, tout en n'oubliant jamais que la suprématie blanche réduit d'autres personnes au silence. Sasha Vodnik et Shawn O'Hern décrivent l'action qu'ils mènent à Richmond en Virginie. FNB a travaillé avec Parents for Life(Des parents pour la vie) et Stop Police Abuse Now(Arrêtez immédiatement les brutalités policières) deux groupes qui organisent la communauté afro-américaine de Richmond et sont dirigés par des militants de couleur depuis six mois. «Nous allons à leurs réunions internes et réciproquement, de façon irrégulière, mais nous avons toujours assisté aux manifestations publiques des deux groupes. FNB et Stop Police Abuse Now ont organisé ensemble, il y a quelques mois, une réunion au cours de laquelle Lorenzo Komboa Ervin (un ex-Black Panther et ancien prisonnier politique) a pris la parole. Nous avons réuni 50 personnes qui ont écouté les trois orateurs.» Selon Vodnik, l'un des aspects importants du travail de solidarité consiste à écouter attentivement la façon dont les différentes communautés définissent les problèmes. Durant son exposé, Lorenzo Komboa Ervin a défendu l'idée que l'opposition à la guerre devait être animée par une vision plus large d'un changement social radical. «Une paix qui maintient le status quone nous intéresse pas», a déclaré Ervin.
Vodnik explique : «Cela m'a rappelé un truc essentiel : je me suis souvenu qu'il existait des rapports entre les luttes, que le combat contre les brutalités policières et la racisme, la lutte pour les salaires et un système de santé universel, etc., ont non seulement leur place dans le mouvement anti-guerre mais que ces mouvements sont organiquement liés. »
Dans le même sens, Brooke Atherton du Challenging White Supremacy Collectivedéclare que les militants blancs doivent comprendre ce que signifie respecter la direction des militants révolutionnaires de couleur. « Ceux qui sont le plus affectés par l'injustice doivent diriger la lutte pour le changement social», explique-t-elle. Beaucoup d'idées confuses circulent sur nos relations avec leurs directions. Il n'est bien sûr pas question que les Blancs suivent aveuglément les gens de couleur ou ne leur adressent aucune critique. Beaucoup de militants blancs pensent que le fait de consulter les dirigeants des autres groupes ethniques mine leur propre travail de direction.
Atherton répond : «Il ne s1agit pas de s'interdire toute action autonome, mais d'abandonner le besoin de tout contrôler. Certains Blancs ont l'impression que le fait d'assurer une garderie ou de faire du phone banking n'est pas la meilleure façon d'employer leurs talents. Cependant, s'ils mènent de façon conséquente un travail de soutien, les Blancs peuvent construire des relations et gagner la confiance d'organisateurs révolutionnaires de couleur. Ils auront l'occasion d'apprendre à soutenir des organisations de couleur d'une manière très concrète. » Ils peuvent commencer par demander à des militants de couleur qu'ils respectent : «Que faites-vous en ce moment et comment pourrions-nous soutenir votre action ?» Ces étapes posent des jalons pour la construction d'un mouvement révolutionnaire multiracial à long terme. En dehors du travail de solidarité antiraciste, beaucoup de Blancs militent dans des groupes multiraciaux. Les questions qui se posent sont différentes mais les intentions sont similaires. Brooke nous rappelle que les capacités de direction des militants blancs restent nécessaires pour organiser d'autres Blancs. Les militants antiracistes blancs ont joué un rôle important de direction et continuent à le faire dans les mouvements multiraciaux.
J'ai récemment cherché un auteur ou un livre qui pourrait m'inspirer des conseils et un peu de sagesse. Les conversations relatées dans cet article ont été pour moi une façon de façonner ce que l'écrivaine féministe Bell Hooks appelle «un espace révolutionnaire créatif qui consolide et soutient notre subjectivité, qui nous donne un nouveau point d'appui à partir duquel nous pouvons appréhender le monde». Cette force est nécessaire, puisque, comme l'ont noté de nombreux organisateurs et organisatrices durant nos conversations, il n'existe pas de réponses faciles à des problèmes comme la définition d'une éducation politique efficace, l'organisation des communautés blanches et le travail de solidarité antiraciste mené par les Blancs. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions compliquées peuvent guider notre combat.
Cet article est dédié à Katie Sierra, une jeune fille de 15 ans qui a été temporairement exclue de son lycée à Charleston, en Virginie, parce qu'elle exprimait son opposition à la guerre et essayait de créer un club anarchiste. Son courage lui aussi nous inspire.
