Voltairine de Cleyre -«Le mariage est une mauvaise action» (1907)

Voltairine de Cleyre:
«Le mariage est une mauvaise action»
Traduit  (et annoté) par Yves Coleman
Pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°2 -
Tous les intertitres ont été ajoutés par le traducteur
(Cette conférence présente un point de vue négatif sur le mariage et constitue une réponse au plaidoyer de la Dr Henrietta P. Westbrook en faveur de cette institution Ñ plaidoyer intitulé «Le mariage est une bonne action». Les deux conférences ont été prononcées dans les locaux de la Radical Liberal League, à Philadelphie le 28 avril 1907.)

Laissez-moi tout dĠabord éclaircir deux points, dès le départ. Ainsi, lorsque la discussion débutera, nous pourrons nous concentrer sur lĠessentiel.
1) Comment peut-on distinguer entre une bonne et une mauvaise action?
2) Quelle est ma définition du mariage?

Relativité des actes et des besoins

DĠaprès ma compréhension du puzzle de lĠunivers, aucun acte nĠest, à mon avis, totalement juste ou mauvais. Tout jugement que lĠon porte sur un acte est relatif: il dépend de lĠévolution sociale des êtres humains qui progressent consciemment, mais très lentement, par rapport au reste de lĠunivers. Le bien et le mal sont des conceptions sociales Ñ et non humaines. Les mots de bien et de mal ont certes été inventés par des hommes; mais les conceptions du bien et du mal, obscurément ou clairement, ont été conçues avec plus ou moins dĠefficacité par tous les êtres sociaux intelligents. La définition du Bien, entérinée et approuvée par la conduite admise des êtres sociaux, est la suivante: est considéré comme juste le comportement qui sert le mieux les besoins en développement dĠune société donnée.

Mais quĠest-ce quĠun besoin? Dans le passé, les besoins étaient surtout déterminés par la réaction inconsciente de la structure (sociale ou individuelle) à la pression du milieu. JusquĠà récemment, je pensais encore comme Huxley (1), Von Hartman (2) et mon professeur Lum (3), que le besoin était déterminé par la pression du milieu ; que la conscience pouvait percevoir, obéir ou sĠopposer, mais quĠelle ne pouvait influencer le cours du développement social ; et que, si elle décidait de sĠy opposer, elle ne faisait que provoquer sa propre ruine, mais ne modifiait pas lĠidéal inconsciemment déterminé.

Conscience et évolution

Ces dernières années, jĠen suis arrivée à la conclusion que la conscience prend une part de plus en plus importante dans lĠorientation des problèmes sociaux; si elle est, pour le moment, une voix mineure (et le restera encore longtemps), elle représente cependant un pouvoir croissant qui menace de renverser les vieux processus et les vieilles lois, de les remplacer par dĠautres pouvoirs et dĠautres idéaux. Je ne connais pas de perspective plus fascinante que celle du rôle de la conscience dans lĠévolution présente et à venir. Ce nĠest pas lĠobjet de notre réflexion aujourdĠhui. Je nĠévoque la conscience que parce que, en décrivant notre conception actuelle du bien-être, jĠavancerai de nouveau lĠhypothèse que le vieil idéal a été considérablement modifié par des réactions inconscientes.

La question devient alors: quel est lĠidéal en germe dans notre société, idéal qui nĠest pas encore consciemment formulé mais dont on perçoit des signaux et que lĠon commence à discerner?

DĠaprès tous les indicateurs du progrès, cet idéal me semble être la liberté de lĠindividu; une société dont lĠorganisation économique, politique, sociale et sexuelle assurera et augmentera constamment les possibilités de ses différents éléments; dont la solidarité et la continuité dépendront de lĠattraction libre de ses composantes, et en aucun cas ne reposera sur lĠobligation, quelles quĠen soient les formes. Si vous ne décelez pas, comme moi, que telle est la tendance sociale actuelle, vous ne serez sans doute pas dĠaccord avec le reste de ma démonstration. Car il serait trop facile de prouver que le maintien des vieilles divisions de la société en classes, chacune dĠelles accomplissant des fonctions spécialisés Ñ prêtres, militaires, ouvriers, capitalistes, domestiques, éleveurs, etc. Ñ que ce maintien, donc, est en accord avec la force croissante de la société, et donc que le mariage est une bonne action.

