René Berthier— La social-démocratie allemande et l'action parlementaire (à l'époque de Bakounine) — 1991

René Berthier
LA SOCIAL-DÉMOCRATIE ALLEMANDE ET L'ACTION PARLEMENTAIRE

in Bakounine - politique (Révolution et contre révolution en Europe centrale)
Éditions du Monde Libertaire - Collection Bibliothèque anarchiste, 1991, pages 173-218 (Chap. 6).
On trouvera une version abrégée ici
L'opposition de Bakounine à la participation du mouvement ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'il considère comme le caractère de classe de celle-ci ; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne ; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent les alliances contre-nature que cette participation impose ; sur l'écart qui se creuse entre l'élu et électeur; enfin, sur la négation de la solidarité internationale qui apparaît inévitablement. Bakounine ne se contente pas de dire que l'institution parlementaire impose au prolétariat un jeu risqué ; ses principales objections viennent de ce que la classe dominante elle-même n'hésite pas à saborder la démocratie parlementaire lorsque ses intérêts sont en cause. La bourgeoisie ne joue pas le jeu. En ce sens, la pensée politique de Bakounine s'intègre dans les débats les plus contemporains sur la démocratie.
I.
LA FORME POLITIQUE LA PLUS ADAPTÉE...

Une analyse en profondeur de la société de la Restauration permet à Bakounine de constater la valeur réelle des intentions démocratiques de la bourgeoisie. Cette dernière est minée par une «double conscience», altruiste dans les principes hérités des Lumières, égoïste dans la pratique, car dorénavant elle est menacée «non plus d'en haut, mais d'en bas» par le «spectre naissant» du prolétariat.

Les bourgeois de 1789 avaient sincèrement cru qu'en s'émancipant eux-mêmes «ils émanciperaient avec eux tout le peuple. Or, ils comprirent bien vite que leur puissance et leur prospérité étaient liées à la «dépendance politique et sociale» du prolétariat.

«Avant même que les travailleurs eussent compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus pat nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient déjà arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal.»
La bourgeoisie avait donc sur le prolétariat une avance chronologique en matière de conscience de classe, qui lui permit de mettre en place les institutions garantissant cette «dépendance». Ainsi se fonde historiquement l'analyse critique de la démocratie représentative selon Bakounine.

Cette critique procède aussi d'une réflexion sur les fondements économiques de la société libérale. L'économie capitaliste moderne exige, pour assurer son développement, un vaste appareil étatique centralisé capable de garantir l'exploitation de millions de travailleurs. La dynamique du capitalisme et celle de l'État suivent une tendance parallèle vers la concentration de la puissance politique et économique et vers une extension de la sphère d'action des grandes sociétés monopolistes et des États. La concentration du capital a son corollaire dans la constitution de grands blocs étatiques, processus qui tend à aboutir à la création — illusoire, cependant — d'un «État universel».

Non seulement la démocratie représentative est parfaitement adaptée aux exigences du capitalisme développé, elle lui est aussi nécessaire. Cette forme d'État réunit en effet deux conditions indispensables à la prospérité de la grande production industrielle : la centralisation politique ; la sujétion du peuple-souverain à la minorité qui le représente, qui en fait le gouverne et l'exploite.

Dans un régime qui consacre l'inégalité économique et la propriété privée des moyens de production, le système représentatif légitime l'exploitation de la grande masse du peuple par une minorité de possédants et par les professionnels de la parole qui sont leur expression politique.

Si le droit politique garanti par le système représentatif permet au non-possédant de participer en tant que citoyen à l'élection d'un représentant, le droit économique lui permet de la même façon de «choisir» son employeur. La liberté du travailleur, dit Bakounine en se référant à l'œuvre de «M. Marx, l'illustre chef du communisme allemand», est une liberté théorique, fictive. La plupart des auteurs, cependant — y compris bien souvent les anarchistes, se sont arrêtés à la critique bakouninienne du système représentatif et du suffrage universel sans retenir ce que le révolutionnaire russe en retenait de positif :

«Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions soit le suffrage restreint, soit le despotisme d'un seul ? Point du tout. Ce que nous affirmons, c'est que le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu'un leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.» (Stock, IV, 195)
On ne saurait donc conclure de la critique bakouninienne du système représentatif à l'apologie du «vide» politique, du «néant» et d'une spontanéité transcendantale à partir desquels les «masses» découvriraient de façon immanente des formes politiques nouvelles et radicalement différentes. La critique bakouninienne de la démocratie représentative n'est pas une critique de principe de la démocratie (et de ses techniques à peu près immuables) mais une critique du contexte capitaliste dans lequel elle est appliquée.

La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales de la société est cependant tempérée d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants et non-possédants, mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les «socialistes bourgeois» (1), et dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces «exploiteurs du socialisme», philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier en «dénaturant son principe, son programme» : le regard de Bakounine se porte principalement sur la social-démocratie allemande et la bourgeoisie radicale suisse.

La démocratie représentative étant définie comme la forme politique la plus adaptée à la société capitaliste, il convient de s'interroger sur l'opportunité pour le prolétariat d'en accepter les règles. Une précision sémantique est cependant nécessaire afin d'éviter tout contre-sens. On connaît les critiques faites à Bakounine pour son refus de l'action politique. De fait, les critiques que Marx formule contre Bakounine consistent à lui reprocher le refus d'engager le mouvement ouvrier dans l'action électorale. Pour Marx, action politique signifie parlementarisme. Or Bakounine ne fait précisément pas cette identification : «La révolution sociale n'exclut nullement la révolution politique. Au contraire, elle l'implique nécessairement, mais en lui imprimant un caractère tout nouveau, celui de l'émancipation réelle du peuple du joug de l'État.» (Stock, IV, 198.)

Sur le fond, Bakounine considère que la participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne saurait toucher l'essentiel, c'est-à-dire la suppression de la propriété privée des moyens de production. La démocratie représentative n'étant pour la bourgeoisie qu'un masque — elle s'en dessaisit aisément au profit du césarisme, c'est-à-dire la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire —, tout empiétement démocratiquement décidé contre la propriété provoquera inévitablement une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées. A l'argument d'Engels disant que les élections permettent aux travailleurs de se compter, Bakounine avait répondu par avance que les luttes étaient un moyen plus efficace.

La participation à l'institution parlementaire, où sont représentés des citoyens, non des classes, signifie inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie modérée ou radicale. Bakounine déclare que l'alliance entre un parti radical et un parti modéré aboutit inévitablement au renforcement du parti modéré au détriment du parti radical et à l'édulcoration du programme du parti radical.


II.
SUR LES ALLIANCES

Bakounine n'a jamais été sensible au fait que les prolétaires puissent constituer la majorité de la nation, et même si, à l'occasion, il affirme que c'est le cas cela ne constitue pas pour lui un fait déterminant, alors qu'on trouve constamment cette préoccupation dans les textes de Marx et d'Engels. Dans l'hypothèse même où le prolétariat puisse un jour être numériquement dominant, les fondateurs du socialisme scientifique font étonnamment peu de cas de l'aliénation idéologique qui, selon Bakounine, est pour l'homme «l'expression idéale de sa situation réelle, matérielle, c'est-à-dire de son organisation économique surtout, mais aussi de son organisation politique, cette dernière n'étant d'ailleurs jamais autre chose que la consécration juridique et violente de la première» (I, 51).

On peut s'étonner de cette foi naïve d'Engels dans les institutions parlementaires, «du moment qu'on a derrière soi la majorité de la nation», toutes classes confondues, ce qui signifie inévitablement la conclusion d'un «pacte politique» entre «la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle, et la minorité intelligente respectable, c'est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes, à l'exclusion et au détriment de la masse du prolétariat non seulement des campagnes, mais des villes». «Tel est, conclut l'anarchiste, le vrai sens des candidatures ouvrières aux parlements des États existants» (III, 161). Les social-démocrates allemands sont explicitement accusés d'avoir «attaché le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie», «... car il est évident que tout ce mouvement politique prôné par les socialistes de l'Allemagne, puisqu'il doit devancer la révolution économique, ne pourra être dirigé que par des bourgeois ou, ce qui sera pis encore, par des ouvriers transformés par leur ambition, ou par leur vanité, en bourgeois.» (Ibidem.)

