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Victor Méric
COULISSES ET TRÉTEAUX
À travers la jungle politique et littéraire
— Deuxième série —
Librairie Valois, 1931
Zo d'Axa
Gaston Couté
Georges Darien
Bela Kun
Une mauvaise plaisanterie
Marcel Sembat
Jaurès
La petite guerre au Quartier latin
Une section insurrectionnelle d'avant-guerre

UN ÉCRIVAIN : UN HOMME : ZO D'AXA
Ces pages étaient écrites lorsqu'on apprit la mort de Zo d'Axa, frappé brusquement, en pleine force ; toute la presse a salué la disparition de ce lutteur.
I.

Il est évident que les deux syllabes qui composent ce nom : Zo d'Axa, ne disent pas grand'chose aux générations sportives ou «cellulardes», d'aujourd'hui. Nos jeunes gens ne savent rien de l'En-Dehors, de La Feuille et de la carrière terriblement agitée, accidentée, fiévreuse, d'un combattant qui compta longtemps parmi les premiers de nos journalistes et de nos écrivains.

Zo d'Axa ! On peut rencontrer, du côté de Marseille, vers La Corniche, rêvant devant les eaux limpides et azurées, un homme sec, mince et grand, à la barbe blanche flottante, aux yeux très doux, l'allure aristocratique... Parfois, on le découvre sur la Cannebière. Les passants se retournent, s'interrogent. Il ne peut circuler dans l'indifférence, tant il est peu semblable aux autres, tant sa fine physionomie d'artiste, qui se doublerait d'un condottiere élégant, s'impose à l'attention. C'est presque un vieillard par la barbe qui danse sur sa poitrine, et il est extraordinairement jeune par le regard. Contemplez-le, bonnes gens. Un jour, s'il y a une justice littéraire dans ce bas monde de scribouilleurs, on le remettra à sa véritable place, tout en haut, parmi les élus.

Celui-là fut un de nos Maîtres —le Maître des Maîtres, aux alentours de l'affaire Dreyfus. J'ai personnellement subi deux irrésistibles influences : tout jeune, encore enfant, Jules Vallès ; plus tard, d'Axa. Deux tempéraments différents, cependant, et de procédés opposés ; mais ils se rejoignaient dans une commune haine de la laideur et de la bassesse, dans le mépris des préjugés odieux et stupides, dans le rouge claironnement de leurs colères et de leurs indignations.

Comment ne pas se souvenir ? L'affaire, la Grande Affaire dont on espérait tout, dont on imaginait pouvoir faire un levier pour soulever tout un monde d'iniquités, battait son plein. Aux portes des salles de réunion, où des foules houleuses, surchauffées, surbourrées, mêlaient leurs clameurs et leurs enthousiasmes, les camelots hurlaient : «Demandez La Feuille... Dernier numéro !» Qu'était-ce donc que cette Feuille ? On y allait de ses deux sous. On se disait: «Nous lirons ça demain. On verra !»

On a vu. La Feuille, ce n'était pas simplement du papier, avec des caractères noirs dessus, des lignes qui se succédaient, de la prose qui se déroulait... C'était un brûlot propre à incendier les intelligences, un pétard à la mélinite bon pour faire sauter les consciences, quelque chose comme un éclair foudroyant dans l'abîme opaque des ignorances, des égoïsmes apeurés, des lâchetés tenaces... Le mot d'ordre lancé aux rébellions... Le geste et le cri que tous les assis, tous les courbés attendaient pour se dresser, plus hardiment dans la Vie...

La profession de foi clamée par l'Individu.

Pourtant cette Feuille déroutait les esprits. Elle n'était pas tout à fait dreyfusarde comme nous l'aurions voulu. Elle se souciait peu de l'innocence du capitaine et des péripéties du roman-feuilleton offert à tous les appétits. «Les Mystères de l'Île du Diable !» Titre superbe. Épisodes palpitants. Chapitre de la condamnation. Chapitre : J'accuse ! Chapitre : Colonel Henry ! Clameurs, hurlements nationalistes, rasoir patriotique et, déjà ! (association d'idées et de mots) le sémillant Charles Maurras, paladin de l'obscurantisme, insecte sautillant derrière le cloporte Drumont. Sans oublier les vaillants de la Villette, les faussaires de l'État-major, la cohorte des généraux félons, menteurs, chevaliers de cette Raison d'État que les raisons du Sacré-Cœur n'ignorent point.

Passé tumultueux. On vivait avec intensité, superbement. Batailles dans la rue, batailles dans les meetings, batailles dans les salles de rédaction. Bataille partout, à toute heure. C'était une fin et un commencement. On naviguait parmi les éboulements. On se heurtait à des tas de puissances qui crevaient vides et lamentables. Le respect fuyait. Des guerriers se dressaient, tout nus et tout bêtes, sans panaches, sans auréoles. Des gouvernants, pris d'épouvante, s'accroupissaient. La société en panique était tenue, solidement, à la gorge.

Personne n'a tenté sérieusement le roman de l'affaire Dreyfus, avec tout ce qu'il a suscité d'espérances insensées et laissé d'amertume. Les générations qui l'ont vécu en ont reçu comme un «coup de marteau». Elles ne peuvent se résigner à voir s'effilocher tout un avenir lumineux — un avenir d'hier tout enguirlandé de mirifiques promesses. Qui donc chantera cette épopée ? Qui pourra dire, avec les phrases qu'il faut, les adjectifs utiles et le bataillon des tropes indispensables, la lutte féconde entreprise par une poignée d'hommes contre toutes les Forces mauvaises ? Ceux qui ont reçu ce baptême, j'y insiste, sont marqués à jamais. On les retrouve, à chaque occasion. Ce sont les mêmes qui ont vieilli, mais non désarmé, et qui se sont précipités au secours de Sacco et de Vanzetti.

Il y a, aussi, le chapitre des défections et des trahisons. Tout un chapelet de profiteurs et de repentis, les casés, les Thénardiers, les habiles de la suite à Clemenceau, les muscadins qui tâtaient des jeux du Forum, grands et petits renégats, pantins sans prestige, braillards sans poumons, laquais en rupture d'office... Mais qu'importe. La vermine est partout. Ce qui reste, c'est que voici près de trente années, une espérance soudaine a fait battre des cœurs d'hommes.

Sur des nuques d'esclaves rampants, un frisson a couru. Et les fronts se sont levés orgueilleusement, projetés vers le Soleil.

Oui, qu'importe que, depuis, le petit train-train de la vie ait repris, avec sa monotonie coutumière. On ne peut éternellement baigner dans le sublime et s'abreuver de tragique. Le Monde continue, évidemment. La Terre ne voit pas le moyen de s'arrêter. Mais l'affaire Dreyfus a griffé profondément les âmes.

Or, en ce temps-là où l'on ne rêvait que de Justice et de Vérité, un homme farouchement isolé échappait à l'envoûtement. Il voyait clair et juste. Ses yeux chargés d'ironie discernaient les réalités. Et il s'amusait, avec la conscience de sa force invincible, à fouailler les troupeaux hallucinés. Pour lui, pas de couplets humanitaires. Un long cri de révolte. C'était à coups de lanières cinglantes qu'il réveillait les lucidités et les énergies. Cela faisait mal. Cela faisait soubresauter et hurler. Mais, dans l'orgie effroyable des rumeurs et des imprécations, ce qui perforait les oreilles, c'était son coup de sifflet, suraigu.

La Feuille ! Zo d'Axa ! Je l'ai lu, parfois avec colère. Je ne comprenais pas. Je ne voulais pas comprendre. Qu'est-ce qu'il demandait ce pamphlétaire fulgurant, qui n'était ni dreyfusard, ni antidreyfusard, ni ceci, ni cela ; qui échappait à toute classification ; qui se plaçait en dehors des partis, des groupements, des chapelles ? Qu'est-ce qu'il nous apportait ? Simplement ceci : l'affirmation d'un homme qui aspirait à se réaliser pleinement, dans l'amour de la vie, avec la Vérité pour seule compagne. Il lui suffisait de jeter son cri, «à toute occasion» ainsi qu'il s'exprimait avec joie, avec certitude, avec rage. Et ses Feuilles s'envolaient, «légères ou graves», se tenant, se complétant, «selon le scénario de la Vie, chaque heure expressive».

De tels cris heurtaient souvent les intelligences, et tordaient les nerfs. Le polémiste s'improvisait «l'Évadé des galères sociales». Il se refusait «à monter dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie». Il ne voulait pas davantage s'embarquer sur le «radeau sans biscuits de la Méduse humanitaire». Il ajoutait que l'idée de révolte n'était pas «une foi destinée à tromper encore les appétits et les espoirs». Alors ? Il était seul, implacablement «seul», et repoussait tous disciples. Comment le suivre ? L'En-Dehors. Il était l'En-Dehors. Cela signifiait qu'il entendait marcher à sa guise, sans appuis, sans béquilles, armé de sa Vérité à lui. Et il interrogeait, gouailleur : «As-tu compris, citoyen ?»,

Ainsi lancé dans la bagarre, Zo d'Axa, l'individualiste, porta à l'adversaire les plus rudes coups. Il était aidé en cela par Steinlen, le grand artiste au crayon vengeur, par Willette, par Hermann-Paul, par Luce ! J'ai, chez moi, la collection de La Feuille, et je la parcours, aux heures d'ennui ou de doute. L'effet est prodigieux. On sort de là régénéré, revigoré, tout neuf.

Le premier numéro, qui fit sensation, dénonçait avec âpreté l'alliance franco-russe que d'Axa qualifiait de «mésalliance de la «Marseillaise» et du Knout». Après quoi, il s'en prenait à la grande presse bourreuse de crânes qui dispense aux pauvres d'esprit la manne des faits divers — dix assassinats pour un sou ! Horribles détails ! — et rend à peu près vain tout effort d'art ou de littérature. Puis, au hasard de la fourchette, l'écrivain piquait l'actualité, s'emparait de l'événement du jour, du fait saillant dont il exprimait tout le jus, dont il épuisait toute l'humaine philosophie, en un raccourci saisissant.

Tout y passa. Bagnes d'Afrique, policiers, magistrats, tourmenteurs, politiciens, hommes de finance, forbans de Bourse, traîne-sabres, prêtraille de toutes confessions et de toutes sacristies. Il n'épargnait rien. Sa plume féroce s'exerçait contre toutes les malfaisances et contre toutes les ignominies. Et il ne pardonnait pas davantage à la foule moutonnière, pétrie dans la sottise, avide de servitude. Il lui arrivait de s'attendrir, tout en crispant ses poings, les ongles rentrés. Alors il devenait poignant. Le cœur du pamphlétaire débordait.

J'ai dit que je reprenais volontiers la collection de La Feuille. Mais il advient que je l'abandonne, découragé. Toutes les batailles d'antan, tous ces cris de généreuse passion, tous ces assauts donnés aux Bastilles, à quoi ont-ils abouti ? Rien de changé. I1 y a toujours des enfants qui crèvent dans les colonies pénitentiaires, des conseils de guerre pour condamner les petits soldats, des victimes et des bourreaux, des mensonges, des saletés... Et, en plus, il y a eu la guerre — la grande guerre du Droit, de la Justice, de la Civilisation.

Il y a eu même une Révolution.

Mais il n'y a plus de Zo d'Axa. Le prestigieux pamphlétaire s'est tu. Il a vidé son encrier et brisé sa plume. Et, sous le bleu sans souillure d'un ciel de rêve, parmi les senteurs d'iode et de phosphore qu'apporte la mer, il promène son désenchantement, contemplant avec une curiosité hautaine les gesticulations des hommes, ses semblables.

Je n'entrerai point dans des détails inutiles concernant la biographie de d'Axa. Qu'il me suffise d'indiquer que le pamphlétaire le plus vigoureux de notre époque (qui se double d'un poète) est sorti d'une famille parisienne et qu'après le collège, il fit la boulette de s'engager aux chasseurs d'Afrique. Il avait soif de mouvement et d'aventures. Mais, trop jeune, il n'avait pas compté avec l'absurdité de la discipline et l'horreur de la caserne. Il apprit, là-bas, le dégoût de la chose militaire.

Revenu à Paris, et fort de cette expérience pour lui décisive, Zo d'Axa se lança dans la littérature. Il fut d'abord, poète. Je sais de lui de courts poèmes : Les Intensifs, qu'il n'a jamais publiés, où, déjà, il se révélait tout entier, c'est-à-dire épris de la forme, jamais satisfait, visant constamment à la pureté du style, au dynamisme du mot, à la saveur de l'expression. J'ai connu peu d'hommes capables de manifester autant d'inquiétude devant la feuille de papier noirci. Zo d'Axa poussait les scrupules à tel point qu'il en devenait, disons le mot, fatigant.

Le bon Louis Matha, qui, avant d'administrer Le Journal du Peuple, de Sébastien Faure, puis Le Libertaire, fut gérant de d'Axa, à L'En-Dehors, aimait à me raconter comment le terrible polémiste accourait, à deux heures du matin, à l'imprimerie, faisait remonter les formes, bouleversait tout, pour changer un mot, modifier une expression, supprimer une répétition. Il était la terreur des typos. Et, son numéro paru, il entrait dans de folles colères, parce qu'on avait négligé une virgule.

J'ai pu, moi-même, éprouver les effets de cette redoutable manie du scrupule littéraire. Je me trouvais sur une plage normande, à Carolles, où j'écrivais une étude sur Zo d'Axa, étude à laquelle je fais, aujourd'hui, de larges emprunts. Un matin — il pouvait être six heures — on m'annonce une visite. C'était d'Axa. I1 était arrivé la veille, et comme il a toujours eu l'horreur des chambres d'hôtel, il s'était enveloppé dans sa couverture et endormi dans une salle de la gare. Il me dit, tout de go:

— J'ai appris que vous écriviez quelque chose sur L'En-Dehors. Voulez-vous me montrer ça ?»

Je déférai à son désir. Je lui soumis l'étude que j'avais entreprise sur sa vie et son œuvre. I1 hochait la tête, avec bienveillance. Mais, de loin en loin :

— Mon cher ami, ne croyez-vous pas que ce mot... ?

Ou bien :

— Mon cher ami, ne pensez-vous pas que cette incidente... ?

Si bien que si je l'avais écouté, je crois que j'aurais recommencé mon papier d'un bout à l'autre. Je tins bon et ne lui fis que de rares concessions .

— Voyons, lui dis-je, il s'agit d'une étude sur Zo d'Axa et non d'une page de Zo d'Axa. Vous ne voudriez pas, cependant, que j'écrivisse comme vous...

I1 soupira :

— Vous avez raison. Mais...

I1 demeura deux jours à Carolles. C'était un être plein de fantaisie et un causeur surprenant. Ces deux journées comptent dans mon existence.


II.

Celui qui voudrait définir exactement d'Axa, et déterminer les influences subies par cet admirable maître de la plume, pour qui «l'action était vraiment la sœur du rêve», risquerait de tâtonner longuement... comme d'Axa lui-même. Il se chercha, en effet, patiemment, obstinément. Ce qui le guidait, c'était une sorte d'instinct irrésistible. Il finit par devenir pamphlétaire, tout naturellement. Il conquit alors, et sans grands efforts, en artiste ingénu et d'une rare sensibilité, la forme exigée par sa pensée.

Il débuta par quelques collaborations dans des journaux de Bruxelles et d'Italie. Puis, un beau jour, il fonda L'En-Dehors. Ce fut, dans les milieux littéraire et politique, un effarement. Dès le premier numéro, une épigraphe expliquait tout l'homme et l'écrivain: «Celui que rien n'enrôle et qu'une impulsive nature guide seule, le passionnel complexe, le hors la loi, le hors l'école, l'isolé chercheur d'au-delà.»

I1 y avait là une singulière et dangereuse promesse. On doit avouer que Zo d'Axa l'a tenue — largement.

L'En-Dehors se rua dans la critique audacieuse et folle des institutions et des mœurs. Il prit la défense des petits, notamment des anarchistes persécutés. Mais ces cris de révolte ou de pitié n'allaient point sans ironie. L'Ironie, dont Proudhon a dit qu'elle était sainte, c'est l'arme souveraine. Cela vaut cent fois mieux que les jérémiades ou les rugissements. Tous les grands révoltés l'ont cultivée. Vallès, avec âpreté et cruauté, parfois. D'Axa, avec plus de désinvolture. Silence aux pleurnichards et aux hypocondriaques. Nous sommes au pays de Voltaire.

D'Axa avait, à côté de lui, comme collaborateurs, des écrivains qui se nommaient: Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Paul Adam, Georges Darien (l'auteur de Biribi), Victor Barrucand (alors anarchiste et qui devait lancer l'idée du Pain gratuit), Émile Henry (qui, lui, lança la bombe de Terminus) et des poètes : Stuart-Merill, Francis Viellé-Griffin, Henri de Régnier... D'autres encore, dont Pierre Veber (mais oui!). Une merveilleuse équipe.

L'influence de ce journal-revue fut prodigieuse. D'Axa y dépensait une verve intarissable et amorçait des campagnes retentissantes. En même temps il faisait preuve d'une fantaisie que rien ne pouvait troubler. C'est ainsi qu'un jour il écrivait un article violent et justicier contre la stupidité malfaisante du duel pour, le lendemain, aller se battre contre son collaborateur Darien, avec lequel il n'était point d'accord sur je ne sais quel détail philosophique. Il octroyait un coup d'épée à l'auteur de Biribi, puis lui réclamait une chronique pour le numéro suivant du journal.

Mais au-dessus de tout, il affirmait bellement, superbement, sa foi dans la Révolte, son désir de vie libre et vagabondante, hors des «rivets de la loi».

On le classa comme anarchiste. On se trompait. D'Axa a toujours refusé de s'embrigader. Il s'opposait violemment aux «compagnons» qui l'entouraient et lui reprochaient avec aigreur de ne pas tout subordonner à «l'idéale anarchie». Pour lui, point de chapelles, point de confessions. Il écrivait sereinement : «Il faut vivre dès aujourd'hui, dès tout de suite, et c'est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories  — même anarchistes — que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos emportements, à nos douleurs, à nos rages, à nos instincts avec l'orgueil d'être nous-mêmes.» Théorie déconcertante, dira-t-on. D'Axa était ainsi. Il faut le prendre tel qu'il s'est affirmé. Sans plus.

Seulement, à cette belle époque, les anarchistes qui rêvaient de secouer la société bourgeoise à coup de dynamite étaient traqués, emprisonnés, guillotinés. D'Axa aurait pu crier aux magistrats et aux policiers: «Il y a mal donne». Il n'en fit rien. On l'étiquetait anarchiste. Soit. Il se contenta de hausser les épaules.

Et ce fut une existence effroyablement mouvementée. Poursuivi, condamné, jeté dans les cachots, il s'évade, s'exile. On le prend. Il s'enfuit de nouveau. On le retrouve en Angleterre, en Italie, en Turquie, un peu partout. Cette odyssée, qu'il a contée lui-même dans son volume : De Mazas à Jérusalem, réclamerait des pages. I1 est, pourtant, un écrivain qui nous l'a offerte en raccourci : Adolphe Retté, depuis tombé fâcheusement dans un bénitier (1).

«Un journal, écrit-il (il y a longtemps déjà), parut, un fouet, où des grelots tintaient en fous rires sanglotés, claqua, fouailla magistrature et législature, Hautes-Brutes des États-majors et Bas-Filous des banques, dirigeants et dirigés, marqua de rouge le derrière obscène de la Bourgeoisie. L'En-Dehors fut, qui fit valser les toupies sous des lanières d'étoiles. Zo d'Axa, cet homme bizarre, content d'être lui-même, sans étiquette de parti, sans accointances politiques, cet anarchiste ne se pouvait tolérer longtemps...»

En effet. Les amendes et les mois de prison se mirent à pleuvoir sur le journaliste. D'Axa fut arrêté, la maison du journal saccagée et mise au pillage. Début des mésaventures.

Le premier crime du pamphlétaire, ce fut d'avoir ouvert une souscription pour les familles des anarchistes emprisonnés. Il se vit immédiatement inculpé d'association de malfaiteurs. Il avait alors vingt-sept ans.

Il passa un mois dans un cachot, puis fut remis en liberté provisoire. Alors, peu désireux de retourner dans les geôles républicaines, il fila en Angleterre. Les policiers le poursuivirent jusqu'à Londres. Il abandonna les Britanniques, s'en fut en Hollande où il fraternisait avec une troupe de musiciens ambulants. Après quoi, il prit place sur un chaland qui remontait le Rhin jusqu'à Mayence, vivant paisiblement parmi les mariniers, s'enivrant d'air pur, loin des fracas et des tracas de Paris.

De Mayence, d'Axa s'enfonce dans la Forêt-Noire, se mêle aux bûcherons. Lassé, il descend en Italie. Là, les policiers l'attendaient. On envahit sa chambre d'hôtel. On l'arrête. On le conduit à la frontière autrichienne, les menottes aux mains, entre deux argousins. Cela dura cinq jours. Le sixième, raconte-t-il, je passai la frontière, les mains bleuies par les fers.