Ma position, le point de départ à partir duquel je mesurerai une bonne ou une mauvaise action, est la suivante: la tendance sociale actuelle sĠoriente vers la liberté de lĠindividu, ce qui implique la réalisation de toutes les conditions nécessaires à lĠavènement de cette liberté.

Second point:

Ma position sur le mariage

Il y a quinze ou dix-huit ans, je nĠétais pas encore sortie du couvent depuis assez longtemps pour avoir oublié ses enseignements. Je nĠavais pas encore assez vécu ni accumulé assez dĠexpériences pour fabriquer mes propres définitions. Pour moi, le mariage était «un sacrement de lĠEglise» ou bien «une cérémonie civile patronnée par lĠEtat», permettant à un homme et une femme de sĠunir pour la vie, à moins quĠils demandent à un tribunal de prononcer leur séparation. Avec toute lĠénergie dĠune libre-penseuse néophyte, je critiquais le mariage religieux parce quĠun prêtre nĠa absolument aucun droit dĠintervenir dans la vie privée des individus ; je condamnais lĠexpression «jusquĠà ce que la mort nous sépare», car cette promesse immorale rend une personne esclave de ses sentiments actuels et détermine tout son avenir; je dénonçais la misérable vulgarité des cérémonies religieuse et civile, qui mettent les relations intimes entre deux individus au centre de lĠattention publique, des commentaires et des plaisanteries.

Je défends toujours ces positions. Rien ne me révulse plus que le prétendu sacrement du mariage; il est une insulte à la délicatesse parce quĠil proclame aux oreilles du monde entier une affaire strictement privée. Ai-je besoin de rappeler, par exemple, la littérature indigne qui circula sur le mariage dĠAlice Roosevelt (4), lorsque la prétendue «princesse américaine» fut lĠobjet de plaisanteries obscènes incessantes, parce que le monde entier devait être informé de son futur mariage avec Mr. Longworth !

Dépendance et épanouissement personnel

Mais aujourdĠhui ce nĠest ni au mariage civil ni au mariage religieux que je me réfère, lorsque jĠaffirme: «Le mariage est une mauvaise action.» La cérémonie elle-même nĠest quĠune forme, un fantôme, une coquille vide. Par mariage, jĠentends son contenu réel, la relation permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et économique qui permet de maintenir la vie de couple et la vie familiale actuelle. Je me moque de savoir sĠil sĠagit dĠun mariage polygame, polyandre or monogame. Peu mĠimporte quĠil soit célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou quĠil nĠy ait pas le moindre contrat entre les époux. Non, ce que jĠaffirme cĠest quĠune relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité, et cĠest cela que je combats. Maintenant, mes opposants savent sur quel terrain je me situe.

Dans le passé, il mĠest arrivé de plaider de façon effusive et sincère pour lĠunion exclusive entre un homme et une femme, tant quĠils sont amoureux. Et je pensais que cette union devrait être dissoute lorsque lĠun ou lĠautre le désirerait. A cette époque jĠexaltais les liens de lĠamour Ñ et seulement ceux-là.
AujourdĠhui, je préfère un mariage fondé uniquement sur des considérations strictement financières à un mariage fondé sur lĠamour. Non pas parce que je mĠintéresse le moins du monde à la pérennité du mariage, mais parce que je me soucie de la pérennité de lĠamour. Le moyen le plus facile, le plus sûr et le plus répandu de tuer lĠamour est le mariage Ñ le mariage tel que je lĠai défini. La seule façon de préserver lĠamour dans la condition extatique qui lui vaut de bénéficier dĠune appellation spécifique Ñ sinon ce sentiment relève du désir ou de lĠamitié Ñ, la seule façon, disais-je, de préserver lĠamour est de maintenir la distance. Ne jamais permettre que lĠamour soit souillé par les mesquineries indécentes dĠune intimité permanente. Mieux vaut mépriser tous les jours votre ennemi que mépriser la personne que vous aimez.

