Ernest Cœurderoy — Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques (1854)

HURRAH !!!
ou
LA RÉVOLUTION PAR LES COSAQUES
Par
ERNEST CŒURDEROY

«Il n'y aura plus de Révolution tant que les Cosaques ne descendrons pas !»
Ernest Cœurderoy — De la Révolution dans l'homme et dans la société — 1852.

«Vive l'universelle guerre ! Vive l'universelle Révolution !
Et vivent les Cosaques qui nous apportent l'une et qui forceront l'autre ! Ne sont-ils pas nos frères ?
— J'y tiens et me m'y tiens — Qui vivra verra !»
                            Ernest Cœurderoy — Trois Lettres au journal L'Homme.
Zéro — 000 0 000
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«Anathème ! anathème !!»
                                        Tous les Césars de la proscription

LONDRES


Octobre 1854.

Honneur à celui par qui le scandale arrive !
E. Cœurderoy — Jours d'exil
 
Il y a longtemps que ce livre est écrit: jusqu'à présent j'ai manqué d'argent pour le publier.

J'ai tracé ces ... brûlantes après avoir fait paraître mon travail sur la Révolution dans l'homme et dans la société, où j'annonçais, le premier, la mort des nations civilisées et la révolution par les Cosaques. — Je ne pense pas que personne soit tenté de me disputer ce scandaleux honneur.... Je verrai bien.

De ceux qui m'appelaient fou il y a trois ans, plusieurs vivent maintenant sur ce que j'écrivais alors ; ils ne se donnent même pas la peine d'indiquer la source à laquelle ils puisent leurs inspirations tardives.— Malheur à l'auteur pauvre !

Que m'importe ?... Ils ne peuvent plus se refuser à convenir que la révolution universelle est dans la guerre universelle, et que la guerre universelle, c'est la mort des races franco-latines et la venue au monde de la race slave. — Je voulais leur faire avouer cela.

Quant à l'idée que je leur ai jetée tout entière, qu'ils s'amusent à la disséquer : je la leur abandonne...... J'en ai bien assez d'autres pour les fatiguer à me copier.

Introduction
 
Chapitre Premier
EXPOSÉ GÉNÉRAL DES CAUSES QUI NÉCESSITENT L'INVASION DE L'EUROPE OCCIDENTALE PAR LA RUSSIE.
A. PREUVES TIRÉES DE LA FATALITÉ
B. PREUVES TIRÉES DE LA SITUATION ACTUELLE
C. PREUVES TIRÉES DE L'ORGANISME HUMAIN
D. PREUVES TIRÉES DE LA COMPARAISON

Chapitre II.
CONSIDÉRATIONS
SUR LE RÔLE DE LA FATALITÉ, DE LA FORCE ET DU DESPOTISME
DANS LES RÉVOLUTIONS. — APPLICATIONS À LA RUSSIE.
§ 1. DE LA FATALITÉ EN GÉNÉRAL.
§ 2. PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FATALITÉ DIVINE ET LA LIBERTÉ HUMAINE. — CONCLUSION.
§ 3. SUR LE DESPOTISME.

Chapitre III.
PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FORCE MATÉRIELLE ET LA FORCE INTELLECTUELLE. — SOLUTION.
MOMENT DE LA FORCE ET MOMENT DE L'IDÉE.
Chapitre IV.
UN CADAVRE. — UN FŒTUS. — L'UN ET L'AUTRE DOIVENT DISPARAÎTRE.
§ 1. UN CADAVRE
§ 2. UN FŒTUS
§ 3. NI LA BARBARIE NI LA CIVILISATION NE PEUVENT DURER

Chapitre V.
DANS LA PROCHAINE GUERRE DE CONQUÊTE, LA RUSSIE SERVIRA DE CENTRE DE RALLIEMENT AUX RACES SLAVES.
Chapitre VI.
CONSIDÉRATION SUR LA TRANSFORMATION GÉNÉRALE, LA NAISSANCE ET LA MORT, LA DÉCOMPOSITION CADAVÉRIQUE, LA DISSOLUTION DES ÉLEMENTS SOCIAUX, LA RÉVOLUTION, LA GUERRE, LES FLÉAUX ET L'INVASION.
§ 1. SUR LA TRANSFORMATION EN GÉNÉRAL
§ 2. GÉNÉRALITÉS SUR LES RÉVOLUTIONS
§ 3. SUR LA MORT, LA GUERRE, LES FLÉAUX ET FAMINES
§ 4. SUR LE CROISEMENT DES RACES

Chapitre VII.
IDÉE D'UNE CRISE TRANSFORMATRICE
Chapitre VIII.
VISIONS
VISION IÈRE L'ESPRIT
VISION II. CE QUE JE VIS UN SOIR À L'AMPHITHÉÂTRE
VISION III. LA FIÈVRE
VISION IV. L'ANGE DE LA RÉVOLUTION
VISION V. MALÉDICTION !
VISION VI. MALHEUR !
VISION VII. RUINE !
VISION VIII. L'ARMÉE D'INVASION
VISION IX. ATTILA
VISION X. HURRAH !
VISION XI. FIN DES DERNEIRS DES BOURGEOIS ET DU DERNIER DES BONAPARTE
VISION XII. INVOCATION DES VIEUX COSAQUES
VISION XIII. DÉSESPOIR !
VISION XIV. CARNAGE !
VISION XV. EXPIATION !
VISION XVI. PESTES ET FAMINES
RÉALITÉ

Chapitre IX.
EXÉCUTION DE LA CIVILISATION PAR L'ÉPÉE. — PREMIÈRE PHASE DE LA GUERRE GÉNÉRALE. — ITINÉRAIRE DES RUSSES JUSQU'À CONSTANTINOPLE. —
I. PRÉDICTION CONTRE L'ANGLETERRE
II. PRÉDICTION CONTRE LA TURQUIE
SECONDE PHASE DE LA GUERRE GÉNÉRALE. — ITINÉRAIRE DES RUSSES JUSQU'À PARIS
NOUVELLE JOURNÉE DE WATERLOO
SAC DE PARIS. — FAMINE. — FLÉAUX. — ANARCHIE. — CHAOS SOCIAL
PATRIOTISME DES BOURGEOIS
PRÉDICTIONS TOUCHANT L'ESPAGNE ET LE PORTUGAL
PRÉDICTION TOUCHANT L'ITALIE
PRÉDICTION TOUCHANT LA BELGIQUE ET LA HOLLANDE
PRÉDICTION TOUCHANT LA SUISSE
PRÉDICTION TOUCHANT L'ALLEMAGNE
PRÉDICTION TOUCHANT LA SUÈDE ET LA NORWÈGE
PRÉDICTION TOUCHANT LA POLOGNE
PRÉDICTION TOUCHANT LA FRANCE
RÔLE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE
VISION TOUCHANT L'OCÉANIE
ÉPILOGUE
ALLÉLUIA !
DANS LA MORT
UNE CONDAMNÉE

INTRODUCTION.
«Voici que je vais envoyer le prophète Elie afin que le grand  et terrible jour vienne».
(Les Livres)

«Que votre règne arrive.»
Oraison dominicale

I.

Il y a trois ans bientôt, je me sentis pris de l'irrésistible besoin de résumer les impressions de ma jeunesse active. Je les publiai sous ce titre: De la Révolution dans l'homme et dans la société. Dans cet ouvrage, par trop méthodique à mon sens, je retraçais les voies que mon esprit avait suivies pour se convaincre que les révolutions sont des conservations.

Un chapitre de ce travail, le moins étudié de tous, fit plus d'impression que les autres, parce que j'y annonçais nettement une solution non soupçonnée jusqu'ici des bruyants prologues révolutionnaires qui nous agitent depuis six ans : — solution par la Force, la Guerre et le Cataclysme de la civilisation ; par le Débordement du Nord sur le Midi de l'Europe ; par un Déluge humain ! !...

Dans le milieu de la proscription, le seul où il put être répandu, mon livre produisit un immense scandale. L'Invasion avait bien été évoquée déjà, disait-on, mais par les réactionnaires et les émigrés royalistes ; il était énorme que les vœux de pareils hommes pussent être répétés par un révolutionnaire, un socialiste, un proscrit ! — Ainsi déraisonnera l'humanité tant qu'elle sera déchirée par les partis ! Comme si l'esprit humain n'était pas un ! Comme s'il y avait deux vérités ! Comme s'il n'était pas incontestable que le bouleversement d'un monde envahi, c'est le Mouvement, c'est la Révolution ! Et comme si la Révolution enfin, d'où qu'elle vienne, où qu'elle se passe, pouvait être nuisible aux révolutionnaires ! — Depuis le commencement du monde, les politiques antédiluviens, les Calebs de l'Ordre du Lys appellent la Guerre, l'Invasion, les Bouleversements et les découvertes ; ils croient que le mouvement est profitable à leurs intérêts. Et depuis le commencement du monde, ils se sont trompés. Laissons-les donc espérer dans les Cosaques? Rira bien qui rira le dernier !

En 1852 cependant, chacun était si las de la torpeur répandue sur le monde politique par la mitraille de décembre, tous pressentaient si bien des événements d'une portée plus générale, l'idée que j'émettais, en courant, était d'ailleurs si frappante dans sa vérité et sa simplicité, qu'elle s'installa d'autor dans les esprits. Par l'espérance et par la frayeur elle frappa juste. Contre la police, contre les partis, contre mon inaptitude à la propagande, contre mon obscurité, ma médiocrité, ma timidité, contre ennemis, contre amis, contre parents même, elle fit son chemin, tout le chemin qu'elle pouvait faire ; elle parcourut, d'un pas retentissant, toute l'impasse de l'exil.

J'en conclus qu'elle était venue à son heure ; qu'elle était utile, indispensable, providentielle : qu'elle demandait à être développée par la méditation après avoir été jetée par l'audace. Depuis, cette idée m'a retenu loin des intérêts et des relations de la vie sociale, loin des amitiés et des alliances faciles avec les partis ; elle me prive de tout et me tient lieu de tout ; elle est l'aiguillon de mon activité, la poésie de ma douleur, l'âme de mon âme et la vie de ma vie ; elle est ma maladie et ma santé, ma faiblesse et ma force ; mon être enfin. Depuis, bien souvent, et de jour et de nuit, je suis revenu sur elle, la trouvant toujours juste et victorieusement soutenable, me reprochant toujours la trop voluptueuse paresse qui m'entraîne a rêver beaucoup, à réaliser peu.

Aujourd'hui cependant, je suis forcé de céder à l'impérieuse sollicitation des événements et à celle de mon impatience. Aujourd'hui, cruel supplice ! je prends le parti de rédiger en vue de l'imprimeur. Cette dernière phrase surprendra très-fort, je m'assure, ce tas de gens qui jamais n'analysèrent leurs plus intimes pensées. Cependant le sentiment que j'exprime est naturel, à coup sûr. Je plains ceux qui ne savent pas quelles émotions délicieuses procurent à l'âme toute pensée, toute passion renfermées au plus profond de nous ! Et quelle violence subit notre égoïsme sybarite quand il faut nous montrer définitivement galants avec cette immense cohue qu'on appelle l'opinion.

«— Tiens ! Celui-là, dira quelque facétieux de l'émigration: qui donc le contraint ?» — «Et vous, badaud, qui donc. vous oblige à signer des programmes que vous n'approuvez pas ?.... Nous recherchons tous deux la même chose. Si vous êtes franc, vous direz quoi.»


II.

Que celui qui n'a pas craint d'avancer une vérité scandaleuse ne craigne pas de la soutenir ; s'il a pu la concevoir, il saura la défendre. Car toute semence contient le germe de son développement. Il y a un chêne dans chaque gland qui tombe, et dans chacun des jeunes hommes qui traînent leurs ennuis par le monde, un philosophe, s'il le veut bien. C'est le fond qui manque le moins ; c'est le travail et la confiance en soi qui manquent le plus.

Tant que le Remords hurleur ne tourmentera point ma conscience, tant que le Doute aux dents pointues n'aura pas pénétré dans mon esprit, je dirai le fond et le tréfond de ma pensée. Si je pouvais forcer les hommes politiques à être moins habiles !


III.

Oportet hæreses esse, disent les Livres : — Il importe qu'il y ait des paradoxes. — Il n'y a de franc, de sincèrement honnête que l'axiome et le paradoxe, c'est-à-dire la vérité nue. On cache les humeurs froides sous des faux-cols monumentaux, et sous les phrases filandreuses, des mensonges. Défiez-vous de l'homme dont le style est torturé, mosaïqué : celui dont la parole est divisée a les pensées doubles.

Il importe qu'il y ait des paradoxes. — Nous avons deux yeux, deux oreilles et deux sortes d'idées. La première impression n'est pas toujours la meilleure, non plus que la seconde ; la troisième est la bonne. Il faut que nos sensations soient étudiées, comparées, corrigées les unes par les autres. De même dans les opérations d'entendement. Un paradoxe en provoque un autre contradictoire, et de leur choc jaillit la lumière. La vérité passe entre deux raisonnements comme l'habile nageur entre deux eaux. Les hommes de parti, les systématiques, les simplistes sont borgnes d'esprit.

Il importe qu'il y ait des paradoxes. — Tout paradoxe audacieux vaut un axiome et le devient avec le temps. Je maintiendrai ; je persisterai dans le paradoxe en haine du jésuitisme et de la diplomatie, en haine des paroles oiseuses et des avocats français plus bavards que les merles à la robe noire, en haine du charlatanisme et de l'immobilisme intellectuel de ces temps. Dis ce que crois, arrive que pourra !

Oportet hæreses esse ; — Il faut qu'il y ait des paradoxes.


IV.

L'érudition ne fait pas défaut aux hommes de ce siècle....... au contraire ; mais le courage de l'opinion, mais une opinion. J'ai eu la constance de parcourir la plupart des livres bâclés sur la Russie, depuis l'ouverture des hostilités ; j'ai interrogé sur la question slave beaucoup de ces jeunes socialistes qu'on élevait pour être représentants du peuple dans le bon temps du parlottage officiel.

Eh bien ! cela est triste à dire, mais cela est vrai pourtant. Les hommes et les livres répètent les mêmes phrases d'usage, les mêmes lieux communs historiques, les mêmes citations : tous s'appuient sur les mêmes autorités considérables, et pas un ne veut conclure. Les livres sont des spéculations ; tout homme est menteur. Les économistes se plaignent de l'excès de la population ; moi, je désespère de rencontrer un seul caractère dans cette triomphale procession d'avocats, de boutiquiers, de littérateurs et de propriétaires faméliques qu'on est convenu d'appeler la très-illustre civilisation du dix-neuvième siècle. Jamais notre espèce bavarde ne fit plus déplorable usage de sa langue. Dans ce temps-ci, l'on ne peut guère juger de l'opinion d'un homme que par la position qu'il occupe. Le bourgeois pense pour vivre ; il ne vit pas pour penser.

Que les civilisés se reconnaissent dans ce cruel persiflage de Montesquieu: «Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur ; il s'y trouverait à peu près à la portée des autres habitants. On ne lui trouverait pas l'esprit singulier ni le caractère bizarre ; il passerait comme un autre ; il serait même distingué par sa gentillesse.»

Nous sommes si grippe-sous, si mendiants, si resserrés entre les murs de nos propriétés et les planches de nos comptoirs ; nous sommes si peu libres d'avoir une idée, et il est si pénible d'être contraint à penser quelque chose ! Nous aimons mieux manger, manger et boire, boire et nous friser le poil au matin...... Le langage politique est devenu si flasque, les convictions si malléables, la conscience si caoutchouc, les allures si serviles, les caractères si piteux, les esprits si indifférents à tout ce qui ne se traduit point par un son métallique ! En vérité, les bourgeois craignent de se saluer d'une façon compromettante ! — La parole a été donnée à l'homme pour demander l'aumône : les mendiants sont les plus francs des civilisés.


V.

J'ai encore beaucoup trop lu pour faire ce livre ; je voudrais pouvoir oublier tous les renseignements que j'ai recueillis en y travaillant ; je m'assure que j'y gagnerais beaucoup en clarté et en précision. Fort de cette nouvelle expérience, je conseille plus que jamais aux jeunes écrivains de ne pas trop jouer avec les livres. Lire trop, c'est vouloir ne jamais rien nier et ne jamais rien affirmer. L'extrême érudition, comme la primitive ignorance, engendrent le Mutisme stupide ou le délirant Bavardage. Celui qui veut trop savoir s'annihile aussi bien que celui qui ne veut rien apprendre. De ce que l'usage habituel des poisons rend plus forts un Mithridate ou un Proudhon, il ne faudrait pas en conclure que les poisons fussent profitables à toutes les organisations humaines. Les intelligences diffèrent comme les tempéraments.

Parmi nous, occidentaux, la savanterie est devenue tellement endémique que nous ne saurions faire un article d'almanach sans remonter aux doctrines de Platon et sans nous appuyer les coudes sur des colonnes de chiffres. Que dirai-je donc des journaux ? Pour risquer, dans leurs colonnes, une opinion sur le passage du Pruth, il leur est indispensable de faire l'historique des Cosaques depuis Rurick, et surtout de ne pas se prononcer sur le passage du Pruth. Tout cela pour prouver à tout le monde qu'ils en savent là-dessus tout autant que tout le monde....

Ayez donc une opinion, soyez donc vous, et que les autres soient ce qu'ils voudront être. Vous serez toujours bien en n'imitant personne. Quand vous passez si souvent les yeux sur les feuillets des livres, toute cette vieille poussière ne vous aveugle-t-elle point ? N'usez-vous pas vos doigts ? Ne s'exhale-t-il pas de tout votre être je ne sais quelle odeur de Byzance, de philosophie de Sorbonne, de doctor miralalis, de gagé de la Revue les Deux-Mondes,de philistin allemand, de pédagogue suisse, de litterary man  ? Ne vous faites-vous pas horreur et nausée ? Retrouvez-vous ensuite votre pensée neuve, agaçante, coquette, comme vous l'aviez laissée ? Vous provoque-t-elle encore à la coucher sur le papier blanc, comme la jeune fille sur les beaux draps de lin ? N'a-t-elle pas vieilli de tous ces siècles que vous lui avez fait traverser ?

Ah ! si votre cœur bondit, écrivez, pour Dieu, avec le sang de vos artères. Si votre cerveau travaille, écrivez avec la sueur de votre front. Si vous voyez clair tout d'abord, ne cherchez pas à voir encore mieux : le mieux est l'ennemi du bien. Si vous avez l'esprit primesautier, ne veuillez pas être savant. Si vous êtes pamphlétaire, n'essayez pas de contenter la foule.

«Soyez plutôt maçon, si c'est votre métier»

Ne faites pas de maîtresses pour satisfaire la mode ; ne faites pas d'écrits pour plaire au public. Car les modes, l'amour, la faveur et la fortune changent souvent. Car personne ne vous saura gré d'avoir fait comme tout le monde. Écrivez, aimez à votre heure et selon vos instincts : soyez heureux pour vous et non pour les autres. Choisissez enfin entre les partis et la liberté, entre votre opinion et celle de votre journal. Laissez le sceptre aux rois et le niveau aux tribuns du peuple, si vous trouvez que ces gens-là représentent fidèlement vos idées et vos tendances. Pensez comme quelqu'un, si cela vous convient. Moi, j'aimerais mieux ne pas penser. Je ne suis pas de force à être maître, et je ne me sens pas de faiblesse à être disciple.


VI.

Cependant, j'ai lu, parce qu'on espère toujours que les auteurs se prononceront sur quelque chose, et qu'il serait bon de lire si les auteurs écrivaient avec franchise. J'ai lu parce que nous ne savons pas dire un mot sans dévorer des volumes, moi qui m'en repens comme ceux qui ne s'en confessent même pas. J'ai lu, parce que les livres ont encore ce résultat avantageux, de nous faire détester le mensonge. Je me suis inoculé le virus pour préserver mon sang d'une contagion mortelle. Sous les cieux meurtriers, en temps d'épidémies sidérantes, l'homme n'échappe à la mort qu'en courant sur elle. Puisse mon audace me sauver du naufrage de la civilisation !

Hélas !..... je me suis laissé attirer dans tous les pièges : heureusement, jusqu'à cette heure, j'en suis sorti sain et sauf comme de celui de l'érudition.

Moi comme les autres, j'ai admiré les chefs de parti. Ainsi j'ai pu les approcher. Si tous les hommes les avaient observés d'aussi près que moi, je m'assure qu'il n'y aurait plus de partis. — Cachez-vous, tribuns ; on vous a vus !

Moi aussi, je me suis dit sectaire. Ainsi j'ai été forcé de défendre toutes les idées des maîtres, bonnes ou mauvaises. Si tous les hommes avaient soumis leur esprit à pareille torture, je suis convaincu qu'il n'y aurait plus de sectes. — Prenez garde, démagogues (1) ; on vous lit !

Moi aussi, j'ai été médecin. Ainsi, j'ai pénétré l'ignorance et le cynisme des princes de la science. Si tous les hommes s'étaient mirés aussi longtemps que moi dans la trousse doctorale, je suis bien certain qu'ils ne laisseraient plus exercer sur eux le droit de vie et de mort. —Tuez vite tout le monde, arbitres du corps humain.... ou tout le monde vous tuera !

Moi aussi, j'ai reçu le baptême, la communion et la confirmation. C'est qu'il faut prendre, si l'on peut, le style de la Bible, l'esprit de l'Évangile et la sublime folie des apôtres, afin de combattre à armes égales les dogmes de la Bible, la lettre de l'Évangile et le vil fanatisme des tonsurés. Si tous les hommes avaient vu comme moi les misères des divines miséricordes à travers la grille d'un confessionnal, je m'assure qu'il n'y aurait plus un prêtre en Europe pour conduire les funérailles du catholicisme. Arbitres des consciences, éteignez vos cierges ;... la Révolution allume sa torche ardente des Alpes aux Pyrénées !

Moi aussi, j'ai fléchi, plus que quiconque, sous l'autorité paternelle, et cru sincère l'affection de la famille bourgeoise. Il fallait bien que j'apprisse, par les blessures de ma sensibilité, qu'un propriétaire n'a d'entrailles que pour le vin de sa cave. Si tous les hommes avaient souffert comme moi de la servitude de la famille, j'affirme sur mon âme que l'autorité patriarcale ne serait plus. — Tremblez, tyrans du foyer : on vous a embrassés !

Moi aussi, j'ai eu foi en Dieu. Qu'en savais-je ? Ce qu'on m'en disait, le mot d'ordre de la vulgaire ignorance. Ne fallait-il pas que je réfléchisse sur cette gigantesque mystification, afin de pouvoir dire quelque jour ce que j'en pense ? Si tous les hommes avaient été pénétrés autant que moi par le néant, je jure qu'ils voudraient enfin posséder quelque chose de tangible. L'autorité et le mensonge sont poursuivis maintenant jusque dans le ciel... Gare dessus !

Moi aussi j'ai été modeste et timide, mais timide jusqu'à défaillir devant un bourgeois décoré ; je ne suis même pas encore bien guéri de cette névrose. Ne fallait-il pas que je fusse témoin de l'outrecuidance de cette valetaille pour me convaincre que l'indépendance ne sert de rien à l'homme en ce temps-ci, s'il n'y joint une sorte de fierté sauvage et la haine instinctive de tout ce qui est gluant. — Que les bourgeois cachent leurs rubans, les rubans rougis par le sang des morts de Juin. Car ces rubans se portent sur le cœur et servent de point de mire aux balles.

J'ai 29 ans. J'ai fort à faire pour racheter la première partie de ma vie par la seconde, pour compenser mes années d'esclavage par des années de révolte, pour verser sur toutes les plaies de mon humiliation le baume de mon orgueil. J'espère vivre assez cependant pour fournir à mes contemporains l'exemple d'un homme développant complètement les contradictions de sa nature, poussé vers de grandes luttes par le seul mobile de l'amour-propre, et mourant en affirmant, sur les jours de sa vie, l'omnipotence du Droit, la stérilité du Devoir, le jésuitisme de la Modestie, le majorat de l'individu et l'excellence des Passions,


VII.

Qu'on la taxe au prix que l'on voudra, je veux dire une pensée qui me vient. Je veux la dire parce que je ne crois pas à l'humilité, parce que je n'aime pas ceux qui font semblant d'y croire, et que je suis convaincu qu'il n'est pas un écrivain, pour jésuite ou démophile qu'il soit, qui jamais ait pris la plume sans se recommander à la Renommée. En l'an de grâce 1854, il est encore permis de penser bien de soi, mais heureux celui qui est assez vaniteux pour n'en rien dire !

Je dirai donc qu'il m'est pénible de développer à nouveau une opinion qui était exclusivement mienne, maintenant que les limaçons de la presse ont déposé sur elle leur traînée repoussante d'interminable phraséologie, d'hypothèses vulgaires, de patriotisme stipendié et d'ardeurs à tant la ligne. Oui, quand la haine siffleuse et le dédain sournois me poursuivaient, j'écrivais avec plus de passion, sur le rôle révolutionnaire de la Russie, qu'aujourd'hui. Car la pensée d'un homme c'est la toute jeune vierge qu'il élève et respecte, et qu'il ne reconnaît plus quand elle a été flétrie par un priapisme vénal, avant d'être devenue belle et forte, comme il l'avait rêvée. A l'homme infiniment affectueux dont on a ravi la bien-aimée, au père dont on a violé la fille, à l'auteur artiste, je n'ai donc pas besoin de dire ce qu'il m'en coûte pour reprendre cette question de Russie sur laquelle se vautre maintenant la grande prostitution politique.

D'autres craindraient de laisser soupçonner ce sentiment intime et voudraient cacher la démangeaison de leur personnalité sous quelque beau prétexte de dévouement. Eh ! pourquoi donc mentirais-je ? Si j'éprouve ce sentiment d'amour-propre, c'est qu'il est naturel à l'homme de s'attacher à son travail et d'en réclamer les fruits, louanges ou injures ; c'est qu'il y a des injures qui honorent.


VIII.

Si c'est là de l'orgueil, je ne m'en défends pas. L'orgueil est bon, puisqu'il nous donne le courage de revendiquer pour la vérité et de réclamer ce qui nous revient de droit. L orgueil est le rempart de toutes les libertés ; la modestie est la brèche par laquelle tous les despotismes pénètrent au cœur de l'homme. Se défendre d'être orgueilleux, c'est se défendre d'être libre, d'être homme ; c'est mentir à soi-même et aux autres, et savoir qu'on ment. — Les vertus théologales ont fait leur temps.

Je déclare donc bien volontiers aux rédacteurs du journal l'Homme qu'ils ne se sont pas trompés en m'accusant de galoper à fonds d'orgueil à travers les steppes de l'Ukraine. J'estime en effet que l'homme ne vaut un peu que par la conscience de ce qu'il peut faire ; que l'orgueil personnel n'est ni triste ni chétif ;— et que c'est la jalousie, sorte de vanité honteuse, qui à donné le nom d'orgueil au soin que l'homme prend de la conservation de sa personnalité.

Tristes temps que les nôtres !  temps où l'on ne peut protéger sa pensée contre le plagiat, et son nom contre les menées des partis ; temps où l'homme fier est réduit à un isolement que les autres ne lui pardonnent pas ; temps où l'on n'a plus le droit d'être soi ; où l'on ne parvient à s'élever qu'en rampant ; où la force a tout mutilé, et les corps et les âmes !

Heureux moi cependant si je parviens à effrayer les gouvernements par mes prédictions. La peur est la seule lime qui morde sur la puissance. Heureux moi si je puis me venger seul de toute cette société lâche ! Prophète de malheur et de vérité, je ne craindrai ni le fonctionnaire arrogant qui parade au grand soleil, ni l'espion honteux qui ne sort qu'avec la nuit. Je marcherai sur le savant et sur le monarque, sur le soldat et sur son capitaine. Mes bras seront prêts pour le combat, et vers le ciel s'élèvera ma voix comme le cri de l'aigle qui voit poindre le jour ! !


IX.

..... Cependant, quoi qu'il en coûte à mon orgueil, je reviens sur mon idée cosaque. J'y reviens parce qu'elle doit se développer, grandir et passer par-dessus les barrières que lui opposent la force et la haine, le pouvoir et les partis. J'y reviens parce qu'il faut qu'elle soit entendue dans le désordre des camps, et discutée par des hommes ivres de vin, ivres de sang. J'y reviens parce qu'elle se répandra sur le monde et qu'elle le fera trembler comme je tremble moi-même.

Cette idée est le tocsin de l'éternelle révolution qui vient à nous sur les ailes des fléaux redoutés. Maintenant ou jamais il faut la hurler par-dessus les pics de glace et les clochers bavards, afin que les avalanches et les battants de bronze la répètent d'échos en échos. Je crois les crises utiles dans le corps social comme dans le corps humain ; j'espère que la fièvre qui est en moi secouera l'humanité de sa torpeur. Il n'y a guère que six ans, j'étais un pauvre petit bourgeois, bien timide, qu'on élevait pour tuer le monde. Pourquoi donc aurais-je été tiré de cette sphère obscure si mes yeux n'étaient pas assez forts pour supporter les grandes lumières, si ma main n'était pas assez ferme pour arracher les masques et les fouler aux pieds ?