Quelques sources d1information sur le Net :
illegalvoices.org/katiesierra (sur le combat juridique de Katie Sierra) et aussi les sites
United For a Fair Economy, GlobalRoots.net, Colorlines, politicaleducation.org et Onward.Je tiens à remercier les personnes qui ont inspiré mon article : Chris Dixon, Laura McNeill, Dara Silverman, Max Elbaum, Chantel Ghafari, Helen Luu, Dan Berger, Clare Bayard, Rahula Janowski et Sharon Martinas.
Yves Coleman : Tout d'abord merci d'avoir pris la peine de répondre à mes questions. Peux-tu me dire brièvement quel est ton itinéraire politique et personnel ?
Chris Crass : J'ai commencé à militer au lycée lorsque j1avais 15 ans. Mon meilleur copain, Mike Rejniak, m'a fait découvrir la politique et le punk rock. Nous avions un groupe au bahut qui s'appelait l'United Anarchist Front(UAF, Front uni des anarchistes). Nous distribuions des tracts, éditions un journal et organisions des actions de protestation contre les multinationales et contre la guerre. La guerre du Golfe en 1991 et le tabassage de Rodney King par les flics de Los Angeles nous ont beaucoup influencés. J'ai participé au mouvement étudiant dans le comté d'Orange. Nous étions un groupe multiracial dirigé par des Latino-américain(e)s et nous luttions contre les droits d'inscription trop élevés, pour que soit créé un département d'études sur les chicanos(les Mexicains-Américains) et pour les droits des immigrés. Au sein de l'UAF nous avons organisé un atelier de discussion sur le sexisme dans notre groupe et créé une section du mouvement Food Not Bombs.J'ai ensuite déménagé à San Francisco où j'ai continué à militer avec Food Not Bombs.J'ai étudié la science politique, l'histoire des femmes et les questions ethniques. Je me suis consacré à Food Not Bombspendant huit ans. J'ai participé à pas mal de projets dans la communauté anarchiste de la baie de San Francisco. Des soirées anars dans des cafés, des rassemblements anarchistes dans les manifs et du travail avec d'autres groupes autour de la désobéissance civile.
En 1999, j'ai commencé à coopérer avec un groupe d'étude antiraciste rassemblant des militants blancs pour la justice sociale. Sharon Martinas des CWS (Challenging White Supremacy Workshops)l'avait mis sur pied et m'a invité à y participer. Après les grandes manifs de Seattle, Sharon et moi avons décidé de créer des ateliers antiracistes pour étudier pourquoi le mouvement pour la justice internationale, le mouvement pour une autre mondialisation sont composés majoritairement de Blancs. A Seattle, j'ai vraiment été impressionné par la qualité et le niveau des interventions politiques et j'ai réfléchi à l'importance d'avoir un mouvement efficace qui soit fondé sur la participation de tous. Au sein de Food Not Bombs,nous avions souvent discuté de nos besoins d'acquérir une formation politique ainsi que certaines compétences mais nous n'avions jamais le temps. Beaucoup de groupes se trouvent face au même dilemme. Beaucoup de gens, lorsqu'ils commencent à militer, ont le même problème, mais personne n'a ni le temps ni la capacité de leur apprendre comment construire un engagement durable pour le changement social. Je pense à des groupes qui font partie du mouvement pour la justice sociale, comme Food Not Bombsou Earth Firstet les groupes étudiants.
Dans le cadre de CWS, nous avons créé un projet, l'ARGJ : Anti-Racism for Global Justice(Anti-racisme pour une justice mondiale). Nous organisons des ateliers de discussion dans tout le pays avec des groupes d'étudiants, des groupes communautaires locaux, avec la Ruckus Societyet dans le cadre de congrès. Cette année, j'ai travaillé avec STARC lors d'un stage d'été pour les militants étudiants. Pendant huit semaines, les participants ont milité dans des groupes communautaires locaux, ont participé à des ateliers contre l'oppression et ont appris certaines techniques et compétences élémentaires pour organiser les autres, afin de construire le mouvement étudiant. Dans le cadre d'ARGJ nous nous intéressons surtout à la formation politique, à l'apprentissage des capacités de direction, au travail de réseaux, et c'est grosso modo l'essentiel de mon activité actuellement.
