Coll53.htm

Déclaration du collectif 53
Un été 2003
Pour le Collectif 53
Miguel Benasayag, Mathurin Bolze, Sylvie Blum, Carmen Castillo, Mary Chebbah, Jean-Baptiste Eyraud, Valérie Lang, Maguy Marin, Stanislas Nordey, Julie Paratian, François Tanguy, François Verret
L’été 2003 restera longtemps dans la mémoire collective. Notre société se comporte comme s’il y avait «des humains en trop», des surnuméraires. Nous sommes à notre manière de ceux-là. Nous, les surnuméraires de l’art et de la culture, nous nous adressons aux autres surnuméraires, ceux qui le sont déjà ou ceux en voie de le devenir. Chez les surnuméraires, nous sommes parmi les plus «inutiles» de tous. Parce que nous ne servons à personne, sinon à tout le monde, nous vous parlons. Nous sommes peut-être votre miroir. Parmi nous, bien sûr, il y a des différences. Nous sommes nombreux. Certains plus protégés que d'autres. Il y a des contradictions, des désaccords. On voudrait nous opposer, peut-être même nous opposer à vous, les autres surnuméraires.
 

On nous parle de rationalité, d’économie, de crise, mais à la fin de tous ces discours, on se trouve toujours avec la même conclusion: il y a des humains en trop. Alors, on licencie, on expulse, on  surveille, on emprisonne, on crée la méfiance. L’autre, le «pas moi», l’autre, n’est plus ni parfum, ni musique, il est devenu le bruit et l’odeur. C’est la guerre des pauvres entre eux, et la solidarité est criminalisée.

Tout ça au nom de la rationalité, mais de quelle rationalité ? Les villes que la rationalité comptable a construites, sont propres, fonctionnelles, sauf que personne ne veut y habiter, car la vie n'y est plus. On doit se contenter de survivre, et encore, sans faire de bruit, sans déranger, et sous haute surveillance. Chaque plan quinquennal soviétique était irréprochable, sauf qu'il avait comme conséquence la mort de millions de paysans. La vie dans les plans est parfaite, à ceci près qu’elle y disparaît. Aujourd’hui, il n’y a plus de «soviétiques», c’est au nom du réalisme, de la loi du marché, que l’on marche au pas, et s’il n’y a plus de commissaires politiques, c’est parce que chacun de nous l’est devenu un peu. Notre système a réussi à implanter un mirador dans chaque tête. Les lois de l’économie, nos nouveaux dieux, exigent le sacrifice des inutiles, le salut exclusif pour ce qui est utile, mais utile pour qui ? Ce qui est utile pour la rationalité économique, ne coïncide pas toujours avec la vie. Voyez cet homme, contaminé par la logique utilitariste, qui voulait éduquer un âne à vivre sans manger. Il lui donnait à manger un jour sur deux, puis un jour sur trois et ainsi de suite. Pas de chance, quand celui-ci eut vraiment appris à vivre sans manger, il est mort. Ou encore, ces nourrissons bien alimentés et bien propres, mais privés de l’attention et de la tendresse des infirmières, qui mourraient quand même. On ne comprenait pas. Ils avaient, certes, ce qui d’un point de vue simpliste est considéré comme utile, ce qui satisfait les besoins primaires, mais juste assez pour survivre, pas assez pour vivre. De la même façon, plan après plan, la vie disparaît à la plus grande surprise de ceux qui veulent simplement, disent-ils, nous épargner «l’inutile», simplement dégraisser la machine. Car c’est quand le pouvoir commence à dicter ce qui «est utile» et ce qui est «inutile», que la vie même est
en danger. Nous sommes montrés du doigt accusateur par les maîtres «vous n’êtes pas utiles, pas assez rentables, il faut rationaliser tout ça» et ils cherchent la complicité des autres secteurs de la société.

