Nico Berti — L'anarchisme dans l'histoire mais contre l'histoire

Nico BERTI
L'ANARCHISME DANS L'HISTOIRE
MAIS CONTRE L'HISTOIRE

Merci à Anne Mireau du Syndicat Intercorporatif Anarchosyndicaliste (SIA) de Caen
Contact : SIA BP 257 14013 Caen cedex

Traduit de l'italien par... Roméo Alfa

COMPLEXITÉ ET MULTIPLICITÉ DES INTERPRÉTATIONS
GENÈSE ET NATURE DE CLASSE DE L'ANARCHISME
PENSEE ET ACTION: UNE VÉRIFICATION CONTINUE
L'ACTION COMME PENSÉE
TEMPS HISTORIQUES ET TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES
L'ANARCHISME COMME SUJET HISTORIQUE NON MODIFIABLE
NOTES

Une étude sur l'historiographie de l'anarchisme comporte, en préliminaire, la définition de quelques problèmes de méthode. Tout d'abord celui résultant du rapport entre la recherche de l'objectivité historique d'une part, et l'inévitable orientation idéologique de toute analyse historiographique de l'autre ; ensuite, la question de la délimitation du thème, que ce soit dans l'espace ou dans le temps ; enfin, celui de la définition des motivations théoriques et idéologiques à la base de la recherche elle-même.

Pour ce qui est du premier point, nous estimons que l'objectivité historique au sens absolu du terme n'existe pas. Chaque historien et chaque historiographe forge ses normes selon les critères scientifiques les plus divers et les plus disparates. En ce qui concerne notre orientation, nous n'indiquerons pour le moment que le thème général auquel nous nous attacherons, à savoir la confrontation continuelle entre le domaine propre à l'idéologie et celui des faits. Seule cette méthode nous dira dans quelle mesure la première s'est faite histoire dans les seconds.

A propos du second point, nous ne chercherons pas tant à délimiter à priori un espace thématique général qu'à choisir, cas par cas, des exemples qui renferment et expriment par leur nature exemplaire une expérience de caractère général.

Ensuite, le troisième point est dans un certain sens lié au premier dans la mesure où les impératifs de notre orientation idéologique et historiographique ne sont pas, évidemment, qu'une méthode et un critère de recherche, mais aussi l'exigence d'un lien entre l'expérience significative du passé et les problèmes actuels, de manière à ce que l'enseignement d'hier serve aux luttes de demain.

Si les trois points rapidement évoqués ci-dessus font référence aux conditions préliminaires à une introduction à l'historiographie de l'anarchisme, ils indiquent également les limites irréductibles de cette recherche qui finit avec le passage du domaine de l'histoire à celui de l'idéologie. A notre avis, on ne peut séparer une appréciation d'ordre historiographique d'une appréciation idéologique, non seulement pour les raisons évoquées plus haut mais aussi parce que le domaine de l'une empiète automatiquement sur celui de l'autre. Aborder l'anarchisme d'un point de vue historiographique c'est, en dernière analyse, discuter de son idéologie. Il ne faudra donc pas s'étonner si, au cours de l'analyse, nous prenons en considération quelques arguments qui ressortissent en réalité au domaine idéologique.

Deux mots maintenant pour ce qui concerne la disposition du présent travail. Celui-ci se divise grosso modoen deux parties. Dans la première, nous analyserons et discuterons quelques jugements d'interprétation sur l'histoire de l'anarchisme qui sont communs à diverses écoles. Ces jugements sont regroupés ici selon un critère d'homogénéité spécifique, c'est-à-dire faisant abstraction des diverses orientations idéologiques qui les sous-tendent. Dans la seconde partie, au contraire, nous essaierons de formuler et de suggérer les hypothèses interprétatives que nous estimons correctes et conformes au présent sujet.


COMPLEXITÉ ET MULTIPLICITÉ DES INTERPRÉTATIONS

La première remarque d'ordre général concerne la série simultanée, complexe et disparate de jugements et d'interprétations relatifs à l'idéologie et à l'histoire de l'anarchisme. Certains points de vue, bien qu'émanant parfois de la même école idéologique, sont si contradictoires entre eux qu'ils s'annulent réciproquement, alors que d'autres, même s'ils ne sont pas opposés, sont de toute façon assez différents. Une telle diversité rend toute analyse de synthèse extrêmement difficile : la matière est vaste et recouvre des horizons politiques et culturels très hétérogènes. En outre, si la multiplicité de jugements est l'indice d'une difficulté objective contenue dans la matière — de par son étendue et sa complexité — elle démontre d'autre part que les jugements se ramènent tous de leur aspect scientifique à celui, plus significatif et concret, des motivations idéologiques.

Il n'y a qu'un point commun à ces diverses positions, c'est celui relatif au caractère «utopique» de l'anarchisme. Dans l'hétérogénéité des interprétations, c'est le seul fil conducteur, la seule matrice où se regroupent les différentes conceptions et interprétations de départ. Marxistes et conservateurs, radicaux et réactionnaires, libéraux et progressistes sont tous d'accord pour assigner avant tout à l'anarchisme une dimension utopique. Il s'ensuit que si l'histoire humaine a été jusqu'ici histoire du pouvoir, l'histoire de l'anarchisme a été une anti-histoire. Sa négation de l'État, donc de la disposition historico-politique de la civilisation moderne, le fait de dénier toute validité révolutionnaire «à la façon même dont se présente la révolution socialiste» (1), sa nature d'élément permanent de subversion et de perturbation de l'ordre institué — que ce soit l'ordre capitaliste ou l'ordre «socialiste» —, tout cela complique à l'extrême la tâche des historiographies du pouvoir.

Pour expliquer cette anti-histoire, les historiens du pouvoir ont échafaudé explications sur explications. Quelques-unes sont en partie acceptables pour ce qui concerne une reconstitution dynamique des faits, mais elles sont toutes très éthérées et évanescentes sous le profil de l'explication INTERNE du sujet historique examiné. Du reste, il ne pouvait pas en être autrement. Si l'anarchisme est une anti-histoire, son autonomie n'existe pas ; les raisons de son existence sont à chercher ailleurs. D'où l'enchevêtrement confus et contradictoire des interprétations : l'anarchisme devient à la fois expression des masses paysannes, de la petite bourgeoisie, du sous-prolétariat, des formes primitives de rébellion sociale, des artisans en lutte contre l'industrialisation, du banditisme social, des émigrés marginalisés, de la classe ouvrière non organisée, des intellectuels bohème fin de siècle, de terrorismes à plusieurs versions, etc. Chacune de ces définitions, en ne privilégiant que des aspects sociologiques partiels de l'anarchisme, C'EST-A-DIRE LIÉS A DES ÂGES ET DES ASPECTS PARTICULIERS DE CELUI-CI, a élevé à valeur d'interprétation historique la partie pour le tout (2). Pour réparer les dégâts d'un tel massacre, il faut ramener l'anarchisme à son extension spatiale multiforme qui s'identifie avec son caractère internationaliste particulier, en le réexaminant d'autre part en perspective dans l'arc global de son développement historique ; c'est-à-dire qu'il faut lui restituer les caractères spatio-temporels qui lui sont propres.


GENÈSE ET NATURE DE CLASSE DE L'ANARCHISME

Une bonne partie de l'historiographie concorde pour assigner une cause précise à la genèse de l'anarchisme. Cette cause est généralement repérée en un double moment : d'une part l'arriération socio-économique, qui fait humus, de l'autre le contexte historico-dynamique qui voit le passage de l'économie précapitaliste à la forme moderne d'industrialisation. Ce contexte, qui concerne une grande partie des pays européens, constitue le cadre naturel de l'anarchisme. Celui-ci est donc «un produit du dix-neuvième. Il est, en partie, le reflet de l'affrontement entre les machines de la révolution industrielle et une société artisanale et paysanne» (3). Il en découle une conception du monde et de l'histoire caractéristique des classes sociales tournées vers le passé plutôt que vers l'avenir. Les anarchistes, en effet, «trouvèrent du succès surtout dans ces classes sociales qui, incapables de s'adapter à la tendance historique dominante. étaient en train de perdre influence et consistance» (4). L'anarchisme devient ainsi «un mouvement de déshérités, d'éléments repoussés aux marges de l'histoire du progrès matériel du dix-neuvième siècle» (5).

Toutes ces interprétations résument en un certain sens exemplairement l'opinion de tous ceux qui ont une lecture mythique, archaïque. voire poétique de la genèse de la pensée du mouvement anarchiste. Sous cet aspect, une telle genèse, plutôt qu'une naissance est une renaissance ou, mieux, un retour impossible. James Joli, par exemple conjuguant le composant de l'hérésie à celui de la raison comme causes concomitantes de la naissance de l'anarchisme, reconnaît dans la première une caractéristique récurrente de ces mouvements qui appuient «la revendication d'une réforme sociale sur la foi dans la possibilité immédiate du Millénaire, combinaison de Jugement dernier et de retour à l'âge l'or du paradis terrestre» (6). La thèse est suggestive, mais débile et superficielle dans son argumentation. Elle est la conséquence d'une lecture élitive et sommaire de l'idéologie anarchiste. En refusant et en niant la validité supposée des lois, cette dernière semble aussi nier la complexité de la vie sociale : un monde sans lois ne peut être qu'un monde structurellement pauvre, socialement amorphe, culturellement simplet. Ces caractéristiques sont considérées comme les éléments naturels et constants de la doctrine libertaire, ce qui révélerait la perspective maladroite de son optique du pouvoir — l'impossibilité de concevoir une vie sociale riche et complexe hors de la tutelle dominatrice des lois (7).

Maintenant, examinons cette thèse interprétative générale avec une attention particulière (étant donné son influence sur les historiens du pouvoir) afin d'en démontrer l'incapacité à expliquer complètement la genèse de l'anarchisme. Ainsi il s'agit de voir dans quelle mesure et de quelle façon l'anarchisme est caractéristique de pays arriérés comme par exemple l'Italie et l'Espagne à une certaine époque. Entendons nous bien, personne ne peut nier que l'Italie et l'Espagne d'alors n'aient pas été économiquement arriérées en comparaison d'autres pays européens ; nous voulons seulement remettre en question cette assimilation surtout en ce qui concerne la nature de classe de l'anarchisme. En effet, c'est justement sur ce thème extrêmement important que l'historiographie courante se perd dans des contradictions manifestes et insolubles. Si en Espagne et en Italie, l'anarchisme fut effectivement l'expression de classes subalternes arriérées par rapport à la forme capitaliste moderne de production, comment expliquer alors la naissance et la nature de classe de l'anarchisme en France ? Alors que l'anarchisme italien et espagnol est l'expression des masses paysannes et sous-prolétaires (8), l'anarchisme français se caractérise par une nette dominante de l'élément urbain et ouvrier (9).