Je participe aussi à Colours of Resistance(Couleurs de résistance), un réseau d'organisateurs antiraciste dirigé par des femmes au Canada et aux Etats-Unis qui cherche à approfondir la politique antiraciste dans le mouvement pour une justice mondiale et à soutenir la direction des éléments radicaux de couleur et des femmes dans ce mouvement. Je travaille aussi avec un groupe antiraciste et antiguerre (Heads Up !Relevons la tête !) et je participe à deux groupes de discussion composés d'hommes qui étudient les privilèges masculins et le patriarcat.
Y.C. Pourquoi ton texte fait-il systématiquement référence au terme de «race» ? Depuis les années 50, grâce notamment au travail d'un groupe de scientifiques issus des sciences humaines et des sciences dures, l'UNESCO a établi que ce concept n'a aucune validité scientifique. Pourquoi l'extrême gauche américaine continue-t-elle à raisonner en ces termes ?
C.C. Lorsque je parle de race, je ne lui donne aucun caractère scientifique, il s'agit pour moi d'une catégorie socialement construite qui a un impact très réel sur la façon dont la société est structurée et la manière dont le pouvoir fonctionne aux Etats-Unis. J'ai discuté avec des militants blancs antiracistes européens et des organisateurs de couleur en Europe et ils m'ont dit que le problème est aussi crucial là-bas. L'histoire de la colonisation européenne est indissociable de l'histoire de la suprématie blanche, du patriarcat et de l'exploitation économique. La forteresse Europe, avec ses attaques actuelles contre les immigrés et les réfugiés de couleur, est un bon exemple de la suprématie blanche. Les rationalisations biologiques du concept de race sont bien sûr totalement erronées.
Mais les rapports de pouvoir que les pseudo-théories biologiques ont essayé de justifier dans le passé continuent à se perpétuer, que la suprématie blanche ait ou non une base scientifique. Howard Zinn explique très bien l'importance de la question de la race aux Etats-Unis dans son livre L'histoire du peuple américain.
L'oppression des peuples de couleur est inséparable des privilèges matériels et sociaux des peuples blancs. Aux Etats-Unis les Blancs qui font partie de la classe des opprimés bénéficient également de privilèges qui sont refusés aux Américains de couleur. Je peux marcher tranquillement dans la rue sans craindre constamment d'être arrêté par la police. En général, les Blancs gagnent davantage d1argent que les gens de couleur qui font le même boulot qu'eux. En tant que Blanc, j'ai été éduqué dans l'idée que mon expérience avait une valeur universelle. En tant que militant, si je ne remets pas en cause cette conception je serai conduit à avoir des attitudes racistes. Blanc vivant dans une société qui défend la suprématie blanche, je bénéficie du racisme et le perpétue. En tant qu'antiraciste j'ai le choix : je peux lutter contre le racisme dans la société où je vis, tout en continuant personnellement à bénéficier du racisme et à le perpétuer. C'est pourquoi il s'agit à la fois d'un processus de transformation individuelle et d'une transformation sociale. Ne jamais parler de race, être color blind(ne pas voir les différences de couleur), c'est nier la réalité. Les gens de couleur ne peuvent se permettre ce luxe lorsqu'ils sont harcelés par la police à cause de la couleur de leur peau. Si je nie la réalité, cela nuit à mon activité militante et sape mon travail pour la libération sociale. Bien sûr, je souhaite que l'on n'utilise plus des catégories comme celles de Blanc, Noir, etc., mais ce n'est pas un choix que je peux faire tout seul, cela fait partie de la lutte pour un monde nouveau et proclamer : «Je ne vois aucune différence entre les gens» ne sert à rien. C'est un peu comme si un riche capitaliste claironnait partout qu'il ne croit pas en l'existence des classes sociales. Eh bien, tant mieux pour lui, mais qu'en est-il des ouvriers ou des pauvres ? Ont-ils le choix, eux, de ne plus subir les effets de la domination de classe ?
Y.C. Quelle différence établis-tu entre un organisateur et un militant ?
C.C. Je me considère à la fois comme un militant et un organisateur. Le militant se concentre sur un objectif particulier ; il cherche à éduquer et organiser les gens autour d'un problème spécifique. Un organisateur, lui, aide les autres à développer leur analyse du monde, leur vision d'un monde meilleur, les talents et la stratégie nécessaires pour lutter contre l'injustice et la libération de l'humanité. Un organisateur réfléchit à la façon de construire un mouvement et d'impliquer les gens pour qu'ils réalisent des changements sociaux dans toute une série de domaines.
Y.C. Un organisateur est donc un petit dirigeant, ce que les léninistes appellent un «cadre» de l'organisation ?