«Écrivez mes paroles sur les poteaux de vos maisons et sur vos portes.» Car je vous annoncerai ce que l'avenir vous réserve. Et je m'assure que ma souffrance n'est pas inutile; — les générations prochaines la comprendront. —Je m'assure qu'il n'est pas de scandale superflu ; — la réprobation semée sur ma voie par les hommes d'intérêt et de tradition m'est un gage certain des réhabilitations de l'avenir. — Je m'assure qu'il n'est pas au pouvoir d'une poignée d'envieux d'étouffer une pensée conçue pour tous ; — ce que les peuples civilisés et les hommes esclaves condamnent aujourd'hui, l'humanité nouvelle et l'individu libre l'approuveront plus tard. — Les empereurs et leurs gendarmes ne sont pas immortels, les bornes des propriétés s'usent, le fer et le bois des douanes disparaissent ; les chefs de partis et leurs prétoriens s'entre-dévorent. Le soleil déjeune chaque matin des réputations réclamées que les heures usurières apportent à sa table somptueuse. El la pensée grandit sur les ruines de la matière ! Voilà pourquoi je reviens à ma pensée.

J'y reviens parce qu'elle a semé l'effroi parmi les intérêts iniques, et la division parmi les partis menteurs; — parce qu'elle a pesé sur la tête de ceux qui se croyaient grands ; — parce qu'elle a relevé de la poudre ceux qui s'y vautraient à l'aise ; — parce qu'elle a obtenu, toute jeune et toute pauvre qu'elle fût, les honneurs de la calomnie, de la rage et de la contrefaçon. J'y reviens parce que personne n'a osé ni la citer entière, ni la combattre sérieusement, tant elle renfermait de mystères redoutables. J'y reviens parce qu'elle est éminemment anarchique, terrifiante, mortelle à toute autorité et à toute intrigue ; — parce que ceux du parti démocratique ont été contraints d'avouer qu'elle porterait un RUDE COUP à la révolution si le peuple des campagnes et des villes de France pouvait me lire et m'entendre.

J'y reviens parce qu'il faut que le peuple me lise dans les campagnes et dans les villes, et qu'il se prononce enfin, en pleine connaissance de cause, sur la révolution que veulent les constitutionnels et républicains formalistes de 1830 et de 1848, révolution que j'appelle, moi, de mon autorité privée, le Mensonge, l'Immobilisme, la Contre-révolution, l'Enrégimentation et le Despotisme sous prétexte de Liberté.


X.

Du fond de l'exil, une voix doit s'élever qui crie Non, tout n'est pas ténèbres au milieu de ces sépulcres sur lesquels nos familles versent des pleurs. Parmi tous cœurs épris du passé, il en est un, pour sûr, qui envoie tout son rouge sang vers les plus lointains avenirs. Parmi tous ces aveugles, il est un homme qui voit clair ; parmi tous ceux qui dorment, n'apprenant rien, n'oubliant rien, je veille de longues nuits.

De ce poteau d'exil qu'on a tenté de rendre infâme, je veux faire une colonne de marbre et d'or qui resplendisse aux feux du nouveau soleil. Et jusqu'à son sommet je m'élèverai, et je verrai de haut les peuples et les mondes. Aux intelligences généralisatrices, aux âmes aimantes, aux regards perçants, aux voix qui vibrent, l'exil est bon ; aux hommes de bonne volonté l'exil est fécond en pensées et en travaux. Il faut que l'exil soit peuplé, il faut qu'il soit chanté. C'est dans l'exil que naissent les citoyens du Nouveau-Monde. Je le jure, la main sur l'histoire, sur l'organisation des sociétés naissantes, sur les récits des migrations des peuples. Je le jure en voyant passer dans l'air la graine ailée, le fil télégraphique, la fumée noire des grands navires. Je le jure par l'indépendance de ma solitude et par les rêves consolateurs qui me transportent au milieu de l'humanité future.

A ceux qui consentent à vivre gras dans la France asservie, je dirai : «Il ne vous appartient pas de blasphémer la proscription ! Non, toute la science n'est pas dans vos bibliothèques et vos académies aux vieilles senteurs ; non, tout le bien-être n'est pas dans vos spéculations fiévreuses ; non, tout art, toute inspiration, toute poésie, toute action, toute beauté, toute littérature, tout progrès, tout bonheur, vous ne les avez pas confisqués. Non, toute la découverte et toute la révolution ne sont pas en France. L'humanité, la mère féconde, n'a pas fait de nation immortelle au détriment des autres : son cœur bat pour tous les enfants de son amour. L'exil centuple la vie de l'homme en lui donnant l'humanité pour patrie. Les vrais exilés, sur cette terre, ce sont ceux qui ne peuvent sortir de chez eux qu'avec la permission de leur maître et sur un passeport signé de sa main.

Les proscrits sont les hommes libres de l'Europe enchaînée, les seuls ; ils sont le ciment des peuples, la moelle de leurs os, la chaleur de leur sang. Qu'ils ne trahissent donc pas leur mission ; qu'ils étudient sans préjugés, sans relâche et sans haine le rôle de chaque race dans la révolution prochaine ; ils sont placés mieux que personne pour juger impartialement des hommes et des choses. Qu'ils ne se résignent plus à végéter dans des pays nouveaux pour eux, sans en vivre la vie, sans en apprendre la langue, sans intérêts, sans joies et sans espoir, froids au milieu d'un monde qui les bat des chaudes vagues de son sang. Qu'ils ne se glorifient plus de préférer les égouts du faubourg Marceau aux eaux d'azur du Léman. Qu'ils ne se refusent plus à se découvrir devant les grande images de Shakespeare et de Nelson. Qu'ils soient de tout lieu, de tout âge, de toute société ; qu'ils aiment partout ce qui est beau, ce qui est grand ; qu'ils dédaignent partout les mesquines combinaisons de l'intrigue ct la voix criarde du chauvinisme. Qu'ils s'élèvent au-dessus de cette vallée de larmes hypocrites, de vins frelatés, d'amours à tant la passe. Qu'ils rapprochent, sur leur âme, les grandes traditions de l'humanité de ses grandes tendances : qu'ils s'élancent, infatigables, d'un passé plein de regrets vers un avenir étincelant d'espérances. Ainsi la Proscription grandira, s'universalisera, s'affirmera forte, utile, respectée. C'est alors qu'elle sera vue dans les cieux comme une croix saignante, et que chaque goutte de son sang qui tombera sur la terre deviendra semence de guerriers et de révélateurs. — Proscrits ! osons être Hommes, hommes de toute nation. Et les rois et leurs sujets ne blasphémeront plus l'Émigration ! !


XI.

Je reviens sur mon idée cosaque parce que, depuis tantôt un an que, dans l'Orient, sont tirés tous les glaives il ne s'est pas trouvé, dans l'Occident tout entier, un seul homme pour recueillir le sang qui coule, y tremper sa plume, et sur papier de deuil, écrire une prédiction vraie. J'y reviens, parce que je suis las d'entendre vociférer sans cesse : Vive la France ! ou Vive l'Angleterre ! Vive l'Empire !  ou Vive la République ! Vive le Privilège ! ou Vive la Communauté ! Je voudrais distinguer, dans les rumeurs des foules, une de ces grandes exclamations : Vive l'humanité ! Vive la Liberté ! Vite le Travail ! Vive l'Anarchie ! Vive le Bonheur !

Je reviens sur cette idée parce qu'il faut des voix jeunes pour annoncer tout ce qui est nouveau, pour vibrer sur les peuples comme la trompette du jugement, pour crier : En avant ! En avant ! La Guerre, c'est la Rédemption ! Dieu le veut ! le Dieu des criminels, des opprimés, des révoltés, des pauvres, de tous ceux qu'on torture ! Le Dieu Satan au corps de soufre, aux ailes de feu, aux sabots de bronze ! Le Dieu du courage et de l'insurrection qui déchaîne les furies dans les cœurs : notre Dieu ! Plus de conspirations isolés, plus de partis bavards, plus de sociétés secrètes ! Tout cela n'est rien, ne peut rien. Debout l'Homme, debout le Peuple, debout tout ce qui n'est pas satisfait ! Debout pour le droit, le bien-être, la vie ! Debout ! en quelques jours vous serez des millions. En avant ! par grands océans d'hommes, par grandes masses d'airain et de fer, avec grand bruit d'idées ! L'argent ne peut plus rien contre un monde qui se soulève. En avant ! d'un pôle à l'autre, tous les peuples, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil ! Et que le globe frémisse sous vos pas ! En avant ! la Guerre, c'est la Vie ; la Guerre au mal, c'est la bonne Guerre !

Déjà le Privilège a semé tant de furies derrière lui qu'il y a, en Gallicie, des mères qui font rôtir leurs enfants qui surveillent le feu, et qui mangent le fruit de leurs entrailles sous le chaud soleil de juillet. — Déjà le Despotisme a semé tant de morts derrière lui que, dans tout l'empire d'Autriche, l'homme jeune qui choisit la Liberté pour amante, se prépare un linceul sanglant. — Déjà l'usure a semé tant de détresses après elle qu'il y a, dans l'empire français, 36 millions d'hommes dont la faim brisera les dents avant qu'ils osent mordre la botte d'un histrion couronné.

Est-ce assez ? Serez-vous plus patients que Job, le saint homme qui, de son fumier, se soulevait pour menacer Dieu ? Pour vous soulever attendrez-vous que chaque usurier appuie le talon sur la gorge d'un honnête homme ? — que les propriétaires fassent piaffer leurs chevaux dans les rues pavées de cadavres ? Attendrez-vous que vos pauvres filles se prostituent au premier venant ? Attendrez-vous que, dans chaque allée sombre, le Désespoir aiguise un poignard ? — que toutes les femmes deviennent stériles et que tous les enfants naissent rachitiques ? Attendrez-vous que la maigre Famine broute des brins d'herbe entre les pavés ? En avant !... ou c'est la Mort !.....

La vieille politique, les vieux partis, les vieux intérêts, l'Autocratie, la Démocratie ne sont plus que des mots. Immobilisme ou Révolution ; les sociétés ont à choisir entre ces deux termes du problème social. Et l'Immobilisme, c'est l'Occident, la Civilisation, tout ce qui est déjà, tout ce que nous connaissons, tout ce qui ne nous suffit plus. Tandis que la Révolution, c'est tout ce qui n'est pas civilisé, tout ce qui reste encore à faire, tout ce qui végète, tout ce qui n'a pas accompli sa destinée.

Entre la grande pépinière d'hommes et le grand atelier de forces qui grondent à l'Est, entre l'immense cimetière de peuples et de traditions qui râlent à l'Ouest. entre l'Aurore et le Crépuscule. il faut faire un choix. Plus d'atermoiements, plus d'habileté possibles : il faut entrer dans la ligue occidentale à la suite de la France ou dans la ligue orientale à la suite de la Russie. J'ai prévu depuis longtemps dans quel cercle de feu la fatalité renfermerait les Européens. Bourgeois du Vieux-Monde, constitutionnels. républicains, démocrates, blancs, bleus, tricolores, roses ou rouges, vous êtes bien pris. Mais l'écu, le vieil écu, c'est votre honneur à vous. A genoux donc devant Napoléon III !


XII.

Je reviens sur mon idée cosaque, parce que toutes nos révolutions seront inutiles tant que nous serons emprisonnés dans les mêmes frontières et bridés par les mêmes conventions légales. L'histoire des cinquante dernières années, par tous nos pays, témoigne de l'inanité d'un soulèvement qui n'agite qu'une nation. Je conçois que les réformes obtenues par ces émeutes superficielles puissent satisfaire ceux qui définissent la révolution : Liberté de la presse, formation de la garde bourgeoise, suppression des couvents, proclamation d'une constitution, suffrage universel. Mais que ceux qui demandent l'abolition de la propriété, la suppression de l'intérêt, la destruction du monopole, la liberté de la circulation, l'équité de l'échange, le règne du travail, l'empire des passions et du bonheur ; que ceux-là cessent de s'épuiser contre le milieu civilisé. On n'imprime aux cadavres que des secousses forcées. L'Occident est sans âme.

De par l'organisation sociale il est défendu à la masse bourgeoise de désirer la révolution de l'anarchie, car les intérêts bourgeois succomberaient avec la civilisation. Et cependant l'issue de toute tentative révolutionnaire dépend de l'attitude de la bourgeoisie. Au contraire, de par leur imperceptible minorité, il est défendu aux anarchistes d'avoir une influence décisive sur le résultat des événements révolutionnaires. Et cependant la révolution de l'anarchie, c'est la révolution de la justice, la vraie révolution. Comment briser le collier d'or qui nous étrangle ?

Révolutionnaires anarchistes, disons-le hautement : nous n'avons d'espoir que dans le déluge humain ; nous n'avons d'avenir que dans le chaos ; nous n'avons de ressource que das une guerre générale qui, mêlant toutes les races et brisant tous les rapports établis, retirera des mains des classes dominantes les instruments d'oppression avec lesquels elles violent les libertés acquises au prix du sang. Instaurons la révolution dans les faits, transfusons-la dans les institutions ; qu'elle soit inoculée par le glaive dans l'organisme des sociétés, afin qu'on ne puisse plus la leur ravir ! Que la mer humaine monte et déborde ! quand tous les déshérités seront pris de famine, la propriété ne sera plus chose sainte ; dans le fracas des armes, le fer résonnera plus fort que l'argent ; quand chacun combattra pour sa propre cause, personne n'aura besoin d'être représenté ; au milieu de la de la confusion des langues, les avocats, les journalistes, les dictateurs de l'opinion perdront leurs discours. entre ses doigts d'acier, la révolution brise tous les nœuds gordiens ; elle est sans entente avec le Privilège, sans pitié pour l'hypocrisie, sans peur dans les batailles, sans frein dans les passions, ardente avec ses amants, implacable avec ses ennemis. Pour Dieu ! laissons-la donc faire et chantons ses louanges comme le matelot chante les grands caprices de la mer, sa maîtresse !

A ceux qui sont convaincus de la nécessité de mettre la civilisation à feu et à sang ; — à ceux pour qui tout est perdu, avoir et espérances ; — à ceux que la cupidité des riches met dans l'impossibilité de gagner leur vie ; — à tous ceux-là, je dis :

Le Désordre, c'est le salut, c'est l'Ordre. Que craignez-vous du soulèvement de tus les peuples, du déchaînement de tous les instincts, du choc de toutes les doctrines ? Qu'avez-vous à redouter des rugissements de la guerre et des clameurs des canons altérés de sang ? Est-il, en vérité, désordre plus épouvantable que celui qui vous réduit, vous et vos familles, à un paupérisme sans remède, à une mendicité sans fin ? Est-il confusion d'hommes, d'idées et de passions qui puisse vous être plus funeste que la morale, la science, les lois et les hiérarchies d'aujourd'hui? Est-il guerre plus cruelle que celle de la concurrence où vous vous avancez sans armes ? Est-il mort plus atroce que celle par l'inanition qui vous est fatalement réservée ? Aux tortures de la faim ne préférez-vous pas les entailles de l'épée ?

Voyez ! Tout est partagé, toutes les places sont prises ; dans ce monde trop plein vous arrivez comme des étrangers. Dès le ventre de vos mères, vous êtes vaincus ; Soyez donc révoltés dès le ventre de vos mères. ou bien allez vous-en, comme dit Malthus, un homme que les Anglais ont trouvé choquant de cruauté.

Je vous dis, moi, qu'il n'y a de vie pour vous que dans l'universelle ruine.  Et puisque vous n'êtes pas assez nombreux dans l'Europe occidentale pour que votre désespoir fasse brèche, cherchez en dehors de l'Europe occidentale. Cherchez et vous trouverez. Vous trouverez au Nord un peuple entièrement déshérité, entièrement homogène, entièrement fort, entièrement impitoyable, un peuple de soldats. Vous trouverez les Russes.

Si vous me dites que ce sont des Cosaques, je vous répondrai que ce sont des hommes. Si vous me dites qu'ils sont ignorants, je vous répondrai qu'il vaut mieux ne rien savoir que d'être docteur ou victime des docteurs. Si vous me dites qu'ils sont courbés sous le Despotisme, je vous répondrai qu'ils ont besoin de se redresser. Si vous me dites qu'ils sont barbares, je vous répondrai qu'ils sont plus près que nous du socialisme, et que la facilité de leur conversion nous est prouvée par celles de tous les peuples neufs. Si vous me dites que tous sont esclaves, je vous répondrai que tous désirent la liberté ; — que tous sont déshérités, je vous répondrai que tous sont intéressés à la venue de la justice ; — que tous sont soldats, je vous répondrai que tous sauront combattre pour leurs droits; — si vous me dites qu'ils nient tout ce qui existe, je vous répondrai qu'ils sont sur le point d'affirmer tout ce qui existera. Les Cosaques seuls ont assez de forces vives et d'intérêts en majorité pour faire la révolution.

..... Ou bien aimez-vous mieux recommencer l'épreuve des gouvernements provisoires, des assemblées délibérantes, du Luxembourg ; les parades à l'Hôtel-de-Ville et les sanglantes journées de juin ? Alors, pour Dieu ! ne vous plaignez plus ; prêchez le crédit aux banquiers et le travail aux propriétaires ; remettez votre tête dans la gueule du loup et votre bourse à la probité des voleurs ; jouez à l'émeute avec ceux qui ne veulent pas de révolutions ; élevez des piédestaux à M. L. Blanc qui en a grand besoin, et courez à Constantinople en criant : Vive l'Empereur ! et vive la France, la bonne patrie qui prend soin de ses enfants bien-aimés ! Vous chantez, vous illuminez, vous tirez le canon, Français ! pour la prise de Bomarsund..... donc vous paierez.

Allez donc en Orient ! Le drapeau tricolore flotte sur toutes les coupoles, et l'on reçoit bien, dans le camp de la civilisation, quiconque offre sa vie pour la défense des privilèges qui le condamnent à mort ! Mais allez donc ! Y. de Saint-Arnaud vous commandera, le boucher de Paris, celui qui a couché vos frères sur les pavés, l'heureux émule de M. Samson ! Mais allez donc ! fils de la France, étudiants sans cœur, commis-voyageurs sans tête, intrigants sans ressources, et vous infortunés prolétaires, aveugles enfants des campagnes ! Allez, vous généraux qui trompez, et vous soldats qu'on trompe ; abandonnez vos travaux et vos foyers ! Allez, bourreaux et victimes, gémissante colonne de meurt-de-faim ! Allez !...... Et que, parmi les morts, votre Dieu relève les siens ; qu'il les relève devant la postérité ! !...

Est-il bien vrai, Soleil ! qu'aux plages d'Orient, tu éclaires de tes lumières vives plus d'un million d'hommes qui se font tuer pour un vain mot, la Patrie ! Est-il bien vrai que de ce sang répandu, de ces chairs meurtries, de ces os broyés, de tout ce mortier d'hommes, le Despotisme veut élever de nouveaux autels ? Est-il vrai que cette coupe écumante ne puisse être détournée de nos lèvres ?

Oh ! du moins que cette guerre soit la dernière ! Qu'elle dure assez longtemps pour que les peuples se demandent quels intérêts ils servent ! qu'elle soit assez atroce pour plonger le monde dans la stupeur ! Qu'elle soit assez inexorable pour décapiter l'Europe occidentale ! Qu'elle traîne à sa suite toutes les pestes, toutes les famines et toutes les concupiscences ! Qu'elle pousse des vagues de Barbares sur nos capitales dépeuplés ! qu'elle se continue de maison à maison, de famille à famille, d'homme à homme ! Que la Délivrance surgisse de la Servitude ! Que le bien s'élève de l'excès du Mal ! que la chaleur et la vie s'exhalent du sang versé ! Oui, la mort par le glaive, la mort par le tzar, plutôt que la mort par la faim et par la bourgeoisie civilisée ! — Voilà le cri que pousseront bientôt, comme moi, tous ceux qu'embrase le souffle de la révolution !


XIII.

Quand les bourgeois français ont trouvé quelque bon ou mauvais mot qui traduise fidèlement leurs opinions ou leurs peurs, ils en sont fiers comme d'une victoire. Oh !  comme ils seraient forts, et sur terre et sur mer, si l'on gagnait des batailles avec des calembours ! — Parce qu'ils appellent les Russes des Cosaques, ils se figurent avoir renversé la formidable puissance de la Russie ; — parce qu'ils m'appellent Cosaque, moi, ils s'imaginent avoir fait justice de mes prédictions. Quand les paysans et les prolétaires de leur pays courront au devant de l'invasion révolutionnaire, ils les appelleront aussi des Cosaques, et se persuaderont avoir terrassé la Révolution ! — O le plus cockney des peuples passés et futurs, nation forte en paroles et poitrinaire à l'action, à qui donc penses-tu en imposer encore ?

Mais, bourgeois de France, avocats nés malins, ils sont chez vous les Cosaques, comme en Russie, par millions et dizaines de millions ! Car le Cosaque, c'est l'homme déshérité qui réclame bravement, à la pointe du fer, une place au foyer social ; c'est l'ignorant, le partageux, le brigand, le barbare — comme vous dites — en un mot, celui qui a faim et celui qui a soif et à qui vous ne voulez donner ni à boire ni à manger, le Cosaque enfin, c'est le révolutionnaire par la force des choses, pour son intérêt, pour sa vie. Comptez, statisticiens de l'Institut, combien ils sont dans la belle France !

Et toi, peuple rançonné, bâtonné, bâillonné, mitraillé, famélique, quand donc comprendras-tu que les mots sont des mots et les choses des choses,... et que les mots ne sont pas des choses ? Tes vrais alliés qui sont-ils ? Seraient-ce par hasard le magnifique empereur de cirque, le redoutable général à la médaille miraculeuse, le grand seigneur vendéen, le banquier juif, qui s'engraissent des dépouilles de la patrie et prélèvent sur toi l'impôt du sang, le nerf de la guerre sainte ? Ne seraient-ce pas plutôt ces gueux des steppes, ces Cosaques esclaves et maigres comme toi — moins que toi bien certainement ?

Oh ! réponds, réponds, peuple, il y va de ta vie ! Et de même qu'en 1815, nos Cosaques aristocrates appelaient à la rescousse leurs frères de l'extérieur, ouvre à deux battants, peuple, les portes des frontières aux Cosaques prolétaires. L'Autorité et !a Servitude, l'Opulence et la Misère ont les mêmes traits partout, partout il est facile de les reconnaître. Prends sous ton bras, peuple, l'homme qui souffre comme toi, Français ou étranger ; donne-lui l'intelligence de la révolution sociale ; en retour il te donnera la force sans laquelle tu ne la ferais pas. Les prolétaires cosaques sont nombreux comme les sables des océans ; ils ont la torche en main... Et tu sais, ô peuple ! que le plomb du fusil ne suffit plus pour renverser la féodalité de l'argent !

Qu'on ne s'y trompe pas. Le glorieux peuple français, le premier des peuples civilisés, est serf comme le peuple russe — ni plus ni moins — serf par le salaire, serf par la redevance, serf par l'impôt, l'aubaine, la loi, le gouvernement ; ses filles et ses femmes, ses garçons et ses vieillards sont serfs ; il est en tutelle pour la respiration, la nourriture et la vie ; la raison d'État, le bon plaisir peuvent le faire mourir à volonté d'asphyxie et d'inanition. Soyez fiers, civilisés ! Oh ! le superbe droit que votre droit à l'assistance ! les solides garanties que vos constitutions-vérités ! l'ingénieuse invention que le suffrage universel fonctionnant pour le choix d'un maître ! les profondes réformes que toutes vos réformes politiques! Comme cela remplit l'estomac et meuble la tête ! !

Je demande, à mon tour, aux pauvres Cosaques de France ce que leur feraient perdre la révolution et le peuple qui pointeraient sur tous ces beaux droits-là les gueules de leurs canons ? Je leur demande quels privilèges et quels avantages ils ont à conserver en défendant la Civilisation et la Patrie françaises ? Les immobilistes m'accuseront de prêcher au peuple le matérialisme et le mépris de toute morale... Connu ! ! Je leur demanderai ce que prêchaient les Vendéens et les émigrés ?

Dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, le sphinx social nous crie de sa voix la plus terrible : Mort de l'Homme ou Naissance du Socialisme ; choisissez ! Je choisis, moi, la venue du Socialisme, par tous moyens ; comme tous les bipèdes à gants jaunes, je cherche la satisfaction de mes besoins. Vive la Révolution, cosaque ou chinoise, monarchique ou républicaine qui me donnera le bonheur et qui ne m'imposera pas extraordinairement de cinquante centimes !


XIV.

Et voilà cependant pourquoi le citoyen rédacteur en chef du journal l'Homme me faisait dernièrement l'honneur dc me comparer à Erostrate et terminait ainsi sa longue philippique contre moi :

e Nous n'accuserons pas le citoyen C˜urderoy de faire sciemment, volontairement le service des polices impérialistes : il ne nous arrivera jamais de manquer à notre conscience pas plus sur les idées qu'à l'endroit des hommes, même après les plus stupides provocations ; mais nous lui dirons qu'il vient tristement en aide à la calomnie des gouvernements contre les républicains, et qu'il porterait un coup rude à la révolution si le peuple de nos campagnes pouvait l'entendre ou le lire ; nous lui dirons que tout orgueil personnel est triste et chétif devant les questions redoutables qui nous sollicitent, et quand les nations en deuil attendent l'effort commun au lieu de la jactance isolée.

«Le citoyen C˜urderoy, nous le craignons bien, a voulu jouer un rôle, et comme tout était pris dans la République ou le Socialisme, depuis la Banque d'échange jusqu'à l'Icarie, le citoyen C˜urderoy a inventé les Cosaques................... (2)» {L'Homme, numéro du 21 juin 1854, article intitulé : Un nouvel Erostrate.)

Je me sens en veine de malice aujourd'hui, citoyen Ch. Ribeyrolles, et malgré toutes les promesses de modération que je m'étais faites à cet endroit, je ne puis résister a la démangeaison de tourmenter un peu cet excellent Journal l'Homme. Je lui réponds en deux mots :

1° Erostrate était un fou sublime, et il serait à désirer que parmi les vigoureux de la république démocratique, il s'en trouvât un seul qui osât porter, comme lui, la torche sur tout ce que les civilisés adorent. Erostrate ne fit autre chose que chasser les marchands du temple, ce que Jésus fit trois cents ans plus tard, ce que nous ne ferons pas seuls ; — ce qu'il faut faire cependant.— Je ne mérite pas d'être comparé à Erostrate !

2° Il y a  certaines insinuations qui, sans faire courir à leurs auteurs les dangers d'une accusation franche, ont cependant la même portée ; de celles-là les citoyens irrévolutionnaires se montrent toujours prodigues: leur police officieuse est chargée de les expliquer. Que vous êtes maladroits, en vérité, citoyens ! Si je faisais le service d'une police quelconque, est-ce que je ne serais pas de force à le crier par dessus les toits, moi qui ne sais rien cacher ? Et puis, s'il me plaisait d'être mouchard, citoyens, à qui donc serai-je tenu de demander permission pour me vendre ? A qui donc appartiendrait-il de m'accuser et de me juger ? A ces citoyens vertueux qui font la police des chefs de parti, sans doute ? l'homme n'est-il pas libre même de se déshonorer ? Et quand il en est venu à ce point de mépris de lui-même, le ferez-vous revenir au respect de sa conscience, dites-moi, citoyens, avec vos grands principes imprescriptibles et vos terribles jurys d'honneur ? Sachez donc, citoyen ex-rédacteur en chef de la Réforme, que la seule sauvegarde de l'honneur, c'est l'amour-propre, et que jamais personne, ni roi ni tribun, n'achète un homme fier, parce que cet HTML ne saurait pas dire lui-même tout ce qu'il vaut. Au surplus, et bien que l'opinion soit le cadet de mes soucis, je mets au défi et vous, citoyen, et les autres, de citer un seul acte de ma vie, un seul mot de ma langue, une seule ligne de ma plume, qui rende votre insinuation vraisemblable. Ah ! bien habile serait, ô citoyens, le chef de parti réformateur qui vous guérirait de votre manie d'inquisition ! — Quant à moi, ne dépendant ni de vous ni de personne, je n'ai pas à m'inquiéter de l'appréciation que vous pouvez faire de mes actes ou de mes écrits.

3° A vous entendre, citoyens, il semblerait qu'un rôle, dans la société actuelle, cela se retient, cela s'escompte, cela se monopolise ; il semblerait qu'il n'y a plus rien à prendre ni dans la République ni dans le Socialisme, que vous savez tout, que vous avez tout découvert... Il n'y a pas beaucoup paru en février, convenez-en. Et je doute que les Cosaques dont vous voulez bien à la fin m'accorder l'invention, procèdent aussi gauchement et aussi timidement à la révolution que les très-illustres démocrates du gouvernement provisoire en 1848. Je suis désespéré d'ailleurs de ne pas savoir chanter leurs louanges d'une voix pure et citoyenne.


XV.