Ces interprétations sociologiques diverses et contradictoires sur la genèse de l'anarchisme indiquent involontairement d'une part que CELUI-CI N'EST L'EXPRESSION D'AUCUNE CLASSE EXPLOITÉE EN PARTICULIER (MAIS DE LEUR PRATIQUE REVOLUTIONNAIRE), tandis que de l'autre elles confirment indirectement le caractère unilatéral de toute position historiographique qui ne tient pas compte de son caractère SIMULTANÉMENT INTERNATIONALISTE ET RÉVOLUTIONNAIRE. Caractère internationaliste qui s'exprime dans son pluralisme sociologique, idéologique et organisationnel, caractère révolutionnaire qui s'exprime dans le dynamisme de la lutte sociale chaque fois que cette lutte est le produit de diverses classes et strates sociales qui entrent DE FAIT en lutte ouverte contre l'exploitation économique et l'autoritarisme étatique.

Par conséquent les nœuds de la compréhension historique de l'anarchisme ne peuvent pas être dénoué par analyse statique de quelques-uns de ses épisodes qui se présentent à chaque fois sous des jours différents et contradictoires — par conséquent plus marqués par une dimension tactique que stratégique — mais par une vision globale de son développement. En outre ce développement ne se justifie ni ne s'explique s'il n'est pas interprété à travers une lecture correcte et précise de la pensée anarchiste.

Ce n'est donc pas la description géographico-économique qui est la clef de voûte de tout raisonnement visant à expliquer la consistance ou pas de l'anarchisme, comme, Santarelli le fait pour l'Italie (10), MAIS LA RECONSTITUTION DES MOMENTS RÉVOLUTIONNAIRES QUI CHAQUE FOIS QU'ILS SE MANIFESTENT, METTENT TOUJOURS L ANARCHISME AU PREMlER PLAN. Sous cet aspect, la série de luttes sociales qui parcourt l'Europe dans la seconde moitié du dix-neuvième n'est pas un indice suffisant pour retracer le parcours historique de l'anarchisme. Sur cette base on doit fonder l'orientation d'une recherche qui retienne de ces luttes les moments révolutionnaires, les risques d'affrontement intransigeant avec le pouvoir (11). Ce n'est que de cette façon qu'on peut lire et interpréter, par exemple, les mouvements insurrectionnels des internationalistes italiens et espagnols dans les années 1873-77. Leur signification authentique et originelle ne doit pas être recherchée dans l'identification entre «jacquerie» paysanne et anarchisme, mais dans la situation spécifique potentiellement révolutionnaire qui caractérisait l'Italie et l'Espagne à ce moment là (12). Du reste. cette interprétation est étayée par la présence simultanée de l'élément urbain et ouvrier dans la Commune de Paris (13). Mais on voit justement ici que ce qui est commun à cette dernière et aux mouvements insurrectionnels italiens et espagnols ce n'est pas le sujet sociologique qui change selon le contexte historique mais l'explicite lutte révolutionnaire pratiquée par les classes subalternes.

Ce discours est également valable pour ce siècle-ci. La Russie, l'Allemagne, les États-Unis l'Amérique latine, l'Italie et l'Espagne voient différentes classes sociales exprimer historiquement l'anarchisme : les paysans d'Ukraine et d'Andalousie ne sont certes pas les ouvriers de la République bavaroise des Conseils ou de l'I.W.W. La multiformité des luttes et les contextes historiques particuliers résultent de la diversité des sujets et vice versa, mais si cette multiformité n'est pas ramenée aux objectifs idéologiques de l'anarchisme, elle demeure, comme on dit, ou «histoire sociologique» ou «histoire événementielle» (14). Certes, il ne suffit pas de parler d'une situation révolutionnaire pour qu'il y ait une présence et un développement de l'anarchisme. Si nous nous référons ici aux pays cités plus haut, c'est parce que ceux-ci furent soumis avec plus ou moins d'intensité à cet affrontement ouvert auquel nous avons fait allusion entre pouvoir et masses opprimées. Et, de plus parce que préfiguraient dans ces luttes quelques formes libertaires qui étaient l'expression spontanée des besoins collectifs traduits en termes d'autogestion, d'action directe, d'expérimentation libre, etc. Pour lire et interpréter historiquement l'anarchisme il faut donc une vérification et une confirmation continuelle entre pensée et action, fins et moyens, théorie et pratique. Voilà donc une première introduction à une EXPLICATION INTERNE du sujet historique examiné. On ne peut partir que de là pour effectuer une reconstitution qui comprenne et explique les liens organiques avec le contexte général.


PENSÉE ET ACTION: UNE VÉRIFICATION CONTINUE

Ce contexte, élargissant le point de vue subjectif de l'explication INTERNE, doit être cherché dans l'aire du mouvement social, surtout ouvrier et paysan, qui constitue le champ d'action naturel de l'anarchisme. A ce niveau, l'élargissement du point de vue subjectif à une dimension plus vaste, mais aussi simultanément plus hétérogène dans sa composition et dans ses tendances, pose le problème du rapport non seulement entre pensée et action dans l'anarchisme, mais aussi, parallèlement, du rapport entre ce dernier et le mouvement social (15). En ce qui concerne le premier aspect, on peut se demander comment «lire» ce rapport qui constitue la prémisse fondamentale de notre interprétation. A notre avis, pour faire ressortir la constante historique de l'anarchisme — ce qui est le problème de fond — il faut que la vérification entre praxis et intentions idéologiques SOIT CONFIRMÉE PAR UN RAPPORT NON CONTRADICTOIRE ENTRE CELLE-CI ET LES FINS ULTIMES DE LA PENSÉE ET DE L'ACTION , considérés ici comme le reflet l'un de l'autre.

Ainsi, par exemple, pour comprendre dans quelle mesure les lignes théoriques du fédéralisme proudhonien se sont faites histoire dans les formes organisationnelles anarcho-syndicalistes et plus particulièrement dans la forme française, on doit effectuer une comparaison qui fasse ressortir de cette traduction une continuité historique non contradictoire: la décentralisation et l'autonomie des Bourses du Travail illustrent cette continuité (16). le sorélisme et le «syndicalisme pur» qui en résulta la contredisent (17). Ainsi la théorisation bakouninienne de l'alliance classe ouvrière/masses paysannes doit être recherchée dans la critique anarchiste de la conception marxiste de la lutte de classe et donc, sur le terrain historique, dans les défaites répétées de la classe ouvrière qui dans le sillage de cette conception, négligeait l'importance fondamentale de cette liaison (la Commune de Paris et la République bavaroise n'en sont que les exemple les plus fameux). Comme on le voit, il ne s'agit pas seulement de quantifier le problème mais aussi de le qualifier. en ce sens que le rapport entre pensée et action n'est pas seulement un rapport entre l'idéologie et sa diffusion sociale mais également un rapport relatif à la façon dont se produit cette traduction.

Mais que signifie ce discours ? Selon nous, il recouvre simultanément deux aspects. Le premier concerne l'interprétation historique de ce rapport, lequel se présente «institutionnellement» non sous la forme de la division entre mouvement anarchiste spécifique et mouvement social général, mais par la compénétration du premier dans le second dans la mesure ou il l'interprète révolutionnairement, annulant donc toute orientation organisationnelle hiérarchique (sur ce dernier point, nous verrons aussi le problème des éventuelles «dégénérescences» à l'espagnole). Le deuxième aspect, au contraire, porte sur quelques problèmes de technique historiographique et philologique : il s'agit d'une part de lire «anarchistement» des événements ou des formes de pensée qui ne se sont pas présentés «officiellement» comme tels (18), de l'autre, pour ne pas tomber comme Daniel Guérin (19) dans des erreurs d'appréciation, soumettre ces pièces à une lecture attentive et rigoureuse de l'idéologie et de la théorie anarchiste (20).

Pensée et action, avons-nous dit. Avant tout, essayons d'interpréter ce rapport à l'intérieur de la dimension spécifique de l'anarchisme. Donc problème de vérification précise entre doctrine et action — la première s'expliquant par la seconde et réciproquement — problème qui selon nous introduit le discours de la reconstitution d'UNE CONSTANTE HOMOGÈNE A L'INTÉRIEUR DES MANIFESTATIONS PLURALISTES DE L'ANARCHISME. Celles-ci marquent et confirment justement les limites de superposition «autoritaire» entre mouvement spécifique et classes exploitées, en ce sens que le premier n'impose pas aux secondes un schéma préconstitué — comme c'est par exemple le cas du marxisme — mais en exprime précisément les multiples tendances pour autant que celles-ci sont HISTORIQUEMENT révolutionnaires. Mais comme pour être telles ces tendances doivent émerger de façon spontanée et libre — c'est-à-dire de manière autonome — il y a une coïncidence entre celle-ci et l'anarchisme : coïncidence pratique et théorique parce que ce dernier est également, comme on le sait, pluralité et autonomie. Nous ne sommes cependant pas d'accord avec Jean Maitron lorsqu'il définit ce pluralisme — qui comprend l'antimilitarisme, l'éducation anti-autoritaire, les expériences de communauté libre, etc. — comme une «dispersion des tendances» (21), l'imputant au manque «de cohésion doctrinale de l'anarchisme» (22). Reste plutôt à savoir jusqu'à quel point certains de ces courants, spécialement ceux relatifs à l'efflorescence individualiste de la fin du siècle dernier, ont été des expressions authentiques de celui-ci.