Il gagne Trieste à pied, demeure quelques jours en Autriche. Mais d'autres cieux l'attirent. Il s'embarque pour le Pirée, s'en va dormir dans les ruines du Parthénon. A ce moment, il n'a plus un centime en poche. Les agents le guettent toujours. Il trouve, néanmoins, le moyen de gagner Constantinople. On l'arrête de nouveau. On le relâche. Il part pour Jaffa.

A Jaffa, de louches individus se jettent sur lui, le traînent au consulat. On lui déclare qu'il est un grand criminel et on l'enferme dans une chambre basse d'hôpital. Il s'évade dans la nuit. Il prend la route de Jérusalem. Toute une bande de sbires se lance à ses trousses. Le voilà ressaisi, garrotté, jeté dans un paquebot qui se dirige vers Marseille.

Durant toute la traversée, il demeure enchaîné, aux fers, insulté par les passagers qui viennent le contempler comme une bête curieuse. A l'un d'eux qui l'interroge, il répond en riant: «J'ai coupé une vieille femme en treize morceaux et cela m'a donné la migraine.»

A peine a-t-il mis le pied sur le port de Marseille qu'un policier s'approche et lui explique que les formalités nécessaires n'ayant pas été remplies à Jaffa, pour son arrestation, il est libre. D'Axa respire. Aussitôt, un deuxième policier surgit qui pose sa main épaisse sur son épaule et l'informe qu'en raison de ses condamnations antérieures, il est de son devoir de l'appréhender !... subséquemment. Beautés de l'administration policière.

A Paris, on le colle à Sainte-Pélagie. Par malheur, pendant qu'il vagabondait sur les routes d'Orient, un anarchiste italien avait assassiné le président de la République, Sadi Carnot. On laisse d'Axa purger ses peines. Il va être remis en liberté. Il franchit le seuil de la prison. Il n'a pas fait deux pas qu'on lui retombe dessus et qu'on l'emmène au poste. Cette fois, d'Axa estime qu'on exagère. Il saute par la fenêtre et s'enfuit.

Derrière ce long garçon à longue barbe rouge, les agents se précipitent. La foule s'en mêle. On crie : Au voleur ! D'Axa se précipite dans le Jardin des Plantes. Un citoyen courageux lui saute à la gorge. Passé à tabac, les habits déchirés, en sang, on le reconduit au poste et, de là, au Dépôt. Le lendemain, sans la moindre explication, on le relâche. Tout cela, parce qu'on portait la dépouille de Carnot au Panthéon, et qu'il n'était pas possible, évidemment, de laisser un aussi redoutable malfaiteur que d'Axa dans les rues de Paris.

Alors, criblé de dettes, un peu dégoûté, ne voyant pas la possibilité de poursuivre la publication de son Journal, Zo d'Axa se tut. Il se reprit à voyager. Ce grand trimardeur s'en alla par les chemins et les canaux, rêvant à des choses inaccessibles, les cheveux dans le vent, les poumons avides d'air libre. Il en avait assez des hommes, de leurs conflits et de leurs misères. Lui, qui ne croyait point aux promesses de la fée Anarchie, n'avait pas bronché lorsqu'on l'avait accusé d'être anarchiste. Se défendre lui paraissait une lâcheté. Mais des anarchistes le traitaient d'aristocrate et — suprême injure — d'intellectuel.

Il avait l'immense tort de repousser tous les dogmes et de ne s'agenouiller dans aucune église.

Il méprisait avec autant de force les maîtres et les esclaves. Volontiers, il prononçait, selon Carlyle : «Je vomis les classes dirigeantes et les classes dirigées me dégoûtent.» Ce révolté hautain, ivre d'indépendance, qui considérait la morale comme un chapitre de l'esthétique et prétendait constamment «agir en beauté», cet En-Dehors (qui fut si souvent l'En-Dedans) dont la fine silhouette évoquait les gentilshommes de la Renaissance, prit le parti de se taire. Il renonça à la bataille stérile.

Mais bientôt l'Affaire Dreyfus bouleversait le monde. Les forces éternellement ennemies s'affrontaient. C'était le cas de rappeler le vers de Hugo, délirant :

        C'est ici le combat du jour et de la nuit.

Comme tous, d'Axa fut happé par le grand drame. Il sortit de sa Tour de silence. Et il lança sa Feuille à tous les vents.

Deux années de lutte féroce. Chacune de ses Feuilles faisait mouche. Les mots étaient pesés, les termes aiguisés. I1 flagellait les «moutons de Boisdeffre» ; il dénonçait la «saoulerie de l'uniforme, la nostalgie du servage». Il montrait que la France n'était plus la cavale de Barbier, mais «la grenouille qu'on amorce avec un fonds de culotte rouge». Il s'accrochait à la boutique de faussaires de l'État-major et s'écriait: «En joue !... Faux !...» Il allait plus loin encore... trop loin selon certains. Il bafouait le peuple souverain.

Un jour, il organisa, en pleine période électorale, une mascarade. I1 se mit à promener dans les rues de la capitale un âne, un doux Aliboron, baptisé par lui : «Nul» et dont la mission était d'aligner les suffrages non exprimés. Naturellement son âne blanc fut élu, mais les agents traînèrent au poste ce digne représentant du peuple.

Autre méfait. Il s'est complu, parfois, à railler «l'honnête ouvrier» fier «de ses mains calleuses». Il a jeté de dures vérités aux révolutionnaires, aux «rhétoriciens de la Sociale, prometteurs de bien-être futur». Pour lui, pas de directeurs de conscience, pas de chefs de file. Il bataillait, simplement pour le plaisir de batailler. Rien ne pouvait l'enrôler — j'allais écrire: l'entôler. Et, cependant, cette attitude, qu'on n'a pas toujours bien comprise, n'était pas vain dilettantisme. Rien de gratuit, proclamait-il. Ainsi que je l'ai montré, quand il fallait payer, il payait et... il recommençait.


III.

J'ai écrit : il recommençait. Ce n'est pas tout à fait exact.

Depuis que la grande affaire s'est terminée, j'ose le dire, en eau de boudin, aboutissant simplement au triomphe de quelques-uns de ses paladins intéressés, sans apporter la moindre réforme, sans tenir la moindre de ses promesses, laissant debout les juges militaires, les bagnes militaires, les sottises militaires ; depuis, donc, cet édifiant avortement, l'écrivain, à jamais dégoûté, a jeté sa plume. Il s'était rué dans la bagarre, avec frénésie, se dépensant sans compter, offrant sa poitrine aux coups, largement. Mais, de bonne heure, il comprit. Encore une désillusion à ajouter à tant d'autres.

le numéro final de La Feuille est comme une sorte de testament. Cela s'intitulait: «La dernière aux Anarchistes». Le pamphlétaire s'occupait de l'explosion d'une poudrière de Toulon et il marquait, non sans humour, que tous les efforts des dynamiteurs et tous leurs attentats faisaient piteuse figure à côté de cette pétarade. Et il criait à ceux «qui ne désarment pas» : Plus de chapelles, plus de systèmes, plus de théories. L'individu par-dessus tout !

Il disait d'eux: «C'est immédiatement qu'ils veulent vivre ; c'est sur l'heure qu'ils s'affranchissent des tutelles et des mots d'ordre. Chacun sa route. Au cours de tous les événements, en dehors de tous les partis, ils lancent le cri de révolte.»

En-dehors. Tout Zo d'Axa est dans ce mot. Son individualisme n'a rien de la «surhommanie». Rien de moins nietzschéen que ce vagabond qui ne peut supporter ni joug ni entrave. Rien non plus de l'égoïsme étriqué des petits hommes contemplateurs de leur nombril. D'Axa, c'est le nomade épris fougueusement de liberté, — la liberté sans rivages, disait Vallès — qui ne peut se plier aux disciplines sociales, mijoter dans ces géhennes que sont les cités modernes, auquel il faut l'espace à dévorer, la route qui s'allonge interminablement — parmi des chants d'oiseaux et sous la caresse du soleil...

Quand il se rebelle, quand il pousse le cri de révolte, c'est que les hideurs, les injustices, les saletés lui gâtent le paysage, polluent son horizon. Que lui importent les masses inertes et veules cuisant dans la marmite de la servitude ! Il ne prétend pas poursuivre leur libération, envers et contre tous. C'est à l'individu de se libérer, de suivre son instinct, hors les lois, hors les préjugés, hors les morales courantes... selon ses aptitudes et ses possibilités. «Il suffit d'oser», affirme-t-il.

Tant pis pour l'individu, s'il se laisse enliser dans les sables mouvants de la bêtise, de l'ignorance, de la malfaisance. Mais d'Axa n'exalte point, cependant, cette contrefaçon de l'individualisme qui met l'arme au poing d'une brute et tend simplement à substituer un satisfait nouveau à un ancien satisfait, à placer Caliban dans le lit du duc Prospéro.

Il ne veut pas davantage ajouter foi aux demains édéniques. Peut lui chaut que le paradis soit déplacé et qu'au lieu de le désigner en haut, on nous le désigne, maintenant, à l'horizon fuyant.

«C'est mentir que promettre encore après tant de promesses déjà. Les prophètes et les pontifes nous bernent en nous montrant, dans le lointain, des temps d'amour. Nous serons morts ; la Terre promise est celle où nous pourrirons. A quel titre, pour quels motifs, s'hypnotiser sur l'avenir ? Assez de nuages !»

Ainsi s'exprime-t-il. On conçoit que cet En-Dehors surprenne et rebute. Pour le suivre, sur son libre chemin, il faut avoir des jambes solides et l'œil clair. Sa philosophie n'est point, comme disait Richepin, pour des «palais d'enfants lécheurs de crème».

Aussi combien ces termes qu'on voudrait lui appliquer : indépendant, homme libre, individualiste, paraissent usés, palots, éculés ! En-Dehors, voilà le seul qualificatif qui convienne. Et quand d'Axa eut jugé qu'il en avait assez dit, qu'il serait fastidieux de se répéter, il prit son bâton et s'en alla sur les routes, tel le Juif-Errant. Il marcha, il marcha. Il courut vers le Nord et redescendit vers les chauds midis. Il remonta les canaux jusqu'à la mer. Il vit les Amériques, la Chine, le Japon, les Indes. L'air pur, l'air éblouissant du large gonflait ses poumons. De même qu'un autre en-dehors qui, lassé lui aussi d'écrire en vers et en prose, s'évada de la galère sociale, il aurait pu s'écrier :

        Je sais les cieux crevant en éclairs et les trombes,
        Et les remous, et les couchants; je sais le soir,
        L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
        Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir.

Ce qu'il méprisait et haïssait, c'étaient les villes tentaculaires qui sont autant de fourmilières où grouillent les appétits et les laideurs. Il en avait trop vu de ces troupeaux, en apparence différents de moeurs, mais d'habitudes identiques. Sans verser dans la misanthropie, il évitait les hommes, mettait toute sa joie à coudoyer les simples.

Je l'ai rencontré, souvent, la main posée légèrement sur la selle de sa bicyclette. Il me disait: «C'est une compagne fidèle ; elle me suit comme une ombre ; elle court et glisse  mon côté.» Sur ses épaules, il portait une couverture enroulée et, à la première étape, il la jetait à terre, se couchait dessus, dédaigneux des abris qu'offrent les chambres d'hôtel. Un coin quand il pleuvait, le ciel fourmillant d'étoiles quand il faisait beau. Un vagabond, vous ai-je dit.

Longtemps, il habita une péniche en compagnie d'un marinier qui la pilotait. Il avait mis là quelques livres et doucement, lentement, il remontait les canaux et les fleuves, s'arrêtant au petit bonheur, capricieusement. La route, la route, il ne connaissait que ça. Et, à force de voir, sous toutes les latitudes, les hommes semblables à eux-mêmes, il atteignit à un mépris souverain et souriant.

Un jour, pourtant, il s'immobilisa dans la poussière du chemin. Il y avait un grand bruit vers l'Orient, du côté de Moscou. Tout un peuple, disait-on, s'était levé pour balayer ses maîtres. Le drapeau rouge flottait sur les ruines du capitalisme vaincu. Parmi d'atroces souffrances, d'indicibles détresses, une œuvre formidable s'élaborait. Un monde nouveau s'éveillait.

Alors l'En-Dehors, l'Évadé des cages sociales se prit à rêver. Qu'allait-il sortir de ces tumultes et de ces désastres ? La société qui s'efforçait de surgir serait-elle hospitalière à l'Homme ? Et comment, lui, le réfractaire obstiné, buveur et mâcheur d'au-delà, l'«Intensif», n'aurait-il pas senti immensément, «intensivement», toute la beauté tragique de cette agonie et de cet enfantement ?

«Le communisme, prophétisait Herzen, orageux, terrible, sanglant, injuste, passera à toute vapeur. Au milieu des foudres et des éclairs,  la lueur des palais embrasés, sur les ruines des fabriques et des magistratures, comme sur un nouveau Sinaï, apparaîtront de «Nouveaux Commandements», un nouveau Décalogue...»

Mais l'En-Dehors se réveille et secoue la poussière de ses souliers. A quoi bon ? Les hommes demeureront toujours des hommes tant que ce globe roulera paradoxalement dans l'immensité. Révolution. Progrès. Efforts stériles. Poursuivons notre chemin.

Pour l'En-Dehors, le conflit est perpétuel, sans fin, sans solution, entre les Masses et l'Individu.

Ai-je bien fait comprendre et réussirai-je à faire aimer cet extraordinaire Réfractaire — l'Insurgé total, irréconciliable ? Ce qu'il faudrait pouvoir exprimer, c'est toute la fantaisie de ce coureur de grands chemins qui est un des plus magnifiques écrivains de notre temps et aussi la bonté malicieuse qui se lit dans ses grands yeux clairs. Il y a encore de l'enfant dans son regard qui se repaît joyeusement du spectacle de la rue comme des nuances changeantes du ciel.

Il n'écrit plus. Il ne veut plus écrire. Il estime qu'il en a assez dit. La dernière fois qu'il donna de ses nouvelles à un monde oublieux, il s'exprimait ainsi :

«Circuler un peu par le monde, entrevoir l'épaisseur des masses, retrouver partout florissantes les mêmes duperies transposées, les croyances et les fétichismes enracinés jusqu'à l'os, il est vrai, ne m'a pas porté à d'édifiantes illusions. Respirer, respirer ailleurs. N'être rien dans la vaine affaire. Lampée d'air pur, vent du large. Et sans doute plutôt nomade. Qu'est-ce donc vivre si ce n'est passer, selon sa nature, un moment ? J'aime le matin sur les routes, proches ou lointaines, et sans stylo, sans autre ambition ni but que de comprendre la journée claire en dehors des mirages flottants  — en dehors ainsi que toujours, à des feuilles d'écriture près.»

Il ajoutait : «Pâleur des paroles. C'est à peine si j'indique, rapide... Du moins pas de faux nez. Ça gêne. Au petit bonheur de naissance, privilège absurde et commode, la société capitaliste, avant les banqueroutes finales, me dispense quelque pécune. J'use des derniers assignats aux promenades qui me plaisent encore.
«Et déplaire ne me déplaît pas.»

Et voici, pour finir, cette déclaration où l'homme apparaît tel qu'il est, extrêmement, superbement et sans la moindre hypocrisie :

«... La révolution, mais on ne la fera pas exprès ! Elle résultera, fatale, implacable aussi, de vos défis, de vos maladresses, d'une situation sans issue, de la force même des choses, de leur faiblesse.

«Qu'en sortira-t-il, cher ami ? Je ne ferai pas semblant de songer à l'affranchissement, à l'émancipation d'une classe plus spécialement que d'une autre, pervertie qu'elles sont toutes par le manque de simplicité, le goût nègre des verroteries, du clinquant et des cinémas tombés dans le roman-feuilleton. Rien de très beau à espérer. Étant donné ce que sont les hommes, tous les hommes que nous connaissons, — nous compris, — il ne sied pas d'anticiper au delà du bouleversement, vengeur des mensonges d'un monde. Il s'annonce. Qui vivra verra. Vivons donc... Et le moins sottement possible...»

Pour d'Axa, la solution est trouvée. C'est le silence. Puisse-t-il en sortir un jour et reparaître, le fouet à la main. En attendant, il se tait, opiniâtre. On a beau lui dire : «Vous devriez reprendre votre plume !» Il hausse les épaules. Il a un sourire de pitié, puis il vous désigne du doigt l'horizon qui s'écroule dans le soir :

— Voyez, mon ami, l'étrangeté de ce couchant dont les aspects se modifient de minute en minute...

Et il s'en va, de son pas hardi, ses talons sonnant, du rêve dans les yeux. Sa besogne est accomplie. Il a parlé quand il a jugé que c'était utile. Que lui réclame-t-on encore ?

Un soir, je le vis arriver à Paris, paisible et souriant. Il me confia :

— Mon cher ami, j'ai beaucoup voyagé et je viens de m'apercevoir que je n'avais pas vu le plus intéressant.

— Quoi donc ? Vous allez repartir ?

— Oui, pour un grand voyage. Je suis en train de visiter Paris. C'est inouï ce qu'on peut y découvrir.

Il avait parcouru l'Orient, traversé le Canada, vécu parmi les Indiens. Il avait franchi des fleuves et des mers, grimpé les flancs des montagnes, pataugé dans les neiges éternelles. Et, tout à coup, ce Parisien de Paris, ce fils de bourgeois parisiens, poussé sur le pavé, s'avisait que le plus beau des voyages était celui qu'il tentait dans sa capitale. Et il montait vers Belleville, redescendait à la Glacière, poussait vers Grenelle, rejoignait la Butte... à chaque pas émerveillé, tout heureux, plein de la joie d'un enfant qui aurait un jouet nouveau. Paris, Paris ! Pourquoi aller si loin ? interrogeait-il.

Certes, en le voyant circuler dans les rues, son bâton à la main, très droit, la tête haute, la barbe flottante, les passants ne se doutaient point que cet homme était le plus redoutable polémiste et le plus échevelé fantaisiste de notre époque. S'en doute-t-il lui-même ? Mais les années qui viennent mettront chacun à sa place.

Dans les anthologies qui se préparent, parmi les rangs de nos plus purs écrivains, le nom de Zo d'Axa, grand vagabond, grand pamphlétaire, grand révolté, s'inscrira en lettres flamboyantes,


GASTON COUTÉ, POÈTE DU PEUPLE

Ce pauvre Gaston Couté ! Est-ce que vraiment, on l'aurait oublié, comme me l'assurait, il y a quelques jours, un de ses plus vieux admirateurs ? Est-ce que son nom a perdu toute signification pour les générations présentes, pour les générations qui ont poussé après la guerre ?

C'est bien possible. Le temps coule. Le flot sur le flot se replie. Et tel qui fut célèbre, acclamé, populaire, adulé, n'est plus que cendres dans le foyer éteint de l'humaine mémoire.

Couté n'était, d'ailleurs, qu'un poète — une sorte de moineau des champs échoué à Paris. Il chantait pour son plaisir. Il chantait la peine immense des pauvres bougres ballottés, comme des galets, dans l'océan des amertumes et des souffrances. Il sifflait aussi, au nez des puissants, des heureux, à la barbe des préjugés.

Et que voulez-vous qu'il demeure d'un oiseau qui ne sait que chanter ? Le souvenir qui va s'abolissant. C'est comme pour le journaliste qui, durant toute une existence de labeur, sème à tort et à travers le plus précieux de lui-même, et, forçat de sa verve et, forçat de l'écritoire, noircit du papier... Si vous comptez que quelque chose reste de vous, hâtez-vous de pondre quelque gros volume fastidieux. Ça, c'est du confortable et la postérité vous le revaudra.

Je voudrais vous parler de Gaston Couté. Vous en parler avec la ferveur attendrie d'un homme qui fût un de ses plus intimes compagnons de bohème, d'idée, de combat, — parfois de misère. Je suis sûr que vous l'aimerez. On ne pouvait point ne pas l'aimer. Il y a encore, à travers les cabarets chantants de la capitale, de vieux chansonniers — j'en appelle à vous, Martini, Tosini, Aimée Morin — qui seront à la fois joyeux et émus de pouvoir l'évoquer, un soir, en lisant ces lignes hâtives.

Qu'était Gaston Couté ? Un petit paysan de la Beauce qui, un beau matin, harcelé par le démon de la poésie, prit le train pour Paris.

Son enfance s'était écoulée sur la terre, face à la terre. Il était de la glèbe et l'âme fruste du cul-terreux (celui d'avant-guerre) ne recelait, pour lui, aucun secret. Ces paysans, d'ailleurs, il devait les magnifier et les flageller, les associant aux vastes horizons que bornent, dans le lointain, les collines fleurant la lavande. Le ciel de la Beauce était dans son âme pure, et le souffle qui passe sur les vastes plaines dilatait ses poumons, le souffle de la liberté, quelque
fois, souvent même, le vent des révoltes !