Toute vérité est bonne à dire, mais difficile à émettre au milieu des scribes, des pharisiens et des docteurs. Celui-là semble cruel qui dit à un vieillard : tu vas mourir ! On l'accuse de sacrilège, s'il le répète.

Mais la notion de respect est établie, comme toutes les autres, par les majorités. Mais il y a quelque chose de plus fort que l'opinion, c'est la vérité. Mais il y a quelqu'un de plus fort que tous les hommes, c'est un homme libre. Ceux qui flattent les vieillards. en leur promettant l'éternité, n'ignorent pas plus que moi que les vieillards meurent, mais ils comptent qu'ils vivront assez encore pour refaire leurs testaments en leur faveur.

Je prétends qu'il est utile de dire la vérité aux vieillards, comme aux autres hommes. Je prétends qu'il est charitable, quand ils veulent courir, de leur donner un coup de pied dans les béquilles, afin qu'ils ne se cassent pas le cou.

Quand on condamne un assassin à mort, on l'en prévient assez à temps pour qu'il puisse recommander son âme à Dieu... Et l'on n'aurait pas quelque pitié pour une société qui va mourir ! Et l'on ne préviendrait pas la civilisation scélérate quelques instants d'avance pour qu'elle ait le loisir de faire ses dernières dispositions. C'est prouver le respect qu'on a pour soi-même et l'intérêt qu'on porte aux vieillards que de ne pas les tromper à l'heure suprême.

Malheureux ceux qui mentent aux mourants.


XVI.

Moi qui crois que rien n'est perdu dans le mouvement universel ; — que l'homme, subissant la destinée commune, reparaît d'âge en âge, sous des formes successivement plus complètes ; moi qui regarde la mort et la révolution comme des moyens de conservation des sociétés, je considère également l'invasion comme un mode de régénération pour les peuples. Et l'histoire témoigne pour moi qu'après cette terrible épreuve, ils renaissent plus beaux, plus libres, plus puissants et plus heureux. L'existence est un cycle d'or et de fer, d'heurs et de malheurs ; un continuel échange entre les restes de la vérole qui nous prend sur terre et les restes des vers qui nous reprennent dessous.

Pourquoi donc nous obstiner à n'en voir qu'une moitié ? Pourquoi n'appeler vie que les monotones journées que nous passons au-dessus du niveau des mers, nous rasant, fumant, baillant jusqu'à désarticulation, ne parvenant au fond de nos bottes qu'à la sueur de notre front, tenant notre estomac et nos génitoires en équilibre, nous injuriant du matin au soir ? En vérité, pour peu que la vie sous-terrestre soit accidentée, elle sera beaucoup moins fastidieuse que celle-ci. — La Mort est à la fois le commencement d'une existence et la fin d'une autre. Mais elle est toujours la vie. J'en dis autant de l'Invasion.

La France est morte, vive l'humanité !


XVII.

Ma poitrine est gonflée de malédictions, ma langue est sifflante comme celle du serpent ; ma gorge est sèche et mes yeux sanglants. Le sang coule sur les herbes flétries, et je ne puis l'étancher...... Ce qui est écrit est écrit.

Qu'elle descende donc l'invasion formidable, et que la moelle frémisse dans le creux de nos os ! Que les flots des mers glacées s'échauffent sous la quille des vaisseaux armés en guerre ! Que les sables des steppes se transforment en autant de guerriers ! Que l'épée nue trace droit son sillon à travers les multitudes ! Que les capitales travaillent sur leurs fondements comme des prostituées hébétées par le gin ! que l'univers couvre sa face du voile de la nuit !

Et moi je verrai les vagues s'élever en montagnes d'écume, et l'orage bondir sur leur dos. Et les vents emporteront des nations entières dans leurs manteaux déchirés. Et ces nations trembleront comme les feuilles saisies du frisson de novembre. La Vengeance, la Menace et la Mort suspendues sur l'humanité ; la terre s'inclinera sur son axe. Les corbeaux se tairont...

Et je me réjouirai quand l'éclair de la Destruction sigillera les ténèbres ! Et je collerai mon oreille au sol ébranlé. Et je recueillerai les râles des mourants ! Et je dilaterai mes narines aux vents du nord chargés de poudre.

Car je ne serai pas coupable de tout cela, moi qui crie sans répit aux nations d'Occident: Arrêtez-vous, maudites, sur la pente de l'abîme ! Enrayez! Enrayez ! !

Voici venir sur vous les mille cohortes de l'invasion : les géants aux yeux verts, enfants de la Baltique, et les Mongols cuivrés par le soleil. Enthousiastes de la mort, avides de pillage et de voluptés, ils arrivent, rapides comme leurs cavales, maigres comme des loups à jeun.

Rangez-vous par pitié devant la gueule de leurs canons et le fer de leurs lances. Car ces hommes sont durs comme les chênes verts, tandis que vous êtes cariés comme le liège qui crie sous l'acier barbare.

A genoux, cités superbes, filles de la Bourgeoisie; il n'est pas une de vos pierres qui repose honnêtement sur l'autre. Rachetez la honte de votre vie en vous préparant à mourir sans peur.

,«J'ai vu l'Orient s'entrouvrir comme la gueule d'une bête fauve. Au fond le soleil brillait, rouge, sur des armes [?] J'ai cru voir un lac de sang ; j'ai senti, dans mes veines, le froid de la mort.»


XVIII.

Je végète dans ce siècle où tout s'écroule, ou les hommes ébranlent avec fureur institutions et monuments. Je vois s'élever le matin de vastes projets, des alliances inébranlables, des gouvernements éternels... qui tombent au soir. L'avenir prochain est pommelé de nuages blancs et noirs, sombres à  voir venir. Bien des nations orgueilleuses de leur splendeur d'aujourd'hui seront, demain, en péril d'existence.

Le terrain est mouvant, les flots des hommes sont boueux comme les vagues des mers ; ne cherchons à élever rien de stable sur les tremblements de terre et les traînées de poudre. Les cataclysmes sont plus forts que nous ; ne nous mettons pas en travers d'eux au milieu des multitudes qui grondent, les plus hardis sont les plus sages. Passons le jour, c'est beaucoup déjà ; notre lendemain est loin, bien loin. dans les brumes du Nord.

Moi qui ne puis trouver sur la terre un asile assuré ;  moi qui ne recueille plus que des haines ; moi qui vis dans la révolution, qui la souffre, qui la pressens ; moi qui a prédit depuis longtemps ce qui se passe aujourd'hui, je répète aux hommes : «Ne comptez pas sur des jours d'abondance ; ils ne sont pas pour nous. Nous sommes précipités sur la pente d'abîmes sans fond et sans ciel, où nous roulerons tous, hommes et femmes, vierges et débauchés, les uns sur les autres, sans pensée, sans pudeur. La suprême prudence aujourd'hui, c'est la suprême indifférence ; la suprême habileté, le suprême courage, c'est de s'abandonner à la frénésie des tourbillons. Qu'on prenne bravement son parti du déménagement universel !

Pourquoi donc ne voulons-nous voir de sécurité que parmi la foule imbécile qui se meurtrit les coudes et s'aplatit la cervelle à force de se presser ? Un immense déluge d'hommes va se répandre sur nous... Que les femmes ouvrent leurs jambes pour les recevoir de bonne volonté, si elles ne veulent pas les desserrer de force. Et roule, ô Révolution !


XIX.

Dans ces jours de réveil les aigles et les coqs pousseront des cris aigus: toutes les patries seront en danger, tous les foyers éteints, tous les hommes proscrits.... Et cela jusqu'à ce que les frontières des nations, les limites des propriétés et les cœurs des mortels ne soient plus un opprobre à la terre qui les porte. —Alors les vagabonds et les morts civils d'aujourd'hui revivront réellement parce qu'ils se seront habitués, dès longtemps, à rester en dehors de toute circonscription de patrie ou de gouvernement. — Alors, proscrits de toutes les révolutions, parmi les milliers de fugitifs qui chercheront un gîte, nous compterons enfin. Résurrection qui surprendra grandement les bourgeois aux pieds plats ! —Alors notre monde boursouflé d'orgueil crèvera et sera totalement retourné ; il sera plus vieux d'années et plus neuf de façon ; il sera régénéré par la Révolution, l'ouvrière économe qui fait des drapeaux brillants avec des chiffons dédaignés ; il sera plus joyeux qu'il n'est aujourd'hui, notre beau globe verdoyant, dont l'épicier s'est sacré roi !

Rien ne conjurera ce cataclysme ; rien ne démentira mes prédictions. L'Occident se tord sous la blessure de cette plume, de cette plume de fer : hœret lateri lethalis arundo ! — Dieu n'est déjà plus qu'un mot. Et cependant la vapeur et l'électricité n'ont pas encore rempli leur premier jour de création ! Oh ! que la Révolution est grande quand on la voit ainsi, s'élevant de toute sa taille dans l'immense avenir ! ! !

Lumière des glaives, feu des canons, écume des chevaux hennissants, tambours voilés de crêpes, drapeaux teints de sang, je vous salue ! Et vous aussi, anarchie pleine de grâce, juive de trente ans aux cheveux d'or, divinité lascive, je vous salue ! !

L'Ordre civilisé est mort : vive l'Ordre, l'ordre socialiste ! !


XX.

Je végète dans ce siècle, le siècle de toutes les monstruosités; — le siècle qui fait mourir les jeunes gens par continence et les vieillards par luxure; — le siècle où s'évanouissent, sur les sofas, les vieilles douairières, tandis que les pauvres filles passent les nuits sur un travail qui ne leur donne pas le pain des jours ; — le siècle où les octogénaires enterrent les enfants ; — le siècle de décadence où l'on crie: «Vivent les cadavres ! Élevons des tombeaux ! Bénis soient les ossements, la pierre et les métaux qui n'ont pas d'âme ! Ceux qui marchent nous font peur!»

Bourgeois insensés, avares de gros sous et prodigues de paroles légères ! crachez votre obésité sur vos tisons et ne dépassez pas du bout de votre nez le seuil de vos boutiques : cette fois il y a danger de mort ! Cessez de défier la Révolution. Car je vous dis, moi :

«La nature est plus puissante, plus magnifique quand elle détruit une société d'un seul coup que quand elle élève une ville maison par maison. — Les plus grands enseignements sont dans les ruines.— Aux civilisations qui s'élèvent, les conquérants ; à celles qui s'abaissent, les prophètes. — J'admire les avalanches, j'aime les révolutions. — Je ne m'élèverai pas contre un monde qui s'écroule ; je ne consumerai pas le peu de forces qui me restent à prêcher la révolution dans les déserts d'Occident. — Je dirai ce que je vois. — Et que pourrai-je décrire, sinon des décombres ? Que pourrais-je entrevoir dans un avenir prochain, sinon des peuples en marche ? Que pourrais-je ressentir dans mon cœur, sinon de poignants désespoirs pour le présent, et pour l'avenir, de vagues aspirations de bonheur, comme un éclair dans la nuit, une barque dans l'orage, une première pierre parmi des débris ? — J'annonce ce qui se prépare ; pour tous les royaumes du monde, je ne me tairai pas.

Que m'importe, la rage que vont soulever mes prédiction dans l'occident et dans l'Europe, encore ? Le monde est bien plus grand que cela. Ma parole passera dans l'air comme la foudre qui ne gronde et n'éveille qu'un instant. Elle dira : «En avant et patience ! La liberté grandit en raison de la Compression ! Après les ténèbres, la Lumière ! Après le silence, la Parole ! Après l'iniquité la Justice ! Après les générations civilisées les générations socialistes ! Après la division des langues, l'universel Langage ! Après Babel, la Terre-Promise ! Après la concurrence et la haine, l'accord des intérêts et l'Amour ! Après les semailles, la moisson ! Après un homme, l'Humanité ! Après cette vie, une autre Vie ! !

l'Orient exagère la force : j'exagérerai la Liberté. Anarchie contre Terreur ! Que chacun fasse toute sa tâche ! Que la Décomposition marche par le Fer et par la Plume ! à chaque jour suffit sa peine ! Aux Cosaques, le Glaive, à nous la Pensée ! Démolissons jusqu'à la mort ! nos enfants feront le reste. Et ne serons-nous pas nous-mêmes les enfants de nos enfants ? — L'homme revit dans l'humanité.


XXI.

Une voix intérieure me crie : A l'œuvre. fils de l'homme ! Un monde s'écroule !

Prends une pierre parmi ses décombres et grave ton nom sur cette pierre. Puis ouvre une de tes veines et laisse couler ton sang dans les caractères que tu auras creusés. Et ces caractères deviendront rouges. Et cette pierre résistera à la pluie, à la sécheresse et à la gelée. Et ton nom sera gardé, parce que tu auras dit vrai !

A l'œuvre, fils de l'homme ! Tu vivras plus longtemps que la Civilisation. La Civilisation passera comme toutes les formes sociales essayées par l'humanité, tandis que l'homme vit autant que son espèce : il ne meurt que pour renaître, il ne renaît que pour mourir.

A l'œuvre, fils de l'homme ! Tes jours sont comptés. chaque heure qui nous arrive amène sa pensée ; chaque heure qui nous fuit l'emporte. Et les pensées passent inutiles si elles ne sont pas fécondées par le travail.

A l'œuvre, fils de l'homme ! à l'Orient l'épée s'avance, accumulant des monceaux de cadavres. Il faut qu'à l'Occident, l'Idée marche du même pas, s'élevant sur des débris de préjugés. Il a surgi dans l'Orient un homme fou de pouvoir : qu'il surgisse dans l'Occident un homme fou de Liberté !

A l'œuvre, fils de l'homme ! Que le problème social soit posé nettement, fièrement ! Que la Prophétie hurle, hurle plus haut que le Canon ! Qu'il ne soit tenu compte ni des agonisants, ni des invalides, ni des diplomates, ni des propriétaires conservateurs, ni des propriétaires démagogues, Un corbillard et des pleureurs en bonnets tricolores nous débarrasseront dc tous ces cholériques au teint jauni ; — quelque abbé Buchez du Néo-Catholicisme priera l'Éternel pour le repos de leurs âmes. — Avec dix centimes nous en verrons la farce.

 A l'œuvre, fils de l'homme ! La Bourgeoisie est un cadavre infect ; les gouvernements de l'Occident sont des masques usés ; la Démagogie traîne piteusement, par les chemins d'exil, son squelette rouge. Il n'y a que deux forces vivaces en présence : le Tzarisme et le Socialisme, l'Absolutisme et la Liberté ! Le Tzarisme, c'est la Démolition, la Révolution de demain : Le Socialisme, c'est la Reconstruction, la Révolution du jour suivant.

A l'œuvre, fils de l'homme!  Fatalement, le Tzar, le vieux bouquin du Nord est le fiancé de la Révolution, la fille aux traits heurtés, noirs de poudre. Mais, à quand la nuit des noces, à quand le paroxysme de la concupiscence ? à quand la décollation de l'Holopherne roux de St-Pétersbourg ? La vierge ne sera pas déflorée : je le jure !

A l'œuvre, fils de l'homme ! Encore quelques années de lutte, et de la mêlée formidable tu seras retranché. Nos forces ont un terme ; il n'est pas donné à un seul de résister longtemps aux malédictions de tous. Quoi que nous fassions nous sommes hommes, et trop sensibles à la calomnie, aux larmes et aux malheurs : pour un moment de haine féconde, nous souffrons bien de longs et stériles jours de découragement : le repos ne nous vient qu'avec la mort. La Révolution change souvent de serviteurs.

A l'œuvre, fils de l'homme ! Grandis par la volonté ; suis ton attraction ! Qu'importe si les partis morts t'accusent de nuire à leur cause ? Leur cause n'est pas celle de la Révolution. — Qu'importe la désapprobation des civilisés ? Est-ce que ces gens-là ont une opinion ? Est-ce que leur approbation ne suit pas le fait accompli comme l'ombre suit le corps. Demain. ils te voleront ta folie et réclameront la priorité de tes prédictions. Ne t'occupe donc que de dire plus vrai qu'eux. — Qu'importe encore que tes parents te reprochent de sacrifier leur quiétude a des pensées plus grandes ? Ta famille n'est pas la grande famille de l'avenir ; de même que la France n'est pas l'humanité ; de même que la Démocratie n'est pas le bonheur. L'immense lendemain te réserve une réparation éclatante. — Que te font tes contemporains ? Ils vivent où ils sont : tu vis où tu seras.

A l'œuvre, fils de l'homme ! Crie : tout ce qui est fait par l'épée est défait par l'épée. — La Révolution aboutit par tous moyens ; tout lui est bon pour s'élever, les ambitions gigantesques des monarques et les vaniteuses susceptibilités des tribuns. — Elle passe sur les rois qui la compriment d'une manière insensée, et sur les peuples qui la font maudire par des excès inutiles. — Les hommes reconnaîtront enfin qu'elle règle leurs destinées ; elle descendra parmi nous.

A l'œuvre, fils de l'homme ! Si la civilisation peut faire souffrir des millions de tes frères par sa force brutale, rends-lui le mal avec usure, et pour eux et pour toi. Et que tes prédictions la fassent trembler d'une sueur glacée !


XXII.

Les glaives sont hors des fourreaux, les lances au poing. Fouetté par l'acier nu, le Temps, le vieux coureur, bondit et s'élance au galop. Les événements se pressent : les armées se tassent : du Nord au Midi les hommes se sont mesurés d'un œil sauvage. — Hurrah !

Je n'ai pas le temps de devenir savant. Pendant que je poursuivrais la Science, aux écarts gigantesques, le siècle aurait fait son grand œuvre et je n'aurais rien prévu. Je ne puis tout dire à la fois. Si la vie m'est prêtée, chacune de mes paroles viendra en son temps. Si grand est le nombre des questions redoutables posées devant les sociétés, que les jours d'un homme ne suffiraient pas à les énumérer. Entre deux révolutions à peine pouvons-nous reprendre haleine. Je ne saurais me fermer les narines et les yeux : je sens, je vois le sang. Le Démon me tord les entrailles et fait vibrer ma langue contre mes dents. — Hurrah !

«Une irrésistible puissance me force à dire vite et confusément ce qui doit se passer confusément et vite. J'écris sur les ruines d'un monde ; comment ne serais-je pas agité ? J'annonce l'universelle anarchie : quel ordre pourrais-je observer ?» (3) — Hurrah ! En marche, armées ! Courez sur les veines dc fer, les veines de fer de la vieille Europe. Hurlez, chargez, défiez-vous, machines contre machines, esclaves contre esclaves ! Hélas ! hélas ! que de familles en deuil ! Que d'hommes mutilés ! Que de larmes ! Que de dents gui grincent ! Que de veuves!  Que d'enfants perdus et semés partout ! — Hurrah !

En partance, navires ! suivez les grandes routes, les grandes routes de la mer. L'immense Océan vous traînera sur ses vagues à tous les coins du monde. Hélas ! hélas ! que de villes en cendres ! Que de richesses abandonnées sur tous les rivages. — Hurrah !

Vous, fléaux nos alliés, peste à la peau sordide, choléra décharné, paraissez ! Et vous, concupiscences monstrueuses, crimes inouïs, famines sombres. meurtres d'hommes et meurtres de peuples, cherchez des cadavres par les rues ! Lugubres incendies, atroces naufrages, tremblements de terre, éléments en fureur, donnez-vous carrière partout ! L'espèce humaine doit recevoir a nouveau le baptême du sang. —Hurrah !

Dans le fracas des armes je jetterai ces lignes. Comme elles me sont venues, on les lira. Elles devanceront de peu de temps les événements qu'elles prédisent. On les nommera les éclairs du grand Orage. Ce qui va s'accomplir est écrit. — Hurrah !


XXIII.

C'est moi qui écrivis autrefois ces paroles grosses de terreur : «Que les Cosaques viennent ; qu'ils viennent. et qu'ils soient bénis ! ne sont-ils pas nos frères ?» — On appelle cela un Crime ; c'était une Prophétie.

Depuis, les Cosaques ont paru, les beaux Slaves à tous crins. Sur les bords de l'Hellespont, les peuples ont entendu le hennissement de leurs cavales maigres ; les trônes d'Occident ont penché, et l'Europe bourgeoise a senti trembler ses comptoirs. — Je le savais.

Avant six mois ceux qui m'appelaient fou me proclameront sage. — Je n'en serai ni plus grand ni plus petit.


XXIV.

Assez rêver, prophète ! Debout! debout! Déjà l'acier des armes fait resplendir l'Orient ; déjà le soleil est haut dans sa course bénie ; déjà les sillons sont comblés par les morts ; qui donc se lèvera matin si tu restes endormi aux bras de la Paresse ?

Assez rêver ! Ôte tes gants de ta main et écris. Ne prends soin ni de ta toilette ni de tes cheveux ; laisse danser le monde frivole à l'harmonie de ta voix !

Les Balthazars modernes s'enivrent chaque soir dans de nouveaux banquets ; ils appellent cela faire la guerre. Mais la main a reparu, la main sanglante qui traçait, sur les murs des salles de festin, ces trois mots: Mané, Thécel, Pharès ! 


XXV.

J'expliquerai ces mots :

MANÉ. — Les hommes d'Occident sont divisés dans le travail de leurs mains et dans le travail de leurs têtes. Ils sont vieux ; leurs jours sont comptés.

THÉCEL. — Avant que le coq gaulois ait chanté trois couplets de la célèbre Marseillaise, ils auront abandonné leurs drapeaux, jeté leurs fusils dans les fossés ; ils se seront débandés comme des passereaux. Et les cantinières, relevant leurs cotillons par dessus les épaules, leur crieront : regardez, regardez comment sont faits les hommes!  — Sabaoth ! Sabaoth !

PHARÈS. — Leurs propriétés seront saccagées parce qu'elles ont été acquises par la rapine. Leurs femmes seront violées parce qu'ils les ont marchandées comme des prostituées. Les biens et les baisers et le luxe du Midi seront prodigués aux jeunes Cosaques, les beaux Slaves aux armes brillantes !

MANÉ, THÉCEL, PHARÈS. C'est-à-dire, en langue civilisée : DÉCADENCE, TRAHISON, ENVAHISSEMENT DE L'OCCIDENT. — MORT DU MONDE. — C'est-à-dire, en langue socialiste TRANSFORMATION, RÉNOVATION, RÉVOLUTION, CONSERVATION, PROGRÈS, RÉSURRECTION DE L'HUMANITÉ. — VIE NOUVELLE.


XXVI.

Écoutez ! Le cor chante un pamphlet sanglant. Le glaive étincelant du Nord va passer à travers les nations ; il fera couler leur sang comme l'eau des fontaines. Les races seront confondues dans un choc sans fin et dans des guerres sans trêve.

Jusqu'à ce que l'Humanité soit régénérée par un priapisme douloureux, une copulation à perdre haleine et des jouissances sans frein; — depuis l'heure de l'Étoile du berger jusqu'à celle de l'Aurore aux doigts habiles. —  Gloire à toi, Mylitta !

Slaves, mes frères, du fond des grandes villes d'Occident, je tends les bras vers vous. QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE ! Délivrez-nous du mal ; — je veux dire, de l'Immobilisme et de la Civilisation du Monopole !

AINSI SOIT-IL ! !


..... Aux époques de destruction et de déluge jamais prophète n'a manqué.

Les prophètes étaient des hommes jeunes, obscurs et souffrants qui cherchaient la volupté dans la douleur, l'orgueil dans la contradiction, pour qui c'était un horrible travail d'écrire, et qui ne le faisaient qu'au prix de leur santé, la fièvre aux mains, la rage au cœur.

Ils semblaient, dans la vie, comme des étrangers ; ils se respectaient trop pour travailler ou mendier comme le vulgaire. Leur pain leur venait, morceau par morceau, de l'avarice de leurs parents ou de la méchante curiosité du public. Il leur en fallait peu, car leur estomac s'était rétréci dans les angoisses, et souvent l'agonie de la faim leur eût semblé douce.

Ils n'étaient pas savants, mais ils étaient droits et confondaient les docteurs. Ils manquaient de mémoire, mais ils avaient la prescience. Par les temps d'orages, ils sentaient l'électricité traverser leurs corps frêles ; devant l'Univers tremblant, ils prenaient conscience de la faiblesse de leurs personnes et de la force de leur volonté.

Le peuple, le gros du peuple, les dédaignait d'abord et détournait la tête sur leur passage. Puis, un instant. il leur prêtait l'oreille comme à des fous plaisants. Enfin, rendu furieux par les princes des prêtres, les savants et les soldats, le peuple lapidait les prophètes, les crucifiait et les jetait dans les fosses avec des bêtes affamées. Et quand les prophètes étaient morts, le peuple ouvrait les yeux et les pleurait.

Les gens de leur pays ne les croyaient pas. Ils les avaient vu si petits et si faibles, qu'ils ne pouvaient s'imaginer qu'ils fussent devenus grands et forts. Ils leur portaient envie, cette envie sourde et muette des ignorants qui ne savent pas lire dans les âges futurs.

Les rois en avaient peur, car la responsabilité. des malheurs qu'ils prédisent retombent sur les têtes couronnées. Les rois les consultaient souvent ; mais épuisés bientôt par la Fatalité plus forte, ils ne pouvaient échapper aux poursuites de leur destinée.

Et tout ce que les Prophètes ont annoncé, le Temps l'a fait.....
 

Le travail fiévreux, les joies amères, les souffrances inspirées du prophète, je les connais. De toutes les gloires humaines, celle-là seule me tenterait qu'ils ont eue en partage. — A chacun son sort dans cette vie.

Il faut que je sois calomnié et poursuivi afin que l'aiguillon m'entre dans les chairs. Car je suis paresseux de nature. Et la tranquillité me rendrait plus paresseux encore.

Il faut que l'Envie, l'araignée du soir, passe et repasse sa toile d'oubli sur tout ce que je fais pour un long temps. Car je suis affectueux de nature. Et le succès me rendrait plus affectueux encore.

Il faut que partout l'asile paisible me soit refusé. Car je suis sédentaire de nature. El le temps n'est pas au repos.

Il faut que je laisse beaucoup de mes pensées à exprimer afin que, parmi les hommes, plusieurs soient portés à étudier l'avenir, à tourner leurs yeux attristés vers le jeune soleil qui resplendit de lumière et de joie.
 
 

La nuit, des rêves et des visions descendent sur moi, gemmes caressants ! Je leur fais bon accueil.

Tantôt c'est une étoile qui me dit avec sa voix enchantée : «Vois, mais vois donc comme je suis élevée dans le ciel. Pour moi rien n'est haut, rien n'est éternel. Les hommes me semblent comme des moucherons et leurs villes comme des fourmilières. Les plus longs. les plus brillants de vos siècles, que sont-ils pour moi ? des fractions de secondes dans le temps éternel !.....

»L'alouette vaniteuse ne monte guère qu'au niveau des pics de glace ; et moi, je me tiens par-delà les régions éthérées. L'alouette est grise et je suis plus éclatante que le brillant le plus pur. L'alouette est lasse au bout de quelques instants, elle retombe à terre pour reposer son aile, et moi je scintille toujours, et toujours je suis jeune, et je ne connais pas la fatigue.

»Quitte un instant la terre, misérable grabat de poudre et de sable. .Monte ici ; je t'étendrai sur ma couche magnifique, et jusqu'au fond de tes yeux éteints, je regarderai avec mes beaux yeux. Viens, je te ferai perdre le souvenir des petites affaires de ton temps. Et de l'aube des siècles jusqu'à leur déclin, tu dormiras bercé dans des sphères d'harmonie.

»Ainsi. tu apprendras à juger la partie d'après le tout, et de ne pas faire autant de cas de la vie des insectes.»

Tantôt c'est un éclair, plus rapide que le délire, qui me jette en passant ces brèves paroles : «Je fuis, je fuis ; je traverse l'espace et la foudre m'annonce. L'espace n'est rien pour moi, et j'en prends connaissance en l'illuminant. Je viens de bien loin, de l'atelier des mondes, dont vous mortels, ne soupçonnez même pas l'existence.

» Les plus spacieux, les plus fertiles des univers, que sont-ils pour moi ? des grains de sable dans des océans sans bornes ! Et votre terre, qu'est-elle ? le plus imperceptible de ces grains de sable !

 »L'homme bavard est fier de ses locomotives parce qu'elles peuvent faire quinze lieues à l'heure, parce qu'elles secouent dans les airs de petits panaches de fumée, parce qu'elles traînent après elles des fallots rouges, parce qu'elles hurlent et sifflent comme des chouettes surprises par le jour. L'homme appelle cette force-là une force infernale.

«Mais moi, je parcours quinze univers à la seconde, moi, j'étouffe, dans leurs embrasements, des contrées entières ; moi, je suis plus rouge que les feux de l'enfer ; moi, j'ébranle le firmament de ma voix sidérante. J'ai été conçue dans les premiers transports d'amour des mondes.

»Vole, vole vers moi ! je te ferai glisser, plein d'effroi. sur ma traînée de soufre. Et d'un bout de l'univers jusqu'à l'autre bout, je te montrerai tant de merveilles, que les guerres, les révolutions et les intrigues des hommes te paraîtront comme des jeux de petits enfants.