Mais outre ce dernier problème en un certain sens marginal, reste toujours ouverte la question relative à une SUBORDINATION DE FAIT de l'action à la pensée, considérées ici l'une comme expression du mouvement spécifique et l'autre comme expression du mouvement social, hiérarchisation qui s'est quelquefois présentée par exemple en Espagne dans le rapport FAI/CNT. Maintenant, du moment que le nœud à dénouer pour comprendre cette SUBORDINATION se trouve dans les conséquences historiques de la division entre mouvement politique et mouvement économique — division décidée à la Conférence de Londres de 1871 —, nous devons analyser ces conséquences pour saisir dans quelle mesure l'anarchisme les a subies (en les renversant cependant positivement) Examinons-les donc brièvement en partant de la racine théorique qui les a engendrées : la conquête du pouvoir politique prônée par les marxistes. Mais que signifiait cette conquête par rapport à l'idée et à la pratique internationaliste ? A notre avis cela signifiait leur total renversement. En effet, pour conquérir le pouvoir politique les classes inférieures auraient dû effectuer la lutte À L'INTÉRIEUR des frontières nationales. Ce n'est que dans ces limites, c'est-à-dire à l'intérieur de chaque État national, qu'elles pouvaient vraisemblablement conquérir ce pouvoir. La conséquence était cependant que l'indissociable binôme de la lutte économico-politique, entendue comme lutte SIMULTANÉE contre le capitalisme et l'État, était détruit du fait qu'on privilégiait la seconde par rapport à la première. Ce qui n'aurait dû être qu'un moyen (la lutte politique) devenait en fait une fin, et la fin (l'émancipation économique) devenait un moyen. Conséquences : à l'unité (au-dessus des États nationaux) des intérêts objectifs des exploités — intérêts fondés sur la lutte économique pour l'émancipation de ces derniers — était substituée l'unité fictive de la lutte politique, avec pour inévitable résultat que l'initiative révolutionnaire des exploités restait conditionnée par l'initiative stratégique des Etats nationaux (23). (Entre parenthèses : à notre avis. ce sont là les racines historiques de l'impuissance de la Seconde Internationale face à la Première Guerre Mondiale).

Si cette interprétation est juste, il devient donc évident que la SUBORDINATION DE FAIT DE L'ACTION A LA PENSÉE, pour autant qu'elle s'exprime dans les exemples rapportés plus haut ou même dans d'autres, a été due à une carence de la pratique internationaliste de la part de l'anarchisme. En outre, il devient tout aussi clair qu'en favorisant l'initiative stratégique des États nationaux, cette carence favorisait simultanément l'action directement répressive de ceux-ci, avec pour conséquence que le mouvement révolutionnaire en général et anarchiste en particulier se substituait et se superposait au prolétariat — qui dans de tels moments tendait à se mettre sur la défensive —, donnant lieu ainsi à cette SUBORDINATION.

En tenant compte de cette dimension — ambivalente, comme nous l'avons dit (24) — il est maintenant possible de voir dans quelle mesure la diffusion de l'anarchisme dans les masses permit à ces dernières de le pratiquer dans ces moments et dans ces formes qui ne se révélèrent pas «officiellement» comme tels. Avec ce critère nous entendons regrouper la pratique anarcho-syndicaliste et toutes les pratiques sociales libertaires. A ce niveau, le travail à effectuer pour retrouver ces mouvements des classes exploitées devient extrêmement problématique. Le deuxième aspect de la question posée au début de ce paragraphe, celui relatif à la GÉNÉRALISATION DE L'ANARCHISME et à une reconstitution en dehors de ses limites proprement dites, se livre maintenant tout entier : mouvement social et mouvement spécifique, lutte de classe et lutte révolutionnaire, anarchisme et syndicalisme, etc., confluent ici en une structure intégrante difficile à distinguer dans ses composants. En effet, comment évaluer, interpréter, définir et reconnaître cette GÉNÉRALISATION ? Réponse: EN LISANT L'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE (LIBERTAIRE ET ÉGALITAIRE) DES OPPRIMÉS COMME UNE PENSÉE ANARCHISTE QUI S'EST FAITE HISTOIRE.


L'ACTION COMME PENSÉE

Maintenant se pose le problème de voir dans cette «lecture» aussi bien l'action de l'anarchisme pris dans sa spécificité que l'action auto-émancipatrice des classes subalternes. Disons tout de suite que le rapport entre elles est, sous ce profil, un rapport organique, car en lisant l'action de l'anarchisme comme pensée, nous voulons lire aussi, dans cette pensée, celle des opprimés qui s'est faite action. L'exigence d'une telle orientation n'est pas seulement de caractère strictement exégétique — consistant dans ce cas précis à passer de l'interprétation du POURQUOI de l'action à la SIGNIFICATION de celle-ci — à notre avis, elle est aussi nécessairement inhérente à la technique historiographique utilisable pour une reconstitution historique de l'anarchisme. En effet, une des plus grandes difficultés objectives qui se présente dans toute recherche sur ce sujet résulte de l'extrême insuffisance du matériel de documentation, qu'il s'agisse de production directement anarchiste ou de travaux sur l'anarchisme. Si le manque et la perte parfois irréparable de textes, brochures, journaux, documents, proclamations, manifestes, etc. dus principalement à la répression systématique de la part des gouvernements ainsi qu'à de nombreuses conditions de caractère économique et logistique, sont l'indice objectif des limites des possibilités techniques de la recherche — comme on l'a observé récemment (25) —, elles dénotent d'autre part que l'absence de «traces» nécessaires à la reconstitution de l'histoire du mouvement n'est pas due qu'à ces seules causes mais aussi et surtout à la part prépondérante que l'action a eue pour les anarchistes et pour tous les opprimés qui se rassemblèrent autour de l'anarchisme. Il y a une importante part d'activité, qui fut surtout le fait de militants anonymes, sur laquelle on n'a pas de documentation écrite directe bien qu'elle ait eu une action profonde sur le tissu social de l'époque (26). Pourtant, cette action a eu parfois des incidences (déterminantes sur le développement historique global des luttes sociales : ainsi une histoire des organisateurs ouvriers anarchistes ou de tendance anarchiste reste entièrement à écrire (27).

Il s'agit ici somme, comme nous le disions plus haut, de donner DU POINT DE VUE DE L'ANARCHISME une signification à l'action anarchiste et auto-émancipatrice des classes subalternes. Et dans ce cas, resignifier l'action de l'anarchisme signifie non seulement donner une voix et une dignité théorique aux innombrables initiatives de base qui constituèrent la trame où l'anarchisme put quotidiennement s'exprimer, mais aussi découvrir dans cette trame les articulations d'un discours avec son contenu, son sens, c'est-à-dire y déchiffrer sa grammaire et sa syntaxe. Car, DU POINT DE VUE DE L'ANARCHISME, le rapport théorie-praxis a une valeur égalitaire ; une historiographie anarchiste qui ne tiendrait pas compte de cette vérité élémentaire serait impuissante en face d'une EXPLICATION INTERNE du sujet historique à l'examen (28). Car, toujours DU POINT DE VUE DE L'ANARCHISME, matérialiser une pensée en rédigeant des livres ou la matérialiser en «écrivant» des actions, ce n'est pas exprimer une diversité hiérarchique mais une diversité factuelle. D'autre part, nous devons toujours avoir à l'esprit qu'il n'y a pas d'autre moyen pour rechercher la conscience théorique et idéologique des exploités que de «lire» leurs actions, car chez eux, la limite de cette diversité était aussi une limite littéraire : incapables d'écrire leur propre pensée par la plume, ils le firent par l'action. C'est dans cette dernière que l'on doit rechercher toute la dimension du «spontanéisme» anarchiste ou, si l'on veut, la dimension de la signification authentique des aspirations libertaires populaires, parce que ce n'est que dans l'action que se libèrent complètement les besoins sociaux les plus profonds, que les masses ou les individus ÉCRIVENT l'histoire (29). On doit également ajouter que la valeur de la spontanéité, en tant que dimension caractéristique de l'action, se précise néanmoins dans la détection historique du processus de répression et de mystification que celle-ci a subie, que ce soit de la part du pouvoir capitaliste (essayant de l'endiguer) ou du futur pouvoir techno-bureaucratique (essayant de la manipuler), ce dernier étant contenu dans les organisations historiques de la classe ouvrière d'inspiration social-démocrate ou marxiste-léniniste (30).

De la pratique anarcho-syndicaliste à la «propagande par le fait» — qui est peut-être la démonstration la plus explicite d'une telle interprétation —, l'action sociale libertaire des anarchistes et de tous les opprimés groupés derrière eux tourne toujours autour d'un discours intelligible capable de s'ouvrir à une recherche de base qui lise, entre les plis des faits quotidiens la signification logique d'une activité particulièrement riche et abondante. Ramener à la lumière la signification originelle de l'action, ce n'est pas, comme certains pourraient le penser, faire une historiographie idéologique ou, «pire» encore éthique. C'est au contraire fonder la recherche sur les forces réelles qui pesèrent dans l'histoire non d'un point de vue quantitatif (les masses de manœuvre) mais qualitatif, à savoir. comme nous l'avons dit plus haut, du point de vue des acteurs sociaux qui traduisirent leur propre conscience théorique en une pratique révolutionnaire (31).

Sur ce modèle interprétatif il est en outre possible d'établir un critère de valeur permettant de distinguer les limites, des tendances contradictoires exprimées par les classes subalternes, c'est à dire qu'à travers une lecture de la signification de l'action se révèlent également les limites de la vieille question du «niveau de conscience» du prolétariat. Ici la signification de l'action ou bien le poids de la conscience exprimé en celle ci n'est pas orientée qu'a partir des seules conditions historiques — cette conscience n'en étant qu'un reflet automatique —; elle tend à voir dans quelle mesure elle les anticipe et les dépasse en vertu de l'idéologie révolutionnaire pratiquée (32). Tel est l'angle sous lequel il faut lire, dans la lutte de classe, la lutte révolutionnaire ; telle est la voie pour définir et saisir dans cette lutte la dimension de l'ACTION DIRECTE ; telle est en fait la voie à emprunter pour une compréhension de l'intelligence de l'agent historique qui, à partir de ses multiples formes socio-économiques (ouvrier, paysan sous-prolétaire, esclave marginal, bref opprimé de tous temps), tend à la seule forme rendue possible par la pratique subversive: la forme humaine (33).