«Regardez, regardez … ils veulent faire du théâtre, de la danse, des films, de la musique … alors que c’est la crise, vous êtes bien d’accord avec nous, c’est un scandale !» Mais hier, ils disaient... «Regardez, regardez, ils sont vieux, et ils vivent «trop» longtemps, vous n’allez quand même pas payer pour eux !» Sans oublier, quand ils disent, «Regardez, regardez
Ils ne sont pas de chez nous
Ils n’ont pas de maison
Ils ne produisent pas de bénéfices
Ils sont handicapés, ils nous coûtent très cher
Ils sont en taule, et ils veulent des droits
Ils veulent une école qui ne soit pas soumise aux entreprises
Ils... ils... ils...»

Et à chaque fois, le conditionnement avance en créant des désaccords entre les victimes, des complicités avec les maîtres. Ils vous disent encore : «Mais, vous qui n’est pas comme eux, vous êtes Français…vous avez un travail…vous êtes blanc…vous êtes jeune….vous êtes...». Et l’autre n’est plus seulement le bruit et l’odeur, mais «l’insécurité». Celui qui peut vous piquer votre boulot, votre maison, votre mobylette... votre rien. Rationaliser veut dire gommer les différences, supprimer les diversités peu «rentables». La dérive économique projette par exemple d’éliminer la biodiversité: un monde bien rangé, bien discipliné, n’aurait pas besoin de tant d’espèces. Mais qui peut vraiment savoir ce qu’impliquera la disparition d’ici 50 ans de la moitié des espèces vivantes ? Personne. Ces espèces n’existent pas dans des mondes clos, dans des mondes étanches, et leur disparition ne manquerait donc pas de nous emporter en bonne partie. Le monde réel, n’en déplaise aux économistes, est très «mélangé», il relève d’une constellation indissociable, ou au moins non amputable en toute impunité pour ceux qui restent. La biodiversité, c’est aussi les métèques, les sans papiers, virés, eux aussi. Mais s’ils nous laissent «entre nous», si nous les laissons partir... nous perdons à jamais une partie de nous-mêmes. A chaque fois, que l’(ir)rationnel «économique» élimine un secteur de la société, ceux qui restent, ne restent jamais «entiers», le problème de l’exclusion est, avant et surtout, qu’elle rend malade de mort la société qui exclut. En fait de «rationalité» économique, il s’agit en effet d’une véritable irrationalité fondée sur une croyance aveugle en la toute puissance de la logique utilitariste. Mais rien n’est maîtrisé. Ses résultats sont hasardeux, voire désastreux pour la vie. Rationaliser veut dire... faire table rase des problèmes. Seul petit inconvénient, les «problèmes» pour notre société, ce sont les corps, les humains.

Dégraisser, délocaliser, programmer … difficile d’être plus raisonnable, plus rationnel, ils veulent juste «enlever l’inutile»...

Mais l’inutile des marchands est le fondement de la vie pour nous. Et si l’on continue à enlever l’inutile selon la logique néolibérale, la vie même est en danger. La vie est inutile, le sens de la vie est immanent. Nous sommes ceux qui rappellent une chose très simple à la société: nous ne savons pas pourquoi nous nous levons le matin, pourquoi nous aimons, pourquoi … nous vivons. TChong Tse écrivait : «Tout le monde connaît l’utilité de l’utile mais personne ne connaît l’utilité de l’inutile». L’inutile, c’est la vie, c’est l’art, c’est l’amitié, c’est l’amour, c’est ce que nous cherchons au quotidien comme fondement de tout ce qui, de surcroît, est vraiment utile, tout ce qui a vraiment de la valeur. Nous, les surnuméraires de l’art, nous sommes ce rappel quotidien et insupportable pour le pouvoir du «non sens» de la vie, fondateur de tout sens.