Ceux qui ne connaissent pas les raisons de mon opposition aux formes légales et sociales vont sans doute sĠexclamer: «Alors, vous voulez donc en finir avec toute relation entre les sexes? Vous souhaitez que la terre ne soit plus peuplée que de nonnes et de moines?» Absolument pas. Je ne mĠinquiète pas de la repopulation de la Terre, et je ne verserais aucune larme si lĠon mĠapprenait que le dernier être humain venait de naître. Mais je ne prêche pas pour autant lĠabstinence sexuelle totale. Si les avocats du mariage devaient simplement plaider contre lĠabstinence totale, leur tâche serait aisée. Les statistiques de la folie, et de toutes sortes dĠaberrations, constitueraient à elles seules un solide élément à charge. Non, je ne crois pas que lĠêtre humain moralement le plus élevé soit un individu asexué, ni dĠailleurs une personne qui, au nom de la religion ou de la science, extirpe violemment ses passions.

Je souhaiterais que les gens considèrent leurs instincts normaux, dĠune façon normale, quĠils ne les gavent pas mais ne les rationnent pas non plus, quĠils nĠexaltent pas leurs vertus au-delà de leur utilité véritable et ne les dénoncent pas non plus comme les servantes du Mal, deux attitudes très répandues en ce qui concerne la passion sexuelle. En bref, je souhaiterais que les hommes et les femmes organisent leurs vies de telle façon quĠils puissent être toujours, à toute époque, des êtres libres, sur ce plan-là comme sur dĠautres. Chaque individu doit fixer des limites à ses instincts, ce qui est normal pour lĠun étant excessif pour lĠautre, et ce qui est excessif à une période de lĠexistence étant normal à une autre. En ce qui concerne les effets de la satisfaction normale dĠun appétit normal sur la population, je pense quĠil faut contrôler consciemment ces effets, comme ils le sont déjà, dans une certaine mesure, aujourdĠhui, et le seront de plus en plus, au fur et à mesure que progresseront nos connaissances. Le taux de natalité en France et aux Etats-Unis (chez les Américains nés en Amérique) montre le développement dĠun tel contrôle conscient des naissances.

Le mariage est contraire à lĠépanouissement de lĠindividu

«Mais, diront les partisans du mariage, quĠest-ce qui, dans le mariage, entrave le libre développement de lĠindividu? Que signifie le libre développement de lĠindividu, sĠil nĠest pas lĠexpression de la masculinité et de la féminité? QuĠy a-t-il de plus essentiel pour ces deux éléments que dĠêtre parent et dĠéduquer des enfants? Le fait que lĠéducation dĠun enfant dure de 15 à 20 ans nĠest-il pas le facteur essentiel qui détermine lĠexistence dĠun foyer permanent?»

Ce type dĠargumentation est avancé par les partisans du mariage ayant lĠesprit scientifique. Ceux qui ont lĠesprit religieux invoquent la volonté de Dieu, ou dĠautres raisons métaphysiques. Je ne répondrai pas à ces derniers. Je mĠintéresserai aujourdĠhui seulement à ceux qui prétendent que, lĠHomme étant le dernier maillon de lĠévolution, les nécessités de chaque espèce qui déterminent des relations sociales et sexuelles entre espèces alliées façonnent et déterminent ces relations chez lĠHomme; selon eux, si, chez les animaux supérieurs, la durée de lĠapprentissage détermine la durée de la conjugalité, alors lĠune des plus grandes réussites de lĠHomme est dĠavoir considérablement étendu la durée de lĠapprentissage, et donc de sĠêtre fixé pour idéal une relation familiale permanente.

Ce nĠest que lĠextension consciente de ce que lĠadaptation inconsciente, ou peut-être semi-consciente, a déjà déterminé pour les animaux supérieurs, et en partie chez les espèces sauvages. Si les habitants dĠun pays sont raisonnables, sensibles et contrôlent leurs instincts (avec les autres peuples, ils maintiendront de  toute façon leurs distances, quelles que soient les circonstances), le mariage ne permet-il pas dĠatteindre ce grand objectif de la fonction sociale élémentaire, qui est en même temps une exigence essentielle pour le développement individuel, mieux quĠaucun autre mode de vie? Malgré toutes ses imperfections, nĠest-ce pas le meilleur mode de vie que lĠon ait trouvé jusquĠà présent?