TEMPS HISTORIQUES ET TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES

Le passage que nous venons d'esquisser et qu'on pourrait définir du point de vue idéologique comme un dépassement du classicisme en humanisme (34), essayons maintenant de le transformer en modèle théorique avant de le traduire en termes historiques. Selon nous, analyser ce passage signifie opérer une confrontation/affrontement entre TEMPS HISTORIQUES et TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES. Avec les premiers sont présentes toutes les conditions DONNÉES par la société du moment, avec les seconds, au contraire, toutes les conditions POSSIBLES, à partir de ces données, de la société future. Par conséquent, à l'intérieur des premiers sont également présentes toutes les forces historiques de l'ordre constitué ainsi que ces forces qui, tout en n'acceptant pas cet ordre, en ont théoriquement et idéologiquement assimilé la représentation formelle : le pouvoir. C'est pourquoi la représentation du monde — ou des conditions DONNÉES — n'est pas seulement que le reflet des TEMPS HISTORIQUES mais aussi de leur représentation autoritaire. L'image de cette dernière est inévitablement l'image de la réalité et réciproquement.

De l'autre côté an contraire, le seul mouvement qui ait nié tout cela — en signifiant les conditions possibles comme absence de TOUT pouvoir, et donc en cherchant à superposer aux temps historiques les TEMPS RÉVOLUTIONN AIRES — a évidemment été l'anarchisme. Non pas dans le sens d'une vision «chiliaste», c'est-à-dire d'une conception du monde soustraite au TEMPS et à l'ESPACE comme le voudrait Karl Mannheim (35), mais d'une représentation de ceux-ci incluse dans le cours du changement historique révolutionnaire : en d'autres termes, LE SUJET RECONNAIT LA RÉALITE POUR AUTANT QU'IL LA TRANSFORME.

Reconstituer la rencontre/affrontement entre ces deux pôles — TEMPS HISTORIQUES/TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES (qui dans le mouvement socialiste représentaient respectivement le courant autoritaire et le courant libertaire) (36), c'est rechercher historiquement les points les plus hauts atteints par les masses opprimées dans leur tentative de forcer les premiers en faveur des seconds. Ces points sont la Révolution Russe et la Révolution espagnole. Celles-ci se distinguent par l'extension de la lutte et la qualité de quelques-uns de leurs épisodes : l'Ukraine et Cronstadt pour la première ; la Catalogne et Barcelone pour la seconde.

Nous pensons qu'il est nécessaire d'opérer une confrontation entre ces deux expressions pour mieux en comprendre la signification. Voyons d'abord en quoi se caractérise la Révolution Russe. Il faut tout de suite relever qu'elle n'est pas seulement le résultat d un travail révolutionnaire préparatoire, mais aussi le produit de certaines contingences historiques comme par exemple la guerre, lesquelles sont plus la conséquence des contradictions du système capitaliste mondial que le résultat direct d'un mouvement subversif visant à les porter à un point de rupture. Dans son explosion quasi improvisée la Révolution russe anticipe donc en partie le mouvement révolutionnaire, présentant en cela une conséquence immédiate, à savoir une dimension spontanée imprévisible et IDÉOLOGIQUEMENT NON ORIENTÉE (37). En effet, à la différence de la Révolution espagnole qui fut le résultat d'une longue tradition et d'une préparation anarchiste et anarcho-syndicaliste au sein des masses ouvrières et paysannes, la Révolution russe n'est que dans une faible mesure le résultat de ce genre de travail.

Cette RÉFÉRENCE ORGANISATIONNELLE SPÉCIFIQUE ne prenant pas racine dans les classes subalternes, le procès révolutionnaire se déroule certes de façon libertaire et autonome, mais non DANS UNE ORIENTATION libertaire et autonome. Il en résulte qu'après le coup d'état bolchevique d'Octobre 17, les masses tombèrent vite sous la dictature marxiste (à l'exception de cas isolés immédiatement réprimés) ou, par euphémisme, sous l'hégémonie de la classe ouvrière. La réalisation du communisme par abolition des classes et de l'État se plie donc ici aux échéances des TEMPS HISTORIQUES. Elle ne résulte donc plus des conditions POSSIBLES mais des conditions DONNÉES, c'est à dire la guerre. l'encerclement de la Russie par les puissances occidentales, le danger contre-révolutionnaire intérieur, le faible développement des forces productives, l'éducation insuffisante des masses, etc. Les conditions DONNÉES se sont maintenant transformées en conditions JUSTIFICATIVES : l'émancipation est renvoyée à plus tard, ou, toujours par euphémisme, à la maturation des TEMPS HISTORIQUES.

Par contre, l'Ukraine puis Cronstadt continuent à affirmer dans la Révolution russe les TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES. Il y a toutefois une différence entre les deux : tandis que Cronstadt n'est que l'expression de la spontanéité libertaire IDEOLOGIQUEMENT NON ORIENTEE de la révolution (38), l'Ukraine au contraire représente une conscience idéologique précise et donc, à la différence de la première, une alternative organisée au pouvoir bolchevique. Cronstadt se présente comme REFUS DE LA GESTION DES TEMPS HISTORIQUES, l'Ukraine comme PROPOSITION DES TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES. Il s'ensuit que l'anarchisme s'exprime sur deux plans différents. Dans le premier cas de manière informelle, dans le second de façon consciente ; Cronstadt représente l'action comme pensée, l'Ukraine la conscience idéologique de cette expression (39). De toute manière, tous deux présentent une faiblesse objective des TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES de par le manque de ce point de référence spécifique dont nous avons parlé plus haut : un mouvement anarchiste solidement organisé et implanté historiquement dans les masses. L'échec de la révolution ne doit pas pour autant être imputé à celui-ci, mais à ce désavantage objectif (40).

Le cas de l'Espagne est tout à fait différent, sinon opposé. Contrairement à la Première Guerre Mondiale qui est une des causes de la Révolution russe, le coup d'État fasciste en Espagne n'est que la conséquence de la pression révolutionnaire des masses opprimées. L'énorme travail de préparation effectué sur des dizaines d'années, travail de milliers et de milliers de militants anarchistes anonymes, n'a pas été sans effet : la dimension de la spontanéité libertaire de la révolution est aussi le reflet d'une conscience et d'une orientation idéologique précises. LES PREMIERS MOIS REPRÉSENTENT L'ECHÉANCE DES TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES. C'est le point le plus haut atteint par l'homme au cours de sa lutte millénaire pour l'émancipation. La créativité autogestionnaire de la Catalogne, les collectivités d'Aragon et du Levant ne sont pas des épisodes sporadiques, mais l'expression du passage des TEMPS HISTORIQUES aux TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES. Cette expression, c'est le peuple en armes, la guerre révolutionnaire, réalisation IMMÉDIATE des conditions POSSIBLES : en somme, la construction sociale selon les échéances révolutionnaires (41).

On peut alors se demander pourquoi la Révolution espagnole a échoué. La suprématie militaire des fascistes et la trahison des staliniens sont-elles des causes et des explications suffisantes à cet échec ? Pas à notre avis. Il est exact que les TEMPS HISTORIQUES avaient dans les fascistes et les staliniens des représentants très qualifiés et objectivement alliés, les premiers représentant la condition historique du handicap (supériorité économique et militaire) et les seconds, la théorisation et la pratique idéologique de cet handicap (sabotage systématique de la Révolution sociale pour lutter sur le même plan que l'ennemi — une paille !. Il est vrai toutefois que le mouvement anarchiste espagnol vivait la possibilité matérielle de neutraliser ces derniers. Nous savons qu'il ne le fit pas car une partie de celui-ci finit par subordonner les TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES aux TEMPS HISTORIQUES. Le choix de la guerre à la place de la révolution et la militarisation qui s'ensuivit, la subordination au front unique (lire : aux communistes) accompagnée de la renonciation aux acquis révolutionnaires, la passivité et l'inertie face au sabotage des collectivités par les staliniens, l'incroyable abandon des vérités anarchistes les plus élémentaires sur le rapport moyens fins — autrement dit l'absurde présence des anarchistes au gouvernement — en somme la considération selon laquelle il fallait renvoyer à plus tard la réalisation du projet anarchiste. voilà les échéances des TEMPS HISTORIQUES qu'une partie du mouvement anarchiste accepta en refusant de jouer jusqu'au bout la logique des TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES (42).

Si les raisons de l'échec de la Révolution russe doivent être recherchées dans l'analyse des conditions objectives du CONTEXTE GÉNÉRAL — puisque l'anarchisme ne représente qu'une partie de ce contexte (en d'autre termes, le sujet révolutionnaire ne représentant pas à lui seul toute l'objectivité de la situation) — les raisons de l'échec de la Révolution espagnole, au contraire, doivent surtout être cherchées dans l'anarchisme, celui-ci ayant dramatiquement exprimé EN SON PROPRE SEIN les deux TEMPS qui, dans la Révolution russe, se tenaient face à face dans deux camps opposés. Mais que signifient ces considérations au niveau d'une compréhension et d'une définition historique de l'anarchisme ? Comment et où se situent-elles dans notre recherche d'une EXPLICATION INTERNE du sujet historique à l'examen?


L'ANARCHISME COMME SUJET HISTORIQUE NON MODIFIABLE

Pour répondre à ces questions, il faudrait selon nous dégager et éclaircir la NATURE HISTORIQUE de l'anarchisme. C'est justement de cette apparente contradiction formelle entre deux termes (la nature exprimant presque une idée de répétitivité et l'histoire celle du changement), c'est donc de ce jeu de mots contradictoire qu'il est possible de partir pour une explication utilisant analogiquement cette expression. A la différence de tout autre mouvement politique et social, l'anarchisme, au cours de son développement historique, N'EN EST JAMAIS VENU À MODIFIER OU À REMPLACER SES FINALITÉS ORIGINELLES. Il a toujours été présent à l'histoire, c'est-à-dire comme sujet historique non modifiable : en cela réside tout son «extrémisme». Cela ne l'a pas empêché de croître et se modifier puisque cette croissance et cette modification ont surtout concerné son interlocuteur historique. Ayant de tous temps été l'interlocuteur des masses opprimées, l'anarchisme a évolué et s'est modifié à mesure que le tissu historique, social, politique, ethnologique de celle-ci s'est transformé. Des ouvriers parisiens de la Commune aux artisans suisses du Jura, des paysans d'Andalousie aux ouvriers catalans, des moujiks russes aux ouvriers de l'I.W.W., l'anarchisme, alors qu'il évolue HISTORIQUEMENT en fonction des sujets historiques représentés (d'où son pluralisme), reste IDÉOLOGIQUEMENT identique à lui-même quant à l'objectif final (d'où son «utopisme»): l'émancipation intégrale.