Les Indiens disent aux pouvoirs qui les écrasent : «Vous ne pouvez rien nous offrir, car nous sommes déjà morts». Ils entendent par là que pour eux, une survie, où l’on désire ce que le maître peut nous offrir, c’est une mort. Pourtant, comme eux, nous réclamons des droits, comme eux, nous défendons des acquis, car pour eux comme pour nous, droits et acquis ne sont pas des possessions du maître, c’est ce qui nous appartient. Le «nous sommes déjà morts» est paradoxalement un chant à la vie, car il affirme tout simplement «Tu ne m’auras pas comme complice … ce que tu m’offres en échange de ma survie ne mérite pas que je laisse tomber l’autre. Bien sûr, toi, tu crois que je devrais être content et dire merci, parce que n’est pas encore venu le temps que pleuvent les coups sur moi.» Eh bien non. Que personne ne se trompe, il ne s’agit pas aujourd’hui de revendications sectorielles, de querelles de clocher, car ce qui est en jeu, c’est la résistance à un modèle de société, à un modèle de discipline, à un mode d’oppression, à la vie devenue tristesse. La production capitaliste est diffuse et inégale. C’est pour cela que la lutte, la résistance doivent être multiples mais aussi solidaires. Il n’y a pas de libération individuelle ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu’en termes universels, ou, dit autrement: ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre, mais ma liberté n’existe que sous la condition de la liberté de l’autre. Aujourd'hui nous sommes tous face à un choix de société, non pas à un choix abstrait, lointain, mais à un choix qui implique la façon dont nous allons continuer à vivre très concrètement. Nous ne parlons pas de sociétés idéales, ou de modèles politiques à suivre, mais de formes concrètes de vie, dans le seul monde possible qui est celui- ci. Soit nous désirons à vide et de façon velléitaire un «autre monde», et nous subissons la voie de l'utilitarisme. Soit nous assumons ce monde qui est le nôtre aujourd’hui, ici et maintenant, celui où le corps, des corps commencent à se mettre en mouvement. Autant dire, soit nous nous contentons de la survie disciplinaire, de la tristesse, soit nous résistons et construisons la vie, joyeuse et multiple, donc solidaire.

Nous, nous ne voulons pas que la vie ait comme sens unique celui de l’utilitarisme. Celui où tout sert à quelque chose, où il y a toujours un but, une fonction pré-établie. Car dans le «sens unique», il ne reste plus de temps pour réfléchir, pour questionner…nous sombrons alors dans la société de l’urgence, de toutes les urgences. Et, l’urgence est la meilleure façon de discipliner les gens. «Nous sommes d’accord, disent les maîtres, bien sûr, mais plus tard, plus tard»

C’est plus tard pour la vie.
C’est plus tard pour la dignité.
C’est toujours plus tard pour la solidarité.

Pour le moment, c’est l’urgence, et ils adorent ça, nos maîtres, les temps d’urgence, «Branle bas de combat... et je ne veux plus voir qu’une seule tête». Et ces artistes qui questionnent sans cesse le sens de la vie ! Mais quelle drôle d’idée ! On se contenterait bien de les voir faire un peu de cirque pour amuser les gens, et l’économie, bien sûr, dirigerait aussi le cirque et les clowns deviendraient des fous du roi. Les maîtres ne se trompent pas. Notre choix de vie implique un choix de société : celle qui ne veut pas seulement éduquer utile, penser utile, armer les enfants pour l’avenir, gérer efficace, aller vite, produire plus. Une société où la pensée, la poésie, la philosophie, la rêverie ne sont pas considérées comme hors programme. Où la notion de gratuité du temps, de l’échange, sont à nouveau une évidence. Et si nous refusons l’utilitarisme, ce n’est pas parce qu’il représente un modèle de vie qui nous déplaît, mais c’est au nom de la vie elle-même... Cela fait-il de nous des gens ridicules? Oui, mais aux yeux d’un pouvoir qui se cache derrière le «sérieux gestionnaire».

Et ce sérieux-là, justement, nous ne le trouvons pas très sérieux. Attention, ils nous désignent comme des surnuméraires, et pour beaucoup de gens, tomber sous cette désignation-là, revient aujourd’hui, à une condamnation grave : chômage, arrêt de soins, fin de droits, expulsion, isolement, mort. Alors, plutôt que d’essayer de nier, nous disons, oui nous sommes des surnuméraires, mais seulement dans VOTRE modèle de société et même si votre modèle est aujourd’hui dominant, la vie, elle, continue, à travers la création, la solidarité, la pensée, la résistance.