En essayant de prouver la thèse inverse, je ne mĠintéresserai pas aux échecs patents du mariage. Cela ne mĠintéresse pas de démontrer que de nombreux mariages échouent; les archives des tribunaux le prouvent abondamment. Mais de même quĠune hirondelle (ni un vol dĠhirondelles) ne fait pas le printemps, le nombre de divorces, en lui-même, ne prouve pas que le mariage est une mauvaise chose, il démontre seulement quĠun nombre important dĠindividus commettent des erreurs. Cet argument est un argument inattaquable contre lĠindissolubilité du mariage mais pas contre le mariage lui-même.

AujourdĠhui, je mĠintéresserai aux mariages heureux Ñ les mariages au sein desquels, quelles que soient les frictions, lĠhomme et la femme ont passé beaucoup de moments agréables ensemble; des mariages où la famille a vécu grâce au travail honnête, décemment payé (dans les limites du salariat) du père, et préservée par le souci dĠéconomie et les soins de la mère; où les enfants ont reçu une bonne éducation et ont démarré dans la vie sans problème, et où leurs parents ont continué à vivre sous le même toit pour finir leur vie ensemble, chacun étant assuré que lĠautre représente un(e) ami(e) qui lui sera fidèle jusquĠà la mort. Telle est, dĠaprès moi, le meilleur type de mariage possible, et il sĠagit plus souvent dĠun doux rêve que dĠune réalité. Mais parfois il réussit à se réaliser. Je maintiens néanmoins que, du point de vue de lĠobjectif de la vie, cĠest-à-dire du libre développement de lĠindividu, ceux qui ont réussi leur mariage ont mené une vie moins réussie que ceux qui ont eu une vie moins heureuse.

LĠinstinct de reproduction

En ce qui concerne le premier point (le fait que lĠéducation des parents serait lĠune des nécessités fondamentales de lĠexpression de la personnalité), je pense que la conscience va bouleverser les méthodes de la vie. La vie, qui opère inconsciemment, cherchait aveuglément à se préserver par la reproduction, par la reproduction multiple.

Notre esprit est chaque fois bouleversé par la productivité dĠun seul grain de blé, dĠun poisson, dĠune reine des abeilles ou dĠun homme. Nous sommes frappés par le gâchis épouvantable de lĠeffort reproductif; paralysés par une pitié impuissante pour les petites choses, le nombre infini de ces petites vies qui doivent naître, souffrir et mourir de faim, de froid, ou parce quĠelles servent de proies pour dĠautres créatures, et tout cela dans un seul but: afin que, au sein dĠune multitude, seule une petite minorité survive et perpétue lĠespèce ! En guerre contre la nature, lĠhomme, qui nĠen est pas encore maître, a obéi au même instinct et, en procréant de façon prolifique, il a poursuivi sa guerre.

Pour le patriarche hébreu de lĠAntiquité comme pour le pionnier américain, une grande famille était synonyme de force, de richesse en bras et en muscles et représentait un moyen de poursuivre sa conquête des forêts et des terres vierges. CĠétait sa seule ressource contre lĠanéantissement. CĠest pourquoi lĠinstinct de reproduction a été lĠun des moteurs déterminants de lĠaction humaine.

Tout instinct obéit à une loi: il survit longtemps après la disparition du besoin qui lĠa créé, et cette loi agit de façon perverse. Cet instinct qui survit fait partie de la structure de lĠêtre humain, il nĠest pas obligé de se justifier ni forcé dĠêtre satisfait. Je suis persuadée, néanmoins, que plus la conscience des hommes se développe, ou, en dĠautres termes, plus nous devenons conscients des conditions de la vie et de nos relations dans ce cadre, de leurs nouvelles exigences et de la meilleure façon de les satisfaire, plus les instincts inutiles se dissocieront rapidement de la structure de lĠêtre humain.

Comment se présente la guerre contre la nature aujourdĠhui? Pourquoi, alors que nous sommes presque au bord dĠune catastrophe planétaire, sommes-nous certains de la conquérir? La conscience! La puissance du cerveau! La force de la volonté! LĠinvention, la découverte, la maîtrise des forces cachées. Nous ne sommes plus obligés dĠagir aveuglément, de chercher sans cesse à propager lĠespèce pour fournir à lĠhumanité des chasseurs, des pêcheurs, des bergers, des agriculteurs et des éleveurs. Par conséquent, le besoin initial, qui a créé lĠinstinct de reproduction prolifique, a disparu; il est voué à disparaître, il est en train de mourir, mais il disparaîtra plus rapidement si les hommes comprennent de mieux en mieux la situation globale.