Cette définition peut sembler passablement schématique, et elle l'est si l'on regarde de près certains événements (il suffit de penser à l'entrée de quelques «anarchistes» espagnols au gouvernement), mais elle reste valable. Si l'on considère globalement le cours du développement historique de l'anarchisme. Dans ce cas, la continuité apparaît linéaire. ininterrompue. Du reste, c'est la seule méthode valable pour une historiographie de l'anarchisme, car c'est la seule à donner un critère permettant d'évaluer la cohérence théorique (de ce dernier par rapport à son action historique). A l'intérieur même de cette dimension, on doit également mesurer celle relative au rapport entre mouvement anarchiste et contexte historique général, dans la mesure où ce dernier est plus un élément permettant de QUANTIFIER la perspective historique, alors que l'anarchisme au contraire permet de QUALIFIER, dans cette quantification, les moments répétés de passage des temps historiques aux temps révolutionnaires. En dernière analyse. le point de référence reste toujours l'action historique de l'anarchisme. Et, en vertu de la considération exposée plus haut, il le reste pour N'AVOIR PAS REMPLACÉ OU MODIFIÉ SES FINALITÉS ORIGINELLES AU COURS DE SON DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE. En somme pour avoir proposé, dans la praxis de la POSSIBILITÉ PROJECTUELLE, l'explication et la réalisation du changement historique en fonction des besoins des masses opprimées : la libération de toutes leurs capacités créatrices à travers l'affirmation que n'est pas protagoniste de l'histoire une classe en particulier, mais LA PRATIQUE RÉVOLUTIONNAIRE, LIBRE ET ÉGALITAIRE DE CELLE-CI. En se présentant ces cent dernières années comme un spectre identique à lui-même, l'anarchisme nous a fait voir les multiples couleurs de l'exploitation et de l'inégalité qui se sont réfractées dans sa continuité. 