C.C. En tant qu'anarchiste, je pense qu'il est fondamental de soutenir et développer une direction. Oui, un organisateur est une sorte de petit dirigeant, à la différence que son objectif est d'aider à créer d'autres dirigeants. Ella Baker, une organisatrice du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis a beaucoup à apprendre aux anti-autoritaires sur la façon de construire des organisations et de construire un pouvoir du peuple afin que les individus puissent réellement se prononcer sur la façon dont la société fonctionne. Ella Baker pense que le principal rôle d'un organisateur est d'aider les autres à trouver leur pouvoir en tant que dirigeants. En tant qu'organisateur, je veux que le maximum de personnes s'expriment sur la façon dont le mouvement fonctionne, afin de poser des jalons en direction d'une société démocratique fondée sur la participation de tous. De plus, cette direction doit être exercée par les communautés opprimées, les femmes, les gens de couleur, les homosexuels et les lesbiennes, la classe ouvrière. Etant un Blanc, un petit-bourgeois et un homme, je consacre la plus grande partie de mon temps à lutter contre le racisme parmi les Blancs, le sexisme chez les hommes, et je me préoccupe des conséquences de ma position sociale sur mon activité militante. Les femmes, les gens de couleur, les homosexuel(le)s ont joué un rôle historique important dans les mouvements de gauche. La suprématie blanche, le patriarcat et le capitalisme font croire aux militants blancs, aux hommes, aux petits-bourgeois et aux hétérosexuels qu'ils sont des dirigeants naturels, ce qui fait que les communautés opprimées se retrouvent marginalisées. Mon travail d'organisateur consiste aussi à amener des gens aux manif, à faire du phone-bankinget à tenir des réunions.
Y.C. Qu'est-ce le phone-banking?
C.C. Cela consiste à appeler beaucoup de gens au téléphone pour les inviter à participer à une réunion, une manifestation, etc., et/ou les aider à se porter volontaire pour une action. Tu as une liste de 200 personnes que tu veux contacter pour la prochaine manif contre la guerre. Tu divises cette liste entre plusieurs copains, de telle sorte que chacun donnera seulement 20 ou 30 coups de fil. On t'envoie beaucoup d'e-mails mais c'est aussi sympa de recevoir un coup de téléphone de quelqu'un qui t'invite à une manif ou te rappelle qu'une réunion importante se tient le lendemain.
Y.C. Pourquoi les dirigeants blancs se sentent-ils menacés par les dirigeants des autres communautés ?
C.C. Les Blancs ont toujours sapé la direction des peuples de couleur et ce de différentes façons. Souvent, les militants blancs ignorent le travail d'organisation mené dans les communautés de couleur ou ne reconnaissent pas sa valeur. En général, les militants blancs minimisent le pouvoir de la suprématie blanche. Je travaille avec un groupe qui s'appelle Challenging White Supremacacy Workshops(Ateliers pour lutter contre la suprématie blanche) et nous définissons la suprématie blanche comme «un système d'exploitation et d'oppression des continents, des nations et des peuples de couleur par les peuples blancs et les nations du continent européen, système historique qui se perpétue à travers de multiples institutions ; son objectif est de maintenir et de défendre un système de richesses, de pouvoir et de privilèges». Nous ne croyons absolument pas en la notion de race définie comme une catégorie biologique, mais nous la relions à la façon dont le pouvoir opère dans la société. Si moi, un militant blanc, je minimise la suprématie blanche, alors je minimise aussi mon analyse du pouvoir et j'aurai du mal à comprendre les luttes dans les communautés de couleur. De même, si je minimise le développement historique et institutionnel du patriarcat, j'aurai du mal à comprendre mes propres privilèges en tant qu'homme et l'importance de soutenir la direction des femmes.
Y.C. Pourquoi les militants blancs ont-ils une si mauvaise réputation, notamment en ce qui concerne leur incapacité à mener des tâches pratiques ?
C.C. Aux Etats-Unis, les Blancs, particulièrement les anarchistes et les anti-autoritaires, ont la réputation de ne pas être fiables. Au cours de l'histoire des Etats-Unis, les militants blancs ont très souvent abandonné des luttes dirigées par des gens de couleur. Dans le mouvement ouvrier, par exemple, des syndicats dirigés par des Blancs ont souvent signé des contrats ou des accords qui excluaient des travailleurs de couleur. Aujourd'hui encore, il arrive souvent que des militants blancs s'engagent dans une activité pendant un an ou deux, puis arrêtent complètement de militer. Les anarchistes blancs ont cette réputation parce qu'ils entreprennent souvent des actions sans considérer l'impact qu'elles auront sur d'autres gens. Ainsi, par exemple, lorsqu'on jette des pavés dans une vitrine pendant une manif. Si des immigrés sans papiers participent à la manif, ils risquent d'être expulsés si la police les arrête. Etre responsable, attentif aux autres, c1est tout simplement faire ce que vous avez promis de faire. C'est important de respecter ces principes si l'on veut construire un mouvement et les militants blancs ont la réputation de ne pas être sérieux.