Nous parlons pour les «surnuméraires» qui sont partis cet été. Une société qui est capable de laisser mourir ses «inutiles», ses «vieux», est une société qui n’a plus d’histoire, qui n’a plus de dignité, car les ancêtres ont pour toujours disparu, en laissant la place à cette nouvelle catégorie de l’économie, le troisième âge.

A cette société-là, qui cache ses faibles, qui oublie ses vieux, qui expulse les handicapés derrière des murs pour oublier sa fragilité, c’est-à-dire la condition humaine, à cette société-là, nous, qui nous déclarons et nous revendiquons «surnuméraires», nous lui disons que la résistance est devenue la seule forme de vie qui nous semble encore digne d’être vécue. Nous n’avons pas, pour contester, pour résister, à nous déguiser en ministres alternatifs, nous n’avons pas à singer les gestes du pouvoir. Le sérieux ne réside pas dans les formes, mais dans le désir et la construction de la solidarité, ici et maintenant. Nous comprenons en revanche très bien le message des maîtres : «Tente de te sauver seul, prends la place de celui qui vient d’être viré». Pour nous, la seule idée de se «sauver seuls» est l’image de se perdre à jamais. Ceux qui nous comprennent, comme nous, désirent la vie. Ceux qui disent ne pas nous comprendre, en réalité ont déjà choisi leur camp, celui de la survie. Le choix n’est pas entre être fort ou être faible, car la réalité la plus profonde de la vie est que nous sommes une constellation où tout est nécessaire, et c’est cela que nous nommonsfragilité. Nous sommes ceux qui rappellent cette fragilité-là. Nous ne voulons ni plus de force ni nous extraire tous seuls de la faiblesse. Nous déclarons du fond de notre «rien du tout» qu’au delà de la force et de la faiblesse, existe cette fragilité, tout simplement la vie. Nous sommes des surnuméraires entourés d’autres surnuméraires déjà disparus, en danger, ou de futurs surnuméraires, surnuméraires sans passé, sans avenir.



Aujourd’hui, on crie haro sur le désir. On nous dit que nous sommes les fainéants qui veulent une vie dans le désir, l’art, la pensée, pendant que, eux, «sérieusement» veulent et imposent une vie disciplinée par la finance. La seule vie sérieuse serait la vie qui, en tournant le dos au désir, se disciplinerait aux besoins. Besoins, normés, créés, énoncés par le pouvoir économique. Et ils nous invitent à prendre la place de «fonctionnaires de la culture» dans leur société. Nous, nous vous disons, que c’est vrai, nous sommes désirants. Car, tout changement social doit commencer par une exploration et le déploiement de nouvelles et plus puissantes formes de désirer. L’histoire nous l’a appris, ceci n’est pas faisable depuis un pouvoir central. L’art répond à la nécessité naturelle de vivre et de se développer dans la multidimensionalité des situations, c’est pourquoi, aujourd’hui, depuis l’art, on peut résister au formatage unidimensionnel de la vie. L’espace, les espaces de l’art, ont toujours été ces espaces publics, ces véritables laboratoires sociaux, où les gens expérimentent, d’autres dimensions, d’autres «esthétiques de vie». Ce monde unifié, qui est un monde devenu marchandise, s’oppose à la multiplicité, aux infinies dimensions du désir, de l’imagination et de la création. Et il s’oppose fondamentalement à la justice... Résister, c’est créer et développer des contre-pouvoirs et des contre-cultures. La création artistique n’est pas un luxe des hommes, c’est une nécessité vitale dont la grande majorité se trouve pourtant privée. Dans la société de la tristesse, l’art a été séparé de la vie et, même, l’art est de plus en plus séparé de l’art lui-même, possédé, gangrené qu’il est par les valeurs marchandes. Nous, les surnuméraires de l’art, nous luttons donc, pour que la création dépasse la tristesse, c’est-à-dire la séparation, pour que la création puisse se libérer de la logique de l’argent et qu’elle retrouve sa place au cœur de la vie. Les maîtres nous veulent séparés, ils ont besoin de notre tristesse, de notre peur, et ils veulent ainsi garder un art pour les élites, et un «sous-art» pour les autres, encore une séparation que nous refusons.