Nico Berti
NOTES
1) E. Santarelli, «Il Socialismo Anarchico in Italia», Feltrinelli, Milan, 1973. Santarelli écrit plus haut «Avant tout, se pose la question de la légitimité d'une histoire de l'anarchisme. Est-il possible de concevoir l'histoire d'une idée et d'un mouvement qui nient sous la forme utopique et la Société capitaliste et, après 1917, la nouvelle société socialiste ?» ibid.Santarelli conclut en affirmant que seul le marxisme est à même d'expliquer l'histoire de l'anarchisme (ibid.,p. 231).
2) Voir, par exemple, les interprétations contradictoires de Gian-Maro Bravo. Celui-ci écrit d'abord qu'il est «erroné de ne voir dans l'anarchisme que le romanesque,le lien avec l'arriération économique» cf. GM. Bravo: Gli Anarchici,Utet, Turin, 1971, p. 14) puis, après quelques mois, il affirme: «le bakouninisme, par la grande simplicité de ses conceptions (...) s'impose organisationnellement dans quelques pays et régions sous-développés, démontrant qu'il est non seulement l'expression propre de l'arriération économique et de l'aventurisme politique...» etc.; cf. Marx Engels: Marxismo e Anarchismo,Editori Riuniti. Rome, 1971, p. 17. Sur l'interprétation de l'anarchisme comme expression du monde paysan, il y a la fameuse thèse d'Alain Sergent et Claude Harmel, "Histoire de l'Anarchie", vol. I, Editions le Portulan, Paris, 1949, justement critiquée par Ieo Valiani dans "Movimento operaio" N° I, Milan, 1952, pp. 161-165; à cela on peut ajouter le Suisse Franz Brupbacher qui voit un rapport étroit entre anarchisme et structures socio-économiques artisanales. Cf. F. Brupbacher: "Marx und Bakunin", Wilmersdorf, Berlin, 1922, p. 60 & suiv., p. 240 & suiv., et le politologue marxiste Antonio Negri qui interprète au contraire l'anarchisme comme «un rebellisme sous-prolétaire», cf. A. Negri: "Scienze Politiche I (Stato e Politica), Enciclopedia Feltrinelli Fischer, Feltrinelli édit., Milan, 1970, p.15.
3) J. JOLI : Gli Anarchici,Il Saggiatore II, 1970, p. 11
4) G. Woodcock "L'Anarchia. Storia delle ldee e dei Movimenti Libertari", Feltrinelli, Milan, 1966, p. 418 Sur ces interprétations, voir la critique de Daniel Guérin dans "L'Anarchismo dalla Dottrine all'azione" , Samona e Savelli, Rome, 1969, pp.167-168.
5) G. Woodcock op. cit.,p. 415.
6) J. Joli op. cit,p. 19.
7) Joli écrit encore : «Les anarchistes s'accordent à supposer que dans la société nouvelle régneront une simplicité et une frugalité extrêmes, et que les hommes seront heureux de se débarrasser des conquêtes techniques de l'ère industrielle : leur pensée semble souvent se fonder sur la vision romantique et traditionaliste d'une société perdue, d'un monde idéalisé d'artisans et de paysans, ainsi que sur la condamnation irrévocable de l'organisation sociale et économique contemporaines», ibidem,p. 360.
A ces thèses superficielles, on peut opposer par exemple la conception kropotkinienne, complexe et raffinée, de la technologie mise en relief par le sociologue et urbaniste américain Lewis Mumford. Cf. Muinford: (La Citta Nella Storia,Comunita, Milan, 1964, pp.639-640.
N.D.T. : édition française: "La Cité à travers l'Histoire", Le Seuil, Paris, 1964. Sur le même argument, voir également l'essai de C. Dogue : "L'Equivoco della CittaGiardinoe, RL, Naples, 1953, pp. 33.34. (Nouvelle édition Crescita Politica, Florence, 1974).
8) Telle est généralement la thèse de fond de l'historiographie courante, marxiste et non marxiste.
Pour l'Italie voir à ce propos E Conti "Le Origini de Socialismo a Firenze", Rinascita, Rome, 1950, pp 144-145. F Della Peruta "Democrazia e Socialismo nel Risorgimento", Editori Riuniti, Pom, 19/3 p 28h G Trevisiani "Storia del Movimento Operaio Italiano. Dalla Prima lnternzionele a Fine Secolo" Avanti Milan, 1960, vol. Il, p.117; A Rumano: "Storia del Movimento socialiste in ltel'a Testi e Documenti. 1861-1882i,Laterza, Ban, 1967, vol. III, p.433; pour l'Espagne , voir l'ensemble du point de vue de Gerald Brenan dans sa "Storia della Spagna" -1874~1936-< Einaudi Turin 1910, pp.128-192, où l'anarchisme est considéré comme une représentation renversée dans un sens révolutionnaire des plus profondes traditions ibériques;
Aldo Garosci lit la genèse de l'anarchisme espagnol dans le manque d'un rapport organique entre le peuple et l'État qui en maintenant certaines structures médiévales, restait en dehors de la vie moderne d'ou l'esprit de rébellion et l'extranéité des classes subalternes à l'égard du pouvoir. Indirectement on pourrait également dire ici que l'anarchisme nait d'une arriération socio-politique. Cf. A.Garosci "Problemi dell' Anarchismo Spagnolo", in "Anarchici e Anarchia nel Mondo contemporaneo" Fondation Luigi Emaudi, Turin, 1971, pp.59,60,61.
9) Pas besoin d'étayer cette thèse quand on pense que la Commune de Paris tomba justement à cause de l'indifférence des masses paysannes et du manque de liens avec celle-ci. Les "Lettres à un Français" de Bakounine en restent un dramatique témoignage. Cf. M. Bakounine: "Lettres à un Français sur la Crise actuelle", in M. Bakounine. œuvres, Stock, Paris, 1907, pp.71-284. Voir de toute façon ce que Edouard Dolléans écrit sur la prépondérance des proudhoniens et, plus généralement, des «communistes non autoritaires dans la Commune (cf. E. Dolléant: "Storia de Movimento Operaio", Edîzioni Leonardo, Rome, 1946, vol. I, p.4041, laquelle fut le résultat de la diffusion du socialisme dans la classe ouvrière urbaine: cf. J. Bruhat, J. Dautry, E.Tersen "La Commune de 1871", Editions Sociales, Paris, 1960, pp.25-30.
Même après la Première Internationale, l'anarchisme français ne perdra pas ce caractère. Il suffit de penser à l'essor de l'anarcho-syndicalisme qui trouvait ses racines dans la classe ouvrière. A ce propos, voir J. Julliard : "Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directes, Le Seuil, Paris, 1971. pp. 117-262; et le texte classique du même Pelloutier: "Histoire des Bourses du Travail, Gordon et Breach, Paris, 1971.
10) Celui-ci écrit que l'implantation de l'anarchisme italien est à rechercher au «sud de l'Apennin toscano-émilien. Cette ligne constituera toujours, grosso modo, un élément de distinction entre une société capitaliste évoluée et une société arriérée» . Cf. Sentarelli: "Il Socialismo Anarchicos..., p.26. Cette opinion doit être quelque peu remaniée. Surtout en ce qui concerne les années 80, l'anarchisme italien présente une distribution géographique assez homogène et uniforme. Pour la période de la Première Internationale, voir à ce propos le rapport du Préfet de police de Rome relatif au «nombre des sections formant la Federazione Italiana», Cf. Archivin tii Stato di Roma, No 771 Gabinetto, Questura della città e circondano di Roma, dans le fasc. "Prefetture 1874e, Pros. 164, No 2. Voir aussi, toujours pour la période de la Première Internationale, l'analyse de la répartition sociale de ses adhérents faite par Pier-Carlo Matini dans "Le Prima Internazionale in Italia. Problemi di una Revisione Storiografica", in AA.VV.: "Il Movimento Operajo e Socialista. Bilancio storiografico e Problemi Storici", Edîzione del Gallo, Milan, 1965, pp. 95113. Cette analyse démontre l'erreur des interprétations sociologiques qui veulent que l'anarchisme italien soit une expression de la petite bourgeoisie, des "" et des marginaux sociaux. Dans la foulée, voir également la reconstitution faite par Letterio Brîgugîlo des forces anarchistes opérant en Italie dans les années 80, in "Il Partito Operaio Italiano e Gli Anarchici", Edizioni di Storia e Letteratura, Rome. 1969, pp,1522.
11) On peut relever une interprétation indirecte de ce que nous soutenons en lisant ce qu'écrit Luigi Lotti sur l'essoufflement du mouvement anarchiste italien dans les années précédant la Semaine Rouge. Cette situation changea rapidement à partir des années 1911-1912 parce que commença justement à se manifester ce climat révolutionnaire qui déboucha, en 1914, sur les journées insurectionnelles de Juin. Cf. L. Losti "La Settimana Rossa", Felice Le Monnier,, Florence 1965, pp.-l-10. On peut faire la même remarque pour le mouvement anarchiste russe qui était encore plus faible dans les années précédant la révolution. Cf. Voline: "La Révolution Inconnue", Belfond, Paris, 1972, vol., p.61.
12) En ce qui concerne l'Italie, voir l'essai de F. Della Peruta: "La Banda de Matese e il Fallimento della Moderna Jacquerie in Italie", in "Movimento Operalo", Milan, Anno VI, Nuova Serie No 3, Mai Juin 1954 pp. 339-340. Au contraire, Pier-Carlo Masini affirme justement que les internationalistes ne s'illusionnaient pas sur la possibilité de faire éclater une révolte paysanne, ils voulaient seulemert donner un exemple. En outre, le choix du midi ne fut pas tant dicté par une quelconque vocation stratégique de celui-ci que par des considérations tactiques sur le potentiel révolutionnaire présent dans le Mezzogiorno à ce moment-là. Rappelons qu'une tentative du même genre avait été faite à Bologne trois ans auparavant: donc aucune vocation révolutionnaire paysanne particulière N.D.T.: les sources disponibles en francais sur la tentative d'insurrection bolognaise et sur la "Bande du Matese" Sont quasi inexistantes.
Signalons toutefois le bouquin de Bacchili qui, en dépit de son orientation tendancieuse, fournit nombre d'indications relativement intéressantes. Cf. Riccardo Bacchelli: "La Folie Bakounine" Julliard Paris 1973 I Voir P.C. Masini :"Gli Intemazionalisti. La Banda del Matese (1876 1878) editions Avanti rome Milan 1958, pp.55-57. Pour l'Espagne, il y a la fameuse thèse de Hobsbawn sur l'amalgame anarchisme/arriération socio-économique (cf. R- Hobsbawn: "I ribelli" Einaudi Turin 1966 pp.116 -117 totalement réfutée par celle de René Lamberet qui soutient que les zones ou se développa l'anarchisme étaient les "plus évoluées" d'Espagne. Cf. R. Lamberet "Les travailleurs espagnols et leur conception de l'anarchie de 1868 au début du XX. siècles, in "Anarchici e Anarchia ", p. 791. A propos des événements de 1873, Miklos Molnar affirme tout bonnement que ceux-ci échouèrent parce que l'anarchisme ibérique avait un caractère trop urbain et ouvrier par rapport aux besoins des paysans et des ouvriers agricoles. Voir M. Molnar "A propos de l'insurrection cantonaliste de 1873 en Espagne, l'attitude des anarchistes et la critique d'Engels ", in Anarchici e Anarchia,,.", p.1001. Molnar soutient tout le contraire de ce qu'affirme Hobsbawn dans le sillage d'Engels.
13) J. Rougerie. "Composition d'une population insurgée. L'exemple de la Commune", in "Le Mouvement Social, No 48, Paris, 1964.
14) C'est le type d'historiographie qui reconstitue l'anarchisme a travers les faits sensationnels. Des exemples récents nous sont fournis par R. Kramer-Badoni: "Anarchia, Passato e Presente di un' Utopia". Bietti, Milan, 1972; R. Manevy et P. Diole: "Sous les plis du Drapeau Noir. Le Drame de l'Anarchie", Domat, Paris, 1949; G. Guilleminalt - A. Mahé: Storia dell' Anarchia " Vallecchî, Florence, 1974.
15) C'est une question importante laissée en suspens par Max Nettlau. Le découpage historiographique de ses œuvres est fondé sur un développement en soi cohérent mais dépourvu de liens Organiques avec l'histoire générale. Cette interprétation "Subjectiviste", exemplaire du point de vue de la vérification continuelle entre doctrine et action — l'une expliquant l'autre et réciproquement —, nous l'adoptons totalement. Cette position doit cependant s'ouvrir de la façon indiquée plus haut, c'est-à-dire par élargissement du point de vue "subjectiviste". Pour Max Nettlau, voir les sources suivantes: M. Nettlau: "Breve Storia dell' Anarchismo", L'Antistato, Cetena, 1964 N.D.T.: en français: "Histoire de l'Anarchie", Ed. de la Tète de Feuilles, 19711; M. Nettlau: "Bakunin e l'lnternazionale in Italia dal 1864 al 1872", Edizioni del Risveglio, Ginevra, 1928 (réédité par Samona e Savelli, Rome, 1970"; M. Nettlau: "Errico Malatesta", Il Martelle, New York, s.d.; M. Netllau: "La Première Internationale en Espagne (18681888>, Dordrecht-Hollande, 1971.
16) Pour la forme organisationnelle des Bourses du Travail, cf. F. Pelloutier: "Histoire des Bourses du Travail", pp. 283, 295.