Il débarqua dans la capitale, très jeune, «riche de ses seuls yeux tranquilles». C'était l'époque où, dans les cabarets montmartrois triomphait Jehan Rictus, le poète épique de la Misère moderne. Lui venait de Meung-sur-Loire, petite ville accroupie sur les bords du fleuve où, jadis, François Villon, ancêtre de Couté, fut interné par ordre du sauvage évêque Thibaud ; où le Roman de la Rose prit son essor !... Et, de cette bourgade paisible, archaïque, toute vibrante encore d'ineffaçables remembrances, le poète sautait brusquement dans le charivari assourdissant de Montmartre.

Montmartre n'était point, cependant, aux alentours de 1900, le quartier trépidant, gorgé de bruit et de lumière, où tout ce que l'univers civilisé peut vomir de métèques dorés ou crasseux vient, depuis des années, chercher son immonde pâture. Non ! La Butte et les pentes qui dévalent vers la place Pigalle, la place Blanche, la place Clichy, étaient l'asile pittoresque, le refuge de toute une race d'artistes, de littérateurs en herbe, de ratés, de poètes faméliques...

Montmartre et ses boîtes de nuit, c'était leur domaine. Ils y régnaient sans conteste, accueillis par les bistrots qui les fêtaient, objets de curiosité pour les provinciaux et les étrangers... Douce époque. On vivait pour rien et de rien. On ne mangeait pas toujours et l'on savait s'en passer. On dormait, parfois, à la belle étoile. Nos cadets ne connaissent pas ces choses.

Par exemple, on buvait. On buvait même trop, car on trouve toujours à boire. Je me souviens d'un établissement où l'on nous rinçait à l'œil, des soirées entières, moyennant que nous consentissions (sic) à dire des vers ou à débiter des couplets. Et c'est précisément parce que l'on buvait trop facilement que plus d'un, parmi tant de jeunes hommes extraordinairement doués, s'est laissé enliser dans la crasse profonde et tenace de la bohème.

Mais il n'y avait alors ni «coco», ni jazz-band, ni charleston. Et le bock valait quinze centimes.

Dès ses débuts, Couté connut le succès. Ce fut rapide. Il récitait des poèmes avec l'accent savoureux du terroir. Et quels poèmes ! Il y avait, là dedans, des lamentations, des hurlements, des cris de révolte, et cela baignait dans une immense pitié, dans un amour inaltérable de la terre et des paysans. Cela s'appelait les Chansons d'un Gas qu'a mal tourné : Les Conscrits, les Gourgandines, Le Christ en bois :

        Christ ed' l'Eglis' ! Christ ed' d' la loi !
        Qu'a l'corps, qu'a l'cœur, qu'a tout en bois !

Bientôt la célébrité du jeune poète franchit les limites montmartroises. On l'écouta sur la rive gauche. Puis il prit son bâton et s'en alla sur les routes de France.

On le revit dans sa ville natale où son père dirigeait un petit moulin. De loin en loin, il aimait à se retremper ainsi dans sa bonne cité silencieuse et morne, aux dentelles de pierre. Puis la paix formidable et lourde des champs le sollicitait. Il errait parmi les moissons dorées, les yeux remplis du rouge des coquelicots et du bleu des bleuets. Il revenait de là, avec de nouveaux poèmes, le regard clair, rajeuni, retapé et son rire joyeux éclatait en fanfare.

Puis, hélas ! comme tant d'autres, il se remettait à boire. Il buvait surtout en compagnie d'un vieux chansonnier qui fut son néfaste initiateur. Il devait en mourir, plus tard, après quelques années terribles de lassitude et d'écœurement.

J'allai le trouver, un soir, pour lui demander de participer à une soirée chantante organisée à la Maison du Peuple de Paris. Cette Maison du Peuple était une triste bicoque, au fond de l'impasse Pers, qui donne dans la rue Ramey. Elle était utilisée pour les réunions publiques, les soirées théâtrales populaires et les bals.

Nous nous installâmes à une terrasse, non sans avoir commandé deux pernods bien tassés. C'était le temps où la fée verte resplendissait, en pleine gloire. J'expliquai au poète ce que je voulais de lui.

J'étais alors «secrétaire général» (eh ! oui !) d'un «Théâtre Social» dont je parle ailleurs. Ce théâtre, composé d'amateurs et de quelques professionnels dans la débine, avait pour mission de faire connaître au peuple les belles et fortes œuvres. J'ai joué, là dedans, des rôles insignifiants, où j'étais horriblement mauvais ; j'ai fait jouer des pièces dites de propagande dont j'étais l'auteur ; j'ai tenu le poste de souffleur ; j'ai monté de grandes machines en plusieurs actes. J'ai récité des vers (de moi !). Mais il m'est arrivé d'organiser de glorieuses et inoubliables soirées.

Du reste, nous avions de précieux concours. De Max, lui-même, venait parfois nous aider de ses conseils. De jeunes auteurs nous apportaient leurs manuscrits. Et c'est ainsi que nous pûmes représenter : Mais quelqu'un troubla la fête, du poète Louis Marsolleau ; La Sape, de Leneveu ; Le Portefeuille, de Mirbeau ; L'Exemple, grand drame social de Cheri Vinet, etc., etc.

L'un de ces jeunes, désireux d'être joué au Théâtre Social, s'appelait Serge Basset. Il devait, comme on sait, périr, plus tard, au front. Pour l'instant, il était l'auteur d'un drame terriblement révolutionnaire : La Grande Rouge. Il s'agissait, dans cette pièce, d'une grève de chapeliers. A un moment, on voyait des femmes grévistes, ayant massacré un patron, promener au bout d'un bâton sanglant, ses attributs les plus essentiels. Cela faisait songer à Germinal. C'était, d'ailleurs, une œuvre puissante. Nous commençâmes à distribuer les rôles et à répéter.

Mais, entre temps, Serge Basset était entré au Figaro. Il ne tenait plus du tout à voir triompher sa pièce. I1 nous redemanda les exemplaires que nous possédions et les détruisit. Un exemplaire, pourtant, lui échappa ; il alla échouer dans les mains d'Urbain Gohier, qui s'offrit le malin plaisir d'en publier les extraits les plus suggestifs, dans L'Aurore. Mais la représentation, interdite par l'auteur, ne put avoir lieu.

Très souvent, nous nous contentions de ce que nous appelions des «soirées familiales». Cela consistait en une conférence «éducative», des chants, des poèmes... De très brillants conférenciers passèrent à la Maison du Peuple, parmi lesquels Laurent Tailhade, Charbonnel, Clovis Hugues ; de nombreux savants, artistes, écrivains. En ce temps-là, après l'affaire Dreyfus, l'on évangélisait les masses. Les intellectuels, selon la formule d'alors, «allaient au peuple».

Dès que Couté sut de quoi il s'agissait, il accepta avec enthousiasme. Il se trouvait beaucoup plus à son aise dans ces milieux que dans les cabarets, parmi des snobs plus ou moins compréhensifs. Il tenait, d'ailleurs, certains de ses confrères en piètre estime. Il les ciblait de traits. Il prétendait qu'ils n'étaient bon qu'à composer des chansons sur l'air de «ta-ra-ta-ta...». Et, le soir venu, il disait, avec son air fatigué et ses yeux pétillant de malice paysanne :

— Allons ! je m'en vais dans mon «taratatoire».

Il quémandait toujours le concours des amis. Il nous suppliait de venir passer quelques instants au cabaret. Il lui fallait ça, affirmait-il, des visages amis pour lui donner du cœur et chasser le cafard.

Il connut, impasse Pers, de prodigieux succès. Il entrait de plain-pied dans la confiance populaire. Ses poèmes colorés, directs, aux images audacieuses et brutales, frappaient les imaginations, allaient au cœur des foules. Xavier Privas devait plus tard l'appeler le «Mistral de la Beauce». Et il ajoutait :

— N'est-ce pas le sourire aux lèvres et le couplet joyeux à l'esprit que ce paysan philosophe a fustigé l'hypocrisie sociale et cinglé les vices humains ?

Ah ! les poèmes de Gaston Couté ! Si j'osais vous en révéler quelques-uns !...

Tenez, écoutez la Complainte des Ramasseux d'Morts :

        Cheu nous, le lend'main d' la bataille,
        On est v'nu quéri' les farmiers...
        J'avons semé queuq's bott'lé's d' paille
        Dans 1' cul d' la tomb'rée à fumier;
        Et, nout'jument un coup ett'lée
        J'soumm's partis, rasant les bords
        Des guérets blancs, des vign's gelées,
        Pour aller relever les morts.

        Dans mon arpent des « Guérouettes»,
        J' n'avons ramassé troués:
                            Avec Penette...
        J' n' avons ramassé troués ;
        Deux moblots, un Bavaroués !

        Troués pauv's bougr's su' l' devant des mottes,
        Etint allongés tout à plat,
        Comme endormis dans leu' capote,
        Par ce sapré matin d'verglas.
        Ils tin' déjà raid's comme eun' planche :
        L' preumier, j'avons r'trouvé son bras
        —Un galon d'lain' roug'su' la manche—
        Dans l' champ à Tienne; au creux d'eun' ra...

        Quant au s'cond, il 'tait tout d'eun' pièce,
        Mais eun' ball' gn'avait vrillé l'front,
        Et l'sang vif de sa bell' jeunesse
        Coulait par un méchant trou rond;
        C'était quand même un fameux drille
        Avec un d'ces jolis musieaux
        Qui font comm' ça r'luquer les filles...
        J'lons chargé dans mon tombezieau !

.        .. L'trouésième, avec son casque à ch'nille,
        Avait logé dans nout' maison :
        Il avait toute eun' chié' de famille
        Qu'il euxpliquait en son jargon.
        I' f'sait des aguignoch's au drôle,
        Li fabriquait des subeziots,
        Ou ben l'guichait su' ses épaules...
        I'n'aura pas r'vu ses petiots !...
       .................................

        Les jeun's qu'avez pas vu la guerre,
        Buvons un coup ! Parlons pas d'ça !
        Et qu' l'anné' qui vient soit prospère
        Pour les sillons et pour les «sas» !
        Rentrez des charr'té's d' grappes vermeilles,
        D'luzarne grasse et d'francs épis,
        Mais n' fait's jamais d'récolt' pareille
        A nout' récolte ed d'souéxant'-dix.

        Dans mon arpent des « Guérouettes»,
        J' n' n'avons ramassé troués,
                            Avec Penette...
        J'n' n'avons ramassé troués:
        Deux moblots, un Bavaroués !

Eh bien ! Est-il téméraire de crier au chef-d'œuvre ? Mais que n'ai-je la place pour vous transcrire ici l'Idylle des Grands Gas comme il faut et des Jeunesses ben sages, Au beau Cœur de Mai, la Berceuse du Dormant, Les Mangeux d'terre, Le Gas qu'a perdu l'Esprit.

        Ohé ! là-bas ! le gros vicaire,
        Qui menez un défunt en terre,
        Les morts n'ont plus besoin de vous.
        Car ils ont biau laisser leurs sous,
        Pour acheter votre eau bénite,
        C'est point ça qui les ressuscite...

Tout au long de cette œuvre vibrante, passionnée, circule la haine des préjugés et des superstitions religieuses, la haine des massacres guerriers, l'amour des misérables et des pauvres, l'amour de la terre... On comprend, quand on relit, aujourd'hui, ces poèmes et ces chansons, les ovations qui accueillaient le petit paysan, demeuré paysan, même à Montmartre. Et on comprend aussi le boycottage savant qui s'organisait autour de ce grand poète, d'ailleurs sans défense et qui cédait ses chefs-d'œuvre pour un louis.

Où sont-ils, maintenant, ces poèmes ? Où, ces chansons éparpillées ? Il arrive, de loin en loin, que quelqu'un qui se souvient vous en confie des bribes. Mais pourquoi des mains pieuses ne les ont-elles pas recueillies ? Pourquoi a-t-on laissé criminellement se disperser tout cela ?

Un beau jour, le poète, qui jouissait, dans les cabarets de Montmartre et de la rive gauche, d'une enviable célébrité, décida de se jeter dans la politique.

Oh! pas comme tribun de réunions publiques ou comme candidat aux élections législatives. Il affichait pour ce genre de sport un mépris absolu. Il entra dans la politique tel qu'il était, en qualité de poète, les mains dans ses poches, le sourire sur les lèvres, sifflant et persiflant...

Pour tout dire, il entra comme collaborateur au journal La Guerre Sociale, dont Gustave Hervé était le rédacteur en chef, et où je signais, chaque semaine, des articles au vitriol, sous ce titre de rubrique: «Au Parterre.»

Couté, lui, sur l'invitation de Miguel Almereyda, accepta de donner hebdomadairement une chanson d'actualité. Ce qu'il put, au cours de près de deux années, dépenser de verve primesautière et vengeresse, c'est inimaginable. Ces «chansons de la semaine» faisaient le tour du Paris ouvrier et révolutionnaire. On les répétait à l'atelier, dans la rue, les soirs de meeting houleux... Ce n'était plus le patois du paysan de la Beauce. C'était le jargon pittoresque de Gavroche. Tour à tour gouailleur, acerbe, plaintif, mélancolique, enjoué, révolté, il incarnait la chanson française, directe, malicieuse, pétillante et, parfois, meurtrière.

En même temps, je l'embauchais dans un petit hebdomadaire que je venais de lancer : La Barricade. Une feuille terrible qui déclarait une guerre sans merci aux hommes comme aux institutions.

J'avais, comme collaborateur, Maurice Allard, qui fut longtemps député du Var et qui, au Congrès socialiste de Toulouse, colla au front du ministre Clemenceau — le Clemenceau de Narbonne et de Draveil-Villeneuve — cette étiquette ineffaçable: Malfaiteur public. A côté de lui, André Morizet, aujourd'hui sénateur de la Seine. A nous trois, nous emplissions les huit pages de ce brûlot dont la couverture était illustrée par Aristide Delannoy, l'un des plus puissants satiristes du crayon de l'époque.

La Barricade eut quelques mois de glorieuse existence, puis elle dut disparaître, faute du nerf de la guerre. Durant tout le temps de sa parution, Couté y donna poésies et chansons. Ces œuvres-là sont à peu près ignorées. En feuilletant la collection, je retrouve cette «Semaine rimée» à l'adresse du président Fallières, qui venait de gracier un immonde assassin militaire, condamné à la fusillade, pour ne pas obliger, disait-il, nos petits soldats à se transformer en bourreaux :

        Les éléphants ont souvent des furies
        De nègres saouls ; on les voit mettre à sac
                Plantations et factoreries,
        Foulant le corps sanglant de leur cornac.

        Et puis, après tout un carnage infâme,
        Ils vont avec leur trompe, à petits jets
                Arroser les fleurs de la dame
        Qui vient d'Europe et lit du Paul Bourget.

Chacun de ces petits poèmes était un régal. Couté signait du pseudonyme : Le Subeziot, ce qui, dans sa langue natale, signifiait «Le Siffleur.»

Et tenez, laissez-moi vous citer encore (j'abuse peut-être) une de ses meilleures productions improvisées au hasard de l'actualité. Mais, d'abord, il faut que je vous conte la genèse. Voici. On venait d'arrêter et de condamner à mort un ouvrier du nom de Liabeuf, coupable de s'être livré à une tentative d'assassinat sur des agents des mœurs. Le malheureux, quelques mois avant de commettre cet acte, s'était vu condamner injustement pour «vagabondage spécial». C'était un honnête homme. Jusque sur les marches de l'échafaud, il protesta, criant: «Je ne suis pas un souteneur !»

Cette affaire fit grand bruit. Gustave Hervé avait pris la défense du malheureux, ce qui lui valut quelques années supplémentaires de prison. Et le matin de l'exécution, il y eut, autour de la Santé, une formidable manifestation qui dégénéra en bataille rangée contre la police.

Or, le président Fallières, obéissant au préfet de police, Lépine, avait refusé la grâce du condamné, en dépit des interventions de tout ce que le monde intellectuel comptait d'esprits libres et généreux. Liabeuf fut décapité. C'est alors que Couté donna, pour La Barricade, ce poème intitulé: Loupillon 1910, que je recopie ici :

            Puisque, cet an-ci, les coteaux
            Ont reçu dans leurs verts manteaux
            Les dons coutumiers des comètes,
            Bonnes gens, réjouissez-vous
            En songeant au prochain vin doux :
                    Les vignes promettent...

            Triste Armand, pour te reposer
            Du travail que tu viens d'oser
            Et pour en fuir les conséquences,
            Va te terrer dans un sillon
            De tes vignes du Loupillon,
                    Pendant les vacances :

            Là-bas, — car, tout de même, il faut
            Après ces matins d'échafaud
            Une atmosphère qui vous change, —
            Tu voudras peut-être goûter
            L'adorable sérénité
                    Des soirs de vendange ?

            Mais le vin, coulant en ces soirs,
            Au pied des honnêtes pressoirs,
            Aura la couleur de ton crime ;
            Et tes yeux se refermeront,
            Bourreau qui joue au vigneron,
                    Sur quel rouge abîme ?

            Quant à ce vin, jus de raisin
            Cueilli par tes mains d'assassin,
            Pas de danger que nul n'y touche !
            Si l'on osait en boire un coup,
            Il pourrait vous laisser un goût
                    De sang dans la bouche !

            Voilà ton Loupillon foutu ;
            Car, si tous chantaient sa vertu
            Après les vendanges dernières,
            Cette fois-ci — par ton nombril !...
            Tu n'en vendrais pas un baril,
                    Non ! Moussu Fallières !

            Mais pour qu'il ne soit pas perdu,
            Bois-le donc, à la faveur du
            Premier gala qui vous rassemble,
            Avec Alphonse et Nicolas,
            Car vous êtes bien faits, hélas !
                    Pour trinquer ensemble...

C'était sévère. C'était dur pour ce pauvre homme pusillanime qu'était Armand Fallières. Mais, en ces heures-là (juillet 1910) nous ne respections pas grand'chose et nous ne reculions devant aucune exagération.

Pendant tout le temps que dura la collaboration de Couté à La Guerre Sociale et à La Barricade nous nous quittâmes peu, lui et moi. Parfois je grimpais jusqu'à la rue des Saules, à Montmartre, où je trouvais le poète dans cette salle basse et enfumée du Lapin Agile dont Francis Carco — qui n'était pas encore de ses habitués — a parlé abondamment dans ses souvenirs de bohème.

On y rencontrait, à côté de Couté, des jeunes gens qui devaient acquérir, plus tard, la célébrité. Roland Dorgelès y fréquentait ; il y montait même le fameux bateau du peintre Boronali. Mais, parmi les plus assidus, se trouvaient Pierre Mac Orlan, Max Jacob, le dessinateur Depaquit, futur maire de Montmartre, le peintre Vaillant, le caricaturiste H. P. Gassier, qui débutait. Et tant d'autres ! Le bon Fred, patron du lieu, y roucoulait la romance en pinçant sa guitare, et écoulait sa bibine.

Ah ! ces années perdues de notre belle jeunesse ! On sortait de là, très tard, dans la nuit, et pas toujours bien solides, le cerveau plein de fumée, et l'on poursuivait d'orageuses discussions dans la rue. Mac Orlan rêvait de rivages lointains et de paysages inédits. Quant à Max Jacob... euh !... s'il pensait au bénitier, ce n'était sûrement pas à cause de l'eau.

D'autres fois, Couté, accompagné de son fidèle Depaquit, descendait jusqu'au Quartier Latin. Il savait me dénicher, au fond de la salle empuantie de la Chope de la Harpe. Là se réunissaient des hommes venus un peu de tous les coins qui, en absorbant des demis, discutaillaient avec véhémence.

Jusqu'à deux heures tapant, les demis de bière s'accumulaient, les soucoupes s'entassaient, constructions fragiles, hâtives et instables, telle la société future sortie de nos cerveaux ainsi que la déesse de la tête de Jupiter.

Mais il faudrait un chapitre spécial pour ressusciter ces soirées mouvementées (2).

La Chope de la Harpe close, Couté, Depaquit et quelques autres traversaient les ponts. Les Halles, avec leurs boîtes de nuit, nous faisaient signe impérativement. Nous allions «finir» au Baratte» (aujourd'hui disparu) ou au Grand Comptoir, parmi une aimable société de souteneurs malchanceux, de filles sans clientèle et de noceurs de bas étage. Nous étions, d'ailleurs, très considérés dans ces boîtes, parce que journalistes et «artistes».