De la même manière, les parties de la Suisse où prévaut le programme marxien ont vu l'Internationale descendre «au point de n'être plus qu'une sorte de boîte électorale au profit des bourgeois radicaux» (ibidem). Le dernier mot de la critique du système d'alliances marxiste, tel qu'il apparaissait à Bakounine, se trouve dans une lettre que celui-ci écrivit à La Liberté le 5 août 1872 :

«L'absurdité du système marxien consiste précisément dans cette espérance qu'en rétrécissant le programme socialiste outre mesure pour le faire accepter par les bourgeois radicaux, il transformera ces derniers en des serviteurs inconscients et involontaires de la révolution sociale. C'est là une grande erreur, toutes les expériences de l'histoire nous démontrent qu'une alliance conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu'un parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité.» (III, 166.)

On peut alors se demander ce que Bakounine lui-même préconisait en matière d'alliances politiques. Il avait parfaitement saisi l'importance formidable des classes sociales intermédiaires dans la société et le rôle de frein qu'elles pouvaient jouer dans la révolution. De longs développements pourraient être faits sur cette question, mais nous nous limiterons à donner quelques indications sur les rapports qu'envisage l'anarchiste entre le prolétariat et la bourgeoisie radicale. «Ne comptez pas sur la bourgeoisie, dit-il ; elle ne voudra jamais ni ne pourra jamais vouloir vous rendre justice ; ce serait contraire à la logique des choses et des conditions de vie, contraire à toutes les expériences de l'histoire ; l'opinion publique, la conscience collective de chaque classe étant nécessairement et toujours le produit des rapports sociaux et des conditions particulières qui constituent la base et la loi de son existence séparée.» (II, 93.) Le prolétariat doit donc s'organiser en dehors et contre la bourgeoisie». Ce n'est, dit Bakounine, que par la force et par la démonstration bien réelle de leur puissance organisée que les travailleurs pourront arracher des concessions à la bourgeoisie. La petite bourgeoisie est pour le prolétariat une alliée potentielle, elle n'est séparée de la classe ouvrière que par la «méconnaissance de ses propres intérêts» et par la «sottise bourgeoise». Le point de vue de Bakounine est parfaitement exprimé dans une lettre à Celsio Ceretti (13-17 mars 1872) à l'occasion de la mort de Mazzini. Les Internationaux italiens, dit-il, seront sans doute sollicités par les mazziniens à s'unir à eux. Mais, rappelle Bakounine,

«... n'oubliez pas l'abîme qui sépare votre programme du programme mazzinien. Ne vous laissez pas entraîner par eux — ce qu'ils ne manqueront certainement pas de tenter — à une entreprise pratique commune, conforme à leur programme et à leurs plans et modes d'action, non aux vôtres. Appelez-les à s'unir avec vous sur votre propre terrain, mais ne les suivez pas sur leur terrain à eux, que vous ne sauriez accepter sans sacrifier et sans trahir cette grande cause du prolétariat qui désormais est devenue la vôtre. (...) En acceptant leurs plans d'action, non seulement vous ruineriez tout votre travail socialiste et vous arracheriez votre pays à la solidarité révolutionnaire qui l'unit aujourd'hui à toute l'Europe, mais vous vous condamneriez vous-mêmes, avec tous ceux qui vous suivraient dans cette voie nouvelle et funeste, à une défaite certaine.» (II, 237.)
I1 faut rendre cette justice à Marx et à Engels que leurs prises de position furent beaucoup plus nuancées que ce qu'a pu en connaître Bakounine, et qu'ils firent à l'encontre de la social-démocratie allemande des critiques sévères, mais formulées pour l'essentiel après la mort de Bakounine, et qui au fond confirment ses analyses. On trouve chez Engels de temps en temps des rappels à l'ordre indiquant qu'à l'occasion, la violence est également un mode d'action envisageable et que le respect de la légalité ne doit être considéré que de manière tactique. Mais son souci de n'apprécier le rapport de force que d'un point de vue strictement numérique («nous sommes dans le rapport de un à huit», dit-il par exemple), c'est-à dire parlementaire, le situe tout de même dans le cadre de la démocratie représentative. On a tenté d'éluder la question des illusions parlementaires de Marx et d'Engels en distinguant entre les notions de parti formel, représenté par la social-démocratie et de parti historique tel qu'il est représenté d'un point de vue théorique et programmatique par Marx et Engels. Selon cette distinction, on en arriverai à concevoir l'existence d'un parti formel de plusieurs centaines de milliers d'adhérents et d'un parti historique de cinq ou six membres — ou d'un seul, pourquoi pas. La distinction aurait un sens si Marx et Engels n'avaient considéré — comme Lénine l'a fait — l'usage de la démocratie parlementaire que comme une tactique, ce qui à l'évidence n'est pas le cas.

Les marxistes dans la version léniniste, quant à eux, ont soin de préciser que l'action parlementaire se justifiait à une époque où la domination politique de la bourgeoisie constituait encore un progrès, c'est-à-dire lorsque son pouvoir pouvait être encore menacé par l'existence de classes précapitalistes. Il reste que la critique bakouninienne de l'action parlementaire du mouvement ouvrier est beaucoup plus une critique de la social-démocratie allemande que celle de Marx. Sur cette question, avant LÈnine, Bakounine avait déjà presque tout dit.


III.
L'EXEMPLE DES GRÈVES EN SUISSE

Les compromissions auxquelles les alliances contre-nature consécutives à l'action parlementaire peuvent conduire sont parfaitement illustrées par l'exemple des grèves en Suisse. Bakounine cite ainsi le cas d'une grande grève des ouvriers du bâtiment de Genève en 1870, que les membres de la tendance marxiste de l'AIT «firent cesser tout d'un coup et presque par force, au détriment de ces malheureux ouvriers, aussitôt que les chefs du parti radical bourgeois de Genève leur en eurent donné l'ordre».

Kropotkine, qui était alors à Genève, confirme le fait: «Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu'une grève serait désastreuse pour l'élection de l'avocat, M. A[mberny]. (2)» Bakounine quant à lui, écrit:

«Nous avons également vu, il y a six ou huit mois, également à Genève, un avocat appartenant au parti radical et à l'Internationale en même temps, M. Amberny — celui que M. Marx lui-même, dans une lettre qu'il lui a adressée, a gracieusement remercié d'avoir servi l'Internationale de Genève —, nous l'avons vu garantir publiquement, devant ses concitoyens bourgeois, au nom de l'Internationale, qu'il n'y aurait point de grève pendant cette année.» (III, 191.)
Le Journal de Genève ayant annoncé que les ouvriers du bâtiment se mettraient tout de même en grève, Amberny protesta, alléguant qu'en vertu «d'une autorisation expresse», l'Internationale ne prendra aucune initiative de grève dans le canton en 1872. C'est là, aux yeux de Bakounine, l'illustration parfaite que l'investissement du mouvement ouvrier dans l'action parlementaire conduit à la subordination de la classe ouvrière à la bourgeoisie, ou à une fraction de celle-ci, qu'il appelle «les exploiteurs du socialisme».

On peut se demander si, jusqu'à un certain point, Bakounine ne commet pas la même erreur que Lassalle, en considérant l'État comme une institution neutre, comme une structure existant en soi et dont la nature serait identique, quelles que soient ses formes, césarienne ou représentative. Une telle attitude amènerait à une critique de l'État en soi, en faisant l'économie de l'analyse en profondeur du type d'État auquel on a affaire. On tomberait dans une sorte de mystique anti-étatique. C'est un travers dans lequel a pu tomber par la suite une partie du mouvement anarchiste mais qui est totalement absent chez Bakounine (3). De nombreux textes montrent qu'il ne confond pas indistinctement les différents types d'État, bien qu'ils aient tous un certain nombre de points communs intangibles : l'État est avant tout une institution dont la fonction est de garantir l'exploitation d'une classe par une autre. Pouvoir et exploitation sont inévitablement liés. Ensuite, les États, quels qu'ils soient, fonctionnent selon le principe de la substitution de pouvoir, c'est-à-dire qu'ils canalisent dans un nombre de mains réduites, au nom de la société civile, la légitimité de celle-ci. La majorité de la population ne peut avoir qu'une souveraineté fictive, plus ou moins masquée. Enfin, la logique interne à tout État le conduit à la centralisation, à la concentration du pouvoir, à l'accaparement des autonomies. Le «pouvoir politique» entendu au sens de processus collectif de décision concernant les orientations de la société, doit nécessairement être décentralisé, pour Bakounine : son lieu d'exercice n'est pas l'État ni le parlement mais l'organisation de classe du prolétariat et les communes fédérées.