17) Le même discours a également une certaine valeur analogique pour l'USI, l'Union Syndicale Italienne. Organisation de coloration anarchiste très active jusqu'à l'arrivée de Mussolini au pouvoir. Elle comptait près de 500000 membres en 1922. N.D.T. Récemment, Maurizio Antonioli et Brune Bezza ont écrit avec justesse qu'on pouvait y relever deux modèles contradictoires. Le premier, anarchiste, est opposé «à la logique même du capitalisme centralisateur, de plus en plus assimilable à l'État», le second au contraire, syndicaliste révolutionnaire, accepte «le modèle de développement capitaliste en vue de la prise en main de la gestion de la production par la classe ouvrière». Par contre, nous ne concordons pas pour voir dans le modèle anarchiste le point faible de l'USl; pour nous c'est évidemment le contraire, Cf. M. Antonioli - B. Bezza: "Note sul Sindacalismo Industriale in Italia: Filippo Corridoni e la Riforma della Tecnica Sindacale", in "Primo Maggior" No 2, Octobre 1973 - Janvier 1974, p. 33 et p. 38.
18) Ce problème historiographique très important a été soulevé récemment par Carmela Metelli di Lallo dans: "Componenti Anarchiche nel Pensiero di J.J. Rousseau", La Nuova italia, Florence, i R70, pp. 28-30
19) Voir D. Guérin "Le Marxisme libertaire", in "Anarchici e Anarchia", pp. 442-457; Guérin soutient dans cet essai qu'il y a une convergence théorique et pratique entre l'enseignement marxiste authentique et la pensée anarchiste. Le discours, qui s'appuie plus sur des affirmations que sur des démonstrations se présentant donc comme une proposition pratique plutôt qu'une considération théorique «le marxiste libertaire n'est pas un exégète, mais un militant», P. 448 —, se fonde sur la constatation de la communauté des objectifs finaux. Pour étayer cette opinion, il donne pour exemple l'identité des jugements de Marx et Bakounine sur la Commune de Paris. Cela lui permet de passer par dessus la signification opérationnelle de l'idée marxiste de l'extinction de l'État ainsi que son antipode anarchiste de l'abolition de l'État. Cf. M. Roberti: "L'lmpossibile Suicidios", in "Rivista Anarchicat", Anno IV, No 5, Juin-Juillet 1974, Milan. Toujours sur la problématique du "marxisme-libertaire", il serait utile de consulter l'essai de Giuseppe Rose qui met en évidence toutes les incongruités de cette synthèse. Cl. G. Rose: "Le Aporie del Marxismo Libertarlo", RL, Pistola, i 971.
20) Prenons par exemple le jugement général de l'historiographie marxiste tendant a dénier toute validité scientifique à la pensée de Bakounine. Sur quoi ce jugement se base-t-il ? En grande partie sur le discours de Bakounine au Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté à Berne en Septembre 1868. Dans ce discours, il aurait plusieurs fois affirmé vouloir "l'égalité des classes". Bien ; voyons donc ce que Bakounine a réellement dit et fait imprimer (d'abord dans le " Kolokol", puis dans les "Mémoires" de la Fédération Jurassienne: «Je veux la suppression des classes, tant dans les rapports économiques et sociaux que politiques ... Il faut que tous les hommes soient en même temps intelligents et travailleurs et que tous puissent vivre également de leur cerveau comme de leurs bras, Alors, Messieurs, alors seulement, l'égalité et la liberté politique deviendront une vérité. Voilà donc ce que nous entendons par "égalité des classes") Il aurait mieux valu dire la suppression des classes, l'unification de la société par abolition de l'inégalité économique et sociale. Mais nous avons aussi demandé l'ÉGALISATION DES INDIVIDUS, et c'est surtout cela qui nous attire maintenant toutes les foudres.» cf. M. Bakounine" Discours au Congrès de Berne de la Ligue de la Paix et de la Liberté ", in M. Bakounine "La Comune e lo Stato", Libreria editrice Tempi Nuovi , Milan, 1921, pp. 67-60 et suivt. Analysons un moment ces propositions. Bakounine affirme avant tout vouloir " la suppression des classes" , terme qui équivaut substantiellement à celui d'abolition. Mais tout de suite après il explique que l'expression "Égalité des classes", quoiqu'en sachant qu'elle n'est pas rigoureusement correcte si bien qu'il dit lui-même: "il aurait mieux valu dire la suppression", est presque due à une homologie verbale avec cette autre proposition qui veut l'égalité des individus. Maintenant, il faut se demander pourquoi Bakounine fait cette affirmation. Parce qu'il ne se contente pas de l'expression "suppression des classes" mais veut aussi l'égalité des individus ? Il semble que la réponse est claire : la ponctualité bakounienne découle de la nécessité théorique de préciser qu'au delà de l'abolition "ou suppression" des classes — ou bien, marxistement, de l'égalité de tous devant la propriété, il y a le problème, après cette première égalité, de créer celle devant le travail, laquelle s'obtient en mettant tous les individus dans les mêmes conditions matérielles de manière à ce qu'ils "puissent vivre également de leur cerveau comme de leurs bras". Si la suppression des classes appartient à la phase de destruction du capitalisme, l'égalité des individus appartient à la phase de construction du socialisme, lequel ne nait pas automatiquement de la suppression du premier. D'où une lecture bakounienne des classes qui, en expliquant l'insuffisance théorique marxienne à cet égard. tend à les ramener à la racine structurelle de l'inégalité : la division du travail. Maintenant, face à la très gronde conscience scientifique de Bakounine qui tend à démontrer que la division des classes se reproduit automatiquement si l'on ne détruit pas la racine structurelle ( la division du travail*), et donc que l'égalité de tous dépend de l'intégration de ce dernier (à travers l'activité manuelle et intellectuelle simultanée), donc face à cette très grande conscience, les marxistes dogmatiques et non dogmatiques dégoisent des critiques approximatives et des appréciations pathétiques. Voir à ce propos ce qu'écrivent Antonio Bernieri, Gian-Marlo Bravo et Wolfgang Harich, pour n'en citer que quelques-uns. Pour Bernieri, cf. la préface à F. Engels: "L'lnternazionale e gli Anarchici", Editori Riunitî, Rome, 1965, p.8 en particulier; pour Bravo, cf. la préface à Marx-Engels: "Marxismo e Anarchismo", Editori Riuniti, Rome, 1971; quant à Harich, nous renvoyons à son livre "Critica dell' lmpazienza Rivolutionariai", Milan, Feltrinelli, 1972, p.64. Nous devons cependant constater une sous-évaluation de la pensée de Bakounine même de la part de quelques libertaires. C'est le cas de Marianne Enckeli, qui a écrit à la p.121 de la revue Interrogation (N° I):" Les instruments d'analyse, la méthode sociologique et économique, qui appartiennent aux problématiques actuelles, c'est chez Marx que nous les trouvons, c'est avec lui ou contre lui que nous pouvons exercer notre critique, en laissent de côté ses propositions tactiques et ses comportements autoritaires. Chez Bakounine, chez les anarchistes, on trouve d'autres choses : le diable au corps, et une abondance d'idées subversives." Bref, pour comprendre la techno-bureaucratie d'aujourd'hui, plutôt que d'aller lire les pages quasi prophétiques de Bakounine sur "Etat et Anarchie", selon Enckell on doit évidemment lire celles de Marx qui ironiseraient sur ces anticipations (cf. K. Marx: "Comment Critici a "Stato e Anarchie", n K. Marx - F. Engels: "Critico delI' Anarchismo", Emaudi, Turin, 1972, pp.351-367.
*) Dans le schéma marxien, l'intégration du travail intellectuel et du travail manuel dans chaque individu est présente dans les fins (voir ces points dans les "Manuscrits de 1844", sur le "Manifeste du Parti Communiste", et surtout dans "L'Idéologie Allemande" mais non dans les moyens et ne constitue donc pas un élément fondamental du processus révolutionnaire. Toute la "dégénérescence historique" du marxisme est potentiellement contenue dans la contradiction théorique entre fins et moyens.)
21) J. Maitron: "Histoire du Mouvement Anarchiste en France "1880~1914", Société universitaire d'éditions et de librairie, Paris, 1951, p.319 (réédition chez Maspéro, 2vol., 1975>,
22) Ibidem.
23) Indiquons à cet égard que l'historiographie marxiste et non marxiste n'a pas saisi dans sa signification authentique l'opposition anarchiste à la Conférence de Londres. L'opposition, en effet, ne découlait pas seulement du rapport méthodologique avec les principes de l'Abstentionnisme Politique, mais aussi des raisons exposées ci-dessus. Ainsi ni Cole, ni Molnar, ni Arru, pour ne citer que ces trois exemples, ne semblent avoir saisi les termes réels du probléme. Cf. G. D.H. Cole: "Storia del Pensiero Socialista: Mar"ismo e Anarchîsmo", Laterza, Ban, 1967, vol. Il, pp. 224-225; M. Moînar: "Le Déclin de la Première Internationale. La Conférence de Londres de 1671", Droz, Genève, 1963, p. 99: en surévaluant la tendance parlementaire marxiste, Molnar déplace le discours historique sur un plan trop idéologique et fait donc indirectement apparaître l'opposition anarchiste comme une simple opposition de principe; A. Arru: "Classe e Partito nella Prima Internazionale", De Donato, Ban, 1972, pp.37-76. Cette dernière non seulement renverse les données du problème mais aussi le sens des intentions bakouniennes. Le discours de Leo Valiani est différent qui explique que face aux partis politiques démocratiques tirant leur consistance de l'influence de la Révolution française, "le mouvement socialiste ne trouve d'autre forme pratique de différenciation que dans la renonciation à œuvrer avec ceux-ci sur le terrain politique et dans l'opposition à ceux-ci d'une négation totale et absolue de la politique, position spécieuse en théorie, cartes, mais en pratique inévitable à cette époque". Bien qu'il interprète correctement le faît dans son processus historique. Valiani néglige et sous-évalue les développements historiques de cette intransigeance qui ne disparaît pas avec le passage du mouvement socialiste d'inspiration marxiste sur le terrain parlementaire. Les raisons idéologiques de l'abstentionnisme furent aussi un produit des contingences historiques du moment mais ne finirent pas avec celui-ci. Cf. L. Valiani: "Considerazioni su Anarchismo e Marxismo in Italia e in Europa dopo la Conferenza di Rimini", in AA.VV.: "Anarchismo e Socialismo in Italia (1872-1692">, Editori Riuniti, Rome, 1973, p. 146.
24) Par exemple, Joaquin Romero-Maura a récemment écrit que l'anarcho-syndicalisme espagnol naquit et prospéra dans les premières années de ce siècle sans l'apport spécifique des syndicalistes. C'est par cette faiblesse de la composante syndicale et par contre, par la prépondérance de l'élément idéologique anarchiste (les organisateurs ouvriers étaient tous des militants anarchistes) que Romero-Maura explique la différence avec l'anarcho-syndicalisme français qui présentait exactement les caractères opposés. Selon nous, les conséquences sont facilement décelables : tandis que le premier maintint toujours fermement le but idéologique de son action — en vertu de l'orientation anarchiste initialement imprimée — le second dégénéra au bout de quelques années en syndicalisme pur d'inspiration sorélienne, perdant dans cette dégénérescence toute sa force offensive et organisationnelle. Cf. J. Romero Maura": "Les Origines de l'Anarcho syndicalisme en Catalogne", in "Anarchici e Ananchia", pp.1 1 5-117. Sur l'orientation explicitement anarchiste de la CNT, voir également ce qu'en écrit son meilleur historien: cf. J. Peirats: "La C.N.T. en la Revolucion Espanola", Ruedo Iberico, Paris, 1969, tome I, p.21. Toutefois, cela n'empêcha pas quelques graves déviations, même avant l'entrée des anarchistes au gouvernement en 1936-37. Pour comprendre l'orientation théorique des anarcho-syndicalistes français et leur parabole vers le sorélisme, outre le débat Monatte-Malatesta ("Compte-rendu du Congrès Général Anarchiste d'Amsterdam", Paterson, N.J., s.d., pp. 14 et suiv.), voir ce qu'écrit Christian de Goustine sur l'évolution de la pensée de Pouget. Cf. Ch. de Goustine: "Pouget. Les matins noirs du Syndicalisme", Ed. de la Tête de Feuilles, 1972, pp. 85 & 132. Evolution que marque la tentative d'inclure historiquement l'idéologie anarchiste à l'intérieur d'un rapport qui voit la centralité de l'affrontement entre classe ouvrière et capital.