Plus les cerveaux ont une production prolifique, plus les idées sĠétendent, se multiplient et conquièrent de pouvoir, plus la nécessité dĠune reproduction physique abondante décline. Tel est mon premier point. Donc lĠépanouissement de lĠindividu nĠimplique plus nécessairementdĠavoir de nombreux enfants, ni même dĠen avoir un seul. Je ne veux pas dire que, bientôt, plus personne ne voudra avoir dĠenfants, et je ne prophétise pas le suicide de lĠespèce humaine. Simplement, je pense que moins dĠhommes et de femmes naîtront, plus il y aura de chances que ceux-ci survivent, se développent et réalisent de projets. En fait, la confrontation entre ces différentes tendances a déjà amené la conscience sociale actuelle à prendre cette direction.

La reproduction et les autres besoins humains

Supposons que la majorité des hommes et des femmes désirent encore, ou même, allons plus loin, admettons que la majorité désirent encore se reproduire de façon limitée,la question est maintenant la suivante: ce besoin est-il essentiel au développement de lĠindividu ou y a-t-il dĠautres besoins tout aussi impérieux? SĠil en existe dĠautres, aussi essentiels, ne doit-on pas les prendre également en compte lorsque lĠon veut décider de la meilleure manière de conduire sa vie? SĠil nĠexiste pas dĠautres besoins aussi vitaux, ne doit-on pas quand même se demander si le mariage est le meilleur moyen dĠassurer lĠépanouissement de lĠindividu? En répondant à ces questions, je pense quĠil sera utile de distinguer entre la majorité et la minorité.

Pour une minorité, lĠéducation des enfants représentera le besoin dominant de leur vie tandis que, pour une majorité, cela constituera seulement un besoin parmi dĠautres. Et quels sont ces autres besoins? Les autres besoins physiques et spirituels! Le désir de manger, de sĠhabiller et de se loger en fonction du goût de chaque individu; le désir dĠavoir des relations sexuelles et pas en vue de la reproduction; les désirs artistiques; le besoin de connaissances, avec ses milliers de ramifications, qui emportera peut-être lĠâme des profondeurs du concret jusquĠaux hauteurs de lĠabstraction; le désir de faire, cĠest-à-dire dĠimprimer sa volonté sur la structure sociale, quĠil sĠagisse dĠun ingénieur mécanicien, dĠun conducteur de moissonneuse-batteuse ou dĠun interpréteur de rêves Ñ quelle que soit lĠactivité personnelle.

Le désir de se nourrir, se loger et se vêtir devrait toujours reposer sur le pouvoir de chaque individu de satisfaire soi-même ses besoins. Mais la vie domestique est telle que, au bout de quelques années dĠexistence commune, lĠinterdépendance croît au point de paralyser chaque partenaire lorsque les circonstances détruisent leur bel arrangement, la femme en étant généralement très affectée, lĠhomme beaucoup moins, en principe. LĠépouse nĠa fait quĠune seule chose dans une sphère isolée, et même si elle a peut-être appris à bien la faire (ce qui nĠest pas sûr, parce que la méthode de formation nĠest absolument pas satisfaisante), de toute façon cela ne lui a pas donné la confiance nécessaire pour gagner sa vie de façon indépendante. Timorée, elle sĠavère le plus souvent incapable de sĠengager dans la lutte. Elle est passée à côté du monde de la production, elle ne le connaît absolument pas. DĠun autre côté, quelle sorte de métier peut-elle exercer? Devenir lĠemployée de maison dĠune autre femme qui la dominera? Les conditions de travail et la rémunération des services domestiques sont telles que nĠimporte quel esprit indépendant préférerait être esclave dans une usine: au moins lĠesclavage est limité à une quantité fixe dĠheures.
 