»Ainsi tu apprendras à juger la partie d'après le tout, et tu assisteras sans t'émouvoir aux luttes des insectes.»

Souvent, dans la nuit sombre, j'allume le cigarro de papel, au feu vivace. Et je 'écrie : O feu que j'aspire hurlant, puisses-tu circuler dans mes veines et rendre ma parole semblable à un incendie ! O ma pensée, ma pensée ! parviendras-tu jamais à te détacher, brillante, sur le fond terne de la civilisation ?

Hélas ! dans l'immensité, dans le temps éternel, je ne suis rien de plus que ce cigare de papier. Le feu de mon âme consumera mon corps mes chairs deviendront cendres, et ma pensée, fumée. Qu'importe ? Éclairs, Foudres, Étoiles, Âmes des mondes, Esprits des éléments, je suis à vous pour aussi longtemps que le permettront mes forces, pour aussi loin que pourra s'étendre ma vue.

Faites que, d'une main, je soulève un coin du voile qui cache l'avenir, et que, de l'autre, j'amène à contempler ce grand spectacle l'Humanité tremblante, impatiente cependant de connaître ses destinées ! !


CHAPITRE PREMIER
EXPOSÉ GÉNÉRAL DES CAUSES QUI NÉCESSITENT L'INVASION DE L'EUROPE OCCIDENTALE PAR LA RUSSIE

«To be or not to be»
SHAKESPEARE.
A. — PREUVES TIRÉES DE LA FATALITÉ

I.

Tout se renouvelle dans la nature. — La vie ne s'entretient que par une série de transformations. — L'évolution sociale est une révolution continue. — La révolution, c'est la conservation.

La société actuelle est atteinte d'un mal organique dont elle ne peut être délivrée que par une révolution intégrale.

La civilisation ne suffit plus aux besoins de l'humanité, à ses aspirations, à ses ressources ; elle se rétrécit et vieillit chaque jour, tandis que chaque jour l'espèce s'accroît et rajeunit. Le cadre n'est plus en rapport avec le tableau.

De deux choses l'une. Ou la Civilisation va succomber — ou bien va disparaître la race humaine qui souffre par elle la Misère, la Faim, l'Esclavage, — et aussi l'Opulence.

Mais la société civilisée étant essentiellement temporaire, d'origine et de convention humaines, de destinées accomplies ; tandis que la société humaine est indéfiniment durable, d'origine virtuellement éternelle, et de destinées inaccomplies pour la plupart ; — il en résulte que la Civilisation doit disparaître... et non pas l'Humanité.

L'ethnographie de l'Europe doit être changée aussi. — Il y a une trop grande disproportion entre les peuples qui habitent l'orient et l'occident de cette partie du monde. La Russie ne peut pas rester toujours comme à présent, au milieu du cortège de nations, isolée des sciences et de la vie intellectuelle du Midi. De leur côté, les nations de l'Occident ne peuvent plus végéter ainsi sur elles-mêmes parce qu'elles sont épuisées de sang et de vigueur, et que leurs croisements sont inféconds.

Cette division contre nature des peuples permet que les dominations absolues et unilatérales les écrasent : matérielles comme celle de la Russie, commerciales comme celle de l'Angleterre, ou intellectuelles comme celle de la France. Et jamais il ne sera dans l'ordre qu'une nation absorbe les autres, de quelque façon que ce soit. D'ailleurs elle ne peut acquérir sur elles cette supériorité relative qu'à la condition de leur devenir inférieure sous beaucoup d'autres rapports. Le développement exagéré d'une spécialité entraîne le défaut d'équilibre et la maladie dans l'homme et dans l'humanité.

L'ethnographie d'Europe doit être changée. — Les nations du Nord n'ont pas assez d'initiative et d'instruction pour réaliser leurs tendances vers l'Égalité, la Liberté et le Bonheur. Et cependant, leurs notions morales ne leur permettent déjà plus de vivre dans l'esclavage, comme ont pu le faire jusqu'à présent. — quant aux nations du Midi, elles n'ont plus ni assez de terrains libres ni assez de ressources inemployées pour continuer de vivre sur le principe du monopole, comme peut le faire l'Amérique, par exemple. Quant les émigrations sont nombreuses d'un continent à l'autre, c'est un signe certain de décadence du continent qui les fournit. Il en est des nations comme des hommes et des arbres ; elles commencent à décliner dès qu'elles se reproduisent, envoyant des rejets dans toutes les directions. Tous ceux qui devaient échapper au prochain cataclysme européen se sont sauvés vers de nouveaux mondes. De là, ils pourront voir les flammes de l'incendie qui nous dévore ; là ils concourront activement à de nouvelles combinaisons ethnographiques, tandis que nous assisterons, passifs, à celles qui bouleverseront l'Europe. Ils se sont réfugiés dans l'arche ; nous subirons le déluge.

En ce qui regarde l'Europe occidentale, l'organisme civilisé y domine incontestablement. Il a pour lui la majorité des intérêts, le sceau du temps, les gouvernements, les armées, et à défaut de la justice, l'habitude, le préjugé, l'opinion. Il se défendra jusqu'à la mort avec l'implacabilité du désespoir. C'est un rêve que d'espérer le vaincre par la persuasion, l'enthousiasme et l'appel à la justice. Qu'on en prenne son parti : Contre la Force civilisée il faut une Force supérieure !!


II.

Je cherche quelque part cette force supérieure, instrument de révolution palingénésique, dont la nécessité m'est démontrée. Je cherche une FORCE, dis-je, car l'IDÉE ne fait que sa tâche. Et si l'idée propose, la force dispose; — que cette force s'appelle Dieu, Tzar, nation envahissante ou multitude insurgée.

Il et vrai, sûr, incontestable, comme parole d'Évangile, que le monde officiel civilisé n'a ni le courage, ni la force, ni le temps, ni la volonté nécessaires pour se détruire lui-même. Le suicide n'est ni dans les désirs, ni dans les facultés des vieillards ; l'idée d'une transformation, la vue de la jeunesse les effraient.

Il est non moins vrai que le monde révolutionnaire civilisé ne renferme non plus en lui ni la majorité, ni l'union. ni l'activité, ni les principes, ni l'enthousiasme, ni l'influence indispensables pour modifier le milieu qui l'entoure, soit par la Force, soit par la Conviction.

Il est également sûr que le monde national civilisé n'existe plus. De Liverpool à Marseille et de Gènes à Nantes, la patrie, c'est le marché. Tous les peuples d'Occident sont serrés en un seul faisceau, autour de leurs intérêts matériels : tous invoquent la paix, tous prient pour la conservation de ce qui existe. Le nom de la nation ne sert plus que de pavillon à la marchandise.

Le monde civilisé national et révolutionnaire, la Sainte-Alliance des peuples n'existe pas encore. Avant qu'on tentât de la réaliser, elle serait écrasée sous les forces des despotes, toujours prêtes et toujours unies, depuis Abel, dans le credo propriétaire. Quel serait d'ailleurs le lien, le nerf de cette confédération ? (Comment pourrait-elle naître et se maintenir aujourd'hui que tout intérêt et tout événement humain n'aboutissent qua par l'argent ?

D'où je conclus :

1° Que la Force révolutionnaire n'est pas à l'Occident, — légal ou extra-légal ;

2° Qu'il ne sera tenté, parmi nous, aucune intervention efficace en faveur de la justice et de la liberté :

— ni par une monarchie civilisée, encore qu'elle soit libérale comme celle de l'Angleterre ; — ni par une nation civilisée, encore qu'elle soit patriote comme la Suisse ;

— ni par un parti civilisé, encore qu'il soit républicain, vigoureux et redouté comme le parti mazzinien ; — ni par une émeute civilisée, encore qu'elle soit heureuse comme celle d'Espagne ;

3° Que ni la Guerre ni la Révolution véritablement sociales ne sortiront des entrailles d'une civilisation dont la moindre émeute met l'existence en danger ;

4° Qu'il faut chercher ailleurs l'initiative de la force révolutionnaire.


III.

Mais avant de rechercher cette force révolutionnaire extérieure à l'Occident, j'observe qu'il était providentiel, pour la révolution, que les mondes civilisés officiel, national et soi-disant révolutionnaire persistassent dans leurs voies respectives.

Il fallait qu'il fût démontré que toute guerre ou toute révolution accomplie par l'initiative d'une force civilisée quelconque ne peut aboutir qu'à l'un des résultats obtenus précédemment : à une modification uniquement politique, à des réformes illusoires, à un autre point du cercle vicieux constitutionnel, à une intrigue, à une mystification. Nos majorités manquent d'idées et de bonne foi, et nos minorités, de forces. Elles sont en présence, aboyant, se menaçant du regard, se montrant le poing, piétinant dans une impasse de fange, de sang, de misère, de banqueroute et de paupérisme, où tout dépérit.

Il importait que les gouvernements officiels durassent assez longtemps pour prouver que l'autorité est inutile et nuisible.

Il était d'absolue nécessité que les nations actuelles subsistassent assez longtemps encore pour qu'il fût compris même par les plus simples, qu'elles sont faussement délimitées, et qu'il faut, à l'avenir, grouper les hommes d'après de nous aux principes.

Il était indispensable enfin que la minorité révolutionnaire se divisât encore, se divisât toujours, se divisât jusqu'à l'infini... jusqu'à l'unité individuelle.

En effet, il n'y a de liberté réelle et durable que celle qui prend l'individu pour point de départ. Et puis, la minorité révolutionnaire représente l'idée. Or il faut que l'idée soit fractionnée, morcelée ; il faut que la solution du problème de l'avenir se trouve par lambeaux chez plusieurs révélateurs.... afin que leurs révélations soient discutées, approfondies, connues, revues, perfectionnées par tous... ; afin que soient nettement posés les deux termes antinomiques du problème social ethnographique: l'Idée, qui vient d'Occident, accomplissant toute sa tâche de division ; et la Force qui vient d'Orient, accomplissant toute sa tâche de concentration.....

En un mot, afin que la Révolution se dégage de cette pression contradictoire. et que l'Humanité s'élance d'un bond terrible par dessus le présent.


B. — PREUVES TIRÉES DE LA SITUATION ACTUELLE

IV.

L'occident ne dira pas dà se !

Eh bien ! que m'importent l'origine et le nom du peuple porte-glaive, qui secouera l'anarchie sur l'Europe à la lueur des torches ? N'est-il pas mon frère en Adam, en Christ et en Révolte ? L'œuvre humanitaire n'est-elle pas de toutes les nations ? Et celles qui ont pris du repos ne se remettent-elles pas au travail quand leurs sœurs sont accablées de fatigue ?

Foulant sous mes pieds libres tout vain scrupule de nationalité, animé du seul désir d'annoncer vrai, je cherche, dans l'Europe, une force extérieure à l'Occident, force non arrêtée dans l'engrenage actuel ; force qui ait beaucoup d'aspirations et peu de tâche encore faite : force neuve, supérieure à celle de la civilisation, capable de lutter victorieusement contre elle et d'en disperser les débris à tous les vents du ciel... Afin que jamais ne soit reproduit cet odieux assemblage de Babels et de Sodomes dans lequel je meurs au milieu des cadavres de mes frères par milliers agonisant.....


V.

Et je ne trouve qu'une force pareille, celle qui se presse autour de la Russie, force unitaire, compacte; plus puissante que celle qui se presse autour de la France; — force obéissante, disciplinée, tassée sous le Despotisme, plus esclave que celle qui se presse autour de la France ; — force guerrière, conquérante, aveugle, sourde, muette, incendiaire, sans honneur de convention, sanguinaire, et plus brutalement assassine que les septem et décembraillards de France ; — force pouvant supporter toutes pertes et tous fléaux et se renouvelant sans cesse dans le corps d'une une nation qui peut et veut fournir des hommes et des ressources à l'infini : ce que ne peut ni ne veut la France.

a. — La force qui se presse autour de la Russie est unitaire, compacte, plus puissante que celle qui se presse autour de la France ; — première condition du triomphe.

Car on ne pénètre un tronc de chêne qu'avec un coin de fer : le métal est plus dur, plus serré, plus brut que le bois. — Je n'ai jamais prétendu faire jouer d'autre rôle à la Russie : j'ai dit qu'elle serait la massue sous laquelle éclaterait le faisceau des intérêts occidentaux, le glaive qui trancherait le nœud gordien du monopole. Mes adversaires de la littérature au jour le jour (4) ont pu seuls écrire que j'avais prêté à la force russe un rôle intellectuel. De leurs calomnies volontaires, grossièrement inintelligentes. j'en appelle au texte de mes livres ; et je passe. — Je prétends donc que la Russie est une force de dissolution ; je prétends qu'elle est le seul levier prêt pour soulever un monde ; qu'elle étendra devant ses pieds la Civilisation prostituée et qu'elle dédaignera ses baisers de courtisane. J'affirme de plus que le moment de cette force est venu, et qu'à l'heure présente, la Russie est la terreur de l'Occident boutiquier, l'arbitre du sort de l'Europe, l'ancre de salut de l'Humanité. — Je ne serai démenti que par la peur.

b. — La force qui se presse autour de la Russie est obéissante, disciplinée, tassée sous le despotisme, plus esclave que celle qui se presse autour de la France : —  Seconde condition de triomphe.

Car plus le despotisme est absolu, plus il est propre à la guerre ; et je prouverai que tout despotisme et toute guerre aboutissent fatalement à une révolution. Il importe que la guerre, la conquête, — et conséquemment la Révolution, — soient dirigées en Europe par les chefs d'un peuple neuf. Dans la lutte actuelle, les grandes puissances occidentales sont des accidents, et leurs gouvernements, des parasites qui, sans doute, contribueront à la solution : rien de plus. La vraie guerre, elle est entre le Despotisme tzarique et la liberté individuelle ; l'antinomie est posée entre le Cosaquisme et la Révolution. Et la solution sera : la Révolution par le Cosaquisme (5). Car toujours les termes d'un problème se retrouvent dans sa solution ; il ne s'agit que de les découvrir à la place que chacun doit occuper.

c. — La force qui se presse autour de la Russie est guerrière, conquérante, aveugle, sourde, muette, incendiaire, sans honneur de convention, sanguinaire et plus brutalement assassine que les septem et décembraillards de France. —Troisième condition de triomphe.

Car les armées au cœur sensible, à l'oreille fine, les armées clairvoyantes et bavardes, les armées d'hommes gras, rassasiés et riches, les armées tirées d'un pays de boutique ne valent rien pour le travail de la guerre. Car les hommes qui ont peur du sang, et du viol, et du rapt, et de l'incendie, et du parjure, ne sont pas des hommes de bataille.

d. — La force russe peut supporter toutes pertes et tous fléaux ; elle se renouvelle sans cesse dans le corps d'une nation qui peut et veut fournir des hommes à l'infini, ce que ne peut ni ne veut la nation française ; — Quatrième condition de triomphe.

Car agir avec circonspection, douter, discuter, calculer, craindre, c'est d'un civilisé. Combattre et rire en mourant. C'est d'un barbare. Et le barbare, c'est le véritable soldat, celui qui tombe à la place où il s'est battu tout le jour et atteint son but par tous moyens. Or. la Russie, c'est toute une nation de pareils hommes, nation qui croit tout entière à sa mission de conquête et de destruction. C'est la terre où, sur la volonté d'un seul, les jeunes hommes surgissent du sein des femmes et du coin des foyers pour prendre rang parmi les multitudes en armes. C'est le pays où, sur un décret d'un seul,  les boyards —les riches — peuvent être dépossédés sans résistance, du jour au lendemain. Et la dépossession de cette poignée d'hommes, c'est la conversion des biens de la moitié du monde en machines de guerre !!

Que Napoléon III, le Bien-Aimé, demande donc seulement deux fois aux propriétaires de son empire leurs enfants et leurs écus : pour voir !... Au fait nous verrons sous quelques semaines ! !


C. —  PREUVES TIRÉES DE L'ORGANISME HUMAIN

VI.

Le développement organique est dans les besoins de tout homme ou de tout peuple jeune. Notre première enfance est exclusivement employée à notre accroissement physique. — De même, la première enfance des nations

L'âge des peuples, de même que l'âge des hommes, ne mesure pas aux années. De ce que les Slaves — j'entends la majorité des Slaves — apparurent sur la scène du monde en même temps que les Barbares envahisseurs de l'empire romain, il ne faudrait pas en conclure qu'ils fussent maintenant aussi âgés que ceux de ces Barbares qui se sont élancés dans le grand courant social et sont devenus, avec les siècles, les civilisés d'aujourd'hui.

Les races franque, saxonne et germanique, par exemple, ont fait plus que se développer physiquement : elles ont épuisé leur virtualité pensante, fait acte d'adolescence, de virilité et de maturité. Tandis que la race slave est restée a l'arrière-garde de l'invasion dans l'ombre du théâtre humanitaire, la main sur la garde de son épée. Son histoire est toute de guerres qui aboutissent soit à sa servitude,  soit à sa domination brutalement maintenues.

Les Slaves sont encore des enfants qui vagissent au berceau. Depuis trois siècles qu'ils se débattent pour en sortir. ils ont laissé guider leurs premiers pas par le Despotisme et se sont engagés à sa suite ; dans des luttes constantes contre les armées et les obstacles physiques. Leurs facultés et leurs forces n'ont été employées qu'à leur accroissement matériel : ils ont étendu leur territoire comme l'enfant ses membres. Dans les profondeurs de ce peuple il ne s'est encore manifesté, à aucune époque de son histoire, un courant de vie morale en harmonie avec celui des autres nations européennes. L'intelligence russe a été étranglée par les lisières du despotisme.

M'appuyant donc sur la loi d'analogie, je soutiens que la race slave doit être prise, d'abord, d'une maladie de croissance ; et que cette crise une fois surmontée, en entrera en phase d'adolescence et développera rapidement sa virtualité animique sur un organisme parfaitement sain.


VII.

Le développement animique, au contraire, est dans les tendances de tout homme et de tout peuple âgés. La phase virile de notre existence est consacrée à notre accroissement intellectuel. — De même pour les nations.

Tous les peuples n'accomplissent pas, dans le même temps, leur évolution morale. Nous avons mis treize siècles à développer la civilisation chrétienne. Combien de temps emploieront de nouveaux Barbares à développer la civilisation socialiste ? Nous sommes devenus vieux rapidement : les Slaves sont restés plus longtemps jeunes. Ces différences de développement s'observent entre toutes les races qui peuplent la terre.


VIII.

Que prouve cela ? Que les peuples ne sont que des instruments temporaires dans (illisible) et éternel mouvement : — que ce mouvement se consolide toujours et remplace, quand il le faut, un instrument par l'autre ; — que, pour des travaux divers, il faut des instruments différents ; — que, dans l'humanité comme dans l'individu, tout organe devenu inutile sous une forme doit en revêtir une autre sous peine de devenir nuisible à l'économie ; — que les nations font chacune, à leur tour, une tâche principale, et puis se transforment pour en accomplir une secondaire ; — que la société domine le gouvernement, que le mouvement humanitaire prime le mouvement national et le détruit, quand celui-ci ne s'harmonise pas sur lui ; — que la révolution sociale est d'ordre organique, éternel, tandis que la révolution politique est d'influence passagère, d'intrigues et de déceptions; — qu'on n'arrête jamais l'essor de la première.

Or, le besoin de la révolution sociale est maintenant dans l'action. Nous autres peuples vieux, nous avons assez émis d'idées, nous avons assez fait blanchir nos cheveux dans les travaux de l'intelligence. Maintenant, nous touchons à l'enfance des vieillards, — la mauvaise, la triste enfance. — Nous sommes en démence, en stérile bavardage, en secousses d'agonie. Nous ne pouvons plus rien procréer, rien faire ; nous avons dit tout ce que nous avions à dire. Nous nous décomposons ; et l'instabilité de nos gouvernements, la dissolution de notre hiérarchie sociale sont parfaitement en rapport avec notre état organique.

M'appuyant donc sur la loi d'analogie, je soutiens que nous allons tomber en décrépitude et devenir inutiles à l'espèce ; — et que les peuples jeunes et agissants, véritables révolutionnaires socialistes, mettront un terme à nos stériles agitations politiques. Le moment de l'action organique est venu : il importe que les sociétés du dix-neuvième siècle subissent l'invasion pour que l'Humanité soit sauvée. Le socialisme, mal comprimé par des restaurations sanglantes, a disparu de la surface des populations et gronde maintenant dans leurs entrailles et dans leurs têtes. Sur le Caucase, Prométhée, séculaire martyr, a brisé les chaînes de son bras droit !


IX.

Chez l'enfant, le développement physique se fait de la circonférence au centre ; le cœur est le dernier organe qui se forme. De même, quand une nouvelle société doit se constituer, elle n'arrive que peu à peu sur la scène, forçant d'abord les frontières des contrées qu'elle envahit, surmontant, l'un après l'autre, les résistances qui se présentent à elle. Elle ne parvient au centre de sa conquête, son cœur ne bat enfin que lorsque sa puissance est assise et ses aspirations sociales révélées. La capitale d'une nation, c'est le sceau qu'elle appose sur son travail de croissance.

Quand une société va succomber, il est nécessaire que celle qui lui succède ne se substitue que lentement à elle, du dehors au dedans. Supposez, en effet, dans cette vieille société-ci, une révolution intégrale s'implantant subitement au centre ? Imaginez, par exemple, une révolution dont le mot d'ordre serait : Suppression de l'aubaine de la propriété et de l'intérêt du capital, maîtresse aujourd'hui de Paris ! — Qu'arriverait-il ?

Ce que nous pouvons lire dans l'histoire, ce qui s'observe dans la nature. Les provinces étoufferaient Paris ; Paris lui-même étoufferait !e gouvernement initiateur de celte révolution. C'est-à-dire que le cœur succomberait sous les efforts des membres ; ou bien encore, que la bourgeoisie française étranglerait la dictature révolutionnaire de Paris. Cela s'est vu trois fois depuis cinquante ans ; cela se verra tant que la majorité des intérêts bourgeois ne sera pas définitivement dissoute.

Il se produit alors dans la société ce qui se produirait chez l'homme s'il était possible qu'un cœur d'enfant se trouvât au centre d'un corps dont tous les autres organes seraient constitués depuis longtemps: — Les membres seraient d'un géant, et le cœur d'un enfant ; un semblable monstre ne saurait vivre.

D'où résulte, comme application à l'état actuel de l'Europe, qu'une nouvelle société devant se former dans l'Occident, ce n'est pas du centre du monde civilisé que se lèvera la Révolution ;— mais qu'elle viendra du dehors, et que, cheminant lentement de la circonférence au centre, elle assujettira les pays en décadence par zones d'invasions successive.

Ainsi les positions, les ressources, les aspirations, les craintes, les intérêts, les besoins, les mobiles et les éléments sociaux en un mot auront le temps de s'accommoder insensiblement au mouvement révolutionnaire et de se présenter, pour ainsi dire, tour à tour, au nouvel engrenage.

 Or. le seul peuple étranger qui puisse envahir et révolutionner, c'est la Russie.


 X.

Dans l'homme, comme dans la société, le cœur est aussi l'organe qui meurt après tous les autres. Et avant de mourir, le cœur envoie du sang dans toutes les directions, par bonds désespérés, comme un état-major qui protège sa retraite toutes balles au vent.

Ainsi du cœur de la civilisation occidentale, de sa moitié gauche et de sa moitié droite, de Londres et de Paris : leur agonie marquera la dernière heure de l'Occident. L'entendez-vous déjà sonner ? Déjà les deux Babylones se débattent contre l'étreinte suprême ; déjà convulsées par un commerce concurrence homicides, par une course haletante à la propriété, aux places, à la vie et au pain de chaque jour, elles centuplent les battements de leurs artères immenses sans parvenir à galvaniser le cadavre vert de l'Occident. «Tant que le malade a de la gangrène, i lengendre la vermine», dit P.-J. Proudhon. — La vie ne se tire pas de la pourriture non plus que de la décrépitude : elle ne renaît de la mort qu'après un temps forcé d'incubation cadavérique. Nous lisons dans la Genèse que c'est pendant le sommeil d'Adam qu'une de ses côtes lui fut habilement tirée, et qu'ainsi fut créé le premier couple humain. Nous pouvons lire dans le livre de la nature que la vie et la mort forment un couple aussi, et que l'une ne se forme que pendant l'assoupissement de l'autre.

Tout se répare pendant le sommeil. Heureux ceux qui dorment !  Heureux les morts ! !


D. —  PREUVES TIRÉES DE LA COMPARAISON.

Des deux nations française et russe tendant à la Liberté, à la Justice, au Bonheur, but commun à tous les hommes, la nation russe sera celle qui précipitera le mouvement. — J'affirme :

Que les Slaves sont plus près que nous de l'égalité dans la liberté, parce qu'ils vivent sous le régime de l'égalité dans l'esclavage et que nous vivons sous celui de l'inégalité sans garanties ;

Qu'ils sont disposés à soutenir toute tentative de transformation sociale, parce qu'ils ont tout à gagner à une révolution ; et que nous sommes disposés à résister à toutes parce que nous n'y voyons que des chances de perte ;

Qu'ils sont révolutionnaires sans le savoir, par la force même de leurs intérêts ; tandis que nous sommes immobilistes par nécessité sociale, encore que nous nous efforcions de paraître révolutionnaires ; — les hommes ne font rien par dévouement. Tout travailleur, exige un salaire quelconque. Dans le travail révolutionnaire, comme dans tout autre; ceux-là font peu de choses qui parlent tant. Les démocrates civilisés sont trop dévoués en paroles et trop bavards en actions pour jamais faire avancer la révolution d'un pas.

Je soutiens :

Qu'il sera plus facile aux Slaves de renverser le Despotisme d'un seul et la propriété féodale, qu'à nous d'avoir raison de mille autorités contradictoires, et de mille intérêts alarmés ;

Qu'esclavage pour esclavage, il (vaut ?) mieux encore, pour les peuples, l'absolutisme franc, unitaire, héréditaire, brutal dont ils se débarrassent vite, quand ils le veulent, que des despotisme hypocrites, hiérarchiquement subdivisés, électifs ou changeant souvent, comme ceux de l'Europe occidentale, contre lesquels nous sommes impuissants parce qu'ils nous classent les uns séparément des autres ;

Que soixante millions de paysans slaves auront plus facilement raison d'une poignée de boyards, que quelques milliers de révolutionnaires civilisés, de toute une société de propriétaires ;

Que les Slaves, restés dans leur brutale ignorance, seront plus aptes à comprendre et à accepter les négations et affirmations radicales de la révolution qui se prépare que nous, civilisés, dont les esprits sont obscurcis par la tyrannie des traditions, des préjugés et des intérêts iniques ;

Qu'ils s'élanceront vers le Bonheur sans que rien puisse les arrêter, et que nous serons retenus dans notre malheur par un semblant d'ordre, de légalité et de droit.

Je soutiens

Que nous ne pouvons opérer de fusion entre des races opposées, parce que nos caractères sont fixés : — extrême opulence, et misère extrême ; luxe, science, bonheur à la surface ; paupérisme, ignorance dans les profondeurs. — Tandis que, par l'ambiguïté de son caractère, le peuple russe servira de lien, dans l'espace, entre les nations d'Asie qui sont au large dans leurs steppes ; en même temps qu'il fera l'accord, dans les âges, entre des principes primitifs d'égalité et de liberté et les conquêtes successives de l'économie civilisée.


Il est impossible d'implanter un nouvel ordre social au milieu de nations limitées depuis longtemps, et vivant sous l'empire de contrats anciens, comme sont aujourd'hui les nations civilisées. Car tous les citoyens se sont hiérarchisés d'après cet ordre, car toutes les richesses ont été distribuées d'après ce contrat ; car les privilèges, créés par cet organisme, se sont étendus, avec le temps, à une majorité d'hommes qui résisteront jusqu'à la mort aux entreprises subversives des minorités. Tant qu'il ne se fera pas d'intervention extérieure, cet ordre se maintiendra donc, malgré son injustice, parce qu'il sera protégé par un ensemble de coutumes que, seule, une invasion peut détruire. — Au contraire, dans un pays comme la Russie, dont les frontières sont indécises, dont le système social, imposé par en haut, n'a jamais pénétré dans les mœurs des populations, dont le gouvernement et la noblesse ne constituent qu'une minorité imperceptible ; dans un tel pays, les idées nouvelles, étant tout à l'avantage des majorités déshéritées, sont tout d'abord adaptées à elles et n'ont pas à triompher d'une coalition d'intérêts préexistants.