Pour l'anarchiste russe, la conquête de l'État «n'est possible que lorsqu'elle se développe de concert avec une partie quelconque de cette classe » [la bourgeoisie] et se laisse diriger par des bourgeois. M. Marx ne peut ignorer tout cela ; et d'ailleurs ce qui se passe aujourd'hui à Genève, à Zurich, à Bâle et dans toute l'Allemagne, devrait lui ouvrir les yeux, s'il les avait fermés sur ce point, ce que je ne crois franchement pas. Il m'est impossible de le croire après avoir lu le discours qu'il a prononcé dernièrement à Amsterdam, et dans lequel il a dit que dans certains pays, peut-être en Hollande même, la question sociale pouvait être résolue paisiblement, légalement, sans lutte, à l'amiable, ce qui ne peut signifier qu'une chose : elle peut se résoudre par une série de transactions successives, pacifiques, volontaires et sages, entre la bourgeoisie et le prolétariat (4)

Bakounine fait ici référence au texte de Marx, Le Congrès de La Haye, dans lequel ce dernier déclare: «Nous ne nions pas qu'il existe des pays comme l'Amérique, l'Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions j'ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques.» Mais — ce que Bakounine ne dit pas — Marx ajoute que «dans la plupart des pays du continent, c'est la force qui doit être le levier de nos révolutions».

Si Marx et Engels reconnaissent à l'occasion la nécessité de l'action violente, ce que Bakounine et le mouvement ouvrier de l'époque retiennent du marxisme, c'est la confiance dans l'action institutionnelle et parlementaire.

— Cette «interprétation» du marxisme trouve son expression positive dans les sections de l'AIT qui soutiennent Marx, ou pour être plus précis, qui trouvent chez Marx une justification de leur propre activité institutionnelle : l'aristocratie des citoyens-ouvriers de l'industrie horlogère occupés à conclure des alliances électorales avec les bourgeois radicaux ; les social-démocrates allemands, dont on verra qu'ils ne s'intéressaient pas à l'AIT ; les trade-unionistes anglais qui faisaient du mouvement pour la réforme électorale une fin en soi et qui ne s'intéressaient pas du tout à Marx.

— L'interprétation électoraliste qui était faite du marxisme trouve également son expression négative dans les sections qui ne pouvaient rien attendre d'une action électorale, et qui penchaient vers Bakounine : les ouvriers étrangers de Genève, mal payés, méprisés, sans droits politiques ; la jeunesse déclassée d'Italie sans avenir ; les paysans d'Andalousie affamés par les grands propriétaires ; les ouvriers de l'industrie catalane et les mineurs du Borinage, en Belgique, dont les moindres grèves étaient noyées dans le sang et qui ne pouvaient attendre aucune réforme pacifique. Ceux-là ne trouvent rien qui puisse les aider, les soutenir, dans le discours de Marx, d'autant que lorsqu'il y a des marxistes (disons plutôt : des gens qui préconisent l'action légale en se réclamant de la direction de l'Internationale) ces derniers s'occupent à casser les mouvements revendicatifs.

C'est que, par surcroît, à partir de 1866, un mouvement de grèves se répand en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de l'Internationale, créée seulement deux ans auparavant (5). Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère fortuit, deviennent de véritables combats de classe, qui permettent aux ouvriers de faire l'expérience pratique de la solidarité qui leur arrive, parfois de l'étranger. L'AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes. Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux, crée un phénomène d'entraînement, un effet cumulatif. La violence de la répression elle-même pousse les ouvriers à s'organiser. A chaque intervention de l'armée, les réformistes perdent du terrain, et peu à peu l'Internationale se radicalise ; cette radicalisation, faut-il le préciser, n'est pas le résultat de conflits idéologiques au sein de sa direction mais celui de l'expérience à la fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale.

Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en 1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il fait des luttes ouvrières de cette époque, tandis que Marx, à Londres, se préoccupe plus de développer ses positions dans le Conseil général. Aussi, lorsque vingt-cinq ans plus tard, en 1895, Engels écrira: «L'ironie de l'histoire met tout sens dessus dessous. Nous, les "révolutionnaires", les "chambardeurs", nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement» (6), on a l'impression qu'il se trouve dans l'exacte continuité des positions de la direction marxienne de l'AIT, malgré quelques piques lancées à l'occasion contre les fétichistes du légalisme.

L'originalité de l'analyse bakouninienne est d'avoir montré que dans sa période constitutive, le mouvement ouvrier ne pouvait rien espérer de la subordination de son action à la revendication de la démocratie représentative parce qu'il avait face à lui la violence étatique, et que dans la période de stabilisation, lorsque cette revendication était accordée, les classes dominantes et l'État avaient les moyens d'empêcher que l'utilisation des institutions représentatives ne remette pas en cause leurs intérêts. Bakounine a en effet affirmé que les démocrates les plus ardents restent des bourgeois, et qu'il suffit d'une «affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou d'instincts socialistes de la part du peuple pour qu'ils se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire et la plus insensée», suffrage universel ou pas.



IV.
SUFFRAGE UNIVERSEL ET UNITÉ ALLEMANDE

Bakounine ne pense pas un instant qu'il y a une «solidarité consciente entre M. le prince de Bismarck et les chefs de la démocratie socialiste ouvrière d'Allemagne.» (III, 30.) Ils sont au contraire, dit-il, des ennemis acharnés. Mais malgré les oppositions flagrantes entre le programme bismarckien et le programme socialiste, il y a entre eux un trait commun : «tous les deux tendent à la formation d'un grand État centralisé, unitaire et pangermanique». Bismarck veut ériger cet empire au moyen de la noblesse bureaucratique et militaire et du monopole des grandes compagnies financières, tandis que les chefs de la démocratie socialiste veulent le fonder sur l'émancipation du prolétariat. «Mais l'un aussi bien que les autres sont éminemment patriotes, et dans ce patriotisme politique, sans le vouloir et sans le chercher ils se rencontrent — la logique des tendances et des situations étant toujours plus forte que la volonté des individus.» (III, 30.)

Ce que Bismarck lui-même dit de la démocratie représentative corrobore, semble-t-il, le point de vue de Bakounine. Le système représentatif fut en effet un outil indispensable à la réalisation du projet politique du chancelier, qui s'en servit pour contre-balancer l'influence de la cour, pour détruire la puissance des Junkers, pour diviser les classes de la société allemande, pour affaiblir les libéraux. Ce fut, selon l'expression de Bakounine, une soupape de sûreté.

Bismarck proclamait qu'il éduquait l'Allemagne au gouvernement parlementaire. Il se plaignait de n'avoir pas de majorité stable qui pourrait travailler la main dans la main avec le gouvernement. Il critiquait les Allemands pour avoir «huit ou dix factions, sans majorité stable, sans direction reconnue», mais c'était là une complainte hypocrite car c'est de cette division qu'il tirait l'essentiel de son pouvoir. Bismarck avait instauré le système représentatif pour ruiner les libéraux, ses opposants des années 60, dans la foulée d'une victoire militaire qui réalisait les aspirations de ces mêmes libéraux. Lorsque Engels déclara à cette époque que Bismarck, sans le vouloir, travaillait pour eux, il n'avait pas compris une chose élémentaire que Bakounine avait parfaitement perçue : le système représentatif est la garantie que rien de fondamental ne sera modifié dans la condition ouvrière.

Aux yeux de Bakounine, Marx n'est pas seulement un «socialiste savant» mais aussi un politicien très habile qui, comme Bismarck, veut «la grandeur et la puissance de l'Allemagne comme État» (III, 205). Mais Marx est un socialiste, et à ce titre ne travaille pas seulement pour l'émancipation du prolétariat allemand mais aussi pour celle du prolétariat de tous les autres pays, «ce qui fait qu'il se trouve en pleine contradiction avec lui-même». Le seul moyen de sortir de cette contradiction est de proclamer que «la grandeur et la puissance de l'Allemagne comme État est la condition suprême de l'émancipation de tout le monde, que le triomphe national et politique de l'Allemagne, c'est le triomphe de l'humanité, et que tout ce qui est contraire à l'avènement de cette nouvelle grande puissance omnivore est ennemi de l'humanité» (III, 205). Cette «identification de la cause de l'humanité avec celle de la grande patrie germanique» n'est pas absolument nouvelle : Marx est placé par Bakounine dans la lignée du Fichte du Discours à la Nation allemande.

On a souvent reproché à Bakounine d'exagérer lorsqu'il affirme que Marx assimile : 1°) la nécessité de l'unité allemande à un progrès historique qui, en centralisant l'État, concentre la puissance du prolétariat allemand; 2°) les intérêts politiques du mouvement ouvrier allemand à ceux du mouvement ouvrier international. Il y a pourtant chez l'auteur du Manifeste une remarquable constance sur cette question :

— Dans la Critique de la philosophie du droit, Marx fait une remarquable critique de l'impuissance politique de la bourgeoisie allemande, mais c'est pour constater l'appropriation, par le prolétariat, de la philosophie allemande et de la capacité théorique : il évoque le «radicalisme de la théorie allemande, donc (sic) de son énergie pratique», assimilation pour le moins idéaliste, qui lui permet de conclure que «l'émancipation de l'Allemand, c'est l'émancipation de l'Homme. La tête de cette émancipation, c'est la philosophie, son coeur le prolétariat» (7).