 

Quant aux hommes, permettez-moi de vous raconter une anecdote: il y quelques jours de cela, un syndicaliste très combatif mĠa déclaré, apparemment sans la moindre honte, quĠil vivrait comme un vagabond et un ivrogne sĠil ne sĠétait pas marié, parce quĠil ne se sent pas capable de tenir une maison. Leur accord mutuel a surtout un mérite, à ses yeux: son épouse sĠoccupe bien de son estomac. Jamais je nĠaurais pensé que quelquĠun puisse admettre se trouver dans un tel état dĠimpuissance, mais cet homme mĠa sans doute dit la vérité.

Ce type dĠaveu est certainement une des plus graves objections contre le mariage, comme contre toute autre condition produisant de semblables résultats. En choisissant sa position économique dans la société, on devrait toujours veiller à ce quĠelle vous permette de continuer à vivre sans aucun handicap Ñ de façon à rester une personne entière, ayant toutes ses capacités pour produire et se protéger elle-même, un individu centré sur lui-même.

LĠhypocrisie sexuelle des femmes

En ce qui concerne lĠappétit sexuel, en dehors de la reproduction, les avocats du mariage prétendent, et avec de bonnes raisons, quĠil procure une satisfaction normale à un appétit normal. Selon eux, il constitue un garde-fou physique et moral contre les excès et leurs conséquences, les maladies. Nous avons sans cesse la preuve douloureuse que le mariage nĠest pas très efficace sur ce plan-là. Quant à ce quĠil pourrait accomplir, il est presque impossible de le savoir; car lĠascétisme religieux a tellement implanté le sentiment de la honte dans lĠesprit humain, à propos du sexe, que notre première réaction, lorsquĠon en discute, semble de mentir.

CĠest particulièrement le cas avec les femmes. La majorité dĠentre elles souhaitent donner lĠimpression quĠelles sont dépourvues de désir sexuel et pensent se décerner le plus beau compliment lorsquĠelles déclarent: «Personnellement, je suis très froide; je nĠai jamais éprouvé une telle attraction.» Parfois elles disent la vérité mais, le plus souvent, il sĠagit dĠun mensonge Ñ issu des enseignements pernicieux diffusés par lĠÉglise pendant des siècles. Une femme normalement constituée comprendra quĠelle ne se rend pas hommage lorsquĠelle se refuse le droit dĠexister complètement, pour elle-même ou par elle-même; il est certain que, lorsquĠune telle déficience se manifeste vraiment, dĠautres qualités peuvent se développer, ayant peut-être une plus grande valeur. En général, cependant, quels que soient les mensonges des femmes, une telle déficience nĠexiste pas. Habituellement, les êtres jeunes et sains des deux sexes désirent avoir des relations sexuelles. Le mariage est-il donc la meilleure réponse à ce besoin humain?

Les effets catastrophiques de la cohabitation

Supposons quĠils se marient, disons à vingt ans, ou quelques années plus tard, ce qui est généralement le cas puisque lĠappétit sexuel est le plus actif à cet âge; les deux partenaires (et pour le moment je mets de côté la question des enfants) se trouveront trop (et trop fréquemment) en contact. Rapidement ils ne savoureront plus la présence de lĠautre. LĠirritation commencera. Les petits détails mesquins de la vie commune amèneront le mépris. Ce qui était autrefois une joie exceptionnelle deviendra un automatisme, et détruira toute finesse, toute délicatesse. Souvent la cohabitation se transformera en une torture physique pour lĠun des partenaires (le plus souvent la femme) tandis quĠelle procurera encore un peu de plaisir à lĠautre, et ce pour une raison simple: les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle.

 Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que lĠon puisse opposer au mariage. Même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées lĠune à lĠautre, rien ne prouve quĠelles continueront à lĠêtre durant le reste de leur existence. Et aucune période nĠest plus trompeuse, en ce qui concerne lĠévolution future, que lĠâge dont je viens de parler. LĠâge où les désirs et les attractions physiques sont les plus forts est aussi le moment où ces mêmes désirs obscurcissent ou réfrènent dĠautres éléments de la personnalité.