25) T. Tomasi; Idéologie Libertarie e Formazione Umana", La Nuova Italia, Florence, 1973, p. I. IN.d.T.: voir également H.M. Enzensberger: "Le bref été de l'Anarchie", Gallimard, Paris, 1975, pp. 12 à 161.
26) Dans son introduction à sa "Bibliographie de l'Anarchie" (Stock, Paris, 1897, p. X), Max Nettlau pose en passant le problème d'une reconstitution historique de l'action de ces militants qui "par hasard, n'ont laissé que peu de traces littéraires".
27) En France, cette lacune a été comblée en partie par l'initiative de Jean Maitron. Cf. "Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français", publié sous la direction de Jean Maitron, I. partie: "17801864. De la Révolution française à la Fondation de la Première Internationale", vol. l à III, Paris, 1964-1966; Il. partie: 186~1871. "La Première Internationale et la Commune", vol, IV à IX, Paris, 1967-71(N.D.T.: signalons également la réédition récente de l' "Encyclopédie Anarchiste" par le groupe Sébastien Faure de Bordeaux ).
28) Réaffirmons ici que par explication interne nous entendons une interprétation qui suive la continuité historique du mouvement dans la mesure où celui-ci réalise dans la pratique ses présupposés idéologiques. De cette façon, ceux-ci deviennent un critère de jugement de l'action et l'action un critère de valeur pour ceux-ci; on ne peut faire une critique historique du mouvement anarchiste que de cette manière. En outre, la reconstitution du milieu, des sentiments, du climat spirituel et politique requiert elle aussi une très grande habileté philologique et une certaine sensibilité historique et culturelle, mais également une "identifications qui, comme l'a écrit fort justement Jean Maitron, ne peut se produire qu'en fréquentant longuement le milieu anarchiste". Cf. J. Maitron: "Histoire du Mouvement anarchiste",,. a, p. 423. Pour ce dernier aspect, c'est-à-dire pour une reconstitution rigoureuse du milieu, des sentiments et du climat spirituel et politique, consulter les œuvres de Pier-Carlo Masini qui en ce sens nous paraissent les seules vraiment réussies. Cf. P.C. Masini: "Storia" degli Anarchici Italiani da Bakunin a Malatesta", Rizzoli, Milan, 1969; idem: "Cafiero", Rîzzoli, Milan, 1974.
29) Toutefois, nous ne sommes pas tout à fait d'accord avec ce que Gianni Bosio écrivait il y a quelque temps sur le spontanéisme " qui est la face cachée du conditionnement objectif", Nous reconnaissons parfaitement que quelques-unes de ces formes peuvent l'être, mais telle reste toujours la voie pour arriver a. cette perspective d'en bas dont parle Lefebvre. Cf. G. Bosio: "Iniziative e Correnti negli Studdi di Storia de Movîmento Operalo 1945-1962", in AA.VV.: "Il Movimento Operaio e Socialista..." page 45.
30) Ce dernier point a occasionné quelques curiosités au niveau de l'interprétation dans la récente historiographie extra-parlementaire. C'est le cas de Renzo del Carria qui, dans son "Proletari senza Rivoluzione " Edizînni Orienta, Milan, 1972>, soutient la thèse selon laquelle la spontanéité n'a rien rendu en Italie en raison de la gestion "révisionniste" de la classe dirigeante du mouvement ouvrier. Tandis qu'avec une direction "revolutionnaire"... Evidemment, le problème est au contraire de voir dans quelle mesure et comment cette spontanéité n'a pas réussi à forcer les limites institutionnelle du pouvoir capitaliste comme des organisations politiques et syndicales.
31) En tenant toujours compte de la perspective historiographique de Max Nettlau sur la constatation objective du fait que seul "un nombre plus ou moins grand d'individus" (et non les masses, par conséquent) est facteur de changement historique (cf. M. Nettlau: "Bakunin e I'Intemazionale,.., p.> le mouvement anarchiste fut, et resta, une minorité parmi les minorités. Il faut également dire que cette perspective doit être proportionnellement élargie dans la mesure où la pratique révolutionnaire de quelques-uns s'étend à des groupes et à des collectivités. En ce sens, la "prise de conscience n'est pas proportionnelle au développement socio-économique mais à "l'entraînement révolutionnaire la "degré de conscience> des paysans pauvres d'Andalousie était bien différent de celui des ouvriers de Berlin et de Londres, encadrés respectivement par la social-démocratie allemande et le trade-unionisme anglais.
32) Essayons par exemple de dégager la signification de l'action anti-militariste, action qui exprime une conscience théorique propre coïncidant avec (voire anticipant) l'histoire, Pourquoi l'antimilitarisme présent dés le début de la Première Internationale comme point idéologique implicite dans sa pratique, ne se développe-t-il que dans les premières années du XX. siècle ? Pourquoi ne se fait-il pas histoire avant, sinon dans des déclarations de principe et dans la pratique révolutionnaire de quelques militants isolés ? Pourquoi, en somme, ne se fait-il lutte sociale qu'à ce moment-là ? Nous pensons que la réponse est à rechercher dans le fait que le capitalisme, comme chacun sait, se transforme en impérialisme entre la fin du XIX, siècle et le début du XX. Et qu'est ce que cela signifie, sinon une accentuation de la politique militariste des Etats nationaux ? Bien avant les analyses léninistes, les masses traduisirent par leur action libertaire cette conscience théorique. Bien avant qu'on se lance dans des réflexions analytiques, des militants anonymes firent quotidiennement leur ces réflexions en les pratiquant dans la rue, dans les usines, les camps, les casernes. Savoir y lire tout un discours logique et cohérent, savoir y lire toute la force de cette conscience (mais peut-être y a-t-il une meilleure manière ?), voilà un exemple d'interprétation de l'action comme pensée.
33) L'humanisme anarchiste n'est pas, comme l'a écrit Gramsci, une formulation théorique qui fait abstraction des conditions historiques et, par conséquent, une vague aspiration humaine. S'il en avait été ainsi, il ne se serait jamais historiquement objectivé en un mouvement et la pensée elle-même n'aurait aucune histoire. Cf. A. Gramsci: "Socialisti e Anarchici", in A. Gramsci: aScritti Politici", a cura di Paolo Spriano, Edttori Riunjti, Rome, 1969, p.237 et suiv. N.D.T.: il s'agit d'un texte publié en 1920 dans l'"Avanti" turinois et traduit en français aux Editions Sociales in "Gramsci et l'Etat">.
34) Pour une traduction en termes théorico-stratégiques de cet aspect idéologique, traduction qui se précise dans la transformation de la lutte de classe en lutte révolutionnaire, voir la première partie de AA.VV.: "Anarchismo 70. Un Analisi Nuova per la Strategia di Sempre", 'Antistato, Cesena, 1973, pp.13-28.
35) "La mentalité "chiliaste", écrit Mannheim, en faisant abstraction des structures spatio-temporelles du monde, conçoit comme une concrétisation immédiate la réalisation du futur projet social, c'est-à-dire croit qu'il est possible de réaliser ICI et MAINTENANT le projet utopique. Cette attitude d'"indétermination historique" a trouvé son expression moderne dans l'anarchisme extrémiste." Cf. K. Mannheim: "Ideologia e Utopia", Il Mulino, Bologne, 1965, pp. 219-220, p. 246 et suiv.
36) Les marxistes, affirme Bakounine, nous "reprochent seulement de vouloir presser et anticiper le lent cheminement de l'histoire et de ne pas reconnaître la loi positive des progressives" Cf. M. Bakounine-. "Lettre au joumal "La Liberté" de Bruxelles" ,in "Œuvres", Stock, Paris, 1910, tome IV, p.3751. "Matérialistes et déterministes comme monsieur Marx, nous aussi reconnaissons le fatal enchaînement des faits économiques et politiques dans histoire. De même que nous reconnaissons le caractère nécessaire et inévitable de tous les événements qui se succèdent, nous ne nous inclinons pas avec indifférence devant ceux-ci et, surtout, nous nous gardons bien de les louer et de les admirer quand, par leur nature, ils se révèlent en contradiction flagrante avec le but suprême de l'histoire, avec l'idéal profondément humain". Cf. M. Bakounine: e Fragments formant suite à l'Empire Knouto~Germanique",dans M. Bakounine: "Œuvre ", tome IV, pp. 456457.
Nous avons cité ces deux extraits de Bakounine parce qu'ils nous semblent bien représenter la conception anarchiste de l'histoire: matérialistes lorsqu'il s'agit de la reconnaître, révolutionnaires et anarchistes quand il s'agit de vouloir l'orienter à des fins humaines.
37) C'est une constatation commune à beaucoup d'historiens. Par exemple, voici ce qu'écrit Carr: "La révolution de février 1917 qui renversa la dynastie des Romanov fut l'explosion spontanée du mécontentement d'une multitude exaspérée par les privations de la guerre et par la patente disparité de la répartition des fardeaux sociaux (...) Les partis révolutionnaires n'eurent aucune part directe dans le déroulement de la révolution. Ils ne l'attendaient pas et, aux tout début, elle les embarrassa un peu". Cf. E.H. Carr: "La Rivoluzione Boîscevica", Emaudi, Turin, 1964, p.72 et suiv. N.d.T.: en francais: vol. I: "La Révolution Bolchevique (1917-1923">, Gallimard . Toujours sur l'explosion de la révolution, Voline écrit: Encore une fois, l'action des masses fut une action spontanée I... I. Cette action ne fut ni organisée ni guidée par aucun parti". Cf. Voline: "La Révolution Inconnue", P. 77 et 63 de l'édition italienne.
38) Le programme de Cronstadt n'a pas de spécificité idéologique anarchiste. On ne peut pas plus affirmer qu'il y ait eu un mouvement précis orienté en ce sens. Les anarchistes n'étaient qu'une des composantes du mouvement révolutionnaire alors existant. A ce propos, voir ce qu'écrit Ida Mett sur l'influence réelle des anarchistes. Cf. I. Mett: "La Rivolta di Kronstadt", Azione Comune, Milan, 1962, pp.7~76 lEdition francaise: "Cronstadt 1921", Editions de la Tête de Feuillesl. Cette thèse est confirmée par Voline, lequel interprète cette révolte comme un produit entièrement spontané et autonome. Cf. Voline: "La Révolution Inconnue", vol. Il, pp.1 73 à 252. Enfin, on peut lire ce qu'en a écrit récemment Paul Avrich: "La rébellion, en somme, ne fut inspirée ni dirigée par aucun groupe ou parti. Ses auteurs(...) n'avaient pas d'idéologie organique ni de plan d'action". Cf. P. Avrich: "Kronstadt 1921", Princeton University Press, New-Jersey, 1970, p.1 70. Edition française: Paris, Le Seuil, collection "Points", 1975.
39) Dans "Le Mouvement Makhnoviste", Archinoff écrit que le makhnovisme, bien que né en dehors de la tutelle des organisations anarchistes, "resplendissait de la lueur de l'anarchisme et suggérait involontairement l'idée de ce dernier. L'anarchisme était, parmi toutes les doctrines sociales, la seule à laquelle la masse des insurgés révolutionnaires s'arrêtât avec de l'affection. Beaucoup d'entre eux s'intitulaient anarchistes, sans renoncer à ce titre, même en face de la mort." Cf. P. Archinoff: "Le Mouvement Makhnoviste", Belibaste, Paris, 1969, p.360. Toujours dans le même texte, on peut trouver des documents qui témoignent de l'orientation anarchiste du makhnovisme.
40) N.d.T.: l'opinion de Berti. n'engage que lui, car Archinoff, de son côté, est loin d'être aussi complaisant pour le mouvement anarchiste russe organisé. Cf. "Le Mouvement Makhnoviste", p. 353 et suiv.
41) Pour les réalisations sociales effectuées durant la révolution, outre l'ouvrage fondamental de Peirats déjà cité, voir Gaston Leval: "Espagne libertaire ", Ed. de la Tête de Feuilles, 1971, et F. Mintz: "L'autogestion dans l'Espagne Révolutionnaire".
42) Pour ces questions, nous renvoyons au livre de Vernon Richards: "Enseignement de la Révolution espagnoles, UGE., 10/18, Paris, 1975. N.D.T.: voir également le bouquin magistral de Carlos Semprun-Maura: "Révolution et Contre-révolution en Catalogne", Mame, Tours, 1974; ainsi que le texte de Helmut Wagner: "L'Anarchisme et la Révolution Espagnole", n "La Contre Révolution Bureaucratique", U.G.E., 10/18, Paris, 1973, pp.209 à 238.