— En 1844 il revient sur le thème: «... pas une seule des révoltes ouvrières françaises et anglaises n'a présenté un caractère aussi théorique, aussi conscient, que la révolte des tisserands silésiens.» Le prolétariat allemand, ajoute-t-il, est «le théoricien du prolétariat européen»... Le retard politique de l'Allemagne devient un avantage : «Ce n'est que dans le socialisme qu'un peuple philosophique peut trouver la praxis qui lui convient, et c'est donc dans le prolétariat seulement qu'il peut trouver l'élément actif de sa libération.»

— Dans le Manifeste Marx déclare que «c'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent leur action».

— On connaît les prises de position de Marx et d'Engels à l'occasion de la défaite française en 1870, qui permettait de centraliser l'État allemand, pour le plus grand bénéfice de la classe ouvrière, de transférer le centre de gravité du mouvement ouvrier de la France à l'Allemagne et d'assurer la prééminence de «notre théorie», dit Marx, sur le proudhonisme.

— Dans la préface de 1874 à La guerre des paysans en Allemagne, Engels revient encore sur la supériorité théorique et pratique des ouvriers allemands, qui appartiennent au «peuple le plus théoricien de l'Europe». «S'il n'y avait pas eu la philosophie allemande, en particulier celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand — le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé — n'eût jamais été fondé. Sans le sens théorique parmi les ouvriers, ce socialisme scientifique ne se serait jamais aussi profondément ancré en eux (8).» Il est évident que cette argumentation sert à légitimer la supériorité du prolétariat allemand.



Aux yeux de Marx et d'Engels, Bismarck réalise, par une sorte de ruse de la raison, les conditions qui rendront le socialisme possible en unifiant l'Allemagne et en réalisant la centralisation politique de l'État. La conquête de l'État par la classe ouvrière organisée en parti politique est une condition nécessaire à ce projet. Bakounine commet une erreur en attribuant à Marx un point de vue patriotique. Ce dernier considère seulement que la prééminence de sa théorie est un élément indispensable de ce processus. Que les individus ou forces sociales qui réalisent les conditions qui permettent la réalisation du socialisme le fassent en connaissance de cause ou non n'a pas d'importance. La révolution est un phénomène impersonnel dont Bismarck met en œuvre les conditions, poussé par une pression extérieure. Ainsi, Engels ne fait pas grief à Bismarck d'avoir annexé au profit de la Prusse les possessions des trois princes de la Confédération allemande, qui en somme n'étaient pas moins de droit divin que le roi de Prusse lui-même. Ce fut là, dit-il, une «complète révolution, accomplie par des moyens révolutionnaires» :
«Ce que nous lui reprochons, c'est, au contraire, de ne pas avoir été suffisamment révolutionnaire, de n'avoir été qu'un Prussien faisant la révolution par en haut, d'avoir engagé une révolution complète sur une position qui ne permettait de faire qu'une demi-révolution, de s'être contenté de quatre malheureux États alors qu'il était bien lancé dans la voie du rattachement. (9)»
Bakounine comprenait parfaitement l'optique à partir de laquelle Engels et Marx se plaçaient, mais ne l'approuvait pas. Non pas qu'il plaignît les princes allemands victimes du rouleau compresseur bismarckien, mais il ne voyait pas en quoi la politique de Bismarck fût favorable, à terme et sans même que celui-ci le voulût, aux intérêts de la classe ouvrière allemande. Et surtout, il ne voyait pas en quoi la participation de la classe ouvrière aux institutions mises en place par le chancelier pouvait être utile : «Dans l'ordre politique actuel dans tous les pays de l'Europe, les parlements ne sont plus rien ; rien que des soupapes de sûreté pour l'État, ou des masques derrière lesquels se cache le pouvoir réellement despotique de l'État, fondé sur la banque, la police, l'armée.» (III, 115.) Plus que tout autre, Bakounine a pressenti les immenses moyens dont un gouvernement pouvait disposer pour rendre ineffectives les formes parlementaires (10). En ce sens il a incontestablement percé Bismarck à jour beaucoup mieux que Marx. Le chancelier n'écrivait-il pas en 1871 que «l'action de l'État est le seul moyen pour contrecarrer le mouvement socialiste ? Nous devons mettre en application ce qui semble justifié dans le programme socialiste et qui peut être mis en application dans le cadre présent de l'État et de la société (11)

La fonction de la démocratie représentative apparaît dans toute ses limites dans un passage d'Étatisme et anarchie où Bakounine traite des différentes voies qui s'ouvraient à la Prusse après la chute de Napoléon Ier. La première voie consistait à accorder des réformes et à «prendre la tête du mouvement constitutionnel allemand», en unifiant l'Allemagne sur cette base. Bakounine a mis en relief les différentes raisons qui interdisaient ce choix : la faiblesse de la Prusse, la situation de concurrence dans laquelle elle se trouvait avec l'Autriche pour l'hégémonie sur l'Allemagne. La deuxième voie, celle qui fut adoptée, consistait à se ranger du côté de la réaction en refusant catégoriquement toute réforme. La troisième voie fut découverte, dit Bakounine, jadis par les empereurs romains, mais oubliée et redécouverte récemment par Napoléon 1er et «déblayée et améliorée par son élève, le prince de Bismarck : la voie du despotisme étatique, militaire et politique, dissimulée sous les fleurs et sous les formes les plus amples en même temps que les plus innocentes de la représentation populaire» (IV, 294).

En 1815 cette voie était prématurée: «A l'époque, personne ne se doutait de cette vérité, devenue depuis évidente aux despotes les plus niais, que le régime dit constitutionnel ou parlementaire n'est pas une entrave au despotisme étatique, militaire, politique et financier, mais que, le légalisant en quelque sorte et lui donnant l'aspect trompeur d'un gouvernement du peuple, il peut lui conférer à l'intérieur plus de solidité et de force.» La remarque qui suit cette affirmation est particulièrement intéressante : si, en 1815, on ignorait cela, c'est que la rupture entre la classe exploiteuse et le prolétariat n'était pas aussi évidente qu'aujourd'hui. Les gouvernements, qui étaient encore constitués sur le modèle de l'Ancien régime, pensaient que le peuple était derrière la bourgeoisie. Aujourd'hui le peuple et la bourgeoisie sont en opposition, et cette dernière sait que contre la révolution sociale «il n'y a pas pour elle d'autre refuge que l'État». Mais elle veut un État fort qui assure une dictature «revêtue des formes de la représentation nationale qui lui permettent d'exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même». Ainsi le système représentatif est très explicitement désigné comme le moyen trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe exploiteuse et comme la solution à la crise de légitimité du pouvoir. Les revendications et le programme de la classe ouvrière se trouvent ainsi dilués dans la fiction de la représentation nationale.


V.
LA FICTION DE LA REPRÉSENTATION

La véritable fonction de la démocratie représentative n'est donc pas tant de garantir la liberté des citoyens que de créer les conditions favorables au
développement de la production capitaliste et de la spéculation bancaire, qui exigent un appareil d'État centralisé et fort, seul capable d'assujettir des millions de travailleurs à leur exploitation. La démocratie représentative repose sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée par de soi-disants
représentants de la volonté du peuple. Ainsi permet-elle de réaliser les deux conditions indispensables à l'économie capitaliste : la centralisation de l'État
et la soumission de la souveraineté du peuple à la minorité régnante.

Bakounine discerne deux tendances à l'examen de la situation européenne, qui tendent toutes deux à garantir l'exploitation du labeur du peuple. La première est représentée par Gambetta et veut «édifier une république démocratique»; l'autre, avec Bismarck, cherche à constituer «une dictature militaire à peine voilée sous d'innocentes formes constitutionnelles». Toutes deux entendent mettre en place un régime représentatif assurant un semblant de consensus. L'État républicain présente l'avantage de garantir «avec plus de force et de façon beaucoup plus sûre, à la riche et rapace minorité l'exploitation, en toute tranquillité et sur une immense échelle, du labeur du peuple. (...) M. Gambetta ne craint pas les formes démocratiques les plus amples ni le suffrage universel. (...) Il sait que le despotisme gouvernemental n'est jamais aussi redoutable et aussi violent que lorsqu'il s'appuie sur la prétendue représentation et la pseudo-volonté du peuple.» (IV, 221.)