Les terribles tragédies de lĠantipathie sexuelle, qui produisent le plus souvent de la honte, ne seront jamais dévoilées. Mais elles ont causé dĠinnombrables meurtres sur cette terre. Et même dans les foyers où lĠon a maintenu lĠharmonie et où, apparemment, règne la paix conjugale, un tel climat familial nĠest possible que parce que lĠhomme ou la femme sĠest résigné, a nié sa propre personnalité. LĠun des partenaires accepte de sĠeffacer presque totalement pour préserver la famille et le respect de la société.

Si ces phénomènes, cette dégradation physique sont horribles, rien nĠest plus terrible que la dévastation des âmes. Lorsque la période de lĠattraction physique prédominante prend fin et que les tendances de chaque âme commencent à sĠaffirmer de plus en plus ouvertement, rien nĠest plus affreux que de se rendre compte que lĠon est lié à quelquĠun, que lĠon va vivre jusquĠà sa mort avec une personne dont on sent que lĠon sĠéloigne chaque jour de plus en plus. «Pas un jour de plus ensemble!» affirment les partisans de lĠunion libre. Je trouve de tels slogans encore plus absurdes que les discours des avocats de la «sainteté» du mariage. Les liens existent, les liens de la vie commune, lĠamour du foyer que lĠon a construit ensemble, les habitudes associées à la cohabitation et à la dépendance; il nĠest pas facile de se débarrasser de ces véritables chaînes, qui tiennent prisonniers les deux partenaires. Ce nĠest pas au bout dĠun jour ou dĠun mois, mais seulement après une longue hésitation, une longue lutte et des souffrances, des souffrances très éprouvantes, que la séparation déchirante se produira. Et souvent elle ne se produit même pas.

Deux exemples

Un chapitre de la vie de deux hommes récemment décédés illustrera mon propos. Ernest Crosby a fait un mariage, je suppose heureux, avec une femme à lĠesprit et aux sentiments conservateurs. A lĠâge de 38 ans, alors quĠil officiait comme juge à la cour internationale du Caire, il est devenu pacifiste (5). Mais sa conception de lĠhonneur lĠa obligé à continuer à assurer des fonctions sociales quĠil méprisait! Pour citer lĠun de ses amis, Leonard Abbot, «il vivait comme un prisonnier dans son palais, servi par des domestiques et des laquais. Et à la fin il est devenu lĠesclave de ses biens». Si Crosby nĠavait pas été attaché par les liens du mariage et des relations familiales à quelquĠun ayant des conceptions de la vie et de lĠhonneur très différentes des siennes, le bilan de sa vie nĠaurait-il pas été plus positif ? Comme son maître à penser Tolstoï, sa vie contredisait ses oeuvres parce quĠil était marié avec une femme qui ne sĠétait pas développée parallèlement à lui.

Le second exemple est celui de Hugh O. Pentecost. A partir de 1887, quelles que soient ses tendances spéciales, Pentecost sympathisa avec la lutte du mouvement ouvrier, sĠopposant à lĠoppression et à toutes les formes de persécution. Cependant, sous lĠinfluence de ses relations familiales, et parce quĠil sentait quĠil devait atteindre un plus grand confort matériel et un meilleur standing social que ce que pouvait lui apporter sa position de conférencier radical, il consentit, à partir dĠun certain moment, à devenir la marionnette de ceux quĠil avait si sévèrement condamnés, en acceptant le poste de procureur. Pire encore: il prétendit avoir été trompé comme un enfant lorsquĠil avait commis la plus belle action de sa vie en protestant contre lĠexécution des anarchistes de Chicago en 1886. Que lĠinfluence familiale ait pesé sur lui, je lĠai appris de sa propre bouche; Pentecost nĠa fait que répéter, à une plus petite échelle, la trahison de Benedict Arnold (6) qui, pour lĠamour de sa femme aux idées conservatrices laissa tout le poids de lĠinfamie peser sur lui. Je sais quĠil sĠest sans doute servi de cette excuse, quĠil sĠest réfugié derrière le vieil argument de la tentation dĠÈve, mais ce facteur a certainement joué un rôle. JĠai évoqué ces deux cas parce quĠil sĠagit dĠhommes publics; mais chacun de nous connaît de tels exemples chez des personnes beaucoup moins célèbres, et cĠest fréquemment la femme dont les aspirations personnelles et intellectuelles sont avilies par les liens du mariage.