Tandis que la race slave grandit à l'Orient de l'Europe, les nations occidentales qui attirent encore, pour un instant, l'attention du monde, se décomposent chaque jour. Tandis que le monde slave s'unifie par le despotisme, le monde germano-latin se dissout par l'anarchie. Tandis que chaque Russe est un soldat qui prend docilement son rang dans l'armée de conquête, chaque civilisé est un propriétaire qui veut conserver son lopin de sol, ou bien encore un philosophe socialiste qui revendique orgueilleusement sa part dans l'œuvre de destruction. Tandis que le Nord en est encore aux guerres de conquêtes, aux conflits de nationalités, nous nous épuisons déjà depuis longtemps dans les guerres civiles, dans le chaos des principes sociaux : nous ne sommes déjà plus capables d'une organisation défensive. Ces tendances opposées ont été démontrées jusqu'à l'évidence dans la dernière grande guerre européenne. L'invasion a pu rouler impunément sur la France ses flots d'hommes barbares, sans qu'il soit sorti des entrailles de ce glorieux pays un seul groupe d'hommes assez énergiques, assez patriotes, assez détachés des intérêts matériels pour transformer en déserts les fertiles campagnes que l'ennemi devait parcourir. Tandis que, possédés par un sauvage enthousiasme, les Russes brûlaient Moscou, les Français ne pouvaient pas même défendre Paris.

Il y a un demi-siècle on trouvait encore en France du patriotisme, de l'enthousiasme, une jeunesse ardente, de l'admiration pour les grands capitaines, un culte pour la patrie et les glorieux étendards qui flottaient sur ses armées. Il y avait, parmi nous, moins de trafic, d'agio, de débilité morale qu'aujourd'hui. Et cependant, alors même, au plus fort de sa gloire, au bout de quinze ans, la France succomba sous la Russie, force vivace de la Sainte-alliance (6). Que fera donc contre cette même Russie démesurément agrandie la France bourgeoise d'aujourd'hui ?....... Elle ne tiendra pas sérieusement six mois. Qui vivra, verra !...... Moi, je dis qu'on ne fait que ce qui est possible, et je ne crois pas à l'élasticité de l'écu.

On s'efforce d'étouffer en nous la voix des passions naturelles et des revendications légitimes, et nous secondons les efforts en nous conformant aux exigences d'une morale contre nature. Nous nous gênons sans nous pénétrer : l'haleine de nos semblables nous est mortelle. Nous sommes tous taillés sur le même modèle, âme et habit, à tel point que nous proclamons celui-là plus distingué qui ressemble le plus à tous les autres. — Tandis que les Slaves russes, dominés par une nature inculte, se livrent à toute la fougue de passions indomptables et nomment qualités tous les écarts que nous évitons de commettre, ainsi que toutes les revendications contre l'autorité de leurs maîtres.... car «ils ne respectent pas la loi, ils ne craignent que la pénalité» dit A. Herzen.

Chez nous il est de haute probité de ne pas changer d'idées : nous tirons gloire et profit de rester immobile, crétins. Nous sommes empêchés de penser originalement par des intérêts fixes, par des préjugés impérieux, par des partis violents. Chez les Slaves, au contraire, la pensée et les espérances sont projetées au loin : ces peuples ne sont pas retenus par un passé glorieux, dans des traditions mortes. On dit : noblesse oblige. Cela ne veut-il pas dire aussi que noblesse contraint, c'est-à-dire gêne, limite, fixe, immobilise, c'est-à-dire défend de s'abandonner à l'impétuosité de son imagination. J'estime que, pour les peuples comme pour les hommes, il n'y a pas de tyrannie plus lourde et plus empêchante que celle de la famille.

Nous croyons avoir des idées, et nous n'avons que des réminiscences qui nous détournent de penser hardiment. Les slaves croient n'en pas avoir, et par cela même sont, beaucoup plus que nous, accessibles à toutes.

Les Slaves ont conscience du servage et de l'ignorance qui pèsent sur eux, tandis que nous appelons orgueilleusement un degré très-avancé de civilisation l'ordre inique de notre société avec son apparence légale, notre ignorance profonde avec son vernis d'érudition, notre immoralité absolue avec son masque de jésuitisme, notre organisation lymbique avec toutes ses iniquités et misères. Nous sommes très-fiers de pouvoir mourir de faim avec le beau titre d'hommes libres ; s'entendre nommer la France le foyer des lumières universelles, et de ne savoir pas lire ; d'être assuré contre l'acier du poignard, mais non contre la dent de l'usure.

Nous sommes dans la vieille enfance : ils sont dans l'enfance première.

Nous sommes gras et repus, et voulons du repos. Ils sont maigres, et les privations les ont rendus avides ; ils ont besoin d'agir. — Pour une nation pareille le monde serait trop petit si elle avait à sa tête un ambitieux de la taille, seulement, de Napoléon Ier. Or il s'en trouvera, un vieux d'abord, et puis un jeune : gardez-vous d'en douter . Si j'étais poète russe  je chanterai à Constantin la célèbre prédiction : tu Marcellus eris.

Nous sommes trop forts sur la théorie des armes pour briller dans la pratique. Eux en sont encore à cette exclamation des peuples primitivement conquérants et pillards. Tout est de bonne guerre !

Derrière les peuples agresseurs la guerre accumule des vengeances qui les forcent à marcher en avant. Derrière les peuples attaqués la paix amoncelle des intérêts qui les retiennent en arrière. Une nation industrielle ne saurait se mettre en mouvement, une nation conquérante ne saurait s'arrêter, sans égal danger de mort.

Les russes courent à marche forcée sur l'Orient. Nous nous traînons, comme des limaçons, sur nos longues étapes ; nous dansons, nous faisons nopces et festins. Nous demandons la paix quand on nous a enfoncé l'épée dans les reins et qu'elle nous sort par la bouche ; nous demandons la paix, et il n'y a point de paix !

Nous paradons avec des flottes et des tirailleurs sur les frontières d'un empire immense ; pour satisfaire l'opinion, nous décochons sur ses remparts des boulets qui éclatent, inutiles comme des flèches qui s'émoussent sur la carapace d'une tortue. Nous allons au combat comme des bœufs à l'abattoir ; nous croyons jouer à la petite guerre. — Eux s'avancent comme des Barbares, sérieusement ; ils s'avancent sur l'Europe par la seule voie, la voie continentale ; — ce n'était pas par mer que le premier Bonaparte attaquait la Russie.

Nous discutons pour savoir s'il y a lieu à nous défendre quand nos flancs sont ensanglantés déjà. Eux cherchent le motif le plus frivole pour prendre l'offensive.

Nous sommes au Midi ; ils sont au Nord. Et l'on n'envahit pas le Nord ! Et l'on ne s'y maintient pas ! Et quand on s'y aventure, on est rôti comme Napoléon à Moscou ! ! — Tandis que les races du Nord descendent sur le Midi pour le renouveler.

Ils sont dans l'âge où le sang circule, ou les tempes battent, où les nations et les hommes ont des rêves de gloire et de liberté. — Tandis que nous sommes des vieillards qui laissent tomber l'épée de nos mains défaillantes et ne nous défendons plus guère qu'avec des paroles.

Nous avons rendu nos intelligences délirantes, nos âmes extatiques et nos santés précaires ; nous avons regardé la force comme un bien superflu. Je le dis nettement : il faut que les Cosaques nous apprennent à vivre.

Nous sommes vieux et voulons remonter le cours des âges : nous serons terrassés. Tandis que les Russes descendent ce cours avec l'aide de la nature. — Car la nature triomphe toujours, et la guerre n'est pas aussi aveugle et aussi folle que les académiciens le disent.

Nous sommes les races femelles pleines de grâce, de délicatesse et de sensualité voluptueuse. Ils sont les races mâles qui poursuivent les races femelles, les violent et les rendent (fécondes ?).

Nous nous sommes épuisés à développer une civilisation impuissante maintenant à faire le bonheur de l'humanité. Notre âme qui nous survit, ce sont les idées conçues par nos minorités en haine de cette civilisation. — Au contraire, les forces et les facultés des Slaves n'ont rien produit encore. Et il faudra bien qu'ils les emploient en exécutant nos idées d'avenir et en y apposant le cachet de leur caractère propre.

Le succès de la guerre d'Orient peut importer à nos gouvernants et aux classes privilégiées qui les salarient, mais ce n'est certainement pas l'affaire de la nation. Que gagneraient à la victoire des armes françaises ceux qui n'ont rien à garder et rien à perdre ? Quant à ceux qui possèdent, on connaît, à un sou près, la mesure des sacrifices qu'ils sont capables de s'imposer pour sauver leurs valets du gouvernement. — Tandis qu'en Russie la guerre actuelle est guerre sainte, acclamée par tous, riches et pauvres, chantée par tout ce qui a une voix, combattue par tout ce qui a des bras, prêchée, prédite depuis des siècles par les devins, les prêtres et les femmes aux yeux noirs qui fanatisent les hommes.

Dans le dédale de nos lois iniques, de nos institutions défectueuses, de nos droits mensongers, de nos garanties dérisoires, dans le coupe-bourse de nos contrats d'aubaine, dans les rapports d'égorgeur à victime que nous tolérons entre le propriétaire, l'exploiteur et l'oisif s'une part, et les travailleurs, de l'autre ; — dans ce labyrinthe de désordre dont ne nous tirera pas même le citoyen Jean-Étienne Cabet.................. notre esprit s'égare, nos réformes échouent, nous perdons toute foi, toute audace, toute probité. Nous nus effrayons de toute notion simple, de toute négation hardie, de toute affirmation paradoxale, de toute réforme favorable au développement de notre nature. Nous nous contentons d'un bien-être tellement restreint qu'il ne nous procure aucune des jouissances de la vie, tellement précaire qu'il est à la merci d'une modification de gouvernement. Nous avons si peu de foi dans l'avenir, notre destinée nous semble si fatalement malheureuse, si éternellement sans issue, que nous ne cherchons pas même à améliorer notre situation désespérée, que nous nous y cramponnons avec fureur, pareils au submergé qui tremble de briser le brin d'herbe qui le retient encore à la vie. Nous avons tellement altéré notre constitution originelle, tellement usé les ressorts de notre organisation, tellement inoculé la souffrance dans tous les actes de notre vie, que la moindre secousse nous met en danger de mort, que nous croyons le bonheur impossible, que nous en avons peur. Nous, jeunes gens, désolés, mornes, nous suivons tristement le tourbillon de cette société de damnés ; nous nous avouons vaincus par le nombre ; nous nous laissons broyer dans l'engrenage infâme : nous volons pour n'être pas volés. La Civilisation est un immense sauve-qui-peut de filous en débine.... — Au contraire, les Russes ne peuvent pas être plus mal : leur existence n'est même pas garantie par les lois du présent : ils vivent sous l'empire de règlements qui dépendent de la volonté d'un seul homme, et ces règlements ont force de lois, mais non pas d'institutions : la surface est souillée, mais les profondeurs sont y sont vierges (7). Le Recueil des lois de l'empire russe est une indigeste compilation d'articles, de mesures et de dispositions contradictoires : c'est le nec plus ultra de l'arbitraire et du grotesque. L'homme principe de l'autocratie tombant, l'édifice qu'il a si pompeusement élevé croule sur lui : morte la bête, mort est le venin.

Les nations civilisées sont endettées, divisées, menacées. tremblantes. Elles sont à la merci du crédit d'un banquier, de l'audace d'un général, de la turbulence d'un tribun, d'un schisme religieux ou politique, de la mauvaise digestion d'un ministre, des paradoxes d'un chef de secte, des téméraires entreprises d'un prétendant, des hasards d'une guerre, de sentiments fragiles, de la coalition et de la peur de tous les intérêts, de toutes les misères. Le bras de la Force s'est retiré d'elles ; l'esprit de la Liberté ne les a pas visitées encore. Elles parlent depuis longtemps de Justice, et cependant l'Iniquité les aligne sous sa verge d'or. L'antagonisme leur déchire le sein de ses dents recourbées. Elles sont entre la vie et la mort ; elles n'ont cependant ni assez de courage pour vivre ni assez de résignation pour mourir. — Les nations ambiguës du Nord sont encore, au contraire, couchées sous le despotisme. Despotisme cela veut dire : crédit, commerce, travail, instruction, religion, ressources, paix et guerre, hommes et biens, corps et âmes, personnel et état sociaux, en un mot, selon la volonté d'un seul. Ce n'est pas la Liberté, mais c'est la Force.

Nous vivons de traditions ; ils vivent d'aspirations. Nous reculons; ils avancent. Et dans la guerre sociale, ceux qui reculent sont foulés aux pieds.

Nous sommes propriétaires ; ils sont communistes. Et le communisme est moins injuste que la propriété.

Chez nous, l'individu est absorbé par l'organisme social ; chez eux, il n'est comprimé que par la volonté d'un maître. Et l'on secoue plus vite la tyrannie des personnes que celles des choses.

Nos constitutions sont épuisées par les privations de toutes sortes, par les maladies héréditaires et acquises, par les débauches parcimonieuses et les voluptés empoisonnées. Nous sommes flétris en venant au monde ; nos jeunes gens ont les instincts dépravés des vieillards. — Les Slaves ont en partage la jeunesse et la vigueur, et nous !es appelons Barbares parce qu'ils ont encore les bras nerveux et l'intelligence saine :— mens sana in corpore sano.

Leurs os sont de fer, et les nôtres de carton-plâtre. Nous apprenons à nager dans les livres, à monter à cheval par principes, à faire l'amour décemment. Nous sommes des hommes artificiels, des héros de journaux, de duels, de salons et de serre-chaudes. Les Slaves sont restés ce que la nature les a faits.

Nous adorons l'Érudition : ils sanctifient le Glaive. Et l'heure du Glaive a sonné ! !

La différence entre l'Orient et l'Occident de l'Europe est parfaitement résumée dans cette phrase d'un grand écrivain russe : «Les peuples sauvages aiment la liberté et l'indépendance ; les peuples civilisés, l'ordre et la tranquillité.» (Karamsine)


.... Je sais la mauvaise foi de tous les civilisés qui écrivaillent politique, et je veux d'avance me mettre en garde contre elle. Je sais que les journalistes m'attaqueront en me prêtant d'autres opinions que les miennes, car je ne vois pas trop comment ils feraient leur compte, tout enragés qu'ils sont, pour mordre sur le travail d'un homme libre, doué de l'esprit de généralisation et de prophétie. Cependant, comme il faut qu'ils mordent, ils mordront à tort et à travers, parce qu'ils se sont adjugé la dictature de l'opinion el qu'un honnête homme n'a pas le droit d'aller bravement contre leur sentence.

Aux attaques des critiques et des journalistes, dont je connais d'avance la teneur, je réponds :

1° Ma solution par la Russie est essentiellement une solution de Fait, de Moment, de Force, de Fatalité, de Mal, de Destruction, de Dieu. Je ne lui prête aucune valeur au point de vue de la réorganisation sociale. Je n'évoque ni intervention étrangère, ni émeute stérile ; le Mal, aux pieds rapides, s'éveille de bon matin et n'a pas besoin qu'on l'appelle au travail. Je constate seulement qu'il va déployer sur nous ses ailes de crêpe. Je maintiens seulement — et jamais personne ne pourra démontrer le contraire — que, dans une question de force brutale, de destruction, d'acte révolutionnaire intégral, la Russie est supérieure à la France, l'Orient à l'Occident, l'Inconnu à la Civilisation. Et cela sous tous rapports : comme rapidité d'action, unité, persistance, secret, concentration de forces et de ressources, absence de tergiversation, instruments inflexibles, foi aveugle, conscience d'une grande mission, etc., etc. — Je n'en finirais pas si je voulais énumérer tous les avantages de la russie sur l'Occident sous le rapport matériel de la conquête. Ces raisons, d'ailleurs, se présenteront d'elles-mêmes sous ma plume dans la suite de ce travail.

2° Il ne faut considérer ce premier chapitre que comme une table des matières écrite à mesure que s'éveillaient mes pensées. Pour un sujet immense et complexe comme celui que je traite, la plus grande difficulté était de trouver un cadre. Cette question slave embrasse tant de choses ! elle louche à tant d'intérêts, effleure tant de pensées, côtoie tant de connaissances humaines, pose tant de problèmes, soulève tant de doutes et de terreurs ! Je ne saurais dire en combien de manières j'ai torturé mon  esprit pour le forcer à adopter un plan à peu près convenable, ou, tout au moins, moins mauvais que ceux que je rejetai tour à tour. Ne pouvant y parvenir, j'ai fini par me décider pour le premier que me fournirait le hasard.  Et j'ai mieux réussi de cette façon. — En toute chose, quoi qu'il fasse, l'anarchiste se trouvera mieux de rester anarchiste. Je ne chercherai plus à aligner mes idées.

3° Si je me répète, c'est que j'y suis contraint par la nature même de mon sujet. De ce que la prolixité est souvent un défaut, il ne faudrait pas en conclure que l'extrême concision fût toujours une qualité. Quand les objets sont encore plongés dans les demi-ténèbres de l'aurore, il faut employer beaucoup de lumières pour les faire voir. Et puis, avant tout, des preuves, surtout dans un travail d'intérêt actuel el positif. Enfin, si quelqu'un doit souffrir de ma prolixité, ce ne sera certainement ni l'imprimeur ni le lecteur, mais moi, qui suis atteint de l'incurable manie de ne pouvoir me passer d'eux.

4° Je préviens pour leur plus grande commodité messieurs les journalistes que je ne serai pas en mesure de répondre à leurs attaques, à moins que l'un d'eux ne consente à m'ouvrir impartialement ses colonnes. Au rebours de ces messieurs, j'ai la tête plus remplie que la poche.


CHAPITRE II.
CONSIDÉRATIONS
SUR LE RÔLE DE LA FATALITÉ, DE LA FORCE ET DU DESPOTISME
DANS LES RÉVOLUTIONS. — APPLICATIONS À LA RUSSIE.

Majeure.
Le droit, c'est la force
M. GUIZOT

Mineure.
La force, c'est le droit
TOUS LES DESPOTES

Conclusion pour la fin de ce siècle
La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l'allons prouver tout-à-l'heure.
LA FONTAINE

 § 1. DE LA FATALITE EN GÉNÉRAL.

I.

Dans l'exposé qui précède, j'ai placé en premier lieu les raisons que je déduis de la Fatalité, parce qu'elles me paraissent d'une importance capitale dans le sujet que je traite : la Destruction générale d'une société par une nation envahissante.

A ce mot banal de Fatalité, je vois les esprits forts de la civilisation française, les affreux petits rhéteurs à la ligne, les Jupiters de l'alinéa, les empoisonneurs de l'esprit public, les journalistes enfin............ tailler leurs plumes et me noircir de leur encre la plus corrosive.

Et pourquoi donc, mes maîtres si vous êtes convaincus que la Fatalité n'exerce aucune influence sur nos affaires, pourquoi donc vous écrier tout le long de vos improvisations quotidiennes : Salut Dieu ! Bonjour Dieu ! Bonsoir Dieu ! —Puissance, Bonté, Justice, Gloire à Dieu, Grâces à Dieu dans le plus haut des Cieux ! — Révolution, Progrès par Dieu ! — Statu quo, Conservation par Dieu ! — Tout par Dieu, pour Dieu, avec Dieu ! — Dites-moi pourquoi vous craignez ce Dieu, pourquoi vous l'adorez, l'assourdissez, l'invoquez et en parlez enfin comme les aveugles parlent des couleurs ; ce que vous en savez enfin ?.....

Et puis, quand vous m'aurez dit cela, il vous restera encore à me démontrer qu'il y a une différence entre ce que vous appelez Dieu et ce que j'appelle, moi, la Fatalité, l'Ennemi ?

Tant que vous n'aurez pas clairement établi cette différence, tant que vous n'emploierez les mots Dieu et Fatalité que comme des chevilles d'un usage facile à la fin de vos phrases, j'aurai le droit de me servir du second de ces termes comme vous du premier, et de prouver quelque chose au moyen de l'un, tandis que vous ne prouvez absolument rien au moyen de l'autre.


II.

Sans m'engager aujourd'hui dans une dissertation sur la Fatalité —ce dont je ne vous tiens pas quitte pour plus tard, Journalistes ! —je veux dire ce que j'entends par ce mot.

La Fatalité, je la définis cette force supérieure à nous, qui s'exerce sur nous par tous les objets extérieurs... Pour moi, Dieu, c'est tout ce qui n'est pas moi. Il me suffit d'en savoir cela pour dire : Dieu, c'est mon ennemi ! Le général des Jésuites ne se dit-il pas l'ami de Dieu et l'ennemi de tout le monde ? que chacun sache donc qu'il est l'ennemi de Dieu et du général des Jésuites.

De l'origine de mon divin adversaire, de ses qualités, de ses vices, de ses mœurs, je ne m'inquiète guère. Le sujet que je traite ne m'impose pas la nécessité d'être inquisiteur, théologien ou mystagogue. Et puis, qu'avez-vous appris des habitudes privées et politiques de Dieu, vous tous, charlatans et jésuites, qui le mouchardez ab origine mundi et qui continuerez usque ad semper ?.... Vous mentez pour gagner misérablement votre vie : voilà tout.


III.

Celte force supérieure à nous se fait sentir à nous par mille modes de représentations désagréables dont nous payons les frais. D'abord par l'Univers, — il s'agit de moins que cela dans mon sujet, — et dans nos sociétés, par l'autorité religieuse dite divine, — par l'autorité temporelle dite royautés, trônes, empires, principautés, puissances, SOUVERAINETÉ, magnum Jovis incrementum ; enfin, par les hiérarchies spirituelles et temporelles officielles et officieuses qui en sont les conséquences ; —y compris, ne vous en déplaise, Messeigneurs, Nosseigneurs ! celle des journalistes.

D'où il suit que Dieu, Pape, Empereur, Divinité, Catholicisme, Protestantisme, Journalisme, Bancocratisme, Théosocialisme ;—Jéhovah, Alexandre VI, M. de Rothschild, Ivan IV, Soulouque, Napoléon I et III, Bouddha. Jules II, Nicolas, Pie IX, Veuillot, Ribeyrolles, Girardin, Gengis-Khan, Attila, Blanc Louis ou Malarmé Placide — sont toujours pour moi des instruments de la Fatalité, du Mal, de la Guerre, de la Division, du Malheur de l'Humanité. Les Dieux el les autorités qui s'en recommandent nc diffèrent que de nom et de force.


IV.

Les Dieux, Fatalités, Maux et Horreurs qui secouent leurs torches sur l'humanité sont, relativement, forts ou faibles. Or, les Dieux les plus forts seraient bien ineptes s'ils ne faisaient pas sentir leur force aux autres. Jéhovah ne se montra pas si débonnaire quand il fit décrire au Prince des ténèbres cette immense parabole soufrée que le grand Milton nous dépeint avec tant d'éclat.

Or il me paraît à moi, — et bien malin qui me prouvera le contraire, — il me paraît que Nicolas-le-Roux va jouer vis-à-vis du Napoléon à l'œil de faïence le rôle que Jéhovah remplit si impitoyablement à l'égard de Lucifer. Il ne dépend pas de moi de n'être pas de la race des prophètes : genus irritabile valum ;— et je vois d'ici le Napoléon-Tête-de-bois, dessinant sur le planisfère une incommensurable ellipse et s'échappant à grand'peine par une tangente dangereuse ! Les empereurs qui sont tout-puissants peuvent bien se permettre de singer les Dieux. Le droit de régner et de punir de Dieu n'est fondé que sur sa force, dit Hobbes. J'en dis autant de tous les hommes qui invoquent encore le saint nom de Dieu sous quelque ritournelle que ce soit. Ah ! si les hommes pensaient un peu plus à ce mot qu'ils répètent tout le long du jour, ils seraient bientôt convaincus que par ces deux mots, Dio è il Popolo, il faut entendre : un Maître et un Esclave. Que la Jeune-Italie s'en préoccupe davantage !


V.

Voyez un peu à quoi tient l'approbation ou la désapprobation du public ! Que je dise : DIEU, cause providentielle de tout mouvement universel et supérieur, Dieu est infiniment bon, infiniment aimable, plein de sollicitude et de miséricorde pour nous....... Que je dise cela, et tout le monde bat des mains ! Et Messeigneurs Sibour et Pierre Leroux me canonisent ! Et me voilà le plus moral les hommes et le plus orthodoxe des révolutionnaires !

Qu'ayant plus profondément réfléchi sur la nature des choses — de natura rerum —j'aille écrire au contraire : Dieu, cause fatale de tout mouvement universel et supérieur, nous est infiniment mauvais, infiniment préjudiciable, infiniment gênant ; il nous fait disparaître dans ses plans comme l'araignée la mouche prise dans ses filets... Que j'aille écrire cela, par malheur, et tout le monde me lapide ! Et Monseigneur Sibour m'excommunie ; et Monseigneur Pierre Leroux, clément de nature, me retire en morceaux des griffes de ses disciples bien-aimés et théomimes.

Et cependant, force de Dieu ou force du mouvement universel, ces deux expressions reviennent absolument à la même par rapport à nous. Quelque coup que chacun se monte à l'endroit des dispositions bonnes ou mauvaises de la Fatalité à son égard, il est certain que cette force universelle le domine comme notre pied domine la fourmi qui rampe. Or, toute force qui nous domine nous menace, et exige de notre instinct de défense que nous nous en débarrassions. De Dieu je ne veux savoir que ce que savait Damoclès de l'épée suspendue sur sa tête. Et cela me suffit pour combattre Dieu ; sur le reste je me déclare tout aussi ignorant qu'un ministre du Saint-Évangile ! — Mais, c'est de la Fatalité ? me crient les déistes...


VI.

Oui, je suis fataliste quand je me heurte aux tertres de mes aïeux. Et à quoi me servirait-il de ne pas convenir de ma fragilité ? Existerait-elle moins si je la niais ? Et vit-on jamais l'audace de l'esprit humain désarmer le bras osseux de la Mort ?

Je sais seulement que tous les êtres ont besoin de moi comme j'ai besoin de tous les êtres : et que, si je dépends de la Fatalité, elle aussi dépend de moi qui suis un de ces instruments. Dieu m'accable d'un immense poids : mais moi, je puis lui vendre cher ma mort et singulièrement provoquer sa colère, tout petit que je sois. Avez-vous vu le taureau bondir sous la banderille de feu, le cheval écumer quand le taon le pique ? contre de si petites misères, à quoi servent à ces puissants animaux leur rage immense et leurs efforts désespérés ? — De même une indéclinable solidarité enchaîne notre grand ennemi à nous : nous le faisons souffrir et suer sang et eau ; les hommes sont les morpions de leur Créateur. Esclave et maître d'ailleurs ne sont pas dignes d'une expression plus recherchée. Tout en reconnaissant la Fatalité, parce que je ne puis la nier, je lutterai donc contre elle jusqu'à ce que mes forces m'abandonnent. - L'homme a ses droits contre l'univers : qu'il les fasse valoir !

Si Dieu est inexorable, pourquoi ne le serais-je pas. Si l'ensemble des autres êtres est plus fort que moi, est-ce une raison pour que je n'use pas de ma force contre eux.  Faites qu'Atlas ne se remue pas sous le poids du monde. Empêchez à Sisyphe de rouler son rocher, à la fourmi d'ébranler le feu qui l'étouffe... Alors je reconnaîtrai tout à la fois qu'il n'y a pas de Fatalité, que je ne la sens pas, et que l'instinct de ma conservation ne me raidit pas contre elle : alors je me condamnerai, vivant, à une immobilité stupide. Mais jusque-là, je reconnaîtrai la Fatalité, pare qu'il n'est pas possible que je sois aussi étendu et aussi puissant que l'Univers ; et je lutterai contre elle, parce qu'il n'est pas dans la nature de l'homme de se suicider.

Oh ! que nous sommes lâches avec tout notre orgueil !  Je le demande : l'homme fort qui se raidit contre un mal dont il connaît la puissance, n'a-t-il pas plus de courage que l'être efféminé qui se dissimule à plaisir la gravité de sa situation parce qu'il ne se sent pas la force de la vaincre par le sang-froid ?


VII.

Il n'en coûte donc rien à on esprit de reconnaître l'existence de la Fatalité, et je ne me crois, pour cela, ni plus faible ni plus fort, ni plus religieux ni plus impie que ceux qui croient en Dieu.

Mais ce qui me rend puissant contre la Fatalité, c'est qu'il y a succession en elle et qu'elle n'est pas IMMUABLE. Et Dieu, dépouillé de son caractère immuable, n'est plus à craindre : il devient modifiable par nous, avec le temps, suivant nos besoins.

Je prétends que Dieu se transforme et se divise à chaque instant, et qu'il est susceptible de revêtir autant de formes différentes qu'il y a de combinaisons possibles entre tous les objets qui ne sont pas nous. Et parmi ces combinaisons, celles qui sont momentanément opposées à nos desseins sont le Dieu que nous avons à vaincre ou à révolutionner. Les autres ne nous importent pas. Comme la lutte contre Dieu se trouve simplifiée par cette donnée seule de sa transformation constante !

Au Dieu catholique, immobile, j'oppose donc le Dieu transformable à l'infini que conçoit ma pensée, et que chacun ne peut concevoir que par lui-même, selon les obstacles qu'il rencontre sur son chemin. Réduit à ces proportions, dieu, loin d'être un obstacle à la révolution, devient au contraire le plus efficace des excitants et des instruments révolutionnaires.

En vertu de la Solidarité Universelle dans les choses, tous les objets de la nature ne vivent que par action et réaction réciproques. Telle combinaison d'objets qui domine aujourd'hui toutes les autres, sera dominée par toutes les autres, dans un autre temps. Ces rapports réciproques de superposition et de sous-mission, de Divinité ou d'Esclavage de tous les objets, les uns par rapport aux autres, est la conséquence des continues transformations qu'ils subissent. Croire au mouvement, c'est nier l'autorité de Dieu et lui retirer toute puissance de domination permanente.