Peu à peu, nos sociétés de la tristesse et de la discipline ont construit un quotidien dans lequel la seule chose qui importe est le bénéfice, le bénéfice économique. Ainsi, tout travail, toute activité, n’a plus que ce seul objectif: le profit. Produire des marchandises, et le travail réel que cela implique, devient pénible, trop long, pas assez efficace. L’argent de la spéculation «crée» une autre circulation monétaire où l’argent même n’a plus d’existence, argent virtuel, travail virtuel, vie virtuelle. Les corps que, bien entendu, on continue à utiliser pour surproduire, seront dorénavant cachés, délocalisés, sans lieu. A la surproduction de l’irrationnel néolibéral correspond la misère de celui qui la produit. Pour nous, l’objectif du travail, continue naïvement à être la création. Nous sommes en ce sens-là, des «archaïsmes » pour le système. Mais, quand nous parlons des conditions de la création artistique, ils n’entendent que des questions d’argent. Or, leur projet n’est pas de faire des économies ou de corriger des disfonctionnements techniques de statut, mais de discipliner le milieu de l’art. De l’argent pour les productions normalisées, il n’en manque jamais. Nous, nous disons qu’ils s’attaquent au fondement de notre travail : le lien social, qui est la condition sine qua non de la création artistique. Nous parlons ici d’une tendance du pouvoir utilitariste et disciplinaire qui a comme conséquence la dissolution du lien social, la destruction des synapses du corps social qui garantissent que ce qui fait mal à l’autre me fait mal aussi. Ce sont ces liens de solidarité, ces liens sociaux qu’ils attaquent à travers nous.

Les conditions d’existence de l’art. Des conditions d’existence tout court Nous soutenons que les conditions d’existence de l’art sont les mêmes que les conditions d’existence de la vie. On ne peut impunément dégraisser, rationaliser, discipliner l’art, sans lui faire perdre sa signification, son devenir, son existence. On ne peut pas dire : les vraiment forts en art s’en sortiront. Outre le malthusianisme grossier de ces propos, ils sont faux. La question de «l’excellence dans l’art», est une question piège. D’abord, le critère d’excellence est précisément ce que les contemporains ne peuvent pas définir. Et puis une fois encore, on ne voudrait garder que les «bons» travailleurs, les «bons» Français, vous voyez bien, ils sont gentils, ils ne veulent virer que l’inutile. Bien sûr... pour sauver l’art... Mais, il existe des conditions quasi biologiques de l’existence de l’art. On ne peut pas détacher une filière d’un corps pour dire : c’est celui-là qui m’intéresse. Car le corps est complexe. Il est impossible de dire à l’avance d’où va sortir l’art, impossible de savoir à l’avance si tel élément du soubassement ne va pas donner quelque chose de fort. L’œuvre d’art émerge d’un certain chaos. Sans moment chaotique, sans soubassement multiple et contradictoire, pas d’émergence… Et le bouillon de culture n’est ni quantifiable, ni qualifiable. Ce qui, du point de vue de la rationalité économique est perte de temps (et le temps c’est de l’argent), n’est ni plus ni moins que l’existence toujours multiple, de contradictions, de dissensions, bref, de ce qui ne peut être mis au pas. Toute mise en forme par voie unique est une mise en norme disciplinaire. L’activité artistique participe à la création de nouveaux possibles, de nouvelles dimensions de la vie. Mais, dans le champ de l’art, se jouent bien entendu, des conflits centraux pour toute société, car c’est dans ces dimensions multiples que de nouvelles formes esthétiques, de nouvelles formes d’être commencent à s’exprimer. Nous constatons qu’il n’y a pas de progrès pour la justice sociale sans développement de cet espace de pensée et de recherche collective qu’est la multitude d’activités artistiques, et vice versa.