Et puis, Jules Depaquit, vers les quatre heures du matin, exécutait sa fameuse «danse du parapluie» au milieu des applaudissements enthousiastes. Cela se terminait généralement à sept heures du matin et, dans le petit jour blême d'hiver, les gentilshommes de lettres, légèrement titubants, s'orientaient tant bien que mal parmi les entassements fantastiquement multicolores des carottes sanguinolentes, des pommes de terre grisâtres comme un programme de candidat au Conseil d'arrondissement, des navets blêmes et des choux glorieux que Rimbaud a oubliés dans son sonnet des voyelles.

            Paix des pâtis semés d'animaux. Paix des rides
            Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux.

Car la virilité symbolique de ces légumes reposants était comme une caresse et, d'ailleurs, les feuilles éparses sur le pavé, par une association d'idées un peu confuses, nous rappelaient les corvées de l'écritoire. Feuilles de choux. Feuilles publiques !

Gaston Couté, après une dernière poignée de mains, remontait vers les hauteurs montmartroises, d'un pas rapide, suivi de Jules Depaquit, geignant et soufflant. Moi, je redescendais vers la Cité, quelquefois en compagnie d'un homme qui n'appartenait point à notre clan mais nous tenait tête, demi en mains, Henry de Bruchard, le dernier des mousquetaires. C'était un gros garçon bruyant, au rire sonore, ancien dreyfusard passé aux Camelots du Roi. Il buvait ferme et vous regardait droit dans les yeux. Un camarade comme on n'en trouve plus.

Le petit poète beauceron était déjà atteint du mal qui devait le terrasser. Il toussait effroyablement. La bohème en a tué plus d'un qui étaient beaucoup plus résistants. La bohème est une maîtresse impitoyable — la Mégère nue — et malheur à qui ne sait se soustraire à son étreinte.

Il toussait, ai-je dit. Mais il persistait à passer les nuits en beuveries et en discussions. Que voulez-vous ? L'entraînement... Et puis, comment se résigner, le soir venu, à rentrer dans la chambre vide et morne où l'on ne rencontre même pas la femelle acariâtre qui vous gratifie d'une scène... On va là où sont les compagnons de misère morale et sentimentale, à la brasserie — ce salon des pauvres, a dit quelqu'un.

Je revois ce pauvre Couté, certain soir, dans une boîte des Halles. Nous étions alors en pleine grève des cheminots. La Guerre Sociale menait la danse. Le sabotage sévissait, et sur tous les réseaux, on coupait les fils de fer du télégraphe. Tous les rédacteurs du journal étaient emprisonnés ou en fuite. J'étais demeuré seul, assurant la confection et la publication du canard qui paraissait, sur une seule feuille, quotidiennement. Et je me méfiais. Je m'attendais, chaque matin, à l'arrestation. Je couchais à droite et à gauche, changeant de domicile tous les jours. Mais, surtout, je passais les nuits dehors.

Or, ce soir-là, j'étais éreinté, fourbu, anéanti. Trois jours sans sommeil ! Couté fidèlement m'escortait, ne voulant pas me lâcher. Et nous étions quelque peu assoupis devant notre table, cependant que, derrière nous, un sympathique personnage, outrageusement moustachu, jetait l'anathème sur les «bourgeois», ces cochons. de «bourgeois». Soudain, le poète, qui paraissait sommeiller, ouvrit un œil et, tel le mousquetaire de Cyrano au deuxième acte, se mit à renifler fortement.

— Ça sent, dit-il... ça sent...

— Qu'est-ce que ça sent ? demandais-je.

— Ça sent la Tour Pointue.

Du coup, le type ennemi des «bourgeois» se tut. Il appela le garçon, régla, et, discrètement, fila.

Souvent, très souvent, nous réclamions du papier et une plume et nous nous mettions à la besogne. Couté composait sa chanson de la semaine. Moi, je pondais un article. De temps en temps, le poète levait la tête.

— Tu n'as pas une rime à Sardanapale ?

— Si... Pilule Pink pour personne pâle....

— Zut !

Il se grattait le sinciput et se remettait à chasser la rime. Moi-même, il m'arrivait de taquiner la muse. Une nuit j'accouchai d'une parodie de Hugo — le Hugo des Châtiments — concernant le président Fallières que nous considérions comme l'assassin de Liabœuf. Harmodius écoutait les voix qui le poussaient au meurtre. Et la conscience lui déclarait, pour finir :

            Tu peux saigner ce bœuf avec sérénité.

Le bœuf, naturellement, c'était le locataire de l'Élysée.

Tous ces jeux devaient mal tourner pour le poète. Un matin, vers les six heures, il nous déclara :

— Je suis éreinté.

On le mit dans un taxi. On donna son adresse au chauffeur. Puis je rentrai chez moi, rue Guenégaud, en face l'hôtel de la Monnaie, dans une chambre dix-septième siècle, aux fenêtres immenses surplombant une cour profonde et étroite comme un puits. Je m'endormis d'un sommeil de brute. Je dormis jusqu'à trois heures de l'après-midi.

Dans la soirée, je me rendis au journal. Comme j'arrivais, quelqu'un me dit:

— Tu ne sais pas la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Gaston Couté est à l'hôpital.

Pauvre Couté, cher compagnon, vieil ami ! Nous avions bavardé toute la nuit. Tu m'avais confié tes rancœurs de révolté, de «réfractaire» impénitent. Tu repoussais le collier vers lequel aspirent tant de bêtes domestiquées. Tu vivais en marge, farouchement libre, économisant tes amitiés, ne te donnant qu'en toute connaissance de cause, fermé à quiconque ne vibrait pas avec toi. Cela se paye. Tu buvais. Nous buvions tous. On boit bêtement, parce qu'on n'a pas autre chose à faire et que cela vous réchauffe l'esprit. Et parce qu'on oublie, à plusieurs. Mais la bohème est terrible. On la nargue. Elle se venge.

C'est ainsi que les choses se passent. On quitte un ami, on le jette dans une voiture, on lui crie : à demain ! Et le soir, tout est dit. Le Néant l'a repris.

Il y a, pourtant, des compagnons qui se souviennent.

Ce petit gas, maigriot, aux regards de flamme, aux lèvres pincées, était un grand poète. I1 allait chantant, les gueux des villes et des champs, dans son jargon savoureux, avec son inimitable accent du terroir. Il flagellait les tartuferies, magnifiait les misères, pleurait sur les réprouvés et sonnait le tocsin des révoltes. Un grand poète, vous dit-on. Comment se fait-il qu'il ne demeure rien de son œuvre que des chansons éparses, des couplets qu'on fredonne ? Ah ! c'est bien simple. Le pauvre petit poète cédait ses productions, au fur et à mesure, pour quelques sous. Et il n'en entendait plus parler.

Il s'est trouvé un éditeur cependant, Ondet, pour promettre d'éditer en volume les œuvres de Couté. Elles devaient paraître, voici des années déjà, et nous les attendions avec impatience. Puis le poète a disparu. La guerre a sauté sur nous comme un animal malfaisant. Et plus rien. On a enseveli dans l'oubli le «gas qu'a mal tourné» (3).


UN GRAND PAMPHLÉTAIRE : GEORGES DARIEN




Qui se souvient encore, aujourd'hui, de ce romancier doublé d'un polémiste ardent et implacable qui eut, pourtant, son heure de célébrité ? Je dois dire que je l'ai, personnellement, peu connu. Les hasards de la politique m'ont fait le heurter, il y a quelque vingt ans, dans les milieux révolutionnaires, où il sévissait avec rage. C'était un homme terrible. Mais c'était aussi un grand écrivain.

Il a laissé quelques romans, dont cet inoubliable Biribi, qui provoqua une tempête. On lui doit aussi: Bas les Cœurs ! Le Voleur, Les Pharisien, La Belle France. Toute l'œuvre de cet impénitent révolté, disparu obscurément à la fin de la guerre, après de prodigieuses aventures, tient dans ces quelques volumes. Mais elle vaut et elle vit par la qualité. Jules Vallès, autre réfractaire indécrottable, n'a guère produit davantage et dans Georges Darien, on retrouve fortement marquées l'influence et la pâte du maître.

Il avait collaboré, tout jeune, à L'En-Dehors de Zo d'Axa (encore un prestigieux pamphlétaire que les jeunes ignorent), et il se donnait, alors, des allures d'individualiste dressé contre tous les préjugés.

Cependant, son caractère bouillant, son insociabilité notoire lui valaient maintes déconvenues. Il eut, notamment, un duel avec son directeur, cela au lendemain d'un article fougueux que Zo d'Axa avait écrit contre ce genre de sport. Darien récolta un coup d'épée, je crois, ce qui ne l'empêcha nullement de continuer sa collaboration au journal.

Mais ce qui le projeta en plein ciel de la notoriété fut son volume, moitié roman, moitié autobiographie: Biribi.

C'était un livre féroce et courageux. Darien, fort mauvaise tête à la caserne, avait fini son temps en Afrique, aux compagnies de discipline. Il en rapporta un réquisitoire de trois cents pages qui fit sensation, eut son écho au Parlement et dans le pays.

Depuis, on a écrit beaucoup sur Biribi, — je signale, entre autres, les études du regretté Dubois-Desaulle : Sous la Casaque, Cocos, Camisards et Peaux de lapin, etc. — mais le livre de Darien avait le mérite d'être le premier.

Nul, d'ailleurs, ne l'a égalé en violence. L'écrivain y signalait les joyeux supplices auxquels on soumettait des hommes coupables, pour la plupart, de peccadilles et d'entorses à la discipline, — cette force principale des armées. Il y disait les silos où des malheureux agonisent dans la vermine, les diverses variétés de crapaudines, les tombeaux, les bâillons et aussi la lâche cruauté des chaouchs, monstres à face humaine, inquisiteurs en uniforme, qu'aucune surveillance, aucun contrôle ne venaient contrarier dans leurs exercices sauvages.

Il y disait comment ces messieurs les sergents de Biribi, désireux d'aller faire un peu la noce au chef-lieu, s'avisaient de jeter au conseil de guerre quelque malheureux disciplinaire. Car le conseil de guerre les appelait comme témoins et accusateurs.

Alors, les bourreaux jouaient aux cartes la vie et la liberté d'un pauvre diable. Celui qui avait gagné tenait son homme. Il ne lui restait plus qu'à saisir la bonne occasion. C'était bien facile. Un mot, un geste, un regard et, à l'aide de deux témoins bénévoles, la chose était réglée. Les chaouchs allaient dépenser leurs économies dans quelque bouge immonde, et un homme sombrait, retranché à jamais de la vie.

Ah ! ces pages colorées par la haine, chargées de la dynamite des images, traversées d'un long frémissement de douleur, coupées d'appels irrésistibles à la justice humaine ! Ces pages baignées de pitié, trempées de colère, quel bouleversement elles suscitaient dans les âmes ! Elles influencèrent des milliers de jeunes gens qui se dressaient, poings fermés, contre le militarisme et, bien après l'affaire Dreyfus, on les relisait encore avec ferveur. Pour tout dire, c'était le bréviaire du révolté pour la génération à laquelle j'appartiens.

Depuis, Biribi a disparu. Du moins, on l'assure. Albert Londres a réussi à faire transférer les disciplinaires et leurs tourmenteurs dans les prisons militaires de la métropole. Il n'est pas certain qu'ils aient gagné beaucoup au change. Quand on a démoli une Bastille, on s'aperçoit qu'il en est d'autres qui réclament la pioche.

Mais n'eût-il écrit que ce seul livre, que cela suffirait pour sauver Darien de l'oubli. On ne le connaît plus aujourd'hui, soit ! L'avenir réparera. Un jour, on redécouvrira cet écrivain ardent, spontané, volcanique, pourrait-on dire. Il appartient à la postérité. Si, toutefois, cette dame...

Retour des compagnies africaines, Darien triompha quelques années sur les boulevards et accumula les excentricités. Puis, tout à coup, il s'éclipsa. Il vécut de longues années à Londres, d'où il rapporta un volume : Le Voleur, étude vigoureuse d'un milieu bizarre et mélangé. Il avait écrit également Bas les Cœurs ! un chef-d'œuvre. Ce dernier bouquin mérite qu'on s'y arrête.

Bas les Cœurs ! c'est la guerre de 1870-71, vue par un gamin de Versailles. Un gamin qui a observé, au jour le jour, les gestes de sa famille et de son entourage, noté tous les petits mensonges, toutes les faiblesses, toutes les saletés d'une bourgeoisie qui demeurait prudemment à l'abri pendant que des milliers d'infortunés allaient à la mort pour défendre le régime impérial.

Chose curieuse. En feuilletant les premières pages du roman, on se croirait transporté au mois d'août de la bienheureuse année 1914. Mêmes scènes et mêmes types. On voit défiler la cohorte des grands patriotes de l'arrière qui tendent avec fureur, vers un ennemi lointain et invisible, des poings menaçants, tout en établissant avec science et suffisance les conditions qui doivent régler la victoire. Certes, il y manque les critiques militaires, les chères badernes à la Cherfils ; il y manque aussi le joli petit mouvement de menton de Maurice Barrès et la fuite épique à Bordeaux. Chaque époque comporte ses fantaisies épisodiques. Mais, malgré tout, l'histoire se recommence. Le type du patriotard pantouflard, vantard et couard, est invariable.

Le rideau se lève. La guerre vient d'être déclarée. Toute la famille est réunie et des amis sont de la fête. Un professeur sentencieux et stupide se répand en déclamations: «Ah ! ces Pruscots ! (on ne dit pas encore les Boches) on les aura ! Nous allons franchir le Rhin, monsieur, oui, le Rhin ! et plus vite que ça ! Dans huit jours, nous sommes à Berlin !  Cela rappelle le lieutenant de La Débâcle, qui voulait reconduire les Prussiens «à coups de pied dans le c..., parfaitement ! à coups de pied dans le c.. chose !», Cela rappelle encore les beaux jours d'août, les trains bondés d'ivrognes et de braillards, les wagons vêtus de feuillage et de fleurs, les pancartes «viâ Berlin», toute l'écœurante sottise des bipèdes poussés vers l'abattoir. Les hommes ne changent guère.

Après ça, ce sont les premiers engagements, les communiqués, les racontars de la presse. Victoires éblouissantes, succès prodigieux. Préludes au bourrage de crânes ! Ça marche, ça marche !

Cependant, l'ennemi pénètre en France. Qu'importe ! L'invincible Mac-Mahon, l'invincible Bazaine, toute la glorieuse légion des chefs invincibles, ne sont-ils pas là, et même un peu là ! Du moment qu'on laisse les Prussiens entrer en France, c'est qu'on leur a tendu un piège (ô Castelnau !), et ils sont perdus, irrémédiablement perdus.

Il y a bien, dans la quantité, parmi nos héros du coin du feu, quelques individus bizarres qui se sont fait casser la figure pour avoir manifesté à Paris, en faveur de la paix. Ces misérables tiennent des propos alarmistes ; ce sont des défaitistes. On les méprise et on les craint. Car la victoire est certaine. Vive l'Armée ! Vive l'Empereur !

Catastrophe. On apprend les premières défaites. Il faut bien se rendre à l'évidence, à la triste évidence. Nous sommes battus. Les choses vont mal, très mal. Les Prussiens sont à deux pas de Versailles. La Révolution éclate à Paris. C'est la République. Et tous nos patriotards prudhommesques de changer leur fusil d'épaule. Ils crient: «A bas Badinguet ! Vive Gambetta !» Et ils chantent, savez-vous ce qu'ils chantent ? La Marseillaise. Horreur !

Cependant, ni la Marseillaise, ni Gambetta ne peuvent contenir la ruée de l'ennemi. Les Prussiens entrent dans Versailles figé dans la stupeur et l'épouvante. Alors, n'est-ce pas ? il faut bien, tout de même, les recevoir, les héberger, sauvegarder de précieuses existences. Après tout, ce sont des hommes, et la guerre a ses exigences. Et puis, n'est-il pas possible de s'arranger, de faire même des affaires, de bonnes petites affaires ? Et l'on voit se profiler les silhouettes répugnantes des profiteurs. Thénardier se met de la partie.

Il y a, à ce moment, dans le récit, une sorte de tragi-comédie. Une pauvre fille de boniche a appris la mort de son fiancé, tué dans un combat. Elle a juré de se venger sur le premier Prussien qu'elle rencontrera. Aussi, dès que les soldats allemands sont installés dans Versailles, toute la famille connaît-elle une mortelle inquiétude.

Si la bonne allait tenir son serment ! Si elle tentait un mauvais coup ! Quelles représailles féroces ne pourrait-on redouter ? A la vérité, la malheureuse fille, terrorisée, s'avère incapable d'un seul geste de simple résistance. N'importe. On craint qu'elle ne tue, par le poignard ou par le poison. Et on la surveille, on la supplie, on la menace. Ici, nous touchons au tréfonds de la lâcheté et de l'égoïsme.

Cet épisode du roman a été utilisé au théâtre. Avec la collaboration de Lucien Descaves, Darien en a tiré une pièce: Les Chapons, qui provoqua un scandale, souleva les honnêtes gens et occasionna de terribles batailles.

Si j'ai insisté sur ce livre, le meilleur peut-être de l'auteur, c'est pour bien marquer la manière de Georges Darien. Je crois que j'ai pu, sans exagération, le qualifier de chef-d'œuvre. Quiconque consentira à lire ces pages enfiévrées m'infligera un démenti s'il l'ose.

Un beau jour, Darien se lança à corps perdu dans la propagande révolutionnaire, à la pointe de l'extrême gauche. Il s'affirmait toujours individualiste. Il se mit à collaborer à un hebdomadaire d'idées et de combat, fort bien fait, ma foi, terriblement vivant, qui s'appelait L'Ennemi du Peuple. Tout un programme.

C'était vers 1905. Georges Darien était à son aise dans cette libre feuille, et sa plume de polémiste déchaîné allait s'en donner à cœur-joie (si l'on peut ainsi dire).

Ses articles, du reste, ne tardèrent pas à faire sensation. Ils étaient d'une véhémence folle, émaillés de calembours et de métaphores échevelées. Darien cultivait volontiers le calembour dont il assommait ses adversaires. Et le paradoxe aussi. Car il débuta en cognant férocement sur les anarchistes et en réclamant, lui, l'anti-militariste, la guerre. Il expliquait que de la guerre seule sortirait la paix définitive, et reprenait à son compte, en lui donnant un sens nouveau, l'antique, devise: Si vis pacem, para bellum.

En même temps, Darien entrait dans une organisation que nous venions de mettre laborieusement sur pied : «L'Association Antimilitariste Internationale des Travailleurs» (A. I. A.). Cette organisation avait son siège à Amsterdam. Elle comptait, dans son comité directeur de France, des hommes comme Gustave Hervé, Urbain Gohier, Laurent Tailhade, Miguel Almereyda... Elle fit quelque bruit.

En ce temps-là, Darien qu'on avait connu, sur les boulevards, quelques années avant, maigre, sec comme un coup de trique, était devenu énorme. Le cou épais, le sang au visage, la voix furieuse, il semblait toujours prêt à exploser.

Et il rêvait continuellement de guerre. Au Congrès qui se tint à Amsterdam, par les soins du vieux militant Doméla Nieuwenhuis, il apparut à la tribune, les veines du cou gonflées, les tempes saillantes, les yeux rouges. Cela fit un certain effet sur les auditeurs qu'il paraissait vouloir dévorer. Et il expliqua son plan, son fameux plan de guerre pour la paix, avec une sorte de rage.

On se hasarda à lui faire observer que la guerre ne dépendait ni de lui ni des délégués. Alors, Darien, sans se démonter, d'un geste audacieux, précisa sa pensée.

— C'est pourtant bien facile... hum !... vous m'entendez... hum !... Nous n'avons qu'à passer la frontière, hum !... ramasser des cailloux... hum !... casser les vitres de l'ambassade... hum !... renverser un poteau-frontière, hum !... hum !...

Sa voix n'eut aucun écho. Ses conseils ne furent pas suivis. Et cette année-là, nous n'eûmes pas encore la guerre.

A Paris, le bon Charles Malato, qui avait hanté quelque peu Darien à Londres et ne l'aimait pas beaucoup, crut devoir répliquer aux attaques que le terrible pamphlétaire multipliait contre les anarchistes et les révolutionnaires. Ah ! le malheureux ! qu'est-ce qu'il prit ! Darien le massacrait à coups de calembours. Malato ayant écrit un papier intitulé «A notre Tour d'Ivoire», l'autre riposta par ce titre: «A notre tour d'y voir !» Il traitait Malato, qui l'accusait de mœurs spéciales, de «macaroni au fiel d'âne», et l'assimilait à une charogne. C'était terrible. Nous nous disions: «Si jamais ces deux hommes se rencontrent, ça va devenir effroyable.»

Ils se rencontrèrent, un après-midi, au siège de l'A.I.A., où nous étions réunis à quelques-uns. Tous deux, très forts, de haute taille, Malato plein de douceur et de politesse, Darien toujours coléreux. Un instant, ils se dévisagèrent, dans le silence impressionnant qui venait de s'établir autour d'eux.