Ces quelques considérations constituent le fondement des réflexions de Bakounine sur la nature du système représentatif, et il n'est pas sans intérêt de noter qu'il les fonde sur une analyse des nécessités inhérentes au développement de l'économie capitaliste.

Marx considérait que la centralisation de l'État — en Allemagne notamment — était un progrès car c'était la condition de la constitution du prolétariat en classe. La centralisation de l'État selon Bakounine relève de la même logique que celle de la concentration du capital : ce sont deux phénomènes liés. L'anarchiste insiste sans doute beaucoup plus que Marx sur le fait que l'État moderne est nécessairement un État militaire.

Le Manifeste communiste décrit en termes romantiques l'expansion internationale du capitalisme qui fait avancer dans les contrées les plus reculées les limites de la civilisation. Mais il n'est rien dit sur les antagonismes créés entre les États nationaux par le développement du capitalisme. Or, l'État national n'est pas seulement un cadre formel du système capitaliste, il est une machine de guerre du capitalisme national contre la concurrence : la diplomatie ou l'armée sont les instruments qu'il emploie. Il ne suffit pas de dire, avec le Manifeste, que le bon marché des produits est la grosse artillerie avec laquelle on abat les murailles de Chine (12). La libre concurrence, saluée par Marx comme la conséquence normale du développement capitaliste, n'a été qu'un phénomène accidentel et très momentané qui a servi aux industriels anglais à un moment où la Grande-Bretagne était le seul pays capitaliste, sans concurrent réel (13). L'industrialisation d'autres pays provoqua l'apparition  d'une centralisation économique et la mise en place de mesures que seul l'État pouvait prendre pour protéger le capitalisme national, mesures d'autant mieux garanties que l'État pouvait s'appuyer sur une force militaire conséquente. Ce n'est donc pas sans raison que Bakounine affirme que «l'État moderne, par son essence et les buts qu'il se fixe, est essentiellement un État militaire» (14) (IV, 211).

L'État militaire est une nécessité à la fois pour garantir le développement du capitalisme national à l'extérieur et l'ordre à l'intérieur. Aucun État, même dans sa forme de république politique la plus libérale ou la plus rouge, ne peut satisfaire les besoins du peuple ; c'est pourquoi les classes dirigeantes n'ont à l'intérieur, en dernière instance qu'un moyen : la violence d'État (15).

I1 ne fait pas de doute que c'est Marx qui est visé lorsque Bakounine déclare : «Ils s'imaginent que lorsque cet État aura agrandi son territoire et que le nombre de ses habitants aura doublé, triplé, décuplé, il prendra un caractère plus populaire, et ses institutions, l'ensemble de ses conditions d'existence, ses actes gouvernementaux seront moins opposés aux intérêts et à tous les instincts du peuple.» Sans doute est-ce là une allusion à l'opinion de Marx selon laquelle la centralisation de l'État allemand après la guerre franco-prussienne favorisait la constitution du prolétariat allemand en classe. Bakounine réfute cette idée en théorie en affirmant que plus l'État est grand. «... plus ses intérêts s'opposent à ceux des masses populaires, plus le joug qu'il fait peser sur elles est écrasant, plus le peuple est dans l'impossibilité d'exercer un contrôle sur lui, plus l'administration du pays s'éloigne de la gestion par le peuple lui-même.» (IV, 244.)

Ni Marx ni Engels ne limitent l'action du mouvement ouvrier à une action pacifique et légale, mais ils restent persuadés que là où les «institutions», les «mœurs» et les «traditions» le permettent, les ouvriers pourront, par les voies légales, «saisir la suprématie politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail» (Marx). Si Bakounine a tort de réduire l'action préconisée par Marx et Engels à l'action légale (16), sa critique des illusions qu'ils se font sur la possibilité que «la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle» (Engels) dans un régime représentatif authentique, reste pertinente.


VI.
L'EXEMPLE SUISSE

Toute société qui parvient à s'émanciper quelque peu tend à soumettre les gouvernements à son contrôle, dit Bakounine, et met son salut dans «l'organisation réelle et sérieuse du contrôle exercé par l'opinion et par la volonté populaire sur tous les hommes investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant du gouvernement représentatif, et la Suisse en est un, la liberté ne peut donc être réelle, que lorsque le contrôle est réel. Par contre si ce contrôle est fictif, la liberté populaire devient nécessairement aussi une pure fiction.» (V, 61.) A l'issue de son examen de l'exemple suisse, Bakounine conclut que «nulle part en Europe le contrôle populaire n'est réel». Il entend en même temps faire une démonstration à caractère général, car la Suisse «réalise en quelque sorte l'idéal de la souveraineté populaire, de sorte que ce qui est vrai pour elle, doit l'être, à bien plus forte raison, pour tous les autres pays.» (Ibidem.)

Lorsque le suffrage universel fut établi en Suisse, «on crut avoir assuré la liberté de la population». Les radicaux soulevèrent le peuple avec cette croyance et réussirent à renverser les gouvernements aristocratiques établis. Mais aujourd'hui, «instruits par l'expérience et la pratique du pouvoir», ils ont perdu foi en eux-mêmes et dans leur propre principe.

«Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple.» (V, 62.)
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement, même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à la séparation croissante entre les électeurs et les élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement de la centralisation du pouvoir. «La classe des gouvernants est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés». La bourgeoisie gouverne, mais, étant séparée du peuple par toutes les conditions de son existence économique et sociale, comment peut-elle réaliser, dans le gouvernement et dans les lois, les sentiments, les idées, la volonté du peuple ? Ce serait toutefois une erreur, commente Bakounine, d'attribuer ces palinodies à la trahison. Elles ont pour cause principale le changement de perspective et de position des hommes. C'est cela qui explique que les démocrates les plus rouges «deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu'ils sont montés au pouvoir» (V, 63).

Les modifications du comportement des élus est un sujet qui préoccupe constamment Bakounine. Dans la Protestation de l'Alliance, il affirme la nécessité pour les élus de rester en contact avec la vie du peuple ; ils devraient être obligés d'agir ouvertement et publiquement, ils doivent être soumis au régime salutaire et ininterrompu du contrôle et de la critique populaires ; ils doivent enfin être révocables à tout moment. En dehors de ces conditions, l'élu risque de devenir un sot vaniteux, gonflé de son importance. La logique interne du système représentatif ne suffit cependant pas à expliquer que la démocratie y est fictive. Si la bourgeoisie possède le loisir et l'instruction nécessaires à l'exercice du gouvernement, il n'en est pas de même du peuple. De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité politique sont remplies, cette dernière reste une fiction. Les périodes électorales fournissent aux candidats l'occasion de «faire leur cour à Sa Majesté le peuple souverain», mais ensuite chacun revient à ses occupations : «le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques.»

Ignorant de la plupart des questions, le peuple ne peut contrôler les actes politiques de ses élus. Or, puisque le «contrôle populaire, dans le système représentatif est l'unique garantie de la liberté populaire, il est évident que cette liberté aussi n'est qu'une fiction.» Le système du référendum, introduit par les radicaux de Zurich, n'est qu'un palliatif, une nouvelle illusion. Là encore, pour voter en connaissance de cause, il faudrait que le peuple ait le temps et l'instruction nécessaires d'étudier les lois qu'on lui propose, de les mûrir, de les discuter: «Il devrait se transformer en un immense parlement en plein champ», ce qui n'est évidemment pas possible. De plus — et là on touche à la «technologie» parlementaire —, les lois ont la plupart du temps une portée très spéciale, elles échappent à l'attention du peuple et à sa compréhension : «prises séparément, chacune de ces lois paraît trop insignifiante pour intéresser beaucoup le peuple, mais ensemble elles forment un réseau qui l'enchaîne.»

La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive ; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts de leur propre classe et qui présentent les mesures prises sous l'aspect le plus anodin. «Le système de la représentation démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle.» Le seul moyen de contrôle effectif de la population sur les décisions gouvernementales n'a rien d'institutionnel. Lorsque le sentiment populaire se sent attaqué sur des points essentiels, «certaines idées, certains instincts de liberté, d'indépendance et de justice auxquels il n'est pas bon de toucher», il reste au peuple la possibilité de se soulever, de se révolter. Les révolutions, la possibilité toujours présente de ces soulèvements populaires, la crainte salutaire qu'ils inspirent, telle est encore aujourd'hui l'unique forme de contrôle qui existe réellement en Suisse (17), l'unique borne qui arrête le débordement des passions ambitieuses et intéressées de ses gouvernants.»