Paradoxalement, l’art ne peut s’identifier au spectacle dans une société où les gens regardent passivement le spectacle de leurs vies. L’art, en effet, n’a pas pour vocation d’être un divertissement spectaculaire, car il ne crée pas la séparation de tout un chacun avec sa propre vie. Notre travail n’est pas de divertir pendant que la répression avance. Bien au contraire, l’art est ce qui, à travers la subjectivité, nous permet l’accès au concret, au réel. Dans la vie devenue spectacle, les hommes et les femmes devenus spectateurs de leurs propres vies, s’opposent à l’art, car l’art, la création artistique construisent du concret. Du spectacle non spectaculaire, de la présence, non de la représentation. Dans la société disciplinaire, il n’y a plus de corps, il n’y a que des chiffres, des bonnes ou des mauvaises affaires, la vie devient peu à peu virtuelle. Spectateurs passifs de la vie, nous n’avons que de «lointaines nouvelles» de nous-mêmes, à travers des informations mises en spectacle. Nous désirons avant tout et surtout développer le concret de la vie, contre sa virtualisation marchande. Pour nous, le but n’est pas le profit ; ce que nous produisons, fait partie de nous, ce n’est pas un alibi pour gagner de l’argent. Si le prolétaire est celui qui est séparé du produit qu’il fabrique, du produit réduit à une monnaie d’échange, aujourd’hui quand tout le monde parle (à la légère) de la fin du prolétariat, nous assistons en fait à la prolétarisation, à la précarisation de l’ensemble de la société. Nous, les artistes, nous sommes encore les représentants d’un monde où ce “produit” est un objectif en soi, où la valeur d’usage est au moins aussi importante, sinon plus, que la valeur d’échange. En ce sens, nous formons une des lignes de résistance au néolibéralisme financier. On ne cherche pas à gagner en bourse, on veut que notre travail corresponde à une valeur d’usage. Notre travail n’est pas virtuel. La société est plus virtuelle que nous quand la vie devient un compte en banque. Les pouvoirs économiques veulent gagner du temps, alors, tout moment doit être, un moment productif et productif veut dire visible, donc comptable. Ainsi, ils nous appellent, en tout cas, pour certains d’entre nous, des «intermittents».  Mais notre travail n’est pas intermittent. Chez tout artiste, il y a continuité. On est visible par intermittence, mais vivant et productif en permanence. Tout le travail qui n’apparaît pas, les films non faits, les pièces non montées sont essentiels. Nos sociétés sont moribondes du rationalisme panoptique qui ne prend en compte que le visible, sociétés dans lesquelles tu n’es plus payé pour ton travail, mais pour ton temps de travail. Il s’agit de ne pas seulement être «force de travail», mais que le produit continue à être notre objectif, pour éviter la séparation entre nos vies et ce qu’elles construisent.

On entend beaucoup parler d’exclus, or le secret de cette société c’est que personne n’est exclus. L’ascenseur social fonctionne plus que jamais, mais en descendant. On fait croire à des secteurs entiers de la population qu’ils sont exclus pour qu’ils attendent sagement la possibilité d’accéder à des strapontins imaginaires.

Nous sommes déjà tous inclus, inclus à des places différentes, certaines confortables, certaines précaires. Il n’y a pas de pays en voie de développement, comme il n’y a pas de minorités en voie d’intégration, tout est à sa place dans cette société -là. Le modèle de société n’est pas extensible, toute attente de «développement», d’intégration est une manière de nous discipliner dans l’attente, et toute attente est... «en attendant Gödot». L’exclusion est la menace permanente dans laquelle nous vivons. Elle est devenue une atmosphère tellement «normale», nous sommes tellement habitués à cette crainte, qu’on oublie que d’autres sociétés ont existé et existent toujours sans logique d’exclusion. D’autres sociétés, c’est-à-dire pas uniquement celles du passé ou de l’ailleurs, mais simplement d’autres formes sociales au sein même de nos sociétés complexes et multiples existent déjà, comme minorités en lutte. Il ne s’agit pas de discourir dans le vide sur le souhait de tout changer, mais d’arrêter d’être velléitaires, arrêter de souhaiter des tables rases, pour nous lancer dans construction du nouveau «ici et maintenant». Rester au niveau du souhait éloigne de la justice. La justice et la solidarité n’existent que dans des actes concrets de justice et de solidarité.