VIII.

Cette continue transformation de Dieu est démontrée par toutes les révolutions, qu'elles soient d'ordre universel, humanitaire, animal, végétal, industriel, scientifique ou littéraire, etc., etc...., Il y a des coups-d'état parmi les éléments, les animaux, les végétaux, les matières d'utilité première, tous les êtres et toutes les choses, comme il y en a dans les empires humains. L'histoire des crises de l'homme est un mesquin abrégé de l'histoire des crises de l'univers.

La terre, surprise et vaincue par l'eau dans un siècle, prend sa revanche dans un autre siècle. Il s'établit un échange de révolutions entre les éléments. L'apparition actuelle de l'Océanie est la seconde manche de cette immense partie dont le Déluge était la première . Ce que les habitants de la Terre appellent Révolution dans leur langage, les poissons l'appellent, bien certainement, Conservation dans le leur. Les anciens, qui poussaient si loin la science des analogies, ont voulu dépeindre cette universelle circulation dans le mythe de Deucalion et de Pyrrha, car la série des transformations connues jusqu'à ce jour commence au minéral et finit à l'homme. et Deucalion avec Pyrrha semait des pierres et récoltait des hommes.... moissonneur fortuné !


IX.

L'univers est un immense atelier de transformations vitales et mortelles. Jamais le mouvement révolutionnaire n'est arrêté. Par conséquent, je puis affirmer que ce qui est Dieu aujourd'hui ne le sera pas demain. A l'heure qu'il est, l'homme est Dieu vis-à-vis des races animales formées antérieurement à lui. De même la nation qui est Dieu aujourd'hui sera demain esclave. Seulement, au lieu d'appeler les nations Dieux ou créatures, on les appelle victorieuses ou vaincues, dominantes ou dominées : — caprice d'expression, fantaisie de grammairiens !

Je ne puis considérer les puissances supérieures à moi comme dangereuses pour moi, puisque je les vois se transformer chaque jour, se diviser et se perdre à l'infini. D'après la loi fatale de solidarité, il n'y a pas de Dieu qui ne soit plus esclave que la plus esclave de ses créatures.

Appliquant ces données à la Russie, le Dieu des peuples européens d'aujourd'hui, je dis : je ne puis regarder comme dangereuse la fatalité de l'invasion prochaine. puisque cette invasion se transformera et se dispersera en mille manières au contact des sociétés parmi  lesquelles la jettera le génie des batailles.. Elle accomplira son œuvre de Destruction tout entière, et puis disparaîtra, comme les Dieux aux pieds d'argile, réduite qu'elle sara par l'engrenage social, en une poussière féconde.


X.

— Voilà quelle opinion peu révérencieuse, moi, pauvre insecte au cri strident, je fais entendre sur Dieu, sur les Dieux, depuis les profondeurs de l'herbe où je suis enseveli.

Dieu n'étant ici-bas que la raison sociale d'une compagnie de filous en commandite, j'éprouve un saint plaisir à humilier en Dieu tous ceux lui vivent de lui. Et ce ne sont pas les prêtres qui retirent aujourd'hui les plus grands bénéfices de l'exploitation de la Divinité ; mais bien les dames patronnesses des œuvres de bienfaisance,, les vertueuses épouses des agioteurs de la Bourse et des tripotiers du Journalisme, ces femelles nerveuses qui pleurnichent en vers, et, du bout de leurs gants, tendent au pauvre qui meurt le reste de leurs orgies. Ami prolétaire, malheur sur toi tant que tu vénéreras Dieu ! cela te donnera droit à l'aumône des Jésuites...

La Fatalité pèse sur moi par tous les objets extérieurs à moi ; mais je lui suis très à charge par la seule force de ma volonté. Je reconnais l'existence de la Fatalité sans renoncer à la conscience de mon libre arbitre. Je fais la part de Dieu... et ma part !

Le nom sous lequel je désigne cette force supérieure ne l'empêche pas de s'exercer sur moi ; mais je ne cesse pas non plus de me raidir contre elle, de quelque nom que l'appellent les Pharisiens, les Scribes et les Docteurs de la Loi. Dieu ou Satan, ce n'est jamais rien de plus qu'un fait, une majorité qui m'obsède et qui peut changer demain. Je ne subis cela qu'à mon corps défendant.

Je n'ai pas peur de Dieu, la grande ombre chinoise que les curés nous font passer sur le ciel d'azur ; je n'en ai pas plus peur que d'un mien cousin, autrefois mon adversaire aux billes, que j'ai revu dernièrement déformé par la grande robe noire. dieu change plus souvent de formes qu'un député, d'opinions, ou un roi constitutionnel, de ministres. Tous les êtres de l'univers sont Dieux ou mortels, les uns par rapport aux autres, selon le mode d'association dans lequel ils se trouvent engagés. Il y a, de par le monde, des révolutions qui détrônent des Dieux avec la même facilité que nous détrônons des hommes.

La Russie est aujourd'hui le dieu de l'Europe : elle la domine de fait. Eh bien ! je n'ai pas peur du dieu de l'Europe actuelle, parce que le jour où sa force deviendra incompatible avec le libre développement de l'homme, cette force sera détruite. — Dieu propose et l'Homme dispose, voilà ce qui est vrai.


§ 2. — PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FATALITÉ DIVINE ET LA LIBERTÉ HUMAINE. — CONCLUSION

I.

La vie de tout être est une lutte contre le milieu qui le renferme.

En termes généraux, sans faire exception de temps ni de lieux, l'homme est forcé de remporter chaque jour sur Dieu la victoire de la vie. En spécialisant : dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, le déshérité est contraint de remporter sur la force sociale civilisée et sur la force sociale Cosaque la victoire de la vie. — L'ennemi est double, mais il est divisé : par conséquent il sera vaincu par l'homme.

Je n'entends pas le mot victoire comme le font les révolutionnaires français, les plus inutiles des hommes. La force russe fût-elle taillée en pièces par l'invincible armada civilisée, le problème social n'aurait pas fait un pas. Loin de là ! Et la solution serait également avortée si la Russie se bornait à vaincre la France en Orient, sans l'envahir.

La Fatalité, la Tyrannie divine et mauvaise qui pèse sur nos sociétés, je lui vois double face. A l'Orient, elle trône sur des canons ; à l'Occident, sur des sacs d'or. Le Tzarisme et le Monopole, la Russie de Nicolas et la France de M. Rothschild, voilà les deux termes de ce problème antinomique immense. Et si nous nous rendons compte de l'organisme des sociétés, nous révolutionnaires, nous comprendrons que ces deux puissances doivent s'égorger l'une par l'autre, et disparaître devant le Socialisme humanitaire. En vérité, ce déluge couvrira le sol d'armes russes et de devantures de boutiques françaises. Ainsi seulement sera vaincue la double tyrannie que subissent encore les sociétés européennes : tyrannie du fer et tyrannie de l'argent.

Et elle doit être la science et la politique des hommes libres, de pousser l'un contre l'autre le despotisme français et le despotisme russe, les lançant tour à tour dans la lutte selon le moment où leur action spéciale est demandée. Divide ut imperes.

Dans la lutte de la vie, l'homme n'est vainqueur qu'à la condition de bien connaître ses ennemis et de les diviser. Tout ce qui scinde la Fatalité générale nous est utile, à nous révolutionnaires, que ce soit la Guerre, la Révolution ou la Découverte, c'est-à-dire toujours la Révolution. C'est en ce sens que la guerre d'Orient, qui oppose le Despotisme russe à la Civilisation du monopole, est faite pour nous ; elle nous est bien plus avantageuse ainsi que si elle était faite par nous. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Les gouvernements d'Europe sont assez riches pour nous rendre, dans cette guerre, toutes les avances faites à la Liberté. Les gouvernements aussi travaillent pour la Liberté, bien qu'ils n'aient le mérite ni de le savoir ni de le vouloir.

Vous dites, immobilistes d'Occident, que la guerre actuelle est funeste. Eh ! qu'eussiez-vous dit des premiers peuples qui firent la guerre, des premiers esclaves qui se soulevèrent contre leurs maîtres ? Qu'eussiez-vous dit des hommes audacieux qui, les premiers, forgèrent les métaux. firent flamber la houille, percèrent les montagnes, comblèrent les vallées, taillèrent la pierre, sondèrent les abîmes des Océans, animèrent la matière enfin, pour la lancer contre la matière, enseignant ainsi aux hommes déshérités, à triompher de toutes les résistances ? — Vous eussiez dit qu'ils étaient des fous et des destructeurs, et comme tels, vous les eussiez pendus selon l'éternelle pratique de ceux que le mouvement effraie. Fallait-il donc, pour vous complaire, immobilistes, que l'humanité en restât à la confusion de Babel pour monde, à l'ilotisme de Sparte pour contrat, à l'arche de Noé pour habitation, à la feuille de vigne pour parure ?

Quand je pense que l'homme, si puissant et si confortable aujourd'hui, n'avait, lors de la chute, que ses pieds pour traverser l'espace et ses bras pour soulever des fardeaux, que ses dents pour casser des noisettes, que ses mains pour chasser, je m'irrite que ceux-là même qui sont le plus intéressés au Mouvement ne reconnaissent pas l'utilité de la Guerre et des agitations, quelles qu'elles soient, qui bouleversent la face des choses. Que ceux qui ont été avantagés dans les victoires remportées précédemment sur Dieu veuillent se reposer, je le comprends. Mais que, pour leur salut ! les déshérités ne redoutent pas les cataclysmes ; qu'ils ébranlent sur ses colonnes ce monde d'iniquités. Contre la puissance du monopole qu'ils fassent feu de tout fer et de tout bois. Qu'importe que la Délivrance vienne du Nord ou du Midi ?


II.

Ce n'est ni la force russe seule qu'il faut vaincre, ni l'organisation du Monopole seule : ce sont les deux. Car l'une repousse des débris de l'autre, et jamais les déshérités n'ont fait ainsi que la moitié de leur tâche, travail stérile que les intrigants revendent et rachètent le lendemain. Vous faites une révolution contre le Monopole à Paris : la Russie fait renaître le Monopole à l'aide de la Terreur qu'elle inspire, et vous l'impose de nouveau par son intervention. A quoi donc bonne votre révolution ? Vous chassez les Russes des provinces danubiennes ; les aristocrates du dedans vous épuisent plus que jamais à Paris par la Concurrence et l'Usure. A quoi donc bonne votre campagne contre les Cosaques ?

Cessez enfin de donner tête baissée contre les murs des citadelles et les serrures des coffres-forts, Sachez bien que tous les despotismes s'enchaînent : que le Tzarisme russe n'est que l'expression monstrueuse de toute civilisation monstrueuse, à Paris comme à Pétersbourg, et que séparément attaqués, les deux despotismes résistent et résisteront dans les siècles des siècles. Assez longtemps les hommes ont été braves sur les champs de bataille et dans les rues en feu. Il faut pourtant qu'ils réfléchissent sur les révolutions, sur les instruments qu'elles emploient et sur la nécessité de les briser les uns par les autres.

Il y a Cosaque et Cosaque. Le vrai Cosaque, à mon sens, c'est le détenant-propriétaire, noble, capitaliste, intermédiaire, gouvernant, guerrier ou prêtre, où qu'il exerce son vol légal. — Vous trouverez, à ce compte, qu'il y a plus de Cosaques en france qu'en Russie. Quant à ces pauvres diables de paysans slaves aux bras et au cœur forts, ce sont, je le répète, les vrais soldats du Progrès, les exécuteurs testamentaires de la Révolution française épuisée ; ils vont paraître sur la scène du monde, au grand dépit de tous nos philosophes systématiques qui s'en iront, si bon leur semble, expérimenter au Texas ou dans la Lune, et videront le terrain une bonne fois. Que les hommes du Nord se précipitent donc de toute leur force brutale contre la force jésuitique de l'Intérêt, de la Propriété et de l'Épargne ! Et qu'au loin soient dispersés les feuillets de nos codes, les registres de nos comptoirs et les contrats passés sous un régime inique !


III.

Toute transformation s'exerçant sur un être quelconque commence par son organisation physique. Quand l'homme meurt de mort naturelle, son corps est depuis longtemps en dissolution qu'à peine son intelligence est atteinte encore. De même, les vieilles sociétés déjà sont en proie à l'anarchie et au désordre, qu'elles remplissent encore le monde du bruit de leur existence scientifique ; — témoin Byzance.

C'est cette partie physique, la première détruite, qui doit être renouvelée la première. Ainsi, sur le cadavre de l'homme, la première transformation détruit et recrée les tissus qui forment l'organisme. Et quand cet organisme est complètement développé, l'intelligence et l'âme s'y font place et l'animent.

C'est pourquoi je dis : il en sera e même de la transformation sociale que nous allons subir. Le cadavre de la Civilisation sera détruit tout d'abord, dans le faisceau de ses intérêts matériels, par le glaive de la Russie. Puis, sur ce cadavre, se développera l'ébauche organique de la société nouvelle. Ce n'est que plus tard, sur le corps social suffisamment accru, que viendra se greffer l'animisme intellectuel que la Civilisation socialiste. Toute construction nécessite une destruction préalable ; toute affirmation est précédée d'une négation. Avant d'employer des matériaux, il faut les extraire du sol qui les produit et les rassembler par grandes masses sur le lieu où ils doivent être utilisés. Les hommes neufs sont le granit, et le fer, et les poutres solides des sociétés neuves. Les poumons, le cœur, le cerveau et les organes de l'homme sont organisés avant que de servir.

Encore une fois, qu'on me démontre que le sang d'un jeune homme plein d'amour peut circuler dans les artères osseuses d'un vieillard, et je conviendrai que nous pouvons nous-mêmes rajeunir le cadavre de la Civilisation occidentale, et que nous n'avons pas besoin des Cosaques pour le coucher sous terre et lui rendre la vie. Mais, pour Dieu ! que le journal l'Homme me démontre cela. — Pour voir comment le journal l'Homme démontre quelque chose !


§3. — SUR LE DESPOTISME.
 
«Les princes peuvent agir avec promptitude parce qu'ils ont les forces de l'État dans leurs mains ; les conspirateurs sont obligés d'agir lentement parce que tout leur manque.»
MONTESQUIEU
I.

J'ai défini la Fatalité divine tout ce qui est plus fort que nous dans notre milieu. Je définis le Despotisme, l'Homme-Roi, ou Dieu, ou Gouvernant, ou Détenant, qui m'opprime dans la société actuelle.

Dans presque tous les actes de ma vie, ce Dieu est plus fort que moi. Mais il est plus faible aussi quand je le poursuis avec le stylet et la torche, quand il me donne prise sur lui par ses exactions et ses coups d'état.

D'où résulte que, si j'ai à craindre la force du Despotisme dans les temps ordinaires, je sais aussi que je puis devenir redoutable pour lui dans beaucoup de circonstances. Loin donc de reconnaître l'autorité supérieure du Despotisme et de lui rendre hommage par une inaction lâche, mon esprit et mon bras seront toujours tendus vers les moyens de le détruire. Je chanterai la puissance de l'homme rebelle, la plume ou l'épée dans la main.

Et pour que la lutte entreprise me soit favorable, je chercherai à diviser, dans sa cohésion, la Fatalité terrestre, et à défaire une de ses moitiés au moyen de l'autre. Si je ne suis pas le plus fort, je serai du moins le plus rusé. A la guerre comme à la guerre ! Tous moyens sont bons contre Dieu ! !

Le despotisme est la Fatalité sur terre. Homme, sus à lui ! tue ! tue !


II.

Toutes les fièvres, toutes les surexcitations nerveuses ne nous sont pas funestes ; parmi les inflammations et les délires, il en est qui exercent sur nous une influence salutaire. La vieille médecine, qui ne croyait pas cela, opposait systématiquement les contraires aux contraires. Mais un grand philosophe est venu qui a dit : «Les semblables sont guéris par les semblables.» Et ce grand philosophe a opéré, dans la science, la révolution homéopathique ! En promulguant ce principe, Hahnemann n'a vu, lui aussi, qu'une face du problème antinomique médical, dont la  solution est entre les deux termes contradictoires posés par l'Allopathie et l'Homéopathie. Mais ce fut une découverte immense que la sienne.

De même, il est des despotismes et des réactions qui ne sont pas nuisibles au progrès et qui sauvent l'humanité des autres despotismes, en les étouffant. Tel est le rôle que jouera le Tzarisme septentrional vis-à-vis du Bonapartisme corse. Si je croyais à la longévité ou même à la viabilité d'un despotisme quelconque en phase socialiste, je m'effraierais, je l'avoue, d'un système d'homéopathie politique. Mais les systèmes ne sont durables maintenant ni scientifiquement ni politiquement.


III.

Lc despotisme étant instrument de mal et noyau de forces, est plus propre que toute autre forme de fatalité gouvernementale à entreprendre les révolutions critiques nécessaires à la conservation des sociétés.

Qu'on relise l'histoire : celle des conquérants assyriens, égyptiens, mèdes et perses ; — celle des grands rois de Macédoine :— celle de la République et de l'Empire romains ; — celle des dévastateurs barbares ;—c elle des États modernes, des royautés française et anglo-saxonne, des empereurs et des papes, des républiques du Midi et de celles du Nord ;— depuis Cambyse jusqu'à Napoléon Ier et Napoléon III, l'homme aux coups d'état de la fin........... Et l'on se convaincra que si toutes les révolutions ont été pensées par l'esprit, toutes ont été exécutées par le bras — que, si toutes ont été la révélation des philosophes les plus libres,  toutes ont été le travail des conquérants les plus puissants: — que si Christ, Luther, Rousseau furent des initiateurs, Attila, Clovis, Louis XI., Cromwell, Jules II, Grégoire VII, Ivan IV, Pierre-le-Grand, Élisabeth, Catherine, Robespierre et le premier Napoléon furent des ouvriers....... Et que les uns ont été indispensables, comme les autres, a l'œuvre humanitaire.

Toutes les forces, toutes, conspirent à la révolution conservatrice des sociétés. Mes témoins sont, entre mille autres les despotes romains embrassant le Christianisme après l'avoir fait saigner par dix larges blessures :— les despotes sarrasins occupant l'Espagne pendant trois siècles, la remplissant de gloire, de science et de splendeur; — les despotes du moyen-âge, émancipant la Bourgeoisie pour s'en faire un rempart contre la Féodalité; — les despotes qui guidèrent les Croisades rapportant parmi nous les traditions scientifiques et les coutumes somptueuses de l'Orient, en même temps qu'ils travaillaient, sans s'en rendre compte à à la destruction de la caste seigneuriale ; — le despote Richelieu qui décapita la haute noblesse bien moins maladroitement que le despote Robespierre ne le fit plus tard ; — les despotes d'Angleterre garantissant, par la grande charte, la liberté de chacun ; — les despotes de Rome défendant l'indépendance de l'Italie contre les empereurs d'Allemagne ; — les despotes proscripteurs jetant dans les vents les semences de l'idée ; — les despotes du XVIIe siècle ébauchant l'œuvre de l'alliance des peuples par l'institution de la diplomatie ; — les despotes constitutionnels de nos jours développant jésuitiquement les conséquences de la Révolution française pour se défendre contre les prétentions de droit divin ; — les despotes de droit divin devenus plus jacobins que les despotes constitutionnels ; — l'Anglais et le Français du despotisme combattant, en Orient, pour la liberté turque ; — le despotisme tzarique enfin ! ! ! instrument de révolution sociale. — Les vents roulent l'oiseau voyageur : les vagues, le poisson agile ; comment l'homme, quelque grand qu'il soit, pourrait-il résister au tourbillon social ?... Un despotisme, quoi qu'il fasse, n'est jamais que l'expression d'une société.

A l'appui de mon opinion sur le Despotisme, l'histoire entière dépose donc.


IV.

La Physiologie dépose également. — C'est toujours au moyen d'une perturbation totale que les vraies crises agissent sur le corps de l'homme : toujours, c'est par un Dieu, un mal quelconque, — variole, rougeole, crise dentaire, crise d'accroissement, de puberté, d'allaitement — que la vie se renouvelle plus complète et plus intégrale. Le passage d'un âge à un autre, l'apparition de toute fonction sont marquées chez l'homme par une crise, par une opération violente, despotique.


V.

Les Rrrévolutionnaires de la tradition, eux-mêmes, déposent aussi pour moi. Ces vigoureux citoyens ont tellement conscience du rôle révolutionnaire du Despotisme, qu'ils déifient Robespierre, le plus recors de tous les despotes, et que leurs plans de réédification sociale se résument en ces mots : Dictature, Comité de salut public, Commune de Paris, Junte de salut, Commission exécutive, Gouvernement provisoire, Conseil fédéral, Convention, etc.

En eux cette monomanie gouvernementale est devenue chronique, fixe, incurable : elle ne peut être modifiée par aucune leçon sévère, par aucune expérience funeste, par aucun examen de soi-même ou des autres, sous aucune latitude. En Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Espagne, en Piémont, aussitôt que deux rrévolutionnaires frrrançais se trouvent vis-à-vis l'un de l'autre, ils fondent une junte de salut avec président et secrétaire. Cette junte s'appelle la Rrrévolution ou la Commune Rrrévolutionnairre ; discute, dispute, hurle, se bat, émet des programmes grands comme le creux de ma main dans lesquels elle résume d'autor les aspirations de l'Humanité ; cette junte n'agit jamais, tout en recommandant le régicide à la ferveur de ses fidèles et en écrivant à propos du scélérat de Décembre : «ASSASSIN QUI NE LE TUE PAS !»

En cela, la grande erreur des Rrrévolutionnaires de la tradition n'est pas de rendre hommage aux effets incontestables de la Force, mais de rêver pour eux-mêmes la puissance dictatoriale, tandis qu'il est dans la nécessité des choses qu'ils ne développent que l'Idée.

Il faut une force quelconque pour substituer un ordre nouveau à un ordre ancien, pour faire passer une idée à l'état de fait. Or, aucune force n'appartient aux révolutionnaires qui ont déclaré la guerre à la Force. Comment eux, qui nient toute autorité, s'y prendraient-ils pour constituer un gouvernement ? Comment eux, qui nient tout privilège, rétabliraient-ils l'aubaine sous toutes ses formes ? Comment voudraient-ils détruire et conserver à la fois tout ce qui existait avant eux ? Comment le feraient-ils, lorsqu'ils seront poussés en avant par la Révolution ?

La Force despotique fut, jusqu'à ce jour, l'instrument de toutes les révolutions conçues par l'Idée. Tant que l'humanité aura pour cerveau le Privilège, elle aura pour bras l'Épée.


VI.

Pour accomplir leurs destinées, les sociétés doivent présenter un faisceau unitaire. Deux voies leur sont ouvertes pour parvenir à cette unification.

Ou elles y arrivent par l'absence complète d'autorité et par l'extension de la liberté jusqu'à l'Individu, — ce vers quoi nous tendons. — Ou bien, par l'absence complète de la liberté individuelle et la réunion des droits de tous entre les mains d'un seul ;— ce que nous souffrons encore.

A cette différence près que l'extrême Despotisme nie la nature de l'homme et l'abaisse vers la terre, tandis que l'anarchique Liberté affirme le plein développement de nos facultés et nous élève aux cieux, ces deux extrêmes se touchent pour les résultats égalitaires qu'ils produisent. Jean-Jacques avait observé ces effets identiques, sans se rendre compte de cette différence fondamentale. Mais Jean-Jacques n'avait pas, comme nous, l'expérience des révolutions qui secouent l'Europe depuis un demi-siècle ; il n'était pas volontairement ou stupidement aveugle comme les Rrrévolutionnaires.

Pas un maître, ou rien qu'un maître. — Ainsi, moi bandit, je comprends toute organisation sociale, d'accord en cela avec l'autocrate Nicolas. Anarchie ou Tzarisme. Les gouvernements constitutionnels équilibrés, pondérés, sont des embarras dans le monde : leur dernière heure a sonné.

Tant que les hommes ne se sentiront pas assez de caractère pour s'affirmer chacun dans sa liberté, je préférerai, pour ma part, le Despotisme absolu à la République de Washington ou de M. Marrast. Au moins on sait ce que l'on a et ce que l'on peut faire ; c'est moins traître. J'en sais quelque chose, moi qui ai été honoré de la sollicitude toute particulière des bourgeois rrrévolutionnaires frrrançais.


VII.

On peut dire que le Pouvoir propose, mais que le peuple, la réelle majorité, dispose, quand il lui plaît. Vous objecterez que rien ne sanctionne le despotisme ? Non, certes, au milieu d'hommes libres. Mais si vos concitoyens ne désirent pas la Liberté, ou si la désirant, ils n'ont pas la force de la prendre: s'il convient à tout un peuple de s'abandonner, vous particulier, vous n'avez pas le pouvoir de l'en empêcher et vous ne pouvez pas avoir la prétention de lui faire des reproches. Vous devez vous estimer bien heureux déjà quand vous pouvez vous soustraire à la tyrannie et garder votre liberté de penser.

Qu'on soit bien convaincu que la forme de gouvernement supportée par une société répond toujours exactement aux profonds ressorts de son organisme. Un peuple peut se laisser surprendre un jour par un coup d'état ou une conspiration. Mais encore qu'elle réussisse momentanément, toute tentative de ce genre succombe bientôt quand elle n'est pas l'expression résumée des tentatives sociales. En dépit des hurlements de toute l'émigration frrançaise, je soutiendrai toujours que le gouvernement de Basile-Napoléon III convient à la France boursicotière, bavarde, intrigante, avilie, rachitique, à la France des épiciers. Les asticots ne prospèrent que sur la fange !

Il y a des despotismes que je nommerai d'Enthousiasme, et d'autres que j'appellerai de Lassitude.

Ces deux formes du pouvoir absolu sont parfaitement en rapport avec les milieux dans lesquels elles s'exercent. Les nations jeunes qui marchent à la vie, qui affirment et agissent, adoptent les premiers. Les seconds sont subis par les nations vieillies qui nient, radotent et roulent et roulent convulsivement à la tombe. — Exemples de ces deux despotismes : les Césars de Rome et de Byzance. Bonaparte, le Rhéteur apostat, d'une part ; — et d'autre part les premiers rois de Rome et de France, les tzars de Russie, Nicolas.


VIII.

Le Tzarisme actuel est un despotisme de conquête, d'action, d'audace ; il est soutenu par ses peuples dans son œuvre d'invasion. L'empire français, au contraire, enfouit son règne comme un crime : il règne sur l'agio, l'immobilisme, l'hypocrisie et la peur ; les bourgeois civilisés l'abandonneront à ses propres ressources avant même que la lutte soit sérieusement commencée. Les gouvernements d'Occident s'en vont en guerre comme le général Blaser. Quand ils regarderont derrière eux, au moment d'ouvrir le feu, ils ne trouveront plus ni canons ni soldats ; ils le pressentent et demandent la paix à deux genoux au mal léché du Nord. On commence à voir, comme moi, que les guerriers d'Occident, sont tout au plus bons à auner du calicot. Vous verrez que les Français en riront beaucoup et en accuseront le gouvernement. Pauvre gouvernement ! comme s'ils ne l'avaient pas fait à leur image, laid, lâche louche, menteur, et violateur de serments !

Je maintiens donc que le peuple russe ne peut faire autrement que d'envahir l'Europe occidentale ; — que l'Europe occidentale ne peut faire autrement que de s'agenouiller bien bas devant le despotisme cosaque ; — et que les tyrannies russe et française s'élèveront et s'abaisseront, l'une et l'autre, au niveau de leur tâche.


IX.

Au pouvoir, l'homme est forcé d'agir, d'agir beaucoup, d'agir pour tous. Or, l'homme agissant pense peu. Pour que l'action soit prompte, il faut que la réflexion soit nulle. Car la Réflexion engendre le Doute à la paupière tremblante, fatal à la passion et aux actes.

Il en est de même dans les sociétés. Les factions, les partis, les sectes, les assemblées, comités et conseils délibèrent, discutent, morcellent les décisions, gaspillent les ressources,...... et en définitive n'agissent point. Plus les sociétés sont sérieusement menacées, plus elles sont rapprochées des deux termes de la vie, plus aussi elle exagèrent l'autorité. Le Despotisme est le rempart des sociétés iniques ; il sert de nourrice aux peuples nouveau-nés et de garde-malade aux peuples en décrépitude.

Le croirait-on? L'objection principale que font les Civilisés à mon idée cosaque est la pauvreté que voici: Mais les peuples de Russie sont trop stupidement grossiers pour renouveler des races aussi finement délicates que sont les nôtres..... Ces bourgeois ! Voilà des gens qui se prétendent savants, qui discutaillent politique du matin au soir et qui ne peuvent même pas trouver, dans l'ampleur de leurs ventres, ces réflexions si simples :

Que pour renverser, il faut des hommes forts ;— que pour fonder, il faut des hommes croyants; — et qu'eux, les Bourgeois, ne sont ni croyants ni forts comme les Cosaques.