C'est d'ailleurs cette arme-là dont s'est servi le parti radical pour renverser les constitutions antérieures, jusqu'en 1848. Mais ensuite il prit des mesures pour briser toute possibilité d'y avoir recours, «pour qu'un parti nouveau ne pût s'en servir contre lui à son tour», en détruisant les autonomies locales et en renforçant le pouvoir central. L'exemple du cas suisse révèle donc aux yeux de Bakounine l'efficacité du système représentatif du point de vue de la préservation du régime bourgeois : il a su utiliser la révolte comme moyen de contrôle — et le contrôle ultime n'est-il pas le changement de régime politique ? — et il a su ensuite mettre en place les mesures nécessaires pour empêcher qu'il soit fait recours à ce contrôle contre lui (18).

«Désormais, les révolutions cantonales, le moyen unique dont disposaient les populations cantonales pour exercer un contrôle réel et sérieux sur leurs gouvernements, et pour tenir en échec les tendances despotiques inhérentes à chaque gouvernement, ces soulèvements salutaires de l'indignation populaire, sont devenues impossibles. Elles se brisent impuissantes contre l'intervention fédérale.» (V, 65.)
Bakounine ne résiste d'ailleurs pas au plaisir d'ironiser sur le fait que lors de l'insurrection du canton de Genève en 1864, «les radicaux ont pu apprécier à leurs propres dépens les conséquences du système de centralisation politique inauguré par eux-mêmes en 1848» (V, 66). Les formes républicaines, conclut-il, ne diminuent pas, mais masquent le despotisme du pouvoir.

Les progrès de la liberté dans certains cantons jadis très réactionnaires ne sont pas la conséquence de la nouvelle constitution de 1848 qui a accru la centralisation de l'État, mais plutôt de la «marche du temps». Dans les faits, les progrès accomplis depuis 1848, dit Bakounine, sont, dans le domaine fédéral, surtout des progrès d'ordre économique : unification des monnaies, des poids et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce. etc.

«On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l'une implique l'autre, qu'elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout.... La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants et des classes gouvernantes la vie propre et l'action spontanée des populations.» (V, 61.)
On a là un aspect peu connu de la pensée politique de Bakounine, sur lequel en tout cas les anarchistes après lui sont gardés de mettre l'accent.  Par centralisation économique, il faut entendre la tendance de la société industrielle moderne à organiser les activités productives à une échelle de plus en plus grande et complexe. L'anarchiste se situe donc aux antipodes d'une conception fondée sur la petite production artisanale et décentralisée (19). Bakounine sait bien que le développement industriel s'accompagne de la concentration du capital : il ne nie pas la nécessité de ce processus qui permet une production de masse. En ce sens, son point de vue s'apparente à celui de Marx, pour qui le développement des forces productives crée les conditions de la réalisation du socialisme. La vision de Bakounine s'inscrit donc tout à fait dans la perspective d'une société industrielle. Là où il se dissocie de Marx, c'est sur la question politique, sur le schéma politique de l'organisation de la société. I1 semble envisager un système où l'économie serait organisée d'un point de vue centralisé, mais où le processus de décision politique serait décentralisé et fondé sur le principe du contrôle populaire.

Bakounine revient plusieurs fois sur ce sujet. Aujourd'hui, dit-il, la Suisse ne peut revenir à son régime passé, à celui de l'autonomie politique des cantons: «Le rétablissement d'une pareille constitution aurait pour conséquence infaillible l'appauvrissement de la Suisse, arrêterait tout court les grands progrès économiques qu'elle a faits depuis que la nouvelle constitution centralisatrice a renversé les barrières qui séparaient et isolaient les cantons. La centralisation économique est une des conditions essentielles de développement des richesses, et cette centralisation eût été impossible si l'on n'avait pas aboli l'autonomie politique des cantons.» (V, 70.)

Il reste, ajoute Bakounine, que l'expérience de vingt-deux années de centralisation montre que cette dernière a été funeste à la Suisse. On se trouve donc apparemment devant une contradiction dans le raisonnement de Bakounine : la centralisation politique, qui est définie comme néfaste, rend possible la centralisation économique qui est une source de progrès. Le révolutionnaire russe refuse d'envisager le retour en arrière vers une autonomie et une autarcie idylliques, un régime constitué de petites cellules indépendantes les unes des autres. Il ne s'agit pas de préconiser un modèle d'organisation calqué sur le passé mais d'imaginer les virtualités existantes à partir du présent, c'est-à-dire «l'organisation des forces productives et des services économiques» qui seule permet une production de masse répondant aux besoins d'une société industrielle développée.

Il est vrai que le concept de «centralisation économique» n'est pas explicité. La concentration du capital est reconnue comme un des moteurs de l'évolution des sociétés industrielles, mais c'est un phénomène mécanique qui échappe à la volonté des hommes. Le mot «planification» n'existait pas à l'époque mais il est possible que c'est à peu près à cela que pensait Bakounine, ce qui, évidemment, va à l'encontre de toute idée reçue sur sa pensée politique.



L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre de la démocratie représentative touche à sa nature de classe. Tant que le suffrage universel «sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations.» (VIII, 14.)

Bakounine insiste beaucoup sur les arguments techniques touchant à la distorsion qui apparaît inévitablement entre l'élu et les mandants, à la difficulté ou à l'impossibilité de contrôler les élus. Mais en définitive ces inconvénients paraissent dérisoires devant l'impossibilité même du système représentatif, et qui tient à sa nature, de réaliser la collectivisation des moyens de production, sans laquelle aucun changement n'est possible. C'est pourquoi la conquête de la liberté politique comme préalable signifie laisser les rapports économiques et sociaux en l'état où ils sont, c'est-à-dire «les propriétaires et les capitalistes avec leur insolente richesse, et les travailleurs avec leur misère» (20).

L'insistance de Bakounine à analyser l'exemple suisse n'est pas seulement liée au fait qu'il vivait dans ce pays et qu'il avait en conséquence la possibilité d'y observer le fonctionnement de la démocratie représentative dans le détail. L'exemple suisse fournit un modèle général du fonctionnement de ce système: «Le mouvement qui se produit en Suisse est fort intéressant à étudier», dit-il, car on y assiste à un processus typique de centralisation politique — c'est-à-dire de recul des libertés — effectué sous le couvert démocratique d'une extension des libertés électorales. Les couches sociales intéressées à la pérennité de ce régime sont désignées : les barons de la banque et tous leurs dépendants, les militaires, les fonctionnaires, les professeurs, les avocats, les doctrinaires de toutes les couleurs avides de positions honorifiques et lucratives, «en un mot toute la gent qui se croit soit par droit d'héritage, soit par intelligence et instruction supérieure, appelée à gouverner la canaille populaire.» (III, 109.)

Mais parmi ceux qui remettent en cause l'autonomie cantonale il y a aussi «les classes ouvrières de la Suisse allemande, les démocrates socialistes des cantons de Zurich, de Bâle et autres, — et les ouvriers allemands d'une association ouvrière exclusivement suisse appelée Grütli-Verein, tous les deux, les uns directement, les autres indirectement, inspirés par le programme politico-socialiste des Internationaux de l'Allemagne, c'est-à-dire Marx (21)». (III, 110.).

Ce que Bakounine observe en Suisse confirme à ses yeux la thèse selon laquelle la démocratie représentative, et même le référendum, qu'il appelle «votation à l'aveugle», sont, aux mains des classes dominantes et des couches de la bourgeoisie intellectuelle, des outils efficaces pour réaliser la centralisation du pouvoir d'État. Que les socialistes suisses aient été les plus ardents défenseurs de cette centralisation confirme ce qu'il observe à une échelle infiniment plus vaste, en Allemagne.


VII.
L'ALLEMAGNE BISMARCKIENNE ET L'ALLEMAGNE OUVRIÈRE

I1 n'est pas exagéré de dire que l'œuvre de Bakounine est une quête pour découvrir le secret de cette nation qui, située entre ciel et terre, déchirée de contradictions, ne parvient pas à réaliser dans la pratique les rêves auxquels elle aspire. L'histoire fournit peut-être certaines clés, ainsi que l'analyse de la situation particulière des classes de la société allemande.

La description de la jeunesse bourgeoise des années 1870 constitue une anticipation étonnante : savants, réfléchis, persévérants et froids, ils ne manquent pas au besoin de courage, mais ils manquent absolument de dignité et de respect humain. «obéissants toujours, et capables de tous les crimes lorsqu'il sont commandés par leurs chefs, ce sont de terribles instruments d'asservissement et de conquête entre les mains d'un despote» (III, 15).