Et ceci nĠest quĠune facette du problème. En effet, que penser de lĠindividu conservateur qui se trouve lié à quelquĠun qui offense constamment tous ses principes? Les êtres humains ne peuvent penser de la même façon et éprouver les mêmes sentiments au même moment, sur une longue durée; cĠest pourquoi les périodes durant lesquelles ils nouent des liens ne devraient être ni fréquentes ni contraignantes.

LĠéducation des enfants

Mais revenons à la question des enfants. Dans la mesure où il sĠagit dĠun désir normal, ne peut-il être satisfait sans le sacrifice de la liberté individuelle requis par le mariage? Je ne vois aucune raison pour que ce soit impossible. Un enfant peut être élevé aussi bien dans un foyer, dans deux foyers ou dans une communauté; la découverte de la vie sera bien plus agréable si elle a lieu dans une atmosphère de liberté et de force indépendante que dans un climat de répression et de mécontentement cachés. Je nĠai aucune solution satisfaisante à offrir aux différentes questions que pose lĠéducation des enfants; mais les partisans du mariage sont dans le même cas que moi.

Par contre, je suis convaincue quĠaucune des exigences de la vie ne devrait empêcher un développement personnel et libre dans lĠavenir. Les vieilles méthodes dĠéducation des enfants, sous le joug indissoluble des parents, nĠont pas donné des résultats convaincants. (Les parents conservateurs se désolent sans doute dĠavoir des enfants contestataires, mais il ne leur vient probablement pas à lĠesprit que leur système est en cause.) LĠunion libre donne des résultats, qui ne sont ni meilleurs ni pires. Quant à lĠenfant élevé par un seul parent, il nĠest ni plus malheureux ni plus heureux quĠun autre. Des journaux comme Lucifer (7) regorgent dĠhypothèses, de théories et de propositions dĠexpériences, mais jusquĠici on nĠa jamais trouvé de principes dĠéducation infaillibles pour les parents, biologiques ou adoptifs. CĠest pourquoi je ne vois pas pourquoi lĠindividu devrait sacrifier le reste de sa vie en faveur dĠun élément aussi incertain.

Si vous voulez que lĠamour et le respect puissent durer, ayez des relations peu fréquentes et peu durables. Pour que la Vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec un( e ) ami( e ).  Je crois que le mariage défraîchit lĠamour, transforme le respect en mépris, souille lĠintimité et limite lĠévolution personnelle des deux partenaires. CĠest pourquoi  je pense que «le mariage est une mauvaise action».



Voltairine de Cleyre
NOTES
1. Thomas Henry Huxley (1825-1895). Naturaliste britannique et défenseur de la théorie de lĠévolution de Darwin.
2. Eduard von Hartman (1842-1906). Philosophe allemand. Selon lui, une force impersonnelle anime le monde et mènera celui-ci à lĠanéantissement total. Pour Voltairine de Cleyre cette force inconsciente peut, au contraire, se transformer grâce à lĠaction consciente des hommes et conduire à la libération de lĠindividu.
3. D. H. Lum: mentor de Voltairine de Cleyre (cf. lĠarticle de Chris Crass).
4. Alice Roosevelt: durant sa jeunesse, la fille du président Théodore Roosevelt aimait scandaliser son entourage. Elle épousa un congressiste playboy et devint une figure importante des coulisses de Washington.
5. Après avoir donné sa démission de son poste de juge, Ernest Crosby écrivit de nombreux articles et livres contre la guerre et contre lĠimpérialisme américain.
6. Benedict Arnold (1741-1801): général qui servit la cause de la Révolution américaine, puis fit allégeance aux Britanniques après sĠêtre marié à une fervente loyaliste. Il est considéré comme le type même du traître, puisquĠil fut non seulement vénal (il exigea beaucoup dĠargent pour ses renseignements) mais lâche (il fit pendre un espion à sa place).
7. Lucifer, the Light Bearer: journal animé pendant vingt-quatre ans par Moses Harman (1830-1910). Féministe, partisan du contrôle des naissances et de lĠunion libre, il fit de son journal une tribune libre de discussion sur la sexualité. Condamné à un an de travaux forcés à lĠâge de 75 ans pour ses positions, en vertu des lois Comstock.