Ces gens qui s'épousaillent sans déroger d'un écu, ces mêmes bourgeois aux passions prudentes, seront ébahis si vous leur démontrez que les croisements les plus féconds sont ceux que la nature provoque entre les peuples les plus divers.

Les rrrévolutionnaires de la bourgeoisie comptent sur le Suicide pour dépeupler la société de ses privilégiés : moi, je compte sur l'homicide et je crois me tromper moins qu'eux. A la rigueur. l'homme est anthropophage des autres; de lui-même, jamais.

Quand ma terrible idée s'exhala dans un premier scandale, ces mêmes bourgeois chantèrent en chœur que j'étais un pauvre fou qu'il fallait renfermer. Race d'oiseaux de nuit !...... Vous verrez qu'ils ne conviendront de la force supérieure de la Russie que quand les Cosaques viendront, avec la torche, leur mettre le feu au derrière. — Le bourgeois frrrançais se peint en deux mots : Insolence et Lâcheté !

Oui, bourgeois ! race bavarde et parcimonieuse, le TZARISME est brutal, oppresseur, ignorant de vos belles manières et de vos leçons académiques. Et c'est pour cela que le Tzarisme vous tuera. Le Deux-Décembre n'eut besoin ni d'urbanité ni de science pour vous fouetter jusqu'au sang ! En vérité je vous le dis, ces gens-là s'agenouillent avec reconnaissance devant leurs bourreaux ; on n'en fait plus rien que par la peur. Oh ! DÉCRÉPITUDE, vieille aux seins noirs et flasques, es-tu satisfaite des derniers enfants de tes amours maudites ? !


X.

Il est de l'essence de l'autorité de tendre sans cesse au plus concentré des pouvoirs, au pouvoir d'un seul, à l'AUTOCRATIE.. Cette tendance nous est expliquée par la nature humaine.

Aùtòs — moi-même ! — dit l'homme, en se dressant sur la pointe des pieds, en s'avançant pour saluer, en se faisant annoncer dans un salon, en apposant sa signature au bas d'un décret.

Aùtòs — moi-même — De par moi ! comme dit la franche autorité. — De par nous ! de par Dieu ! comme disent les gouvernements hypocrites. — Io ! comme l'accentue le Castillan. — I ! majuscule, comme l'écrit l'Anglais. — Moi ! comme le grossit le Français — Ich ! comme le savoure l'Allemand.— Tous ces mots sont toujours de la première personne, la personne principale, absolue, tandis que le reste de l'humanité est secondaire, superflu, accessoire. Les premiers mots, les mots les plus courts, les plus élémentaires d'une langue, ceux auxquels on a pensé tout d'abord, sont ceux-là. Ce sont les exclamations de l'homme sauvage. C'est toujours l'expression la plus forte de l'orgueil bipède : aùtòs, moi-même, moi qu'il ne faut pas confondre avec un autre, moi, et bien moi, rien que moi. (Nie?) qui voudra que l'homme soit titré surtout en intérêt, en amour-propre et en orgueil, il (illi.) d'entendre le premier cri d'un enfant pour l'affirmer.

Par ce seul mot aùtòs, qui répond à ses aspirations à ses aspirations les plus irrésistibles, l'homme annonce à ses semblables qu'il entend rester différent d'eux. Or, dans les sociétés en guerre, comme l'a été jusqu'à ce jour la société humaine, vouloir rester différent des autres, c'est se constituer leur ennemi : c'est leur faire la guerre par tous moyens, justifié qu'on est par la fin vers laquelle on tend, la victoire!

Tant que l'organisme social opposera les hommes et les intérêts les uns aux autres au lieu de les faire valoir les uns par les autres il résultera de cet antagonisme entre la Nature et la Société que les instincts les plus imprescriptibles de l'homme tourneront contre son bonheur.


XI.

Dès que l'homme a posé son autonomie, son moi, son authenticité, il veut en faire reconnaître la supériorité par ses semblables ; il aspire à l'autorité, à l'autocratie. Il n'est pas un homme qui ne recherche sur les autres une supériorité quelconque. L'autocrate de l'empire russe n'est pas plus coupable que l'autocrate de ma famille ; je n'ai jamais autant souffert du despotisme de Napoléon III que de celui de mon père.

Dans tout milieu hiérarchisé l'homme obéit à son intérêt et à son penchant en tendant à l'absolu pouvoir. Comme il faut qu'il soit dessus ou dessous les autres, il préfère être dessus. Il y a plus de la nature de l'homme chez le tzar Nicolas que chez le roi Léopold. Car tous les rois désirent le pouvoir absolu ; et quand ils ne le prennent pas, ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque. Je ne crois au dévouement et à la vertu de personne, pas même des rois.


XII.

De ce que je viens de dire, il résulte que l'homme s'affirme dans son moi ; — qu'il tend à faire prédominer sa supériorité partout ; — que le Despotisme est dans les entrailles de tout gouvernement.


XIII.

Avez-vous des yeux seulement pour faire l'amour, ou encore pour lire et pour voir ? Lisez donc l'histoire, et voyez ce qui se passe chaque jour. Et vous apprendrez que tous les pouvoirs aboutissent au despotisme et qu'il y atteignent, malgré tous les bâtons que les peuples leur lancent à travers les jambes, pour peu que Dieu leur prête vie. Vouloir paralyser un pouvoir par une Constitution, c'est comme l'a dit M. de Parrieu, le principal philosophe du Cantal, enchaîner, avec un fil de soie, les membres d'un géant.

Quelles qu'aient été leurs origines, les nations et les circonstances au milieu desquelles ils se sont exercés, dans la paix ou dans la guerre, per fas et nefas gladio et furcà, tous les gouvernements ont recherché l'autorité absolue sans laquelle ils ne sont pas libres. Car il y a liberté et liberté. Et la liberté d'un roi ne s'achète que par l'esclavage de tous.

L'histoire est la relation d'éternels coups d'état. Tout pouvoir prend naissance dans le suffrage universel, et meurt en l'étouffant. L'Église chrétienne primitive, les premiers rois, les premiers consuls, les premiers empereurs, le premier Bonaparte sortent de l'acclamation populaire. Et puis !....... La communauté chrétienne aboutit au papisme d'Alexandre VI ; les rois à la longue chevelure, qu'on élevait sur le bouclier, ont pour descendants les Louis XI, XIV et XV qui personnifient l'État ; le premier consul Bonaparte dissout le parlement rump et rêve l'universel empire. Enfin, celui-ci, troisième du nom, le dernier et le plus honteux des filous de haute-volée, jure, conjure, parjure tout pour arriver à une dynastie ridicule. — Les Républiques des peuples souverains nomment des Constituantes ; les constituantes se transforment en Législatives ; les législatives en Conventions ; les Conventions en Comités de salut public ou en Comités consultatifs. La pyramide se rétrécit toujours ainsi jusqu'à ce que  vienne se percher à son sommet le premier Cromwell, Robespierre ou Bonaparte venu ; car l'autorité se trouve mal à l'aide quand elle repose sur tant de têtes.

Ces aspirations à la Dictature, au Despotisme, elles sont dans le langage politiques de toutes les nations. C'est la formule romaine : caveant consules ! C'est la fameuse loi suprême du salut public ! C'est maintenant, en Espagne, la Junta de Salute ! Ce qui veut toujours dire : il faut créer une force énergique, concentrer les pouvoirs, rétablir l'Ordre menacé, faire renaître la confiance parmi les commerçants voleurs ; — il faut briser constitutions et règlements, renverser les autorités rivales, confisquer les libertés, niveler les intelligences, enchaîner les bras, et faire entendre la voix d'un seul sur le monde silencieux. — Tant que le Monopole régnera sur les sociétés, les sociétés défendront le Monopole par la Monocratie. — Est-ce clair ?

Il n'est pas d'homme plus avide de liberté individuelle qu'un despote ; pour la conquérir il se fera anarchiste, plus anarchiste, à composer, qu'un rrrévolutionnaire d'Oc(ci?)dent. Le plus terrible et le plus puissant révolutionnaire des temps modernes, à mon sens, c'est Nicolas, empereur de toutes les Russies. Laissons-lui donc faire le travail de Destruction : veillons seulement à ce qu'il n'en retire pas seul tous les avantages, quand le moment de la Répartition sera venu ; là seulement serait le mal. Vous qui voulez une Dictature, comme instrument de vos justes revendications, prolétaires déshérités, mes frères ! croyez-moi : jamais vous ne serez plus chaudement servis que par le tigre couronné du Nord. Car l'intérêt de son ambition l'enchaîne à l'intérêt de votre misère. Et L'INTÉRÊT, seul au monde, ne trahit jamais.


XIV.

Le meilleur des gouvernements ne vaut rien. Mais le moins mauvais de tous est, à coup sûr, l'Absolutisme, l'absolutisme sibérien. Je demande aux bourgeois, hommes d'ordre et de chauvinisme, à quoi leur servent leurs gouvernements constitutionnels préférés ? Peuvent-ils maintenir l'Ordre contre la Révolution, et la France contre la Russie ? — Si les Russes sont à la discrétion du tzar, personnes et bien, au moins peuvent-ils être certains que le tzar comprimera les révolutions intérieures et protégera, contre l'ennemi, l'honneur de leurs armes. S'ils contribuent de leur sang et de leurs ressources pour une armées, au moins ont-ils une véritable armée, une machine qui fonctionne et ne réfléchit pas. S'ils ont la guerre, c'est la vraie guerre, la guerre des Barbares : s'ils ont l'ordre, c'est l'ordre de Varsovie.

En vérité, le Civilisés sont les plus exigeants des gouvernés. Ils ne veulent fournir à leurs gouvernants ni impôts, ni soldats, ni secours sérieux : ils les rendent responsables, sur leurs têtes, de tout le mal qui peut arriver. Et ils ne leur laissent pas même la liberté de conserver leurs têtes comme ils l'entendent ! Si l'on rendait exacte justice à chacun, on trouverait, bien sûr, que les gouvernés sont aussi coupables que les gouvernants des insurrections sociales.

Ou soyez anarchistes sans réserve ; ou bien, si vous voulez d'un gouvernement, laissez-lui toutes facilités d'agir. Ne contrôlez pas ses décrets, ne l'entravez pas dans sa marche : livrez-vous à lui pieds et poings liés. Allez à la guerre, s'il vous appelle à la guerre ; ne faites pas de révolutions, parce que la révolution lui déplaît. Lisez l'histoire avec des yeux purs et vertueux : ne parlez pas, n'écrivez pas, parce que le silence lui est cher. Mais, pour dieu ! malheureux bourgeois, ne changez pas tous les jours de domestiques, ne trépignez pas ainsi des pieds : abaissez-vous, humiliez-vous, taisez-vous, faites les morts !... Votre misérable existence est à ce prix ! !

Si les hommes veulent rester en état de guerre, il leur faut la Force ; qu'ont-ils besoin de la Liberté ? Et la guerre est encore sur nous ! Et pour soutenir la Guerre, la force doit être aussi forte que possible ! Je demande quelle police de sûreté, quelle armée de conquête opérèrent jamais bien sans un chef ? Je demande quelle église peut se conserver sans un pape ? Je demande si la division de l'autorité n'est pas la mort de l'autorité ? Je demande si le général Cavaignac se trompait quand il disait qu'une pouvoir qui se laisse discuter est un pouvoir mort ? Je demande si J. de Maistre, le forcené papimane, eut pu dire mieux que l'austère général républicain. Je demande si L. Bonaparte n'a pas mieux réussi sans le dire ? Je demande si les conseils de guerre doivent discuter comme les congrès de la paix, et s'il n'y faut pas une voix prédominante ? Je demande si le meilleur plan de campagne peut réussir quand il n'est pas exécuté disciplinairement ? Je demande ce qui causa la chute de Napoléon et la guerre des généraux d'Alexandre ? Je demande enfin si l'armée dans laquelle le commandement est divisé, n'est pas défaite à l'avance ? - que la terrible alliance d'Occident réfléchisse un peu sur tout cela !


XV.

Aujourd'hui, l'Autorité seule pouvant tirer parti des forces sociales, soit pour la paix, soit pour la guerre, sot pour la réaction soit pour la révolution, il me tarde de voir à l'œuvre l'autocratie russe, la plus forte et la dernière expression de l'autorité humaine, celle qui réunit tous les bras dans son bras et toutes les volontés dans sa tête ; celle qui est libre dans ses actes, large dans sa conscience, secrète, impénétrable, une.

Plus le Despotisme est absolu, d'origine incontestable, de date ancienne et de luxe imposant, et plus il fait. Foin de ces despotismes transis qui mangent plus que les autres et ne produisent rien ! au moins, si vous payez pour vous faire servir, hommes d'Occident, choisissez donc bien vos valets ; ne leur laissez pas prendre avec vous des allures de maîtres. Il est temps que chacun soit remis à sa place, et que les monarques se contentent de la leur : ils l'ont voulue !...

Pour détruire tout ce qui est de trop sur la terre, le Despotisme sera choisi parce qu'il a fait preuve de son génie destructeur ; — pour fonder tout ce qui manque, le despotisme sera choisi encore parce qu'il est assis lui-même et présente une base stable à tout édifice nouveau ; — pour travailler enfin, le despotisme sera choisi parce qu'il est le seul travailleur libre, aujourd'hui, de son temps et de ses mains... — Parce qu'il est bras, muscle, marteau, cognée, glaive, hache et levier. — Parce qu'il garantit à un homme liberté individuelle absolue, plénitude d'action, d'égoïsme, d'orgueil, d'amour-propre, d'audace, de désir, de concupiscence et de terreur. — Parce qu'il est du sexe masculin. — Parce que l'homme, remis en possession de ses facultés naturelles, atteint toujours un grand but. — Parce que, si petit que soit un homme, et d'esprit et de taille, il paraîtra toujours élevé sur l'escabeau de la puissance suprême.

Jetez à l'eau le premier homme venu, il fera des efforts désespérés pour échapper à la mort, et vous, spectateur, ne pourrez pas dire si c'est un brave ou un lâche dans la vie de chaque jour. Placez-moi, sur le trône le plus élevé du monde, le plus triple crétin de la race humaine, et je parie qu'il y fera tout aussi bonne contenance que n'importe qui. Je m'irrite en vérité contre la criante injustice des hommes qui paient si grassement leurs rois, et qui regrettent le petit sou qu'il leur arrive de donner par hasard aux acrobates. Comme si les rois n'étaient pas des mendiants volontaires qui se placent de gaieté de cœur sur la corde tendue du pouvoir, entre la vie et la mort, la gloire te le ridicule, le génie et la démence ! comme s'il était possible à eux d'être autre chose — plus ou moins — qu'un Georges-le-fou ou un Charles-le-Sage ! Dans l'univers immense, l'homme est un pauvre histrion qui ne ressort un peu que par la mise en scène : le milieu qui nous roule est plus fort que nous. Encore une fois je le dis, pour humilier encore, s'il était possible, la superbe stérile des petits, des bourgeois, plus serviles que des nègres et plus vaniteux de ses singes !

Le gouvernement avide d'autorité ne peut satisfaire son ambition qu'en se faisant le fidèle exécuteur des volontés du peuple à la tête duquel le sort l'a jeté. Le despote d'une nation jeune est forcé, tout vieux qu'il soit, de s'épuiser d'efforts pour satisfaire sa plébéienne moitié ; comme un époux éreinté, la jeune femme ardente à l'amour, la jeune femme toujours maîtresse de l'homme salace.

«Sede à destris meis» — viens te mettre à ma droite — telle serait, suivant les Livres, l'invitation que le Dieu du ciel aurait adressé à chacun des Dieux de la terre. Selon moi, cependant, c'est une position bien digne de commisération que d'être si près de Dieu et aussi des hommes, et de recevoir de première main les sifflets du parterre et les projectiles du paradis. L'on est cent mille fois plus esclave ainsi de la nécessité des temps, de la force des choses, de la raison d'état, de la Fatalité enfin... Car, dans les têtes les plus élevées de la terre, vous trouverez ce cheveu.

Je me sens une très modeste admiration pour le lutteur et le boucher, mais je ne sache pas d'hommes mieux taillés pour la tuerie. Le despote n'est pas non plus le type social que j'admire, mais je ne puis me refuser à reconnaître que, dans notre Europe, lui seul aujourd'hui est maître de ses actions et capable de conquérir... et que le plus despote et par conséquent le plus agissant des hommes forts de l'Europe, c'est Nicolas de Holstein-Gottorp.

Est-ce ma faute si les hommes ne font volontiers l'aumône qu'à ceux qui ont le toupet de la leur demander encore au nom de Dieu ?


XVI.

Le Despotisme russe est le plus incontesté, le plus absolu de tous. Il est maître des biens et de la vie de ses sujets. Tous les Russes sont esclaves ; la Russie est une prison dont la Sibérie est le cachot. — «Le lieutenant des prophètes, le roi des rois qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas de sa puissance un exercice plus redoutable.» Montesquieu. — Les paysans russes, quand ils parlent de l'abolition du servage, disent : Dieu est trop haut, et le tzar trop loin. — Le despotisme est niveleur de sa nature : il lui faut un large appui. L'idée fixe de Nicolas est l'abolition du servage ; lui-même a dit qu'il ne mourrait pas content avant d'avoir émancipé ses paysans. Pourtant plus loin ses projets d'unification brutale, il s'efforce de tenir sous un même joug les mille peuples qui lui sont soumis depuis les glaces du Pôle jusqu'aux plateaux d'Asie. — Le tzarisme n'a pas de limites, il est spirituel, temporel, judiciaire, législatif, exécutif..... tout enfin : il lève un doigt, tout obéit. C'est de lui qu'on peut dire ce que le président Seguier disait de Napoléon : «il est au-delà de l'histoire, au-dessus de l'admiration.....» Ainsi pensent les Russes, qu'y faire ?.... «Lui-même est notre roi, ajoutent-ils, comme autrefois les Juifs, et nous n'en avons point d'autre.»


XVII.

Voici le quatrième commandement de Dieu rédigé d'après les soins du tzar orthodoxe, autocrate et souverain pontife de toutes les Russies.

«L'autorité de l'Empereur est divine. On lui doit culte, soumission, service, amour, actions de grâces, prières, en un mot ADORATION. Il faut l'adorer en paroles, en signes, en actions, dans le fond du cœur. Il faut respecter les autorités qu'il nomme, parce qu'elles nous viennent de lui. L'empereur est le vicaire de Dieu.»

Pour moi, je ne trouve pas qu'il soit plus absurde d'adorer le Tzar que le Dieu de quelque culte que ce soit, Je fais seulement remarquer quelle puissance donne à un homme une autorité aussi absolue, quelle confiance en lui-même il en retire, combien l'obéissance et la crainte qu'il inspire sont faites pour lui donner foi dans son infaillibilité. Croit-on bien aussi que l'habitude des affaires difficiles, le maniement journalier d'immenses intérêts, les relations incessantes avec les représentants les plus distingués des diplomaties et des gouvernements, afin l'extrême amour-propre que tout homme dépense au service de ses entreprises, quand il se sait observé par le monde entier ; croit-on que tous ces mobiles ne soient pas de nature à faire des tzars des hommes d'état remarquables, pour peu qu'ils soient d'une constitution puissante ? Or, de toutes les races royales, la famille des Romanoff est encore la moins flétrie.


XVIII.

C'est s'aveugler grossièrement sur l'esprit humain que de méconnaître l'incontestable influence qu'exerce sur lui le fait accompli. Cette disposition de notre caractère est grandement favorable au despotisme, car il peut se présenter aux masses avec des forces imposantes, une hiérarchie toute créée et des codes en vigueur. En dépit de toutes les philippiques des Démosthènes de la bourgeoisie, le peuple est terriblement, prosaïquement réaliste. Il est partisan de la dictature, il se mire dans le Despotisme ; il aime l'homme fort, le bon mâle, et pour dire les choses par leur nom, le gouvernant qui a des poils ailleurs que dans la main. A tout il préfère la franchise, même dans le mal : il veut savoir à quoi s'en tenir sur toutes choses, ne tenant pas précisément à comprendre les fictions constitutionnelles, les réserves d'ultimatum et les subtilités métaphysiques des démocrates purs. Un principe, un dogme, un système, cela est fort beau sans doute ; mais cela ne se touche pas, ne se voit pas, n'offre ni prise, ni responsabilité, ni antécédents, ni conséquents. Le peuple n'aime pas l'élection, parce que les hommes sont jaloux de leurs pareils, et que l'ouvrier qui contribue sans observation à doter M. Bonaparte de vingt-cinq millions, afin d'être mitraillé consciencieusement par lui, verse à regret vingt-cinq francs par jour entre les mains calleuses du brave représentant Greppo du Rhône, — un canut ! qui veut la liberté et la justice pour tous ! — Infamie ! !

Le peuple a faim, voilà la vérité ; et son vrai Dieu, c'est son pain quotidien. A tout gouvernement qui ne le lui donne pas, le peuple crie : Malheur ! Eh ! que voulez-vous, grands faiseurs de discours républicains, dans nos sociétés lassées, le pain ne venant à ce brave peuple que par regorgement, régurgitation, indigestion des riches, il va de soi qu'il préférera prendre pour maîtres, tant qu'il sera dans la nécessité d'en avoir, ceux dont la table est le plus chargée. Apprenez donc, rrrévolutionnaires, à supprimer des sociétés modernes le gouvernement et le servage : — ou bien attendez-vous à voir le peuple préférer toujours les grandes pompes du Despotisme aux mesquines économies des gouvernements provisoires.

La force séduit le peuple ; la magnificence des spectacles l'attire. Pour Dieu ! rrrévolutionnaires, comment voulez-vous que les hommes du Midi se passionnent jamais pour l'étroitesse du Protestantisme ou la sèche morale de la Théophilanthropie ? Ah ! vous n'avez jamais vu l'Espagnol à la funcion de toros, et les moralistes français vous ont seriné que les Romains de l'empire étaient en décadence par cela seulement qu'ils demandaient du pain et des spectacles. En quoi je trouve que les Romains de l'empire avaient grandement raison. Car je ne définis pas, comme les républicains et les solitaires de la Thébaïde, le sens moral : le jeûne, la continence, le sacrifice et les privations. Est-ce ma faute si, dans l'état présent des choses, le Despotisme est encore le système politique qui remplit le mieux le ventre du peuple et parle le plus magnifiquement à ses yeux, et si je suis forcé de l'écrire pour rendre hommage à la vérité ?


XIX.

Le tant-mieux, la contenance assurée du médecin, j'allais dire sa bonne santé et sa bonne mine, exercent une très-grande influence sur le moral du malade. Or l'humanité actuelle est malade : personne ne met cela en doute. aussi, plus l'homme qui convoitera sa possession se sentira d'or dans la poche, de fer dans la main, et plus de chances il aura pour la posséder.

Ah ! j'en rougis pour ce siècle, mais on ne prend plus de baisers qu'au prix de l'or ! Et les moins chères des femmes, les moins mauvaises assurément, ce sont encore les prostituées. L'Humanité n'est guère que coquette, elle n'est pas encore bonne-fille ; elle n'en est pas encore à la prostitution franche dont il lui faudra subir l'odieux attouchement avant d'arriver à l'amour libre et naturel, avant de revivre grande, et pure, et heureuse. Et le Despotisme possédera l'Europe civilisée parce qu'il la marchandera moins que le Constitutionnalisme ou la République !


XX.

Il est dans les habitudes des gens de partis — de tous les partis — de maudire les tendances matérielles des hommes et de faire appel à leurs aspirations morales. Les uns, au nom de Dieu, proposent aux peuples le Despotisme absolu ; les autres, au nom du peuple, proclament pour lui la République. Petite affaire, en vérité ! !... Car le peuple de ce notre XIXe siècle est devenu d'un positivisme désespérant pour les ambitieux. Peu lui importent, au peuple, l'euphémie du mot République, l'excellence du calendrier républicain, du sens moral, de la vertu et de la sobriété lacédémoniennes, la déclaration des imprescriptibles droits de l'homme et du citoyen, le culte de l'Être-Suprême........ ou la sainteté du droit divin. Autant de ritournelles qui le sauvent pas des 43 centimes additionnels et des ordonnances de Juillet. De cela, par exemple, le peuple n'en veut décidément plus. Ce qu'il lui faut, avant tout, c'est un gouvernement à bon marché, et comme tous les gouvernements sont chers, le peuple finira par se passer de gouvernement. Ce qu'il faut définitivement au peuple, ce qu'on ne peut plus lui marchander, c'est la Liberté, la Justice, le Bonheur, le Luxe, l'incessante circulation et l'équitable Distribution des biens de la terre par la suppression du Privilège et de la Propriété.


XXI.

Le peuple est devenu terriblement jouisseur. Cela peut effrayer les Calebs de l'aristocratie légitime, gens qui prétendent que les houppes nerveuses de la vile multitude sont d'une texture plus grossière que les leurs... Mais cela est. Le peuple veut le champ, la forêt, la maison commode, la cave fraîche et le grenier spacieux, l'aisance, les fêtes, les théâtres, les femmes vêtues de gaze rose, les joyeux banquets, les voyages sur les grandes mers, et les lacs de cristal, et les montagnes blanches..... absolument comme un gentilhomme de qualité. — Le peuple se sent assez de force, d'intelligence, d'art et d'aspirations sublimes pour absorber tout ce qu'il y a d'existence dans ce monde étroit. Il veut rompre sa longue abstinence ; il a les reins forts, et les rouges désirs brillent dans ses yeux ardents. Vous, avocats de la Bourgeoisie, diseurs à belles robes d'hermine, à beaux rubans et floquarts, à galantes braguettes, petits-maîtres qui dînez d'un cure-dent et portez raie derrière la tête, moustache sous le nez !........  malheur à vous si vous tentiez une fois encore de tresser la crinière du lion et de rogner la corne aiguë de ses ongles ! Car le Lion est sorti de l'antre de sa misère, et il se retournera jusque dans les entrailles de ceux qui voudraient lui défendre d'étancher sa soif dans le sang. Ne jetez donc plus sur les barricades des feuilles de laurier, des fleurs et des couronnes, car personne n'ira plus les ramasser au milieu des cadavres. Ne faites plus de prosopopées à Maximilien de Robespierre, de proclamations comme M. de Lamartine, de constitutions et de discours, car personne ne les écoutera plus. N'agitez plus d'oripeaux rouges ou noirs, blancs ou tricolores, de niveaux, de sceptres, de mîtres et de bonnets phrygiens. Car tous les emblèmes sont symboles d'autorité, et l'individu veut s'appartenir. Moi qui écris ceci, par exemple, je ne reconnais à personne le droit de me commander quoi que ce soit ! Et tous ceux qui me liront penseront de même ! — L'homme veut jouir, vous dis-je, jouir de lui-même et jouir de sa vie ! Et en vérité, en vérité, l'homme jouira ! Le Bonheur, c'est la Loi ! Et l'amour, c'est la Vie ! !


 XXII.

Le Peuple jouira, oui ! car la jouissance est sainte. La jouissance est du poète, de l'artiste et de l'artisan : la jouissance est du travailleur. Et toutes les jouissances sont exquises, et tous les travailleurs artistes quand notre existence n'est pas empoisonnée, quand nos forces ne sont pas en décadence. La jouissance est dans le bien-être, dans la santé, dans la joie, dans la douleur même, quand la maigre Misère et l'Opulence obèse ne grimacent pas sur le fond terni des sociétés. Par la jouissance, l'homme centuplera les forces et les tendances qui sont ne lui. Vous qui ne savez rien lui fournir que du plomb à ronger, et du fer ! ne vous étonnez donc pas que les nations ne veuillent plus de révolutions et de destinées provisoires. — Il n'y a plus rien à conserver de ce que la terre supporte ! Que cela soit détruit par Nicolas ou par toute autre omnipotence en couronne... Pourvu que cela soit détruit !


XXIII.

Et moi, je dis au peuple : «Peuple, tu as raison ! Il te faut le beau froment qui mûrit au soleil glorieux, et puis le vin vermeil, les fruits aux saveurs fines, les métaux utiles et les pierres précieuses, les enivrants parfums, les tentures écarlates, les manteaux de velours et de soie, les femmes aux seins rosés, les coursiers hennissants, et la chasse et les fêtes, et les concerts, et les réjouissances et les spectacles qui versent dans le cœur des flots d'amour et d'harmonie. Il te faut tout cela à profusion pour accomplir ta destinée, pour développer pleinement ta splendide existence. Et tu ne jouis même pas de (illi.) qui court, du soleil qui répare, et du repos des nuits !

Et si l'on te refuse tout cela, Peuple, prends-le ! Prends-le comme tu pourras, par la torche et le glaive, par le Go(illi.) et par le Braconnier. Réclame ton bien partout où tu le trouveras. contre l'Iniquité, tous les moyens sont justes : contre l'Esclavage temporaire, les droits de l'Individu sont éternels.


XXIV.