— Je crois, dit Malato, que nous avons quelques explications à échanger.

— Je le crois aussi, rugit Darien.

Ils entrèrent dans une salle voisine. On entendit d'abord quelques éclats de voix. Puis plus rien. Nous nous regardions effarés. Les minutes passaient. Quelqu'un dit:

— On va les retrouver en morceaux.

Soudain, ils apparurent, souriants, Darien tendant la main à Malato.

— C'est entendu, n'est-ce pas ?

— C'est entendu.

Ils venaient de prendre la résolution d'arrêter une polémique sans résultat, qui ne pouvait que divertir la galerie. Ainsi se termina cette homérique bataille.

Après ça, ma foi, je ne revis plus Darien. Il disparut de nos milieux. Il s'éloigna de ceux qu'il appelait dédaigneusement des «hongres». On savait, cependant, qu'il habitait Paris et qu'il se trouvait dans une situation très précaire et l'on sut aussi qu'il était devenu radical-socialiste. Il fut même candidat aux élections législatives dans le douzième arrondissement. Hélas ! il ne recueillit à peine que quelques dizaines de voix. Sa forte encolure, ses gestes furieux, ses colères subites ne purent séduire les électeurs.

Et il fit un plongeon dans l'oubli. On apprit par la suite qu'il publiait un nouveau roman, L'Épaulette, où il essayait de racheter son antimilitarisme d'antan, et qu'il faisait jouer, dans un petit théâtre de faubourg, un grand mélo sur... l'affaire Steinheil.

Il faut dire, à sa décharge, que le pauvre homme n'avait pas le sou. Il fallait vivre.

Il eut, pourtant, une aubaine, dans les années qui précédèrent la guerre. On joua, au Théâtre Antoine, une pièce tirée de son roman : Biribi. Ce fut le succès. Mais le caractère de Darien le conduisit promptement à se brouiller avec ses collaborateurs et interprètes. La pièce disparut de l'affiche.

Je ne devais retrouver les traces de Darien qu'après la grande catastrophe mondiale. Un jour, je découvris sa signature dans un quotidien — je crois que c'était Le Rappel... L'écrivain y développait une sorte de socialisme agrarien. Il était féru des théories d'Henry George qu'il voulait acclimater en France.

Puis, plus rien. Un soir, au Journal du Peuple, Georges Pioch me prit à part:

— Avez-vous connu Darien ?

— L'auteur de Biribi ? Comme écrivain, beaucoup ; comme homme, un peu.

— Voilà, il vient de m'écrire. Il me demande d'aller le voir.

— Pourquoi pas ?

Quelques jours après, comme j'interrogeais Pioch, il me dit :

— J'ai vu Darien. Ah ! le pauvre homme ! J'ai vu un être brisé, fini, désespérant de tout. Il n'a même plus la force ni le désir de travailler.

Malheureux Darien ! Il devait finir ainsi. Sa mort, quelques semaines après, passa inaperçue. Son nom et ses œuvres étaient ignorées des jeunes, et parmi les hommes de son temps, ses polémiques sanglantes ne lui avaient guère valu que des adversaires.

Il s'en alla dans l'indifférence. J'ai essayé, plus tard, de le ressusciter en faisant publier Biribi et Bas les Cœurs ! dans un journal du soir. L'homme a pu avoir quelques défaillances ; il se montra souvent féroce avec ses contradicteurs. Ses idées étaient assez confuses et paradoxales. Mais c'était un grand, très grand écrivain. Ne fût-ce que comme pamphlétaire, qu'on lui doit de le tirer de l'ombre et de le mettre à sa place — au tout premier rang.


Une rencontre avec Bela Kun

I.

L'ancien dictateur de Hongrie, qui vient d'être condamné à une peine, fort heureusement légère, et qui échappe aux rigueurs de l'extradition, va pouvoir reprendre bientôt sa carrière mouvementée d'agitateur (4). Et cela me permet, jetant un coup d'œil en arrière, de vous silhouetter le fameux révolutionnaire, tel que j'ai pu l'observer et le croquer rapidement, à Berlin, en pleine période insurrectionnelle.

Il nous faut remonter en 1921, quelques mois après ce Congrès de Tours qui vit la rupture de l'unité socialiste sous l'œil vigilant de l'inoubliable Zalewsky, l'homme aux chèques, disparu depuis, et demeuré introuvable.

Le communisme, en ce temps, paraissait triompher en France. Ces pauvres S.F.I.O. n'avaient plus de troupes, plus de contact avec les foules. Ils perdaient, chaque jour, du terrain. L'Humanité, le journal de Jaurès, passé aux mains du bolchevisme, exerçait une influence profonde sur les masses.

On croyait, d'ailleurs, dur comme fer, que cette «prise du pouvoir», au sein du parti socialiste traditionnel, allait précéder l'autre, la grande. On ne rêvait que de révolution, de bouleversement social. Le Grand Soir s'annonçait. Pour tout dire, on marchait à fond. On n'avait pas eu encore le temps d'étudier les larbins à tout faire et les salariés de Moscou. On ne s'était pas encore aperçu que la propagande révolutionnaire offrait de confortables fromages aux plus vulgaires appétits.

Un soir, dans les bureaux de L'Humanité, Frossard, alors secrétaire général du parti, et Cachin, toujours solennel, comme un brigadier de gendarmerie constipé, me dirent, à brûle-pourpoint :

— Il faut que tu prennes le train, dès demain.

Je fis la grimace. J'ai pas mal voyagé, dans ma jeunesse vagabonde ; j'ai parcouru la France presque d'un bout à l'autre, en tournée de conférences ; mis les pieds en Espagne d'où la «guarda civica» m'a projeté sur la frontière ; en Suisse d'où l'on m'a expulsé gentiment ; en Belgique, où l'on m'a laissé paisiblement faire mes petites affaires... Mais, avec l'âge, j'ai pris l'horreur des voyages.

Je fis donc la grimace et je demandai :

— Le train... pour quoi faire ?... Et pour où ?

— Pour Berlin, dit Frossard. Il se prépare un grand mouvement révolutionnaire, un «putsch» formidable. Il est indispensable que le parti français soit représenté,

— Pas facile, ça !

— Arrange-toi... C'est un problème de débrouillage. Naturellement, pas de passeport.... Et les frontières gardées... Tu vois ça ?

Si je voyais ! Je me laissai tenter cependant. Je passai à la trésorerie du parti où l'on me remit une légère somme, et partis le lendemain pour Longwy.

Je débarquai à Longwy, à l'aube, passablement éreinté. Nulle instruction particulière. Il était simplement question de faire acte de présence, d'apporter aux révolutionnaires allemands le salut de leurs frères de France, et d'observer... D'autre part, aucun papier d'identité. Il ne fallait pas que je fusse repéré. Mais des camarades avaient été alertés, avec mission de m'aider à passer la frontière. A Longwy, dans la matinée, je vis arriver dans une maison amie, où je m'étais rendu, un grand diable sec, très blond, les yeux rouges, l'air bon enfant, qui me dit :

— Nous prenons le tacot à midi et nous allons essayer d'entrer au Luxembourg.

Je dois dire que cette première partie du programme fut aisée à réaliser. Nous franchîmes la frontière sans le moindre heurt et nous filâmes à travers les bois jusqu'à Differdange, petite commune industrielle, hérissée d'usines, abritant de nombreux ouvriers. Une grève venait, justement, d'éclater, et les gendarmes français sillonnaient les rues, gardant les propriétés et les hautes cheminées pour la plupart éteintes.

Un camarade m'expliqua :

— Pendant la guerre, les Luxembourgeois faisaient des vœux pour la victoire de la France... Ils ne pouvaient supporter l'Allemand. Nous sommes allés au secours de Longwy, la cité voisine, la ville martyre. Nous avons recueilli les malheureux habitants, donné des sommes importantes pour aider à la reconstitution... Résultat : voyez... La France prend le parti de nos exploiteurs, emploie la force armée contre les travailleurs. Aussi a-t-elle perdu beaucoup de sympathies.

Il disait vrai. Gendarmes et soldats brutalisaient et terrorisaient cette paisible population, violant les domiciles sous prétexte de perquisition, arrêtant le pauvre bougre, au petit bonheur. La révolte grondait.

Je passai la nuit dans ce petit village et, le lendemain matin, je filai vers la capitale. Là, je devais trouver le secrétaire du parti communiste luxembourgeois, qui se rendait lui-même à Berlin et allait me faciliter le «travail».

J'ai appris plus tard que ce secrétaire, un jeune homme de vingt-cinq ans, très intelligent, très actif, avait pour mission, précisément, de donner tout son concours aux camarades étrangers et qu'il était grassement rétribué pour cette fonction spéciale. Nous l'appellerons R..., si vous voulez. Il a quitté le parti depuis et a disparu de la circulation et, en raison des incidents que je vais conter, il est inutile dc le désigner plus clairement.

Une nuit encore à Luxembourg. Charmante ville, ma foi, très animée, pleine de lumière. Mais n'insistons pas...

Je pris le train, la matinée suivante, pour Coblentz. Ça commençait à devenir dur. Il fallait passer par Trèves, occupé par les Français. A Coblentz, c'étaient les Américains. Plus loin, à Cologne, les Anglais. Les agents de la sûreté pullulaient dans les gares. Les passeports étaient exigés par des patrouilles qui circulaient dans les trains. Berlin me semblait de plus en plus loin.

J'étais en compagnie d'un jeune camarade qui, muni de passeports bien en règle, voyageait pour son agrément. R... devait me rejoindre dans la soirée à Coblentz. En face de nous, mines renfrognées, l'air de bêtes traquées, deux hommes, pauvrement vêtus, avec des barbes de plusieurs jours. Ils ne disaient pas un mot et regardaient à chaque instant vers la porte qui donnait sur le couloir, comme s'ils s'attendaient à voir apparaître quelque silhouette menaçante...

C'étaient des Français, deux libertaires, qui venaient de Belgique. Pendant la guerre, ils avaient fui les massacres, insoumis. Et, maintenant, ils allaient, ils essayaient d'aller vers la Russie, vers Moscou, au pays où les travailleurs étaient maîtres.

En attendant, sans papiers comme moi et, de plus, craignant d'être reconnus par les Français, ils roulaient dans l'anxiété.

On passa Trèves sans dommage et l'on débarqua à Coblentz.

Là, changement de train. Nous descendîmes et nous pénétrâmes dans une infâme gargote où l'on nous servit un vaste plat où la viande nageait dans un liquide épais mêlé à de la confiture et à des légumes secs, avec des morceaux de pain noir, à peu près tendres comme des cailloux. Joli début ! Enfin, sur le coup de quatre heures, R... fit son apparition. C'était le sauveur. Il connaissait le pays, parlait la langue allemande. Il nous conduisit vers le train de Cologne.

A Cologne, repas confortable auprès de la gare. Cette fois, nous fûmes comblés. Excellente côtelette de porc. Délicieux petit vin limpide du Rhin. Le mark valait alors à peu près trois sous. Une aubaine. Et jusque-là, pas d'anicroches.

Mais, au dessert, une grande discussion s'établit entre nos deux compagnons. L'un était «végétarien», l'autre «végétaliste», ce qui ne les avait empêché nullement, par dérogation spéciale, de se régaler de leur côtelette de porc. Seulement, sur le terrain des théories, ils étaient inflexibles.

Le végétarien affirmait qu'on pouvait et qu'on devait manger des œufs ; le végétaliste ripostait que l'œuf était un principe de vie et qu'on n'avait pas le droit d'y toucher : La controverse s'envenima. Le petit vin blanc et or produisit son effet.

— Les végétariens sont des malfaiteurs, des incomplets...

— Le végétalisme n'est qu'un succédané du végétarisme, une pâle copie.

Tout doucement, je fis observer :

— J'ai connu autrefois, dans les milieux libertaires, ce qu'on appelait le «sauvagisme». Les sauvagistes étaient beaucoup plus forts que vous. Ils enseignaient que l'herbe crue était la nourriture tout indiquée de l'homme. Ils ne touchaient ni à la viande, ni au poisson, ni aux œufs, ni même à certains fruits. Ils condamnaient la cuisine et la cuisson. De plus ils appartenaient à la grande famille des «naturiens» qui prétendent revenir aux pratiques purement naturelles. L'un d'eux, qui a fini par sombrer dans le catholicisme, après avoir tâté de la théosophie et du bouddhisme, marchait pieds nus sous prétexte que le cuir des chaussures était emprunté à nos frères inférieurs.

Cette petite digression les laissa rêveurs. Mais, bientôt, la discussion reprit de plus belle :

— Kropotkine a dit...

— On trouve dans Reclus...

Ils s'animaient de plus en plus, haussaient le ton, passaient à l'invective. Nous dûmes intervenir.

— Voyons, camarades... vous n'y songez plus... Si vous commencez à vous accrocher ainsi, vous n'arriverez jamais à Moscou. .

Ils se calmèrent peu à peu. On sortit prendre l'air. Nous les quittâmes dans la soirée, à la gare. Ils poursuivirent leur route. Ils marchaient vers leur destinée. Je ne devais plus les revoir.

Cologne. Promenade le long du Rhin. Stations devant la cathédrale. Stations à la brasserie «Germania», immense, avec son orchestre monumental.

R... m'avait de nouveau abandonné, pour trois jours. Il devait venir me reprendre. J'errais dans les rues, un peu désemparé, sans autre ressource que de me rendre au siège social du parti où quelques militants s'exprimaient en un français convenable. Longues conversations. Ces communistes étaient, pour la plupart, d'anciens combattants, quelques-uns mutilés, qui avaient rapporté de leur séjour au front une haine farouche de la guerre et des guerriers. Ils m'expliquaient les dangers de l'occupation et comment les révolutionnaires en étaient les premières victimes.

— Pourquoi nous envoyer des soldats, toujours des soldats ? Nous voulons la paix et la justice. Qu'on nous laisse donc libres de régler nos histoires avec la bourgeoisie allemande au lieu d'intervenir.

— Nous avons beau prêcher la fraternité des peuples, nous efforcer d'éteindre les stupides haines nationales, vos soldats et les autres rendent nos efforts stériles.

I1 y avait, dans cette amertume, un grain de patriotisme. Malgré leur haine du militarisme, ils supportaient difficilement le spectacle de ces soldats maîtres du pavé, chez eux.

Ils me confiaient encore :

— Nous n'en avons plus pour longtemps. Tout est prêt. Les pays rhénans vont se soulever. Toute la classe ouvrière suivra. Nous sommes à la veille de la révolution.

Ils me disaient les souffrances intolérables du peuple allemand. Les ouvriers étaient accablés de besogne, mal payés, mal logés, ne mangeaient pas toujours  leur faim... Un matin, un jeune député communiste nous invita, R... et moi, à déjeuner. I1 habitait au bout de la ville un tout modeste logement. Il nous servit de la viande bouillie et froide. Pas de vin ; pas de bière ; pas de café. Je n'étais pas tout à fait à la noce. Mais je n'ai pas gardé rancune à ce brave jeune homme, encore que, par la suite, il ait cru devoir me ranger au nombre des «renégats» et des «vendus».


II.

Mais je bavarde, je bavarde... Et je m'aperçois que je ne vous ai rien dit de mon «sujet» — un bien mauvais sujet, entre parenthèses. Je vous entends qui vous écriez :

— Et Bela Kun ?

— Bela Kun ? Patience ! Nous y voilà. Nous allons prendre le train pour Berlin.

Berlin. Ne vous attendez pas à ce que je vous promène à travers les rues et les monuments et que je vous serve des descriptions cent fois ressassées. Je note seulement qu'après un voyage de nuit parfaitement confortable, sans le moindre incident fâcheux, R... et moi débarquions dans une petite gare pavoisée et fleurie. On fêtait avec enthousiasme les électeurs retour de Silésie.

Nous filâmes vers Potsdam et après avoir retenu deux chambres dans les environs, nous nous rendîmes au siège du parti communiste qui occupait tout un immeuble avec de multiples bureaux et tout un régiment d'employés. Les nôtres, à Paris, auraient pu vraiment en prendre de la graine. En attendant la Cité future, on s'installait paisiblement dans la société moderne. Mais cette sécurité et ce calme n'étaient qu'apparents. La révolte, au-dessous, grondait et la catastrophe menaçait.

Le communisme allemand traversait alors une crise très grave. Le premier de ses leaders, Paul Lévy, devenu suspect aux yeux de Moscou, était mis hors du parti. On pratiquait déjà les méthodes d'épuration et d'exclusion automatique. La vieille militante, Clara Zetkin, la même qui fit, au Congrès de Tours, une solennelle apparition, avait eu le tort de défendre Paul Lévy, de se ranger à ses côtés. La méfiance l'entourait. On ne la supportait dans les réunions clandestines que par égard à son passé. Depuis, elle s'est rattrapée et elle sert Moscou avec une obstination que ne décourage aucune tergiversation, épousant tour à tour les lignes de conduite des camarades au pouvoir. On m'a affirmé que son fils comptait parmi les employés supérieurs des Soviets ; Ainsi tout s'explique.

Je revois Clara Zetkin à Cologne, dans une petite chambre des faubourgs ouvriers, hors la ville. Elle était venue pour prendre part à un grand meeting à l'occasion de l'anniversaire de notre Commune et, dès son arrivée, fidèle à ses habitudes, elle s'était jetée au lit. Petite vieille bonne femme, au visage poupin et sympathique qu'éclairaient deux grands yeux candides, elle parlait, écrivait, dictait de son lit. Durant deux heures, elle m'entretint de la situation, critiquant sans ménagements les directeurs du parti et les camarades russes. Elle s'exprimait en un français excellent. Je dois avouer que je l'écoutais avec infiniment de respect. Elle symbolisait, à mes yeux, tout un passé de luttes glorieuses, et j'évoquais, pendant qu'elle débitait ses doléances, la mort tragique de Liebknecht, la fin pitoyable et monstrueuse de Rosa Luxembourg, assommée à coups de crosse de fusil par une soldatesque ivre de fureur.

Les purs des purs qui brillaient alors au firmament communiste avaient noms : Brandler, Stocker, Thaleymer. Je vous les présente rapidement.

Brandler, un géant bossu, à tête carrée, suant l'audace et l'entêtement, une sorte de Titan foudroyé, comme dit Hugo de Quasimodo. C'était un ancien ouvrier syndicaliste qui avait participé  plus d'un mouvement de grève, — l'allure d'un chef. Mais quel visage rébarbatif et fermé ! On sentait, en le voyant, qu'il n'était pas de ceux qui se dégonflent. Il devait, par la suite, pourtant, se dégonfler devant la justice.

Stocker. Un petit homme mince, blond, falot, les yeux toujours en mouvement, le corps raide. Détail particulier : il ne cessait de grignoter. Au cours de nos réunions et de nos conciliabules, il répétait toujours le même geste qui consistait à tirer des miettes de pain de sa poche pour les fourrer dans sa bouche. I1 me faisait songer à un rat, — ou à un furet. Celui-là devait rêver de ronger la société bourgeoise lentement, morceau par morceau. Presque muet. Je ne l'ai pas entendu prononcer deux paroles.

Thaleymer, le rédacteur en chef de la Rothe Fane, organe des communistes, visage clair et sympathique, orné d'une petite moustache noire. Silencieux lui aussi, et méditatif. Et, ici, je note un détail curieux.

Nous nous retrouvions deux ou trois fois dans la journée, dans les quartiers les plus divers, au fond d'une salle de taverne, quelquefois dans une cave. Il fallait dépister la, police. On empruntait des chemins bizarres, on contournait des maisons, sans doute pour brouiller les pistes. Cela vous avait un petit air rocambolesque tout à fait réjouissant. Néanmoins, je me rasais copieusement.

Je me rasais, parce que, de tous ces bons camarades, aucun ne connaissait la langue française. J'étais obligé de recourir aux offices de R... quand j'avais une observation à formuler. Et puis, l'on ne dînait pas souvent. Ces bougres-là passaient des heures et des heures sans se soucier de leur estomac. Et je commençais à sentir la lassitude m'envahir à contempler la face têtue et close de Brandler, le mouvement de mâchoires de Stocker, la physionomie absente et rêveuse de Thaleymer. Il me prenait l'envie d'attraper des mouches pour leur coller une paille au derrière, comme au joyeux temps où, au lycée de Toulon, le professeur de cinquième nous expliquait les beautés des classiques. En vérité, c'était terrible. Pas le moindre échange d'idées. Impossible de placer un mot. Et nous étions, paraît-il, en pleine révolution.

Un soir, cependant, un gros homme, assis à ma droite et qui intervenait fréquemment dans les discussions, se tourna vers moi, avec un demi-sourire :

— Comment qué ça va, à Paris ?

Tout joyeux, je lançai aussitôt la réplique :

— Tiens, vous parlez le français... Quelle veine !

— Jé connaissais Paris... Jé habitai longtemps lé capitale française.