Que dire aussi de l'officier allemand, ce «fauve civilisé, ce laquais par conviction et bourreau par vocation» : «S'il est jeune, vous serez surpris de découvrir, au lieu dun croquemitaine, un blondinet au teint rose, un léger duvet sous le nez, discret, placide, voire timide, mais orgueilleux — la morgue commence à percer — et à coup sûr sentimental. I1 connaît par cœur Gœthe et Schiller et toute la littérature humaniste du Grand Siècle est passée dans sa tête sans laisser la moindre pensée humaine, pas plus que dans son cœur, le moindre sentiment d'humanité.» (IV, 265.)

Dans une autre texte, Aux compagnons de la fédération jurassienne (III, 14-15), Bakounine compare la situation de la jeunesse bourgeoise italienne et allemande. En Italie, il existe encore une jeunesse héroïque, mais «déclassée, déshéritée dans la société italienne, et par conséquent capable d'embrasser avec un enthousiasme sincère, et sans arrière-pensée bourgeoise, la cause du prolétariat». Une pareille jeunesse n'existe pas en Allemagne : la jeunesse bourgeoise y est plus raisonnable, plus vieille que les vieux. Ceux-là — Bakounine pense probablement aux rescapés de la révolution de 1848 — se laissent encore hanter par les rêves innocents d'une liberté utopique, mais leurs fils ont été formés dans le moule qui produit les bureaucrates et les militaires. Allez donc, dit Bakounine, chercher dans cette jeunesse des héros de la liberté !

La violence latente contenue dans la société allemande bourgeoise doit chercher une «sorte de légitimation dans une idéalité, une illusion ou une abstraction quelconque» (III, I5). Cette brutalité civilisée et savante a besoin d'un voile, d'un prétexte, dans la «grande mission civilisatrice de la race germanique». Les «professeurs et pseudo-libéraux» et même, dit Bakounine, la majorité des chefs bourgeois du parti social-démocrate, pensent que «la race latine est morte» ; que la race slave, plongée dans une «barbarie sans issue», est «incapable de se civiliser elle-même» ; que les deux races vivantes sont les «Germains purs avant tout, puis les Anglo-Saxons, ces derniers ne trouvant grâce devant eux que parce qu'ils les considèrent comme une branche de la race germanique» (III, 15).

«Ecoutez-les ; déjà ils rêvent tout haut l'adjonction volontaire ou forcée de la Suisse allemande, d'une partie de la Belgique, de la Hollande tout entière, et du Danemark, sans compter les peuples slaves qu'ils ont considérés toujours comme leurs victimes historiques. Ecoutez-les bien ! Ils ne s'arrêtent pas même à l'Europe. Ils baisseront un peu la voix pour nous dire que les États-Unis d'Amérique comptent déjà cinq millions de citoyens allemands, et que, de nouvelles émigrations parties de l'Allemagne aidant, il ne faut pas désespérer de pouvoir arriver, tôt ou tard, à la pangermanisation de toute l'Amérique.» (III, 16.)
Jusqu'à présent, les Allemands se posaient «en civilisateurs des Slaves.» Ils prétendent insolemment encore aujourd'hui que c'est là leur principale mission historique». Et remarquez, ajoute Bakounine, que «ce n'est point là seulement l'opinion des gouvernants et de l'aristocratie militaire ; c'est l'opinion unanime des universités, des savants et de toute la bourgeoisie d'Allemagne». Mais aujourd'hui, encouragée par la victoire sur la France en 1871, exaltée «jusqu'à la folie, jusqu'à la stupidité par les victoires inattendues que ses armées ont remportées en France, elle se croit assez forte pour pouvoir menacer l'Europe entière. Elle est arrivée au maximum de son délire national ; elle menace, elle revendique à haute voix la Suisse, le Nord de la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark...» La bourgeoisie industrielle, commerçante, littéraire et savante d'Allemagne exprime dans la presse, les livres, les journaux, que la race romande a fait son temps. Ils en étaient déjà convaincus pour l'Espagne, l'Italie, la Suisse romande, la Belgique et le Portugal, dit Bakounine, mais maintenant que la France est vaincue, ils ne retiennent plus leurs sentiments sur son compte. «Ils font encore aux Anglais et aux Américains du Nord l'honneur de les considérer comme des demi-Allemands, et aux Hollandais, aux Danois, aux Suédois et aux Suisses comme des Allemands dénaturés qu'il leur faut à toute force ramener au bercail». (VIII, 404-406.)

Il est évidemment difficile de ne pas rapprocher ces avertissements multiples de Bakounine, écrits au lendemain de la naissance du IIe Reich, du programme appliqué soixante-dix ans plus tard par le IIIe... Il reste à savoir si ces avertissements relèvent d'une simple prédiction hasardeuse, fondée sur une intuition et sur laquelle on ne peut fonder aucun enseignement, ou si elles sont le résultat d'une analyse rationnelle fondée sur l'observation de la réalité politique et sociale de l'Allemagne du temps.



L'Allemagne a créé un type nouveau d'État qui, à partir du XVIe siècle, a développé des caractéristiques particulières et qui, par une lente maturation, a abouti à ce que Bakounine considère comme le paradigme de l'État moderne, perfectionné et efficace, l'État bismarckien. L'Allemagne du IIe Reich, constituée après la défaite de la France en 1870, représente le prototype de l'État de la société industrielle développée, de la même manière que le capitalisme anglais représentait pour Marx le modèle sur lequel l'économie industrielle devait se répandre sur la planète. On se trouve donc, semble-t-il, devant deux modèles de la société capitaliste, apparemment contradictoires, celui défini par Marx et celui défini par Bakounine. Marx prévoit ainsi dans le Manifeste que le système capitaliste, dont la description est fondée sur l'Angleterre de son temps, se répandra sur la planète en détruisant les structures sociales archaïques, établissant les bases d'un développement des forces productives qui permettront l'édification du socialisme. C'est donc essentiellement sur l'expansion du modèle anglais de capitalisme que se fonde l'idée marxienne. Or, l'économie anglaise de l'époque est une économie de libre concurrence, dans un contexte international où il n'y a pas de capitalisme concurrent. La libre concurrence, pierre de touche de la théorie libérale, ne fonctionnera en réalité que pendant une période très courte de l'histoire du capitalisme. C'est pourtant sur ce système que Marx bâtit sa théorie (22). Paru à la veille des révolutions de 1848 en Europe, le Manifeste ne dit pas un mot de la question nationale, qui sera la grande revendication des peuples d'Europe pendant les deux années qui suivront. C'est que, pour le Manifeste, «les démarcations et les antagonismes nationaux entre les peuples disparaissent de plus en plus (...) le jour où tombe l'antagonisme des classes au sein de la même nation, tombe également l'hostilité entre les nations»... Des conceptions aussi simplistes ne pouvaient encourager Marx à envisager une évolution ultérieure en réalité beaucoup plus complexe.

Si Bakounine n'a pas grand mérite à voir les choses différemment, en ce sens que son analyse est de trente années postérieure à celle du Manifeste, il reste que dès la révolution de 1848-1849, lors de laquelle il fut très actif, il avait, infiniment mieux que Marx, saisi l'importance de la question nationale. Le modèle bismarckien qu'il décrit correspond donc à une phase d'évolution du capitalisme beaucoup plus avancée que celle décrite par Marx dans les années 40. Il s'agit d'une conjoncture dans laquelle des États sont amenés à prendre des mesures de protection du capitalisme national, et donc dans laquelle les antagonismes entre États peuvent s'exacerber pour la conquête  des marchés. L'expansion mondiale du capitalisme n'est pas perçue comme un grignotage progressif, par l'économie industrielle, de modes de production dépassés, mais comme une guerre entre États, guerre à laquelle le modèle bismarckien est tout à fait adapté.

L'efficacité du système étatique bismarckien vient des «décors trompeurs» qui ont été mis en place. Certes, l'Allemagne jouit «de toutes les libertés constitutionnelles et d'un régime électif et parlementaire largement développé», mais il ne faut pas être très perspicace pour deviner, à travers le bruit artificiel que font les malheureux représentants des soi-disant libertés germaniques, la voix brutale du maître qui n'admet pas de réplique. «Aujourd'hui dans tout cet échafaudage parlementaire, il ne reste plus que trois institutions sérieuses : les finances, la police, tant intérieure qu'extérieure, tant temporelle que spirituelle, et l'armée.» (III, 25.)