O vous que la Cachot humide remet émaciés à la Misère fiévreuse ; vous que la Misère entraîne ensuite lentement vers la Mort au trône mébranlé, grands courages et grands cours dont les noms sont chers à toute âme jeune et de bonne volonté ! Barbès, Martin-Bernard, Blanqui, Daniel Lamazière, andré, Chipron, et quelques autres, derniers des hommes libres !... Dites, la main sur les plaies de vos corps et les douleurs de vos âmes, dites si la Souffrance et le Sacrifice sont les destinées de l'homme ici-bas ? Vous qi étiez nés pour les grandes joies du cœur et de l'esprit, dites si vos héroïques combats ont eu pour but de nous conquérir plus de misères et de peines ? Oh ! ne parlez plus au peuple de la sainteté du Martyre ! Car le Mal, s'il est une nécessité dans les temps de Désordre, n'est jamais chose sainte ; il n'est pas dans la nature humaine. Que si vous le souteniez encore, alors prêchez aux peuples l'excellence des pontons et des prisons où les despotes entassent la chair des hommes libres comme la plus vile des substances répandues sur la terre !


CHAPITRE III.
PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FORCE MATÉRIELLE ET LA FORCE INTELLECTUELLE. — SOLUTION.

I.

J'ai besoin de poser un autre problème antinomique, de bien fixer la valeur de ces deux termes contradictoires, et de rechercher sa solution.

Notre raisonnement, sur toutes choses, part de deux conceptions opposées, celle de l'esprit et celle de la matière. A l'aide de ces deux conceptions, nous nous rendons compte de la vie universelle, c'est-à-dire de la réaction des êtres les uns sur les autres.

Selon qu'il généralise ou restreint ces deux concepts fondamentaux, l'homme s'explique par eux l'Univers, la Société et lui-même. Il fait Dieu à son image, ses semblables à son image, tout ce qui n'est pas lui, il le ramène à lui par la pensée. De quoi que ce soit il ne juge que par lui-même. En lui-même il s'est fait double en se reconnaissant un corps et une âme.

Or, si nous analysons à fond ces deux idées contradictoires, l'esprit et la matière, nous nous convaincrons qu'elles ne diffèrent que par l'idée que nous y attachons ; — que nous avons vaguement conscience de leur parité ; — mais que nous les maintenons parce que nous en avons besoin comme d'instruments dialectiques.

En effet, divisées à l'infini et réduites, pour ainsi dire, à leur plus simple expression, la matière et l'idée se confondent tellement qu'il nous est impossible de dire où commence l'une, où finit l'autre.

Par exemple, les Phrénologistes localisent et matérialisent la pensée jusque dans ses manifestations les plus infinitésimales, tandis que les Psychologues l'universalisent, l'idéalisent à l'extrême.

Et cependant, si nous nous figurons, dans l'exercice de la pensée, un homme au génie puissant, ses conceptions seront si nombreuses et si diverses que la plus fine des fibrilles de sa pulpe cérébrale deviendra le siège d'une idée.

Or, la Matière ainsi divisée, jusqu'à ne plus pouvoir être conçue, qu'est-ce ? Néant ! Et la pensée s'élevant à de telles hauteurs, comparée à cet impalpable atome de matière qui en est le siège, qu'est-elle ? Tout !

Pourquoi dirions-nous donc, avec les matérialistes, que la matière est tout, et la pensée néant ?

Et maintenant, si nous considérons l'athlète, l'Hercule Farnèse, le Gladiateur, l'homme fort placé sous l'impression d'une passion violente, nous arriverons à un résultat tout opposé. Les éléments physiques, la sang, les nerfs, la fibre charnue entrent chez lui dans une révolte si terrible qu'ils occupent toute la scène vitale, et qu'au milieu de ce déchaînement matériel, il est impossible de distinguer la passion qui l'a provoqué. Ici la Pensée est néant. La Matière surexcitée, turgescente, est tout.

Pourquoi donc dirions-nous avec les psychologues idéalistes que la Pensée est tout, et la Matière rien ?

Divisées à ce point de ne plus pouvoir tomber sous les sens, — expression consacrée au physique et au moral Matière et la Pensée se confondent jusqu'à ne nous laisser aucun doute sur la division purement hypothétique et arbitraire que nous faisons entr'elles. Je pense, donc j'existe, fit Descartes naïvement. Je pense, donc la matière peut penser, dit Hobbes, un grand philosophe celui-là !

Faut-il d'autres preuves que ce dualisme est tout-à-fait arbitraire, et créé par notre manie raisonnante ?

Nous disons, par exemple, que l'atome, ou dernier terme de la matière, est doué d'une force de cohésion, de pesanteur et d'impénétrabilité qui le distingue du rêve, le dernier terme de la pensée, fugitif, subtil, vaporeux, et infini.

Or, je le demande, comment constater, d'une part, l'impénétrabilité, la cohésion et la pesanteur du plus petit des atomes que nous puissions imaginer ? Comment le concevoir même plus facilement que la pensée la plus fugitive ? Comment le séparer des impressions physiques qu'il a produit et de celles qu'il fera naître ?

Qu'est-ce qu'une Force inconnue, première, qui dirige donc les mondes les plus grands et le plus petit grain de monde ? C'est une pensée. — Et d'autre part, qu'est-ce qu'une pensée qui se traduit mathématiquement par des (illi.) et des figures ? C'est bien une force.

Sans la force visible effective et secondaire du Monde, comment nous serait-il possible de supporter la force invisible, causaliste et première que nous appelons Dieu ? — Et d'autre part, sans cette hypothèse immatérielle et (illi.) que nous appelons Dieu (8), comment nous rendrions-nous de l'Univers le compte que notre curiosité demande ?

Les combinaisons chimiques ne sont-elles pas des amours de la matière ? Les opérations intellectuelles ne sont-elles pas des modes de combinaison de nos fibres cérébrales ? Pénétration chimique n'est-ce pas Sympathie effective ? Pesanteur n'est-ce pas Harmonie ? Équilibre n'est-ce point Passion ? Combinaison, Sensation et Sentiment ne sont-ce pas des opérations identiques ?

Ou plutôt, la scission théorique que nous opérons dans notre être u moyen de la pensée est-elle encore possible quand nous sondons de telles profondeurs et creusons jusqu'au sources vives le sol fertile de l'existence ? La vie, divisible à l'infini quand on disserte sur son essence, quand il s'agit de philosophie spéculative, d'analyse utopique, l'est-elle encore dans ses phénomènes observables et positifs ? Non, elle est une, à la fois Idée et Force, Combinaison des deux, Solution d'un problème. Et dans ses fonctions on reconnaît la part des deux puissances motrices.

Intelligences craintives et bornées, nous sommes contraints de recourir à des hypothèses relatives pour expliquer l'absolu. Plus nous en approchons, plus nous substituons les mots recherchés aux pensées claires, et bientôt les mots eux-mêmes nous font défaut pour exprimer un dualisme que notre pensée ne peut plus suivre. Pour désigner, par exemple, des puissances d'ordre matériel, nous disons : force chimique électrique, de cohésion, de pesanteur, de magnétisme, d'attraction. Et quand nous voulons parler de puissances d'ordre spirituel, nous disons : force d'attraction, d'intelligence, d'imagination, de génie, de sympathie. — Les deux séries s'engrènent.

C'est-à-dire qu'en pénétrant dans ces extrêmes profondeurs des phénomènes naturels, nous confondons complètement la Matière et l'Idée. C'est-à-dire que nous ne savons pas bien quelle différence il y a entre les phénomènes de l'attraction physique et ceux de l'attraction passionnée, entre les effets du Magnétisme et de l'Électricité et ceux qui accompagnent la production de la Pensée. Tout ce que nous savons, tout ce qu'il nous importe de savoir, c'est que ce sont là des forces, et que ces forces conservent le mouvement de l'Univers.

Bientôt, nous allons démolir de nos propres mains l'édifice de contradictions si péniblement élevé par la science théologico-philosophique. La différence créée par notre entendement entre la Matière et l'Esprit est sur le point de disparaître complètement, parce que nous allons deviner enfin le mode de pénétration de la Matière et de l'Esprit. Le problème est bien près d'être résolu, par lequel nous découvrirons le mécanisme de notre pensée, l'assimilant à une réaction de deux éléments matériels et arrivant peut-être à la reproduire !........ La race humaine se croira bien puissante alors, et dans son orgueil, elle s'écriera avec l'empereur romain : «Je sens que je deviens Dieu ! !...» Hélas ! ces chants d'allégresse seront des cantiques de mort. L'éternelle et universelle transformation ne s'arrêtera pas devant l'orgueil de l'homme. Nous sommes assez cyniques et assez libidineux pour descendre à l'échelon des singes et subir l'abaissement de la captivité sous une race nouvelle plus puissante, plus forte, plus belle que la nôtre.


II.

J'applique les données précédentes à la question slavo-civilisée.

Dans le milieu social comme dans le milieu de l'Univers, comme sur notre propre individu, nous établissons cette différence de matière et d'esprit suivant des données utopiques. Quand il s'agit de la société, nous désignons plus spécialement sous le nom de Force la puissance que nous pouvons connaître par les sens, et sous le nom d'Idée, celle dont nous nous rendons compte seulement par la pensée.

D'où il suit que l'armée, la population, les richesses et l'industrie d'une nation seront dites des forces. Tandis que son influence intellectuelle, philosophique, artistique, entraînante, socialisante sera réputée du domaine de l'idée.

Mais ce dualisme est aussi utopique ici que dans l'ordre universel. Car nos penseurs et nos actions réagissent sans cesse les unes sur les autres et s'enchaînent de manière à ce que nous ne puissions dire que les unes soient plutôt les causes que les effets des autres. Élevées à leur plus haute expression, elles se confondent. Employée par Napoléon, la Force ne fut-elle pas une idée ? Appliquée par Robespierre, l'Idée ne fut-elle pas une Force ? Et si, après avoir étudié un seul homme, nous observons l'humanité, si nous faisons la somme de ses idées et de ses actes, nous verrons que les uns provoquent les autres en vertu d'une solidarité forcée.

Le bras et le cerveau sont utiles à l'homme. La tête pense, le bras exécute. Mais toute action fait naître une pensée, et toute pensée produit un acte. L'être humain n'est complet que par le ressort de ce dualisme. Quand l'une des puissances opposées prédomine trop exclusivement en lui, il devient ou brutal par excès de force, ou nerveux par excès de pensée.

De même la force et l'Idée sont indispensables à l'Être social. Les révélateurs sont complétés par les conquérants. Une indéclinable solidarité enchaîne toutes les manifestations de la vie, tous les temps et tous les hommes. Voltaire et Rousseau, penseurs, communiquent les impressions de leurs âmes à leurs contemporains. Dans la génération qui leur succède, l'émotion qu'ils ont fait naître se traduit par des actes. Qui oserait soutenir que la pensée de Voltaire et celle de Rousseau n'aient pas eu autant de part dans la Révolution française que les bandes de Maillard et de Barbaroux ? Ces deux philosophes n'ont-ils pas sonné le tocsin et battu le rappel de cette révolution, dans laquelle l'Europe fut jetée tout entière sur les champs de bataille ?

On dit force du caractère et force du bras, force armée et force du génie, force de conception et force de réalisation. Ce sont là en effet autant de manifestations ultra-puissantielles de l'être humain. Dans leurs effets comme dans leur essence, l'Idée et la Force sont identiques. Tour à tour vaincues l'une par l'autre, elles assurent le triomphe de notre existence. Voilà ce qu'il nous importe de savoir que ce sont deux puissances réelles et conservatrices pour tous.

Ne dites donc pas avec les despotes : la Force est tout. Ne dites pas avec les philosophes : Il n'est rien que l'Idée. Ne dites pas que l'Idée est toujours victorieuse. Ne dites pas non plus que la Force parvient toujours à comprimer. Car toute force est bonne ; toute idée est bonne aussi ; et chacune accomplit en son temps sa tâche humanitaire. La Force est-elle inutile quand elle éventre les montagnes et brûle les trônes ? L'Idée est-elle superflue quand elle projette au loin les vives lumières qu'elle secoue de sa chevelure embrasée ? La Force et l'Idée marchent en sens inverse ; l'Épée et la Plume ne sauraient accomplir la même tâche. La guerre précède la Civilisation, comme, au sein de la forêt vierge, la Hache fraie le chemin à la Bible. — Grotius et Macchiavelli, Bernardin de Saint-Pierre et Campanella, tous les simplistes enfin, n'ont vu qu'un côté de la question.


III.
MOMENT DE LA FORCE ET MOMENT DE L'IDÉE.
 
«Ce qui est utile au public ne s'introduit guère que par la force, attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés.»
J.-J. ROUSSEAU
Tout en reconnaissant l'utilité égale, l'essence identique de la Force et de l'Idée, il nous est indispensable, pour raisonner, de maintenir aussi l'hypothèse de dualisme dans la nature humaine.

Ce qu'il importe de bien déterminer, c'est le moment de chaque force. Car l'existence est un problème de statique, et pour le résoudre, nous devons savoir dans quelles conditions les puissances humaines seront employées le plus avantageusement contre le milieu de l'univers.

Par un incroyable abus des mots, nous sommes arrivés à un déplorable malentendu dans les choses. Quand nous parlons aujourd'hui de Force, en politique, nous attachons à cette expression la pensée de contre-révolution. Et quand nous parlons d'Idée, nous prenons ce mot dans une acception exclusivement révolutionnaire.

Pourquoi cela ? Est-ce parce que l'Idée conçoit les révolutions et s'engage, la première, dans leurs voies ? Est-ce parce que la Force s'oppose à la réalisation des idées nouvelles autant qu'il est en son pouvoir, et ne les subit qu'avec le temps ? — mais si l'Idée restait toujours en avant, isolée de la Force, elle ne prendrait pas de corps et demeurerait stérile. De même la force serait condamnée à l'inaction, si la Pensée ne lui préparait sans cesse de nouveaux sujets de travail.

L'Idée n'est pas toujours employée au service de la Révolution directe. De Maistre, Macchiavelli, M. Romieu nous en donnent la preuve. La Force ne vient pas toujours non plus en aide à la Réaction directe, comme il est démontré par les révolutions suisse, allemande, anglaise, française et américaine, par toutes les révolutions les plus grandes de l'univers.

J'admire en vérité les bourgeois progressistes de ce temps-ci, qui veulent opérer la révolution par les réformes insensibles et l'absolution lente de la Pensée, sans commotion et sans désordres ; je les admire à l'égal de Brunswick et des émigrés qui croyaient, en 93, paralyser la Révolution par la force ! — A toute œuvre humaine doivent concourir l'action du bras et l'action du cerveau, l'important est de ne pas exiger du bras le travail de la tête et de savoir employer à temps l'un ou l'autre.

L'être humain n'étant pas complet sans ces deux puissances, la révolution dans laquelle toutes deux n'interviendraient pas ne serait pas durable.

J'avance seulement cette vérité paradoxale que la force prépare les révolutions aussi souvent que l'Idée.

L'Idée prépare la réforme religieuse d'Allemagne et la réforme politique de 93 ; ces révolutions sont réalisées par les princes contre les papes, et par les dictateurs révolutionnaires contre la royauté. Mais en sens inverse : la Force prépare les révolutions d'Angleterre et d'Amérique ; les puritains de Cromwell et les indépendants de Washington en sont les précurseurs ; l'idée n'exécute ensuite que lentement les promesses contenues dans un jour de victoire. — Les hommes de la première révolution française, qui était une révolution exécutive, furent obligés d'unifier au moyen de la Force. Nous qui travaillons à une révolution pensante, nous sommes contraints de diviser par la Pensée — ce qui est toujours unifier.

A proprement parler, il n'y a aucune puissance absolument réactionnaire ou absolument progressiste : toutes sont révolutionnaires. Il n'est pas un homme qui ne fasse de la révolution sans le savoir. Les tyrannies les plus absolues et les démocraties les plus anarchiques servent à la révolution directement, par les réformes qu'elles opèrent, soit indirectement, par la terreur qu'elles inspirent. Les sociétés ne parcourent que par bonds le cycle de leur existence. A mesure que l'humanité avance en âge, les secousses deviennent certainement moins violentes, les guerres moins sanguinaires, les révolutions moins homicides. Mais toujours subsistera, dans la nature humaine, le dualisme entre le moi et le non-moi, entre l'âme et le corps, entre la Pensée et la Force. La vie, soit individuelle, soit sociale, est à ce prix. Ne perdons jamais de vue le problème qu'il nous faut toujours résoudre.

En ce qui touche la Révolution organique et sociale de la fin de ce siècle, l'Idée a fait son œuvre ; partout elle a rassemblé les matériaux que la Force, ouvrière diligente, doit maintenant utiliser.

Les écoles allemandes et françaises, Kant, Fichte, Hégel, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Proudhon ont traduit, chacun suivant ses facultés spéciales, les aspirations  de la jeune Europe occidentale. La semence est au sillon. Il faut maintenant que le fer des charrues et que le fer des lances passent à travers le sol, et aussi à travers les hommes qui sont l'argile où germent les idées.

Je désire que mes intentions révolutionnaires ne puissent être méconnues de personne. J'insiste donc sur le moment de la Force, afin que tout le monde me comprenne bien. — Quand vous voulez démolir une maison qui menace ruine, mandez-vous l'architecte pour tirer des plans ? Non, mais vous placez le maçon au pied du mur, et le maçon fait sa tâche. Quand vous voulez entamer une barre de fer, allez-vous chercher un professeur de chimie en Sorbonne afin qu'il vous apprenne la pesanteur spécifique de l'atome de métal ? Non, mais vous mettez à l'œuvre le serrurier avec sa lime ou le métallurgiste avec ses réactifs, et la question est bientôt tranchée. Si vous avez à enfoncer un carré d'ennemis hérissé de fers de lance et de gueules de canons, vous ne faites pas non plus venir un élève de l'École polytechnique pour vous procurer la satisfaction de l'entendre discourir sur les X, savantisme nauséabond et de peu de ressources ? Non, mais sur le mur de bronze vous lancez l'artillerie, le génie et les sapeurs qui font la trouée.

Les paraboles sont des naïvetés, disent les savants en tirant une prise de leur tabatières d'or. D'accord, Messeigneurs les Scribes ! Mais avec ces naïvetés-là, Jésus le Révolutionnaire a tué vos maîtres de Jérusalem. Et moi qui vous hais, je veux vous tuer aussi avec les paraboles. — Or donc, peuple ! comprends-tu celles que je te propose ? Et la société actuelle ne te semble-t-elle pas assez hérissée de privilèges, de lois, de prisons, de fusils et de guillotines dirigées contre toi ? Charge donc sur selle sans répit, sans pitié ! Et que, frappée au cour, elle tombe ! !... Hosannah ! ! !.....

A l'heure qu'il est, je le répète, il n'y a plus que deux puissances réelles : le Despotisme qui représente la force, et l'anarchie qui représente l'Idée. Quant à la République et au Constitutionnalisme, les bourgeois ont bien parlé de cela en grec, en latin et an anglais. Mais les peuples sont las de ces balançoires politiques organisées par une époque  où tout était Monopole, Épargne et Fiction. La République gouvernementale n'est pas plus possible aujourd'hui que ne le sont l'intérêt du Capital, l'aubaine de la Propriété et le monopole des fonctions, — fictions organiques ; — pas plus possibles ne sont aujourd'hui les amis de la Constitution que ne le deviennent chaque jour le banquier, le propriétaire et l'intermédiaire quelconque, — fictions personnelles, — le Mensonge a fait son temps !

A l'heure qu'il est sont en présence : le Socialisme occidental, c'est-à-dire l'ensemble des idées les plus audacieuses et les plus diversifiées de l'Europe ; — et la Monarchie moscovite, c'est-à-dire le rassemblement des forces les plus rétrogrades et les plus unifiées du continent.

Et pour que le Problème Social ait une solution, il faut de toute nécessité que ses deux termes contradictoires soient poussés à leurs conséquences les plus extrêmes. Il faut que le Socialisme occidental se divise, comme parti, et progresse, comme idée, chaque jour davantage. Il faut, d'autre part, que le Despotisme moscovite se serre, tasse ses forces et s'opiniâtre chaque jour plus dans ses projets de guerre. Car en science sociale, comme en science mathématique, un ressort ne produit tout son effet que par son extrême tension. La force ne peut pas être où est l'Idée quand le moment de l'action contradictoire de l'une et de l'autre est arrivé.

En dépit de toutes les déclamations, proclamations, réclamations, contestations, conciliations, discussions, unions, réunions, désunions, parlementarisations, programmes et ultimatums, les événements courent à leur destinée révolutionnaire avec une démence providentielle. D'autre part, toutes les conciliations tentées entre les sectes socialistes ont abouti à néant ; toutes les conspirations, toutes les insurrections républicaines ont été étouffées dans le sang. D'autre part, toutes les génuflexions des diplomaties occidentales auprès de Nicolas, l'autocrate, n'ont pu désarmer sa vanité brutale.

Il y a quelque chose de bien raisonnable et de bien rigoureusement logique dans cette providentielle démence des événements. N'en êtes-vous pas effrayés, civilisés ? Hommes éphémères, eh ! que savez-vous de la folie et de la raison ? Si Nicolas, qui met le sac à votre civilisation, si moi qui signale les tempêtes se détachant sur l'horizon lointain, si tous deux nous sommes des fous : qu'êtes-vous donc, civilisés, vous qui vous préoccupez des banquets, des machines infernales et des feux d'artifice dressés sur le passage d'un homme empanaché ? Nie la Fatalité qui veut, ferme les yeux qui veut sur les mouvements des peuples et des mondes : moi je soutiens que ces phénomènes généraux forcent des situations que jamais n'oseraient braver des hommes humblement courbés sous la lourde charge des intérêts.

Il faut que la Révolution fasse le grand écart ; qu'elle devienne Européenne en étendue, anti-monopoliste en profondeur. Malheur à nous si l'orgueil naturel à l'homme abandonnait le tzar dans son ambition énorme, et les socialistes dans leurs vaniteuses susceptibilités ! L'extrême dissolution du monde occidental prépare la Liberté de l'Individu ; l'extrême cohésion du monde oriental prépare la solidarité des contrats. Et tels sont les deux résultats que la Révolution doit atteindre pour établir l'Ordre des choses et assurer le Bien-Être des personnes. Malheur à nous si l'un de ces deux ressorts venait à se détendre !..... Mais j'ai trop foi dans l'amour-propre humain pour le craindre
 

Je le répète donc à tout révolutionnaire de bonne volonté et de franchise :

Sépare-toi des partis. Romps avec la tradition et le nationalisme. Marche ton chemin sans regarder si l'on te précède, si l'on te suit. N'attends de mot d'ordre de personne ; celui qui te le donnerait serait ton maître. Crie ta pensée comme elle te vient, quand elle te vient, dans les termes qui te paraissent justes : proclame-la dans les rues larges et sur les hautes tours. Il n'est pas bon que l'homme soit muet : celui qui écoute est désarmé bien vite. Écris ta réflexion de ta propre main, de ta propre orthographe ; signe-la de ton nom et jette-la aux quatre vents. Ne dis pas que tu n'es ni assez savant ni assez célèbre pour cela. N'as-tu pas mesuré la hauteur des grands hommes de ce jour, et te croirais-tu, par hasard, plus petit qu'eux ? Répands dans l'air tout ce que tu as sur les lèvres,, lumière ou flamme. Il nous faut marcher avec la torche d'une main et le flambeau de l'autre.

Homme déshérité ! affirme-toi dans ta personnalité, dans ta dignité ! Sur ta tête proscrite pose, d'une main ferme, le plus brillant des diadèmes, celui que portait l'homme libre au grand jardin d'Éden et qu'on lui a ravi joyau par joyau. Debout dans ta propre cause, pour tes griefs, pour ta revendication ! Lève-toi seul, sans parti, comme s'est levé l'héroïque braconnier de Saône-et-Loire ! Le rôle de bourreau historique n'est pas fait pour nous.

Et je dis à Nicolas :

Descendant des plus puissants révolutionnaires que furent jamais, maître de la moitié du monde, homme du nord, organisation de fer et de glace, volonté tenace, vanité mesquine, influence de hasard et de naissance !..... Ni trêve ni merci à l'Occident ! Suis la voie que vont t'ouvrir des milliers de cadavres, la voie qui conduit au cœur du Vieux-Monde, à Paris !... Frappe par l'Épée et par le Poison, par l'Incendie et par la Surprise ! Achète la Trahison ; déchire les Traités ; fais la guerre en Barbare ! Le Choléra, la Peste, les Fléaux et les Famines sont avec toi ! La division est au camp des civilisés  ; on y parle toutes les langues de Babel : on y parle aussi la tienne. Ils sont nombreux ceux qui convient les Cosaques au sac du Vieux-Monde ! !

Machine, fais l'ingrat travail des machines ! Maître de soixante millions d'hommes , obéis servilement à soixante millions d'hommes ! Frappe sans écouter, frappe sans répondre ; que les multitudes soulèvent et abaissent ton bras ! Frappe ! La Destruction a passé dans les airs, et de ses ailes mutilées, des gouttes de sang ont tombé sur toi ! Aux révolutionnaires socialistes que la Fatalité te donne pour alliés, ô Tzar, peut-être la Torche et le Glaive échapperaient des mains. — La Révolution a parfois besoin d'instruments terribles : la Révolution t'a choisi, Nicolas !


Quand je dis que, dans la Guerre sociale présente, la Russie est la force, et l'Occident, l'idée, qu'on ne me fasse pas dire autre chose.

Je ne dis pas qu'il n'existe pas d'idées révolutionnaires en Russie, je sais là-dessus tout ce que M. Herzen nous a appris. — Je ne dis pas non plus qu'il n'existe pas de forces révolutionnaires en France : je ne suis pas de ceux qui méconnaissent le caractère et la portée des jours de Juin 48 ! — Je répète seulement qu'à l'heure qu'il est, la Russie est plus forte et l'Occident plus penseur, — et que le moment de la Force est venu.

Je ne dis pas non plus que la Force sera toujours à la Russie, et l'Idée toujours à l'Occident : entre les puissances, les rapports changent, dans les sociétés comme dans l'univers. Ce qui est Dieu, Majorité, Nation conquérante aujourd'hui, sera demain Esclave, Minorité, Nation vaincue. — Je me suis suffisamment élevé, j'en ai conscience, contre les prétentions de ces politiques du Pont-Neuf qui attribuent à une nation une supériorité absolue et éternelle sur les autres. J'espère bien, dieu merci, que l'influence de la Russie d'aujourd'hui ne sera que passagère. — Je répète seulement que dans la phase de Destruction et de Ruine que nous allons traverser, la Russie sera l'arbitre des Destinées du Monde.
 

Toute guerre est un problème, et pour en prévoir l'issue, il faut se rendre compte du côté fort et du côté faible des deux adversaires. Car on ne résout aucun problème en supprimant un de ses termes, comme font les despotes et les journalistes absolus

Force russe, Idée occidentale : le problème humanitaire se présente à nous dans ces termes pour la fin du siècle. Nous pouvons, nous penseurs, poser ce problème par la Science, mais il ne nous appartient pas de le résoudre par la Force. La Fatalité est exigeante comme le feu : il faut savoir lui faire sa part.



 

NOTES

(1) Traduisez : instructeurs du peuple, MAÎTRES du peuple. Il paraît, d'après M. L. Blanc, que certains hommes sont mis au monde exclusivement pour cela. — Plaisante prétention ! M. L. Blanc, qui connaît tout son Rousseau par cœur, devrait cependant se rappeler ce passage : «Gardez-vous surtout de faire un métier de l'état de pédagogue.» — Vous êtes grotesques, en vérité, citoyens communistes initiateurs, pontifes et mystagogues... Est-ce que le peuple a encore besoin de MAÎTRES, maîtres d'école ou maîtres de gouvernement, directeurs ou serviteurs ? Est-ce que le peuple vous a sacrés ministres du progrès ? Est-ce qu'il ignore «que tout flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute ?»
(2) Je n'ai pas fait subir d'autre altération au texte du journal l'Homme que d'en souligner les expressions les plus remarquables selon moi.
(3) Jours d'exil, par Ernest Cœurderoy.
(4) Messieurs de La Patrie, du Constitutionnel, de l'Homme et tutti quanti.
(5) Personne ne veut comprendre cette proposition si simple cependant. Le monde s'est extasié devant cette soi-disant prédiction du premier Bonaparte : «Avant cinquante ans, la France sera cosaque ou républicaine.» Dans cet aphorisme du Memnon des Invalides, il y a autant d'absurdités que de mots. République ou Cosaquisme ! C'est toujours une force politique, un non-sens, une fin de non recevoir qui n'est plus acceptable au dix-neuvième siècle. République ou Cosaquisme !  En quoi les conditions de mal-être actuel seront-elles modifiées par ces deux mots-là ! —Décidément, les grands politiques sont de bien petits philosophes.
(6) (note à peu près illisible sur le document)

(7) Voltaire, observateur superficiel, en sa qualité de Français, s'est trompé de tout en écrivant cette balourdise tant prisée par la gent chauvine : Les Russes sont pourris avant que d'être mûrs.
(8) (note à peu près illisible sur le document)



Ernest Cœurderoy
À SUIVRE... (AUTOMNE 2004)