Il m'interrogea sur quelques-uns de nos militants, sur le fameux Comité de la Troisième Internationale, sur l'état des esprits. A chacune de mes réponses, il hochait la tête qu'il avait large et boursouflée, avec de petits yeux aux paupières plissées. Puis, soudainement, il me tourna le dos et ne s'occupa plus de moi.

Je poussai R... du coude.

— Qu'est-ce que ce type-là ?

R... me parut inquiet:

— Chut !... C'est le délégué spécial de Moscou.

Bigre ! Je venais d'être interrogé, sondé, analysé par un «œil» et des plus éminents. Je l'examinai,  mon tour, avec attention, me demandant si ce n'était pas là le fameux Bela Kun. Il avait un petit ventre cossu, un menton satisfait ; il était vêtu avec une élégance sans défaut. A Paris, on l'aurait pris pour un directeur de théâtre de quartier. Mais ce n'était pas le dictateur hongrois. Rien de Bela Kun. Simplement un camarade très important dont le nom finissait en «sky» !

Mais voici où je veux en venir. Tous ces gens-là donc ne parlaient pas le français, ne disaient pas un mot de français, me laissaient morfondre dans mon ennui morne et ma solitude. Ça manquait de charme et d'imprévu. Eh bien ! un an après, lors d'une réunion du Comité directeur du parti, à Paris, j'eus la surprise de rencontrer Thaleymer que les «frères allemands» venaient de déléguer chez nous, je ne sais plus à quelle occasion. Toujours le même, Thaleymer, raide et muet. Vers les onze heures, alors qu'il n'avait pas plus bougé qu'une cariatide, on lui donna la parole. Il discourut trois quarts d'heure, en allemand, parmi les bâillements discrets et les mouvements d'impatience de Daniel Renoult.

Rien d'extraordinaire encore ? Attendez. Le lendemain dans la soirée, je me trouvais à «l'Oriental», café célèbre du Lion de Belfort, devant un demi de blonde. Tout à coup, j'entends une voix :

— Bonsoir, camarade !

Surprise. C'était Thaleymer. Il prit une chaise et nous commençâmes à bavarder.

Il maniait la langue française comme s'il était né aux bords de la Seine. Pas une hésitation. Toujours le mot propre. Et la discussion, cependant, était ardue. A cette époque, je commençais à sentir le roussi dans le parti communiste et je me préparais à tirer mon chapeau. Thaleymer s'efforçait de ramener la brebis égarée. Je ripostais. A un moment, il me dit avec un sourire :

— Vous abusez de la connaissance que vous avez de votre langue. Je suis en état d'intériorité.

Du coup, je bondis :

— Comment !... Mais vous n'ignorez rien des finesses de cette langue... Et à propos ?... C'est depuis l'année dernière que vous parlez si bien le français ?

Son sourire s'accentua :

— Oh ! il y a longtemps...

— Alors, voulez-vous m'expliquer pourquoi, à Berlin, pas une seule fois vous ne m'avez adressé la parole et pourquoi vous avez feint de ne pas me comprendre ?

I1 se mit à rire franchement.

— C'est notre force de ne pas comprendre les langues étrangères chez nous, tout en les comprenant fort bien. Ça nous permet de voir ce que les camarades du dehors ont dans le ventre.

Très fort, en effet, le camarade. Je me rendis compte, un peu tard, qu'ils «m'avaient eu». Mais mieux valait en rire. D'autant que tous ces braves types ont mal tourné. Brandler est devenu un traître et un renégat. Ce pauvre Thaleymer, qui s'efforçait de me chapitrer, est devenu un traître et un renégat. Les hommes qui les ont chassés, exclus du Parti, sont des traîtres et des renégats. Il n'y a que des renégats dans le communisme. Ceux d'hier, ceux d'aujourd'hui, ceux de demain. Un renégat après l'autre.

Bela Kun aussi m'a eu.

Encore un qui ne connaissait pas une syllabe de français.

Je fus mis en sa présence, son auguste présence, un matin vers les midi. Cela se passait dans un quartier ouvrier de Berlin. Depuis plusieurs jours, nous allions de réunions en réunions, dans des salles basses et grises, donnant des mots de passe, nous séparant brusquement à la moindre alerte... C'était R... qui m'avait dit, en se frottant les mains :

— Ça va chauffer !

Et il avait ajouté :

— Nous allons le voir !... IL est ici.

«Il», c'était le redoutable dictateur, l'homme qui représentait la Révolution russe, le grand chef. Une petite émotion me gagnait au fur et à mesure que nous approchions. J'avais hâte de contempler de près ce phénomène. Enfin, nous arrivâmes. Selon le rite, R... frappa à une porte d'une façon spéciale, prononça quelques mots et nous fûmes introduits dans un salon sommairement meublé.

Une demi-douzaine de personnes se trouvaient là. Je cherchais des yeux le dictateur. Il n'était point encore arrivé. Les autres bavardaient paisiblement. Par bonheur, je découvris un camarade hongrois qui répondait au patronyme de Révo (un renégat, celui-là aussi) et qui me servait d'interprète. Il me dit :

— Ça vient de commencer.

— Quoi ?

— La révolution...

Je dissimulai ma surprise. La ville m'avait paru bien tranquille, comme à l'ordinaire. Aucun émoi dans les rues. Pas de barricades. Pas de foules déchaînées. Pas de service d'ordre. Comment diable s'y prenaient-ils pour faire leur révolution ?

Comme j'en étais là de mes réflexions, IL fit son entrée tout souriant. «Il», lui, Bela Kun. Je le dévisageai avec stupéfaction. Imaginez un garçon boucher endimanché, moulé dans un complet impeccable, coiffé d'un chapeau melon. Une grosse tête, un gros cou, de grosses mains, tout rond, les yeux ronds, le regard rond, la bouche ronde... Physionomie quelconque où la jovialité se mêlait à la férocité. Je n'écrirai pas qu'il avait l'aspect d'une brute. Non. D'un lourdaud tout au plus, avec un pétillement de malice dans les paupières et une extrême agilité dans tout son corps massif. Et, avec ça, un sourire collé sur ses lèvres, un sourire qu'il ne devait quitter que pour se coucher.

Révo alla vers lui, lui dit quelques mots. Alors, il se tourna vers moi, cligna de l'œil, prononça :

— Bonchour, k'm'rade !

Et il me tendit sa large patte.

C'est ainsi que j'entrais en contact avec le grand homme.


III

Dans cette petite pièce où nous étions réunis ainsi que des conspirateurs, on n'attendait plus que lui, Bela Kun, le grand ordonnateur et metteur en scène. Très à son aise, il bavardait avec le sourire sur les lèvres, comme s'il se trouvait invité à une partie de plaisir, entre bons amis. Plusieurs fois, je le vis qui se frottait les mains, plein de joie, une lueur de satisfaction dans les yeux. Je me penchai vers Révo :

— Que se passe-t-il donc ?

— On vient de nous apporter des nouvelles de la Révolution. Tout va bien, pour commencer. En Rhénanie, les ouvriers sont tous debout... A Berlin, ça se dessine...

J'étais quelque peu abasourdi. Ainsi nous présidions à la révolution prolétarienne allemande. Demain, dans quelques jours, peut-être, les travailleurs, ayant conquis le pouvoir, seraient maîtres de leurs destinées. Le capitalisme allait se voir atteint, en plein cœur, en plein centre de l'Europe et un tel événement ne pouvait manquer d'entraîner des conséquences incalculables. Et nous étions là quelques-uns à écrire cette formidable page d'histoire.

Avouez que, quoique mon rôle fût bien modeste et effacé, il y avait de quoi en concevoir un juste orgueil.

Mais quelle étrange révolution ! Le matin, pas plus que la veille, je n'avais observé le moindre symptôme. La foule était calme, à son habitude. Pas un mouvement suspect, pas une parole, pas même un regard. La tranquillité la plus absolue. Et, tout à coup, le déclenchement... sur un signe mystérieux, sur un ordre jeté on ne savait d'où !... Jamais, à Paris, on ne concevrait une révolution semblable. I1 y aurait, d'abord, du chahut, des rues enfiévrées, des chants, des cris, des menaces... Ici, rien. La révolution s'accomplissait automatiquement, à l'heure voulue, au lieu indiqué, réglée comme papier à musique. Et ce dictateur, grimaçant, hilare, se frottant les paumes ! Je n'en revenais pas.

Révo, d'instant en instant, me chuchotait à l'oreille:

— Du nouveau !... Une usine est en flammes. Il y a eu rencontre avec la troupe. Quinze blessés. Deux morts.

Je regardais Bela Kun. Son visage exprimait une intense jubilation. I1 dodelinait du chef, se frottait les mains avec une ardeur nouvelle.

Un second émissaire, puis un troisième. D'autres détails. Dans un quartier de Berlin, bataille rangée entre les prolétaires et les soldats. De nombreux cadavres. Et Bela Kun, toujours hilare, toujours se frottant les pattes. Puis une explosion dans une fabrique. Puis, l'électricité coupée. Puis des rencontres sanglantes, encore des morts, des blessés, des victimes. Révo ne cessait de répéter:

— Ça va !... ça va !

Et Bela Kun ne cessait de rigoler. Un instant, il se tourna vers moi, clignant de l'œil, prononça :

—Bien... Très bien !... Ya !

La matinée s'écoula ainsi. L'heure du déjeuner s'envola. J'avais des crampes à l'estomac. Mais la Révolution était en marche.

Quand il eut fini de donner ses instructions détaillées à ses lieutenants, dont quelques-uns disparurent soudainement et mystérieusement — je ne jurerai pas qu'ils ne s'étaient enfoncés dans les murs — l'ex-dictateur hongrois daigna s'occuper de ma personne. Il fit signe à Révo et se mit à lui parler avec volubilité. L'autre me regardait de côté, secouait la tête, s'agitait. Enfin, il se tourna tout à fait vers moi :

— Voilà, fit-il, le camarade Bela Kun voudrait avoir une petite conversation avec vous. Mais il ne comprend pas le français. Alors je vais vous transmettre ses questions.

Les questions n'avaient pas grand intérêt. Bela Kun (qu'on peut traduire par Belle Lune) me demandait des nouvelles de tel ou tel camarade qu'il avait connu à Moscou. Il voulait avoir mon avis sur le fameux Comité de la Troisième Internationale que d'aucuns prétendaient supprimer, que d'autres entendaient conserver. Je répondis en quelques mots que Révo traduisit. Chose curieuse, en passant par la bouche de l'interprète ces quelques mots devenaient un véritable discours. Ça ne finissait plus. Je ne m'imaginais pas, vraiment, en avoir dit aussi long.

Enfin, le dictateur aborda un problème très grave. Révo, sur ses indications, me posa la question suivante:

— Que comptez-vous faire avec les soldats français de l'occupation ?

Je le devisageai avec effarement. Ce que je comptais faire ? Que le diable m'emporte si j'avais là-dessus la moindre idée. Je me souciais bien des soldats et de l'occupation. Et je répliquai que je ne comprenais pas très bien le sens de la question.

— Voilà, dit Révo, le parti communiste de France vous a délégué en Allemagne pour aider à la Révolution. Le seul moyen de nous être utile, c'est d'organiser la propagande dans l'armée et de prêcher la fraternisation... Vous saisissez ? Déjà, vous avez agi et mis votre signature sur des affiches et des proclamations...

C'était vrai. Au cours de nos réunions précédentes, après avoir essuyé des harangues interminables et incompréhensibles, j'avais signé au nom du parti français, tout ce qu'on avait voulu : appels à l'émeute, appels aux soldats, placards antimilitaristes. Tout. Et je n'avais rien lu de cette prose subversive. Je pensais, d'ailleurs, que ça n'avait qu'une importance relative, attendu que ça se passait en Allemagne. Mais, en face de Bela Kun et de la révolution, je commençais à songer que le jeu était peut-être dangereux.

Bela Kun, cependant, s'expliquait, par l'organe de Révo :

— Il faut absolument toucher les soldats. Pour cela, il est indispensable qu'on envoie des équipes de Paris, des jeunes gens armés de tracts et de brochures.

Du coup, je sursautai :

— Des équipes d'agitateurs... ici... en Allemagne... en territoire occupé. Pas possible.

— Pourquoi ? demandèrent sévèrement Révo-Bela Kun.

— Parce que, ma foi, cette propagande antimilitariste accomplie, en territoire ennemi, sous les yeux de l'ennemi, serait par trop périlleuse. Ce serait envoyer directement ces jeunes gens au conseil de guerre, peut-être même au poteau, étant donné qu'on les accuserait de trahison...

Bela Kun, au fur et à mesure, que je m'expliquais, non sans quelque véhémence, ne cessait de m'observer. J'ai su, depuis, qu'il entendait parfaitement le français. Il crut nécessaire, toutefois, de se faire traduire mes observations. Et pendant que Révo parlait, traduisait — interminablement — le dictateur secouait la tête, l'air mécontent. A une table, à côté, deux «camarades» prenaient des notes.

Bela Kun parut réfléchir un instant et me fit dire par Révo :

— Un révolutionnaire doit braver les dangers et risquer sa vie.

— Sans doute, ripostai-je, mais avec quelque utilité... Or, les jeunes gens que l'on expédierait en Rhénanie ne pourraient même pas commencer leur besogne. Ils seraient immédiatement signalés, repérés. Ils ne pourraient franchir les frontières sans passeports, s'installer paisiblement dans une ville sans éveiller l'attention... Le résultat serait extrêmement négatif... Pas la peine de risquer la fusillade pour rien...

Un petit silence, puis :

— On pourrait peut-être les faire accompagner et conduire par des députés. Les élus ont certaines facilités et nul n'oserait les inquiéter.

Cette fois, je me mis à rire. Ça devenait vraiment comique. Une compagnie de jeunes agitateurs guidée par le député Berthon, par Marcel Cachin ou par Vaillant-Couturier !... Ce Bela Kun en avait de drôles. Mais je crus nécessaire, tout en riant, de rétorquer:

— Les députés ?... Marcheront pas... Même s'ils marchaient d'ailleurs, ils se feraient pincer comme les autres car l'autorité militaire ne manquerait pas de se demander ce que ces messieurs viennent faire là... Mais je suis tranquille.. ils ne bougeront pas...

Je m'aperçus alors que Bela Kun rigolait lui aussi. I1 se rapprocha de moi et me dit:

— Dépoutés... là-bas !... Pfft.!... fousillés !...

Il se mit à rigoler de plus belle et ajouta :

— Lafont !... Ernest Lafont !... fousillé !... fousillé !

Et il se frottait les mains, tout comme si on venait de lui annoncer qu'une usine flambait et sautait.

Mais, ici, il faut que je m'explique. A cette joyeuse époque, le député communiste Ernest Lafont n'était pas en odeur de sainteté parmi les bolchevistes. En voyage à travers la Pologne et à Moscou, il avait fait des blagues. On le tenait pour suspect. On le considérait comme un traître et un agent de la bourgeoisie. Ses amis étaient également des traîtres et des «petits bourgeois». Il y avait, pour tout dire, un «cas» Lafont et il était fortement question de l'exclusion de cet indésirable.

Aussi l'exclamation de Bela Kun m'apparut très claire. Ernest Lafont, expédié en Allemagne, conduisant la propagande antimilitariste, prêchant la révolte et la désertion ; puis, pincé, traduit devant la justice militaire et condamné. Quelle bonne petite plaisanterie, hein !

— Fousillé !... fousillé !

Sacré Belle Lune de Bela Kun. Je ne le verrai jamais autrement que je l'ai vu ce jour-là, avec sa face épaisse, ses lèvres épaisses, son rire épais et le mouvement de ses grosses pattes frottées l'une contre l'autre :

— Fousillé !... fousillé !

Et la Révolution allemande ?

Hélas ! Quelques jours après, c'était fini. Les ouvriers se firent massacrer. Le putsch échouait lamentablement.

Et Bela Kun disparaissait... I1 allait, sans doute, ailleurs, recommencer l'expérience.

Mais je n'en avais pas terminé avec lui. De retour à Paris, j'appris que le dictateur m'avait mis en accusation devant le parti communiste pour crime de patriotisme et pour m'être indigné véhémentement contre ce que je qualifiais de besogne de trahison.

C'était le dictateur qui arrangeait ainsi les choses. Tout de même, je ne pouvais pas demander à nos amis de Paris qu'on envoyât Ernest Lafont se faire fusiller. Cachin lui-même, dont la spécialité, cependant, est de lâcher ses meilleurs camarades, aurait refusé. «Fousillé !» C'est vite dit. Mais plutôt difficile en France. Il n'en reste pas moins que pour n'avoir pas voulu faire fusiller Lafont — qui ne m'a même pas dit merci — je suis devenu prématurément une sorte d'individu suspect, capable de toutes les trahisons. Patriote et militariste par surcroît. Horreur !

Mais j'anticipe. Pour l'instant, je suis encore à Berlin, en pleine agitation, en pleine bagarre. Il va falloir penser au retour. Vous allez voir que ce retour ne fut pas précisément un petit voyage d'agrément.


IV.

Tout en «faisant la Révolution» à Berlin, avec une remarquable conscience, il m'arrivait, dans la journée, de lâcher les bons camarades pour aller me promener, ainsi qu'un simple bourgeois, dans la ville du kaiser.

Mais si je lâchais les camarades, eux ne me lâchaient pas. Il est difficile d'imaginer avec quelle méthode scientifique sont organisés là-bas l'espionnage et le mouchardage officiels. Je n'ai pas une minute été inquiété par la police allemande, mais j'ai dû subir le mouchardage soviétique qui sévit et s'exerce à tout instant du jour, monstrueusement.

Dès que vous êtes arrivé à Berlin, vous voilà signalé. Vous louez une chambre d'hôtel ; elle ne vous appartient pas. Un «camarade» vient s'installer dans la journée, vous réveille le matin, vous accompagne le soir.

Vous déambulez dans la cité ? Un camarade, discrètement, s'attache à vos pas.

Vous allez au restaurant seul ? Le camarade flaire un mystère. C'est tout juste si l'on ne vient pas vous épier dans le petit coin où «de rêver en paix on a la liberté».

La police révolutionnaire internationale est admirablement organisée.

Ce que j'ai pu en sentir des espions sur mes talons ! Au début, j'en riais. A la fin, ça m'agaçait. L'un d'eux, surtout, que j'avais quelque peu frôlé à Paris et qui avait conquis une haute fonction dans l'armée soviétique, ne cessait de se dresser sur mon passage. Je le rencontrais, «comme par hasard», à la brasserie, dans les «Konditori» où je dévorais chocolat et pâtisserie... Tenez, un jour, dans l'après-midi, je me risquai dans un grand magasin, quelque chose comme nos «Galeries», et je me perdis à travers les rayons (qui n'étaient point communistes). Ce que j'allais faire là ? Simplement chercher une poupée, une de ces énormes poupées de Nuremberg dont la face cireuse aux yeux de faïence évoque le visage lunaire de Vaillant-Couturier.

Cette poupée, je comptais l'emporter, pour la plus grande joie de ma fillette, à Paris. Comme on voit, je ne doutais de rien et de tels soucis futiles ne témoignaient point d'une grande ardeur révolutionnaire.

 R..., mon guide luxembourgeois, m'avait laissé tomber. «Rendez-vous important, me dit-il, avec le délégué spécial de Moscou. Question de fonds pour la propagande.» J'errais donc dans le kolossal magasin, m'efforçant de me faire comprendre des vendeuses. Soudain, j'eus l'impression que quelqu'un était derrière moi, sur mes pas.

Je poursuivis ma promenade.

A l'aide d'une glace, d'un coup d'œil prompt, j'identifiai mon espion. C'était le redoutable camarade dont j'ai parlé, un type terrible à faconde dangereuse, qu'on voyait toujours souriant et qui faisait profession d'aimer beaucoup les «petites fâmes de Pariss».

Avant reconnu mon persécuteur, je résolus de le semer. Je filai dans un rayon à droite, tournai à gauche, fis demi-tour, m'enfonçai dans un passage ; Vains efforts. Je le sentais toujours derrière moi. Alors, furieux, je me retournai brusquement et lui fis face.

— Tiens, dit-il, avec son sourire stéréotypé sur les lèvres, qu'est-ce que vous faites donc ici ?

— Et vous ? répliquai-je, brutalement.

Il mit un doigt sur ses lèvres :

— Service particulier. Les magasins favorisent les rencontres et les complots.

Du coup, j'éclatai de rire au nez du camarade un peu interloqué. L'animal s'imaginait que j'étais venu là pour y trouver quelqu'un, un complice, et que je me lançais dans quelque obscure conspiration... Quand ma crise d'hilarité fut calmée, j'expliquai:

— Voyez-vous, je cherche seulement une poupée....

— Une poupée !

— Oui... pour ma gamine qui a dix ans... Vous allez m'aider.