Y.C. Dans ton texte tu emploies à plusieurs reprises le terme de responsabilité (accountability)? Peux-tu le définir ?
C.C. Quand je parle de la responsabilité, je pense à deux niveaux différents.
Le premier, signifie tout simplement faire ce que l'on s1est engagé à faire et accepter d'être critiqué et de rendre des comptes si l'on ne tient pas sa parole. Lorsqu'on s'engage à effectuer une tâche en vue d'une réunion ou que l'on déclare qu'on sera présent à telle heure, par exemple. Cela ne veut pas dire que l'on doit être parfait ou que l'on ne peut jamais être en retard, mais que l'on doit s'efforcer d'être responsable les uns envers les autres et mettre en application ce que l'on a collectivement accepté de faire.
A un second niveau, la responsabilité, pour moi en tant que Blanc antiraciste ou en tant qu'homme ou petit-bourgeois luttant pour l'abolition du capitalisme, c'est de m'inspirer de la direction des fractions radicales des opprimés pour m'aider à déterminer et évaluer les actions que j'entreprends.
En dernière analyse, je dois être responsable des actions que j'entreprends et de la politique que je défends. Penser à la façon dont les autres sont touchés par mes actions et comment mes actions contribuent à la construction du mouvement ou lui nuisent. Pour me développer en tant que dirigeant je dois reconnaître que mon combat fait partie d'une lutte multidimensionnelle pour la libération menée par des mouvements dirigés par des ouvriers et des pauvres, des queers(1), des femmes, des gens de couleur et des peuples indigènes.
Y.C. Certaines organisations antiguerre s'intéressent-elles à la classe ouvrière américaine ?
CC. La propagande anti-guerre dans la classe ouvrière se mène de plusieurs façons. Certains syndicalistes ont réussi à faire participer leurs organisations à des coalitions contre la guerre, en menant un travail d'éducation dans leurs syndicats et en essayant d'amener des adhérents aux manifs anti-guerre. Sabina Virgo, présidente d'un syndicat de travailleurs de la santé qui compte deux mille membres en Californie a été très active sur ce terrain. Elle a écrit des articles pour les membres de son syndicat afin de leur faire comprendre le lien entre les préparatifs actuels de guerre et les coupes dans le budget des services sociaux qui ont un impact direct, et désastreux, sur leurs conditions de travail. Elle a aussi pris la parole dans de nombreux meetings et manifs contre la guerre. De plus, de nombreuses personnes militent dans les communautés immigrées : en défendant les droits civiques, en dénonçant les attaques contre les immigrés, elles s'efforcent de lier ces questions à la guerre menée contre les travailleurs, à l'extérieur du pays comme ici. Dans les communautés de couleur, de façon plus générale, les organisations de travailleurs qui s'intéressent aux droits sociaux, au logement, à la qualité de l'éducation essayent de lier ces luttes pour la justice économique au combat contre l'impérialisme et la guerre. Ceux qui lisent l'anglais pourront trouver de nombreuses informations et analyses à ce sujet sur le site Internet war-times.org.
Notes du traducteur
Pour Chris Crass un radical désigne «une personne qui lutte contre les racines mêmes de l'oppression et pour un changement complet du système social». J'ai traduit tantôt par «révolutionnaire», tantôt par «d'extrême gauche», etc., mais évidemment on peut aussi traduire par «gauchiste», «contestataire», voire de gauche, selon le contexte et selon ses positions politiques.(1) Selon Chris Crass, «le mot queer,aux Etats-Unis, désigne les homosexuels, les lesbiennes, les bisexuels, tous les gens qui sont nés biologiquement avec un sexe d'homme et se considèrent comme des femmes et vice versa, tous ceux qui considèrent qu'ils appartiennent à plusieurs genres, qu'ils sont tantôt des hommes, tantôt des femmes, ceux qui ne se considèrent pas comme des hétérosexuels et ont une sexualité et un genre complexes et qui restent à conceptualiser. Queer est un terme utilisé par la gauche américaine pour désigner plusieurs identités, et ce concept s'oppose à l'hétérosexisme et au système binaire des genres.»