Ce qui est menacé est très clairement ce qui menace le développement de la raison économique, c'est-à-dire le lien social. Le lien social est en effet trop opaque pour les maîtres, le lien social n’est pas assez «économique». Résister c’est très concrètement créer du lien social.

Nous produisons, certes de l’inutile, mais en quoi des millions de voitures, des millions d’objets seraient, eux, plus «utiles» ? Nous savons bien qu’il existe un autre type «d’inutile», mais cette fois c’est de l’inutile dangereux, ce sont tous les produits de la surproduction néolibérale qui ont comme seule raison d’être leur vente ou leur destruction pure et simple. L’inutile que nous créons, construit du lien social. Voilà simplement pourquoi nous sommes gênants. Dans le corps social, les corps ne sont pas tous attaqués de la même manière, ni au même moment, mais de ces différences réelles les maîtres essaient d’user pour nous dominer. Nous vous invitons donc à ne pas céder à ce chant des sirènes qui vous propose de devenir bourreaux en attendant d’être les prochaines victimes.



Mauvaise nouvelle … nous sommes toujours là !

Le pouvoir essaie de nous faire croire que l’on ne pourrait plus se permettre le luxe de vivre de vraies vies, que nous devrions nous résigner à la survie disciplinaire. Ce qui nous est présenté comme «sagesse», est une véritable folie. Nous contestons parce que c’est contestable de vivre une survie.  Soyons sérieux, c’est-à-dire arrêtons de nous prendre au sérieux, créons de véritables lignes de résistance, la joie contre leur tristesse, la solidarité contre leur discours sécuritaire, la création contre leur destruction de la vie. Leur faiblesse réside dans le fait que nous ne désirions pas comme eux, que nous ne voulions pas être à leur place. Oui, nous désirons autrement, ou peut-être, nous désirons tout court. Ni leaders, ni partis, ni programmes, ni modèles, une infinité de lignes de résistance, sans commissaires politiques, ni bonne ligne à suivre. Nous ne nous adressons pas aux pouvoirs. Les pouvoirs, s’ils sont démocratiques doivent refléter l’état de la vie réelle de la société. S’ils ne le sont pas, c’est également par le développement des liens à la base qu’ils le deviendront. A nous de faire qu’existent, à la base les conditions du changement, ces liens de solidarité, de liberté et d’amitié qui empêchent réellement que le pouvoir soit réactionnaire. Il n’y a pas de grandes résistances et de petites répressions, il y a des pratiques concrètes et multiples de résistance.

Mais comme notre époque est une époque obscure, époque du triomphe de la tristesse, nous devrons avoir le courage et la patience de développer de multiples expériences, des laboratoires, de toutes tailles de tous types, qui feront peu à peu la preuve, par l’expérience concrète, qu’un autre sens, que d’autres sens que le sens unique et utilitariste sont possibles, ici et maintenant et dans chaque situation. Personne ne doit demander ce qu’il doit faire. Nous devons continuer à échanger ensemble, car ni le but, ni aucune finalité ne préexiste à l’action. C’est pourquoi, notre intention n’est pas de demander au maître de nous épargner, mais d’avancer ensemble avec tous ceux et toutes celles, qui, sans ordre, sans leader, mais avec une multitude de désirs conducteurs se sont déjà mis en route.

A toutes celles et ceux que quelque chose de cette «lettre à la mer», touche dans sa vie, dans son expérience, qu’elle ou qu’il la fasse circuler, par tous les moyens possibles à sa disposition.



Paris, septembre 2003
Pour le Collectif 53
Miguel Benasayag, Mathurin Bolze, Sylvie Blum, Carmen Castillo, Mary Chebbah, Jean-Baptiste Eyraud, Valérie Lang, Maguy Marin, Stanislas Nordey, Julie Paratian, François Tanguy, François Verret