Aimablement, il se mit à ma disposition, me conduisit au rayon des jouets où je fis emplette. Puis il m'amena à la brasserie où d'autres camarades attendaient. Il avait l'air assez déconfit.

Ce même soir, R... me disait :

— Je ne comprends pas du tout ce qui a pu pousser les camarades russes à précipiter ainsi les événements ? Pourquoi ce coup de main révolutionnaire ? Le moment était mal choisi. Rien ne pouvait réussir..

Il ajoutait :

— A moins que...

— Que veux-tu dire ?

— Voilà. Ça marche très mal à Moscou. On se plaint. La Révolution mondiale se fait attendre. Alors, pour redonner du courage et de l'enthousiasme aux fidèles, un petit mouvement révolutionnaire était tout indiqué.

— Et c'est pour ça qu'ils ont envoyé Bela Kun ?

— C'est pour ça. Bela Kun est un des techniciens de la Révolution. Il opère un peu partout. Il connaît le travail. Avec ça, têtu et d'une résistance formidable. En Hongrie, les soldats l'avaient jeté à terre, dans sa cellule, et, à coups de crosse de fusil, cognaient sur sa tête... Il en a réchappé. Il a le crâne extraordinairement solide.

— Tout de même, faire massacrer de pauvres diables d'ouvriers pour une manœuvre politique...

A ces mots, R... regarda autour de lui avec inquiétude.

— Chut !... Pas si haut... Et, surtout, oublie ce que je t'ai dit. Ils n'auraient qu'à savoir.

Mais je n'ai rien oublié. J'ai même eu l'occasion de méditer là-dessus. Incontestablement, ce mouvement révolutionnaire qu'on savait devoir n'être qu'un fiasco sanglant aura été voulu, organisé, lancé par les dirigeants soviétiques, pour servir de diversion. I1 y avait des cadavres, du sang, des catastrophes. Mais est-ce que ça compte !

Je résolus de quitter Berlin. Cela faisait trois semaines d'absence. J'en avais assez de leur putsch, de leurs espions, de leurs combinaisons. Et puis, pécuniairement, j'étais à bout de mon rouleau.

D'accord avec R..., nous prîmes le train pour Cologne. J'adressai à Frossard, Paris, une carte postale, sur laquelle j'écrivis ce simple mot: «Ouf !»

De Cologne où nous passâmes deux journées, un autre train devait nous conduire au Luxembourg. Après, ça irait tout seul. Mais, muni, en tout et pour tout d'une vieille carte électorale, j'étais un peu inquiet. R... me rassura.

—Bah !... Rien de plus facile à la frontière. Tu verras, il n'y aura qu'à glisser un billet de dix francs au gabelou et il te donnera un droit d'entrée.

En attendant, le bon camarade m'avait pris à part dans le train et m'avait expliqué, non sans quelque embarras:

— Voilà. Je viens de toucher de l'argent pour le journal et pour la propagande... des liasses de marks... Mais l'on me connaît trop au Luxembourg. Ces gens-là sont capables de vouloir me fouiller... Alors, tu comprends ?...

— Que faire ?

— Tu devrais prendre quelques liasses sur toi... Ce sera autant de moins que j'aurai. Tu me les rendras lorsque nous serons arrivés.

Sans réfléchir, j'acquiesçai. Je pris des poignées de marks. J'en fourrai dans les poches de mon veston, dedans, dehors, dans mon gilet, dans ma chemise. J'étais tapissé de papier-monnaie. De plus je portais, dans une petite valise, une boîte de cigares excellents et je tenais de l'autre main la poupée, la fameuse poupée de Nuremberg.

Le train s'ébroua à la gare-frontière. Tout le monde descend ! Nous pénétrâmes dans un petit bureau. Je tendis mon coupon de dix francs à un employé, avec ma vieille carte d'électeur. Sans le moindre étonnement, il griffonna je ne sais quoi sur ma carte et me la rendit. Le tour était joué. Il n'y avait plus qu'à prendre le tacot qui conduisait au Luxembourg.

Ces fonctionnaires du Grand-Duché me paraissaient délicieux.

A ce moment, un monsieur à casquette et à galons s'approcha de moi :

— Montrez vos papiers.

Hein ! Je tendis, un peu anxieux, ma carte.

— Vous n'avez pas autre chose ?

— Non... Mais, en France, c'est notre pièce d'identité.

— Possible... Ici, ça ne suffit pas... Voyons, pas de photographies, rien ?

Je dus avouer, penaud :

— Rien.

— Alors, désolé, Vous n'entrerez pas...

—Mais j'ai payé !

— Qu'à cela ne tienne... On va vous rendre votre argent. Et vous reprendrez le train qui vous reconduira à Trèves.

J'eus beau parlementer, m'efforcer de fléchir ce haut fonctionnaire. Rien à faire. Furieux, je menaçai. Alors, le galonné, entêté, me fit jeter dans une salle et plaça deux factionnaires à la porte. J'étais pris.

Je me mis à songer, soudain, à mes liasses de marks.

Pourvu qu'on ne s'avisât point de me fouiller. Je serais propre.

Au bout de quelques heures, le haut fonctionnaire m'envoya chercher.

— C'est à vous cette boîte de cigares... Et cette poupée ?

— C'est à moi... Je l'apporte de Berlin.

—Bon... On vous renverra votre poupée... Nous gardons les cigares !... Et en route !... Vous avez de la veine d'avoir affaire à nous !... Vous vous en tirez à bon compte.

Il me poussa dans un wagon. R... prit place à côté de moi. I1 ne voulait pas, disait-il, m'abandonner. En réalité, il pensait à ses marks.

- A Trèves, dans la soirée, R..., très sombre, l'air préoccupé, me conduisit chez un camarade allemand, un fort bon garçon, ancien combattant qui habitait, avec sa jeune femme, un logement très propre d'ouvrier. R... expliqua l'aventure. Le camarade décida que nous resterions la nuit chez lui et que, le lendemain, nous aviserions.

Je passai une nuit assez pénible. Je commençais à comprendre qu'il était peut-être plus facile d'entrer en Allemagne que d'en sortir. D'autant qu'après le mouvement révolutionnaire qui venait d'avorter, on devait surveiller la frontière. Et moi qui, sans la moindre hésitation, avais signé des appels furieux, des manifestes incendiaires. Si jamais les autorités militaires mettaient la main sur moi, ça allait faire du joli !

Après le déjeuner, on tint une sorte de conseil de guerre auquel assistait un deuxième camarade, celui-là chauffeur de taxi. I1 fut décidé que je demeurerais caché toute la journée et que, le soir venu, on agirait. R... m'expliqua son plan.

— Nous allons nous rendre dans un petit village, à quelques kilomètres d'ici, sur la Moselle... Nous louerons une barque et, vers les minuit, nous traverserons la rivière.

— Il n'y a pas de danger ?

— Je ne pense pas... Les nuits sont noires. Les douaniers sont occupés ailleurs... Avec un peu de chance !... Et puis, pas moyen de faire autrement.

La journée s'étira lentement, lentement. Enfin, vers les huit heures du soir, le camarade chauffeur vint nous chercher. Nous grimpâmes dans le taxi, et en avant, vers l'aventure.

Et je vous assure que ce qui suit n'est pas du roman-feuilleton.


V.

Minuit sonnait au beffroi de ce petit village qui faisait face à la rivière.

Minuit. L'heure des crimes, des escapades amoureuses et de la sortie des théâtres. Nous étions là, assis devant une table boiteuse, absorbant des petits verres d'alcool pour nous donner du mordant. Le camarade allemand parlementait avec un batelier qui louchait, de temps en temps, vers moi, hochait la tête sans que je pusse discerner s'il approuvait ou non son interlocuteur.

Enfin l'homme poussa la porte, passa au dehors. Le camarade allemand, tout souriant, expliqua l'affaire à R... qui me dit :

— Ça y est... Il marche.

Nous attendîmes un long instant encore. Le chauffeur vidait silencieusement ses petits verres. Et ça commençait vraiment à me paraître monotone. Imaginez une salle basse, au plafond enfumé, quelques tables et quelques chaises, une rouge commère au comptoir poisseux. Dehors, le silence, inquiétant, trop solennel. Je songeais à Paris, aux boulevards... je me voyais, hélant un taxi :

— Hep !.... Place Denfert !...

Malheur ! nous nous trouvions dans un infâme petit cabaret de village, rongés par l'anxiété.

La porte s'ouvrit soudain et le batelier apparut. I1 fit un signe. Nous nous précipitâmes sur la route.

Le ciel était chargé d'épais nuages par où filtrait timidement un peu de lune glauque. La nuit était tiède et des grillons chantaient. Décor romantique. Nous commencions le premier chapitre du feuilleton.

Le batelier prit la tête, pendant que le chauffeur remontait sur sa bagnole en compagnie de R... et s'engageait sur le pont, en aval. La voiture devait nous reprendre sur l'autre rive, en terre luxembourgeoise. En attendant, il nous fallait, le camarade allemand et moi, enjamber un mur derrière notre guide, et nous orienter, tant bien que mal, sur la berge inclinée qui filait vers le fleuve par paliers. Le ciel, comme par une sorte de complicité, était devenu comme de l'encre.

Tout à coup, un bruit de chute, un cri étouffé. Et voici que moi-même je perds pied, et me sens tomber dans un trou parmi de la verdure. Je me relève avec quelques égratignures aux mains, complètement ahuri. Mais, à mes genoux, une plainte. Je me penche vers le camarade allemand qui geint sourdement. N... de D... ! Est-ce que, par hasard, il se serait cassé une jambe ?

Je l'aide, tant bien que mal, à se remettre debout. Il s'appuyait lourdement contre mon épaule, avançait lentement... Pauvre type ! Nous formions, dans la nuit, un couple symbolique et attendrissant. Dire que la veille, le camarade nous avait conté avoir fait la guerre, tout un hiver, à Berry-au-Bac, juste en face du coin où je me trouvais. Et nous étions là, tous deux, moi le Français et lui, l'Allemand, réconciliés, fraternels, l'un soutenant l'autre !...

Le batelier nous appela d'une voix rauque et, avec un effort, le camarade se hissa dans la barque. Je pris place à ses côtés. Nous voilà, filant silencieusement, lugubrement sur l'eau. Une coulée de lumière pâle nous désignait la rive sombre, en face. C'était sinistre et délicieux Je pensais à Venise, à des gondoles sans chimères. Joyeuse promenade nocturne sous la lune capricieuse qui jouait à cache-cache !

La barque glissait toujours sans bruit. La rive venait vers nous, massive et fantômale. Encore quelques secondes. Nous y voici. Nous sautons légèrement sur le sol et nous aidons le blessé à se hisser hors de la barque.

Un talus à grimper et nous sommes sur la route. Sauvé, mon Dieu ! Soudain, deux grands spectres, immenses, tout noirs dans le noir ! Ils se dressent devant nous comme deux statues de pierre. Et j'entends une voix menaçante:

— Passeports !...

Ah ! tonnerre !... Les douaniers ! Ils nous ont repérés. Ils nous ont attendus là, tranquillement, pour nous cueillir.

Zut ! Je n'en sortirai décidément jamais de cette sotte aventure. Et je ne sais que répondre. Le batelier a disparu, sans un mot (j'ai soupçonné depuis cet animal d'être allé prévenir l'ennemi, après avoir empoché notre galette). Le camarade sort ses papiers de sa poche, s'explique longuement avec les autorités. Puis, l'un des deux spectres s'adresse à moi :

— Vous n'avez pas de passeport ?

Je réplique, rageur :

— Non.

— Et vous vouliez passer le fleuve,.. dans quel but ?

— C'est mon affaire.

L'homme fait un geste comme pour désigner je ne sais quel objet vers le pont et il articule :

— Cette voiture ?... C'était pour vous ?

Je ne réponds rien. Stupide, je cède à la fatalité, L'un des douaniers m'a saisi le bras et m'entraîne. Je le suis sans résistance. Et voici que s'avancent à notre rencontre le chauffeur et R... Nouvelles explications en langue allemande, auxquelles je ne comprends goutte. Tentative de corruption. R... a sorti son portefeuille, Il offre des cigares. Mais le douanier luxembourgeois est, paraît-il, un homme de devoir. Il secoue la tête et me pousse en avant.

Nous sommes sur le pont. On m'a jeté dans une salle étroite que décorent deux chaises et un lit de camp, Je suis prisonnier. Autour de moi, les autres s'agitent. Désarroi complet. R... me dit :

— Ils ont avisé le poste plus loin... On est allé chercher le lieutenant.

Je me laisse tomber sur un escabeau. Me voilà dans de jolis draps.

Brusquement, en tâtant mes poches, je me souviens que je suis tapissé de marks presque des pieds à la tête. Un tremblement monte le long de mon échine. S'ils s'avisent d'explorer mes poches ! Je subodore d'ici le scandale : «Un agitateur communiste arrêté à la frontière !... Le camarade Méric transportait de l'argent boche !... Grand complot... L'or bolcheviste !...», Cette fois, je suis fichu, déshonoré..

Et comment me tirer de là ?... J'ai presque envie de me précipiter sur les deux fonctionnaires impassibles, de les rudoyer, de m'esquiver à toutes jambes sur le pont. Avec un peu de promptitude et de décision !... Après tout, nous sommes quatre hommes résolus et la voiture peut nous mener loin...

Trop tard !... Le lieutenant vient d'apparaître avec une escorte d'agents en bourgeois. Il est furieux, le lieutenant. On l'a tiré de son lit, en plein sommeil.

Immédiatement, il m'interroge :

 — Qu'est-ce que cette histoire ?... D'où venez-vous ? Que voulez-vous ?

Je le contemple, un peu amusé, en dépit de la situation. I1 est burlesque à souhait, ce brave lieutenant. Une moustache hérissée, des yeux rieurs, l'air d'un Croque-mitaine bon enfant, il me rappelle les héros de la Grande Duchesse. J'ai, au bout des lèvres, un refrain :

            Voici le sabre... le sabre !...
            Voici le sabre de ton père !...

Il faut répondre, cependant. Je dis au lieutenant qui s'exprime très correctement en français:

— Voici... Je viens de me promener en Allemagne... J'ai perdu mes papiers dans une chambre d'hôtel.

A la fois souriant et rébarbatif, Croque-mitaine secoue la tête :

— Mauvais... très mauvais... Pourquoi n'avoir pas pris le train ?

— On m'a arrêté à la gare... On m'a obligé à revenir sur mes pas.

Il tire sur ses moustaches, très soucieux. I1 est visible que cette affaire l'embête profondément. On n'aime pas beaucoup les histoires dans le grand-duché. Là-dessus R... l'entreprend. I1 parle, il parle, en allemand, avec une extraordinaire volubilité. Le lieutenant écoute, l'air de plus en plus perplexe. Un des agents en bourgeois me demande :

— Vous n'avez pas d'armes ?

Je sursaute. Celui-là est capable de me fouiller. Dans quel guêpier suis-je tombé ?

Mais sur un geste de dénégation, l'agent se tient coi. Le lieutenant tire toujours sur ses moustaches. Plus un mot. Nous sommes, les uns et les autres, dans une situation absolument ridicule. Je bâille. Ils bâillent tous. Et le temps qui s'émiette. L'aube qui pointe. A la fin, j'en ai assez... j'en ai même trop. Je m'adresse au lieutenant qui roule des yeux effarés.

— Vous voulez savoir qui je suis ?

— Qui êtes-vous donc ?

— Un communiste français... parfaitement... rédacteur à L'Humanité.

Il a comme un soupir de soulagement.

— Communiste... vous êtes communiste... Alors c'est de la politique, ça !... Ça ne nous regarde pas, ça !...

Et, brutalement:

—Allez-vous-en... Vite !... Filez !... Que je ne vous voie plus !

Il ne le répète pas deux fois. Nous sommes déjà dans la voiture. Au revoir, mon lieutenant !

Comment, j'ai pu passer tout de même la frontière ? Avec la plus grande simplicité, en plein jour, sans anicroches. D'abord, après échange de vue, nous avions décidé de reprendre la bagnole, d'emprunter un autre pont et, au cas où l'on s'opposerait à notre passage, d'user du browning. C'est comme je vous le dis. Nous étions prêts à tout. Un rien et nous allions peut-être — mais non, nous n'en avons pas la moindre envie — jouer les Bonnot et les Garnier.

Nous n'avons pas fait usage de nos revolvers. Nous n'avons pas gâché nos balles. Seulement, une poignée de marks. Le douanier nous a salués respectueusement.

Enfin ! Nous y voilà dans ce sacré Luxembourg. Les camarades allemands nous quittent avec force démonstrations d'amitié et, munis de passeports, s'en retournent chez eux. R... et moi, nous montons dans un tacot qui nous conduit chez le père du communiste luxembourgeois, un brave type de gentleman fermier, grand chasseur et grand mangeur devant l'Éternel. Repas plantureux, gibier, vins de Bourgogne.

J'ai rendu ses liasses de marks à R... Je l'ai vu qui, discrètement, refilait le paquet à son brave homme de père, lequel le plaçait délicatement, soigneusement, dans un tiroir fermé à triple clef. La propagande n'y perdra rien. Mais j'aime autant avoir les poches vides.

Le soir, dans la capitale du grand-duché, je prends le train qui me conduit à Differdange où je dois passer la nuit. Le lendemain, c'est la fête de Longwy. Les jours de fête, on circule à travers la frontière, sans papiers, sans explications. Une vraie chance !

Et, de nouveau, je foule le pavé de Paris. Me voilà loin de Bela Kun et de ses «kuneries», comme disait irrespectueusement Lénine. Me voilà loin des révolutionnaires en chambre, des fonctionnaires d'opéra-bouffe, libre d'aller, de venir, chez moi: chez Moi !

Conclusion. J'ai revu R... quelques mois après, à Paris. Il venait se plaindre au Comité directeur. L'Exécutif de Moscou avait décidé de rattacher le parti luxembourgeois au parti français. Mais le parti français ne donnait aucun subside. Rien n'allait plus. Pas d'argent, pas de Suisses... ni de Luxembourgeois. Du coup, le communisme a disparu du grand-duché.

Et cet excellent R... lui, a disparu de la circulation communiste.

Mais les voyages forment l'âge mûr. En somme, qu'ai-je rapporté de cette équipée ? Premièrement, la certitude que le terrible Bela Kun était un grotesque et que les révolutions ne se déroulaient pas du tout comme dans les livres. Secondement, que le communisme pouvait bien n'être qu'une vaste fumisterie.

Et j'ai laissé pas mal d'illusions. Plus, à la gare frontière de Luxembourg, une superbe poupée, une innocente poupée de Nuremberg.


UNE MAUVAISE PLAISANTERIE

IL est toujours plaisant de fouiller, au hasard, dans la hotte où s'entassent pêle-mêle les années poussiéreuses et les chiffons du souvenir. On y pique, d'un coup de crochet, les petits événements oubliés et l'on fait surgir les visages éteints. Le jeu est drôle.

Pour l'instant, je voudrais vous conter une vieille histoire qui fit quelque bruit à son époque — une histoire qui, au fond, n'était qu'une sale blague, laquelle s'accomplit et réussit avec une ampleur inespérée. On en jugera, plutôt, pour peu qu'on veuille me suivre.

En ce temps-là, nous étions quelques journalistes et militants qui villégiaturions dans l'agréable maison de campagne de la Santé. Notre crime consistait en des articles incendiaires ou des propos publics trop véhéments. Cela se passait sous le premier proconsulat de Clemenceau, girouette ministérielle, qui venait brutalement de piétiner ses plus pures convictions et brûlait cyniquement tout ce qu'il avait adoré.

Pour bien situer les faits, j'indique que nous étions en l'an de grâce 1909, au joli mois de mai, et que nous nous morfondions dans nos cellules. Que faire en un tel gîte, à moins que l'on ne songe... à se distraire un peu ? Nous décidâmes de tenter une blague, une formidable blague dont le président du Conseil, notre ennemi, était tout naturellement la victime indiquée.

Mais quelle blague ? Qu'inventer ? Nous nous étions arrêtés à plusieurs idées, aussitôt rejetées parce que jugées médiocres. Et nous allions abandonner notre projet ou, du moins, le différer, lorsque soudain, une lueur dans l'esprit ! Eurêka ! Je puis le dire aujourd'hui sans la moindre velléité de modestie, c'est moi qui imaginai la chose. Ce fut par ma faute que la presse française et l'opinion se virent bouleversées pendant plus de quinze jours, que la police se tint en alerte, que de hauts personnages tremblèrent. Mea culpa. Je proclame ma responsabilité. Mais je ne puis m'empêcher de rire en évoquant ces joyeux incidents.

Voici ce que je trouvai. Oh ! c'était bien simple. Un concours. Rien qu'un concours. Seulement celui-là s'intitulait, en grosses capitales, larges comme le doigt :

ATTENTION ! DOIT-ON LE TUER ?

De qui était-il question ? Et qui devait-on tuer ? On se gardait bien de le dire. Mais il ne faut pas oublier que nous vivions sous le règne de Clemenceau, surnommé alors le Grand Flic, et qui venait de conquérir ses lettres de noblesse en fusillant les ouvriers de Draveil-Vigneux après les paysans de Narbonne. Et l'article que je publiai, dans le journal de Gustave Hervé, la Guerre Sociale, était plus que significatif.

Cet article, je l'ai conservé, presque pieusement, ma foi ! Je l'ai sous les yeux. Lisez :

Doit-on le tuer ?

«Lecteurs, mes amis, vous êtes priés de concentrer toute votre attention sur cette question ?
«Surtout n'allez pas croire que nous ouvrons ici un de ces vagues concours, comme on peut en voir dans les grands quotidiens, avec d'innombrables prix à l'appui. Nous ne promettons ni argent, ni bijoux, ni châteaux, ni automobiles. Nous faisons simplement appel à la clairvoyance et à la bonne volonté de nos amis pour nous aider à solutionner un problème délicat.

Doit-on le tuer ?

«Et, d'abord, de quoi s'agit-il ? Une plaisanterie douteuse se dissimule-t-elle sous le tragique de cette effarante question ? Va-t-on nous expliquer qu'il s'agit simplement de tuer le temps ou le Bœuf-Gras (rien pour l'Élysée) (5). Non, amis lecteurs, détrompez-vous. Nous vous adressons cette demande avec tout le sérieux dont nous sommes capables. Il est bel et bien question d'un homme et d'un homme politique, d'un individu qui tient une place énorme dans les affaires de son pays, d'un individu dont la disparition brusque fera sensation, sera accueillie avec terreur par les uns, avec une joie féroce par les autres, d'un individu dont le châtiment mérité sera ensuite célébré dans l'Histoire.

Doit-on le tuer ?

«Naturellement, nous ne vous dirons pas le nom de cet homme politique et vous comprendrez aisément notre réserve. Qu'il nous suffise de vous indiquer que l'individu en cause est un gouvernant, qu'il a mérité la haine exaspérée du peuple, qu'il a semé le mal et la douleur, qu'il s'est efforcé par tous les moyens de restaurer le plus abject des régimes de tyrannie. Ce despote sanglant, après avoir, dans sa jeunesse, donné quelque espoir aux hommes de progrès, s'est révélé, par la suite, un abominable gredin. Il a trahi ses amis, renié son passé, oublié ses programmes. Il a fait appel aux soldats pour fusiller le peuple. Il a répandu le sang de ceux qui avaient placé leur confiance en lui. Il a fait jeter en prison tous les esprits libres qui osaient critiquer et dénoncer ses crimes. Abominable fripouille, arriviste sans scrupules, tyranneau sans conscience, cet individu ignoble entre tous a, selon nous, mérité cent fois la mort, trop douce encore pour le punir de ses forfaits.

Doit-on le tuer ?

Cela se terminait ainsi :

«... Ne vous pressez pas de répondre. Songez à la haute mission qui vous est confiée. Vous voilà promus au rang de juges. Ne l'oubliez pas.
«Et surtout, lecteurs, n'allez pas condamner à la légère. L'heure est grave. C'est précisément parce qu'il est ardu de se prononcer que nous crions vers vous : Aidez-nous de vos conseils. -
«Amis lecteurs, répondez-nous.»

Doit-on le tuer ?

A peine paru, cet «appel au meurtre» provoqua une stupeur et l'indignation générale se donna libre cours.

Pensez donc. Provocation directe à l'assassinat ! Et l'homme visé, cela ne faisait pas de doute, c'était le président du Conseil. Le Parquet s'émut. Des poursuites, de tous côtés, furent réclamées.

Nous, au fond de notre prison, nous nous frottions joyeusement les mains. Ça marchait. Ça rendait.

Ça marchait même trop bien. Des militants de Paris et de province, enthousiasmés, faisaient imprimer des papillons portant la question fatidique: «Doit-on le tuer ?» Ces papillons étaient collés un peu partout, sur les murs, sur les arbres, dans les établissements publics. La police avait beau s'ingénier à les arracher. Ils refleurissaient de plus belle.

On ne voyait plus que cela. On ne parlait plus que de cela. Doit-on le tuer ? Doit-on le tuer ?

Et les réponses affluaient au journal où nous dûmes engager des employés supplémentaires pour dépouiller le courrier.

Doit-on le tuer ? Je n'ai jamais assisté à un pareil chahut. Et, aujourd'hui encore, après tant d'années évaporées, lorsque j'évoque cette sensationnelle affaire, je me sens gagné par une douce hilarité.

Car vous allez voir la fin de l'histoire. Et vous jugerez si la farce était supérieurement jouée.

En attendant, la grande presse donnait furieusement de la voix. Dans la Patrie, une feuille de l'après-midi, qui fit jadis notre joie, M. Émile Massard, conseiller municipal nationaliste de Paris et ancien rédacteur au Cri du Peuple de Jules Vallès (où il publiait précisément des articles provoquant à l'assassinat), s'exprimait, d'une plume indignée :

«Un journal, écrivait-il, celui de M. Gustave Hervé (6), convie ses lecteurs à prendre part à un référendum sur cette question : Doit-on le tuer ?
« On désigne, en l'espèce, M. Clemenceau, président du Conseil.
«Son implacable adversaire répugne aux euphémismes et aux circonlocutions (l'implacable adversaire c'était votre serviteur, s'il vous plaît).
«Il écrit froidement: «Déjà le sort de cet individu est à peu près fixé ; un geste suffira pour le supprimer. Doit-on le rayer du monde des vivants ?»
« Et dire qu'il y a des gens qui hésitent à croire que nous vivons en pleine période révolutionnaire !»

Ce que M. Massard, ancien journaliste révolutionnaire, a pu nous amuser durant quelques soirées, il ne s'en est jamais douté. Pour le remercier, je me mis à publier quelques extraits de sa prose de naguère. Il y avait, vraiment, de jolis couplets. Celui-ci, par exemple, qui date du 15 décembre 1883, à propos de la condamnation de l'anarchiste Cyvoct :

«Que la classe ennemie prenne garde ! En envoyant sur la plate-forme où finissent les assassins vulgaires, ceux qui — utilement ou non — sacrifient leur vie pour une idée, elle s'expose à de terribles représailles. L'échafaud deviendra piédestal, et le clan des exaspérés pourra crier avec succès, comme l'esclave antique:
            Coule ! moisson vengeresse !
            Coule ! coule ! sang du captif !
« Et, maintenant, que nos Cicérons méditent leurs catilinaires contre ces francs-tireurs du désespoir, que nous importe ; le jour où ils oseront faire passer une tête de socialiste à travers la lunette de la guillotine, ce jour-là, ils s'exposeront à une guerre autrement terrible que celle des barricades : LA GUERRE AU COUTEAU !»

Comme on peut voir, ce bon M. Massard était tout à fait qualifié pour dénoncer l'article infâme de la Guerre Sociale. Mais il n'était pas le seul. Un autre chambardeur assagi, Gérault-Richard, s'indignait en ces termes (ParisJournal) :

«Celui sur le compte de qui (sic) la Guerre Sociale ouvre le macabre référendum que l'on sait, ne courrait donc aucun risque si la sentence devait être exécutée par l'auteur de l'article. Les écrivains et les orateurs épuisent en paroles et en écrits leurs réserves de violence. Il leur arrive rarement de passer aux actes.»

D'une façon générale, l'impression dominante était que l'auteur anonyme de l'article meurtrier s'avérait un lâche. I1 armait le bras des autres, mais se tenait prudemment dans l'ombre. Et tous les journaux de désigner la victime expiatoire que je n'avais pourtant pas nommée. Tous de reconnaître Clemenceau. C'était flatteur pour le vieil homme d'État.

Là-dessus, le Temps annonça des poursuites et des perquisitions.

Ça devenait de plus en plus sérieux. Mais nous nous tordions de plus en plus, à la Santé.

Et le macabre référendum, comme disait Gérault-Richard, se poursuivait. Et les papillons continuaient à voltiger. «Doit-on le tuer ? Doit-on le tuer ?»

Pendant plusieurs jours, la grande presse ne décoléra point. Chaque matin, elle réclamait des mesures énergiques, des arrestations, des condamnations. Elle suppliait le ministre intéressé de prendre des précautions et la police de veiller. Quant à l'intéressé, c'est-à-dire Clemenceau, il se laissait interviewer, après avoir arrêté net l'action du Parquet qu'il venait, tout d'abord, de mettre en branle. Et il déclarait, avec désinvolture, qu'étant donné le ton grossier des polémiques d'extrême gauche, cette provocation au meurtre ne l'étonnait nullement.

Le vieux matou, lui-même, semblait marcher.

Qui ne marchait pas ? Un seul journaliste, le vieux Jules Lermina, qui flaira la plaisanterie, la dénonça et en appela au calme. Ses avis ne furent pas pris en considération.

Cependant la farce, qui avait débuté victorieusement, menaçait de tourner à l'aigre. I1 était fortement question de poursuites et la chasse aux militants s'organisait. Nous nous réunîmes à la Santé en une sorte de conseil de guerre.

— Ça devient dangereux, dit Almereyda. On va arrêter des tas de pauvres bougres et, même quand la plaisanterie sera dévoilée, on ne les relâchera pas. Il serait absurde de continuer à fournir un prétexte à la répression.

— Finissons-en, approuva Eugène Merle. D'autant que chaque matin les réponses au concours tombent en avalanche. S'il se rencontrait seulement, dans le tas, un illuminé pour passer aux actes, nous serions jolis.

A ces derniers mots, j'eus un petit tremblement. La chose pouvait parfaitement se produire. Et, à défaut d'un Harmodius (comme dit M. Charles Maurras) la police était bien capable d'organiser un faux attentat. Ainsi la blague tournerait finalement et lugubrement contre nous.

Il fallait se hâter. Non, mais voyez-vous que Clemenceau ait eu son petit attentat ! On aurait eu beau s'expliquer, affirmer que c'était une simple rigolade, nul n'aurait osé ajouter foi à nos dires. Nous étions infailliblement enfermés dans les lacets d'un terrible complot contre la sûreté de l'État. Et je songe aujourd'hui aux conséquences lointaines. Clemenceau exécuté ne serait pas redevenu ministre ; il n'aurait pas conduit la France à la victoire, et n'aurait pas confectionné son superbe traité de paix... Catastrophes sur catastrophes.

Aussi, dans le numéro de la Guerre Sociale, qui suivit, nous annonçâmes la clôture ainsi que les résultats de cet extraordinaire concours. A la question: «Doit-on le tuer ?» trois mille trois cent soixante-cinq lecteurs avaient répondu: Oui ! Et tous, sans la moindre hésitation, désignaient le président du Conseil, Clemenceau.

Ce référendum, qui en disait long sur sa popularité, a dû faire sensiblement plaisir au vieux Tigre.

Mais, tout en déclarant le chiffre des voix obtenues par le candidat malgré lui je m'expliquais, dans le même numéro du journal :

«Quand on prépare, écrivais-je, de semblables attentats, on ne le crie pas sur tous les toits ! On n'annonce pas à l'univers ses intentions. Ce sont des choses qui se font et qui ne se disent point.
«On ne conseille pas, on agit.
«Mais cela, lecteurs, vous l'avez parfaitement compris. Vous avez saisi, dès les premières lignes, notre pensée intime ! Et vous avez tout simplement profité de l'occasion offerte pour exprimer vos sentiments et crier votre haine.
«Trois mille trois cent soixante-cinq d'entre vous ont feint de croire qu'il s'agissait de Clemenceau. Quelques autres, très rares, ont voulu croire qu'il s'agissait de Briand.
«Mais tous vous avez reconnu l'abominable tyran dont il est question. Tous vous avez flairé le bourreau, rouge encore du sang de ses victimes.
« ... I1 ne nous reste plus qu'à mettre un nom sur cette face de gredin sinistre, afin que nul ne s'y trompe désormais.
«Quel est donc le monstre qu'il est utile de rayer du monde des vivants ?
            Son nom ? Je ne sais point s'il est doux et sonore.
«C'est celui du plus effroyable assassin des temps modernes. C'est celui d'un homme qui, après avoir courbé une nation sous la terreur, a cessé aujourd'hui d'être dangereux. Vaincu et prisonnier, il est actuellement entre les mains de ses adversaires. L'heure de l'expiation va bientôt sonner pour lui.
«Que va-t-on en faire ? Comment va-t-on se résoudre à châtier ses forfaits ? Un tribunal va-t-il se réunir, comme autrefois, pour le roi Louis XVI et le condamner à mort ?
«Doit-on le tuer ?
«Car l'homme dont il s'agit, ô journalistes apeurés ! ô reporters ignares ! ce n'est pas votre patron, le premier flic de France — qui, d'ailleurs, ne vaut guère mieux c'est tout simplement Abdul-Hamid, sultan dépossédé de Turquie.»

Cette révélation inattendue fit l'effet d'un coup de massue. Plus un mot dans les journaux. Plus une ligne. Silence absolu. Seuls, quelques confrères, qui n'avaient pas donné de la voix contre nous, affirmèrent qu'ils avaient deviné le tour.

Mais la Guerre Sociale triomphait sans ménagements, ni modestie !

«Et dire, ajoutait-elle, qu'on a parlé sérieusement de poursuites, de provocation au meurtre.
«Dire que tous ces gens-là ont marché !
«C'est ça, l'esprit parisien ! Ça, les représentants de la vieille gaieté française.
«Tuer Clemenceau ! Et pourquoi, s'il vous plaît ? Sa veille carcasse vaut-elle qu'un militant lui offre le sacrifice de sa vie ?
«Il se tuera bien tout seul.
«Lui, du moins, ne s'y est pas trompé. Il a fait preuve — on peut bien lui rendre cette justice — de plus de clairvoyance que tous ses défenseurs payés et attitrés. Il a flairé la blague. Il a demande au Conseil des ministres de surseoir aux poursuites.
«Mais les autres ? Les autres qui se sont carrément indignés, qui ont jeté l'anathème sur la révolution, qui nous ont dénoncés à la colère des honnêtes gens ?
«Quels idiots, vraiment, quels idiots !
«Tout de même, avouez que si nous n'avons pas voulu nous offrir la peau de Clemenceau, nous nous sommes avantageusement payé sa tête.»

Ainsi se termina cette admirable plaisanterie. Mais, après bientôt vingt années, je ne puis me défendre d'un frisson désagréable en songeant que, dans la foule des lecteurs emballés, il aurait bien pu se dresser quelque maboul pour prendre la suggestion au sérieux.

Il ne faut pas trop jouer avec le feu.

Il y eut une sorte d'épilogue assez amusant à cette histoire déjà drôle. D'abord dans les rangs des purs, des «vrais de vrais» de la Révolution, des voix s'élevèrent furieuses. Comment, il ne s'agissait que d'Abdul-Hamid ! On nous accusa de «dégonflage». Nous avions pris peur, à la dernière minute. Nous avions reculé. On nous voua au mépris des militants sincères.

Puis il y eut un autre concours. Celui de l'Œuvre qui, en ce temps-là, consistait en un pamphlet hebdomadaire, dirigé par Gustave Téry et Urbain Gohier, et menait une campagne féroce contre Clemenceau et Aristide Briand. Elle avait alors un certain retentissement — et s'affirmait plutôt nationaliste et antisémite. Elle a sensiblement changé par la suite, en devenant quotidienne.

Or, l'Œuvre s'était avisée d'ouvrir, elle aussi, son petit concours. Et elle demandait à ses lecteurs: «Doit-on le dire ?» De quoi s'agissait-il ? D'une aventure un peu scabreuse, survenue dans sa jeunesse au ministre Briand. Journaliste et militant socialiste, il avait eu la malchance de se faire pincer en galante compagnie, par un garde-champêtre incorruptible. Vous voyez ça d'ici. En réalité, et si j'ose m'exprimer de la sorte il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais les adversaires s'emparèrent de l'incident qu'ils grossirent démesurément et poursuivirent l'homme public de leurs sarcasmes.

Naturellement, nous ne rations pas une occasion de rappeler ce malencontreux incident. J'ai écrit là-dessus je ne sais combien de pages facétieuses qui sont, je le déclare franchement, parmi celles que je regrette aujourd'hui. On pouvait combattre le ministre, qui venait d'abandonner le parti socialiste, de toute autre façon, avec d'autres armes et d'autres arguments.

Mais, à ce moment-là, on n'y regardait pas de si près. Et, toujours dans le désir d'être agréable à Briand, l'Œuvre réclamait les lumières de ses lecteurs. Fallait-il fouiller dans la vie privée de l'homme d'État ? Fallait-il rappeler la mésaventure qui le signalait à l'attention à l'aurore de sa carrière politique ? En un mot : Fallait-il le dire ?

Et, en même temps qu'elle annonçait son concours. l'Œuvre répondait au nôtre, comme voici:

Doit on le tuer ? demande la Guerre Sociale.
Doit-on le dire ? demande l'Œuvre.
Réponse : on doit le tuer ; on ne doit pas le dire.

Voilà comment on s'amusait. Mais le concours de l'Œuvre comportait quelques prix. Il y avait, si mes souvenirs sont bien précis, un brevet de palmes académiques en blanc sur lequel l'heureux gagnant n'avait plus qu'à inscrire son nom. Et il y avait aussi un panier de bouteilles de Loupillon — le vin du président Fallières.

Alléché, je répondis dans les Hommes du Jour, non pour les palmes, mais pour le vin. Et je triomphai. Malicieusement l'Œuvre décerna le premier prix aux détenus politiques de la Santé, victimes de l'arbitraire gouvernemental.

Un soir, comme nous étions réunis dans le parloir, un gardien s'avança vers moi, l'air inquiet. Il me dit :

— J'ai quelque chose pour vous... Seulement, voilà, Je ne sais si je puis...

— Qu'est-ce donc ?

— Du vin. Il y a cinq ou six douzaines de bouteilles... Que faut il en faire ?

— Du vin... Ça doit être un ami qui m'envoie ce cadeau. C'est gentil... Eh bien ! mettez les bouteilles dans ma cellule.

— C'est que... je n'ai pas d'ordres.

La discussion se prolongea. Le brave gardien craignait évidemment de nous voir nous livrer à un excès de boisson. On finit, pourtant, par se mettre d'accord. Il fut entendu qu'on nous débiterait, chaque matin, quatre ou cinq litres — pas davantage.

Là-dessus, un télégramme : L'Œuvre a le plaisir d'annoncer aux prisonniers politiques de la Santé qu'ils viennent de gagner le premier prix à son concours : «Doit-on le dire ?», et elle leur envoie, avec tous ses vœux de prompte libération, une barrique de vin du Loupillon.

Nous débouchâmes, pleins de joie, la première bouteille et nous trinquâmes à l'Œuvre. Mais il faut bien que je le dise (doit-on le dire ?), ce vin du père Fallières, ce vin loupillonnesque était tout simplement imbuvable. Téry fut-il abusé sur sa provenance ou bien la réputation de ce cru démocratique était-elle surfaite ? Toujours est-il que nous laissâmes tomber cette loupillonnade sans saveur.

Heureusement, il y avait Gustave Hervé qui venait nous «visiter». On lui conta la chose et l'on sortit une nouvelle bouteille. Il but et prononça :

— Épatant, ce petit vin-là.

C'était une vinasse exécrable.

Hervé en empocha quelques bouteilles, absorba le reste, peu à peu dans le petit jardin de la Santé. Je le revois, hilare, brandissant la bouteille. I1 faisait sauter le bouchon et s'exclamait :

— Doit-on le tuer ?

Sur quoi, Almereyda me poussait du coude :

— Décidément, il n'a jamais rien connu et ne connaîtra. jamais rien en matière de vins ? Un véritable profane !...

Il ajoutait, en pinçant les lèvres:

— Doit-on le dire ?


(1) Adolphe Retté, lui aussi, est mort depuis que ces pages furent écrites.
(2) Voir le chapitre: La petite Bohème, 1re série.
(3) Depuis que ces lignes ont été écrites, l'éditeur Rey a publié en un superbe volume, les chansons et poésies de Couté. Mais le livre est incomplet et la préface consacrée au poète, assez malencontreuse. On attend toujours le bouquin populaire et définitif à mettre entre les mains de tous ceux que chanta Couté.
(4) Ces lignes étaient écrites à l'heure où Bela Kun était emprisonné, en juillet 1928.
(5) C'était alors M. Fallières qui présidait la Republique. On l'appelait le Bœuf élyséen. A la même époque, G. de la Fouchardière publiait dans l'Œuvre hebdomadaire un pamphlet intitulé : Adipeux Roi.
(6) Comme toujours, Hervé n'était au courant de rien. Quand il eut lu l'article, il fut un peu effaré. Mais après explications; il se tordit.


Victor Méric