Cette nation extraordinaire, qui a produit Lessing, Gœthe, Schiller, Haydn, Mozart, Beethoven, Kant, Fichte, Hegel, Feuerbach, Humbolt et une «phalange brillante, incomparable de héros et de créateurs de la science positive», une «foule lumineuse de grandes intelligences qu'on pourrait appeler les prophètes de l'humanité», n'a rien fait passer dans la vie pratique et politique : «L'humanité théorique est leur rêve ; mais la brutalité seule constitue leur pratique...» Or, Bakounine constate que ces créations immortelles ont été les produits, «non de l'unité, mais de l'anarchie germanique» : maintenant «l'unité politique tuera infailliblement et commence déjà à stériliser les sources vives de l'esprit créateur en Allemagne». La bourgeoisie allemande n'a pas su, ou pas pu, produire, comme la bourgeoisie française de 1789, cette «phalange d'hommes énergiques», décidés, capables d'entraîner les masses : elle est apparue trop tard. Aujourd'hui, en 1872, l'avenir de l'Allemagne se trouve dans le prolétariat, qui est appelé à accomplir, s'il ne se laisse pas dévoyer par ses dirigeants bourgeois, une mission grandiose. Alors que la société étatique allemande depuis le Moyen Âge a eu pour tâche d'asservir les populations slaves, la classe ouvrière allemande peut aider à leur émancipation:

«Il ne faut donc pas attendre que les peuples slaves, instruits par de nouvelles et de plus cruelles expériences, trouvent enfin d'eux-mêmes cette voie unique d'émancipation. Il faut les aider à la trouver ; et nul ne pourrait le faire mieux que le prolétariat de l'Allemagne qui, beaucoup plus éclairé et plus avancé, sous tous les rapports, que le prolétariat slave, semble appelé par sa position géographique même, aussi bien que par toute son histoire, à montrer à ses frères des pays slaves la voie de la délivrance, comme la bourgeoisie allemande, dans son temps, leur avait montré celle de l'esclavage.» (III, 44.)
Ces propos — qui doivent être relativisés et qui sont conditionnés à la mise en œuvre, dans le mouvement socialiste allemand, d'une politique différente —  peuvent paraître surprenants si on conserve à l'esprit l'image traditionnellement présentée d'un Bakounine farouchement anti-allemand. Ils s'expliquent au contraire parfaitement lorsqu'on se rappelle que l'opposition de Bakounine concerne exclusivement la société bourgeoise et étatique de l'Allemagne, et jamais la classe ouvrière, ni la culture allemandes. Le prolétariat allemand n'est jamais associé dans la critique globale de la civilisation allemande, à laquelle il ne participe pas de son plein gré. Mais Bakounine ne pense pas moins que le prolétariat allemand n'est pas sur la bonne voie. S'il a fait des progrès considérables dans l'organisation de sa puissance, il rêve, entraîné par ses chefs, d'un «nouvel État ouvrier, populaire (Volkstaat), nécessairement national, patriotique et pangermanique, ce qui les met en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de l'Association internationale». (VIII, 56). Ils espèrent, par la voie légale, «suivie plus tard d'un mouvement révolutionnaire plus prononcé et plus décisif», parvenir à s'emparer de l'État et à le transformer en État populaire. Cette remarque montre que Bakounine n'interprétait pas la politique marxienne comme un simple réformisme et qu'il avait compris les indications du Manifeste sur les «empiétements despotiques» contre la propriété bourgeoise. L'inconvénient de cette politique, fait remarquer Bakounine, est de «mettre le mouvement socialiste des travailleurs de l'Allemagne à la remorque du parti de la démocratie bourgeoise», de rétrécir et de fausser le programme socialiste (Cf. VIII, 57 Sq.).

C'est au congrès de Nuremberg, en septembre 1868, tenu sous la présidence de Bebel, que fut selon Bakounine «définitivement organisé le Parti de la démocratie sociale» (IV, 352). Bebel, élu député au Reichstag d'Allemagne du Nord en 1867, était membre du comité central de la fédération des cercles ouvriers, qu'il contribua à transformer en parti politique.

«Après la mort de Lassalle, il s'est formé, sous l'influence des cercles ouvriers d'études et l'Association générale des travailleurs allemands, un troisième parti : le Parti ouvrier social-démocrate allemand. Deux  hommes de talent en ont pris la direction, l'un semi-manuel, l'autre littérateur et en même temps disciple et agent de M. Marx: MM. Bebel et Liebknecht.» (IV, 352.)
Ce parti, qui, selon Bakounine, a été fondé «à l'instigation de Marx», devait être la section allemande de l'AIT et devait servir à «introduire dans l'Internationale le programme intégral de Marx». Par «programme intégral» ou encore «programme allemand», Bakounine entend la tentative de rendre obligatoire dans l'Association internationale des travailleurs la constitution du prolétariat en parti politique et la conquête du pouvoir.

C'est au congrès d'Eisenach que fut réellement constitué le parti ouvrier social-démocrate qui, affirme l'anarchiste russe, a repris le «programme intégral». En réalité, l'AIT n'avait pas de programme, à part ses statuts et ses considérants. Ce qu'on appelle «programme» de l'AIT est l'Adresse inaugurale écrite par Marx et publiée le 5 novembre 1864 au nom du Conseil général provisoire : cette Adresse n'a jamais été destinée à être discutée en congrès. On y lit en particulier : «La conquête du pouvoir politique est donc le premier devoir de la classe ouvrière.» Le congrès de Genève de l'AIT (1866), auquel se réfère constamment Bakounine, dit seulement que l'émancipation économique est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné.

Bakounine se trompe sur le congrès d'Eisenach, car celui-ci n'évoque pas la conquête du pouvoir politique mais seulement les libertés démocratiques telles que le suffrage universel, la liberté de presse, d'association, etc. Il ne peut en aucun cas être considéré comme d'inspiration marxiste. Marx et Engels étaient loin d'approuver la politique de Bebel et de Liebknecht. Ils se plaignaient que Bakounine les rendait responsables des moindres faits et gestes des dirigeants social-démocrates allemands. Engels écrit à Bebel en 1875 : «Sachez qu'à l'étranger c'est nous qu'on tient pour responsables de toute parole, de toute action du parti ouvrier social-démocrate allemand. C'est ainsi que Bakounine, dans son ouvrage Étatisme et anarchie, nous fait porter la responsabilité de toutes les paroles irréfléchies que Liebknecht a dites ou écrites depuis la fondation du Demokratisches Wochenblatt.(23)» Marx, de même, écrit : «A l'étranger on répand l'opinion — tout à fait erronée — que d'ici nous dirigeons en secret le parti dit d'Eisenach. C'est ainsi que dans un écrit russe paru récemment, Bakounine me rend responsable non seulement de tous les programmes de ce parti, mais encore de tout ce qu'a fait Liebknecht depuis le début de sa collaboration avec le Parti du peuple. (24)»

Arthur Lehning précise qu'en 1873 les informations permettant de situer correctement 1e point de vue de Marx manquaient. Marx ne publia pas le texte où il critiquait les positions de la social-démocratie allemande. Dans une large mesure Bakounine et Marx se rejoignent dans leur critique des tendances petites-bourgeoises des dirigeants socialistes allemands, mais par ailleurs Bakounine n'a sans doute pas tort lorsqu'il soupçonne Marx d'essayer d'utiliser le parti allemand pour appuyer ses orientations dans l'AIT. Ainsi, à la conférence de Londres de l'Internationale, lors de laquelle fut bureaucratiquement décidée l'exclusion de Bakounine et de James Guillaume, Marx se plaignit que «l'Allemagne n'était représentée par aucun délégué, par aucun rapport d'activité, par aucune cotisation depuis septembre 1869» (25)... «Il est impossible, ajoute-t-il, que se poursuive à l'avenir le rapport purement platonique du parti ouvrier allemand avec l'Internationale, rapport où l'une des parties attend uniquement des prestations de l'autre, sans jamais apporter de contre-proposition. C'est proprement compromettre la classe ouvrière allemande.» Marx se plaint amèrement que la direction du parti allemand ne fasse rien pour «l'organisation de l'Internationale en Allemagne.»

On peut se demander pourquoi Marx attend la conférence de Londres pour constater une carence qui dure depuis plusieurs années. On sait que les sections de l'AIT, qui avaient été manipulées pour être amenées à voter l'exclusion des deux anarchistes à la conférence de Londres (1871) et l'exclusion de la fédération romande au congrès de La Haye (1872), désavouèrent presque toutes la manœuvre dont elles avaient été victimes. Pressentant qu'il allait finir par se trouver complètement isolé, on comprend que Marx ait ressenti le besoin de resserrer les liens avec le parti allemand. Quatre mois avant le congrès de La Haye qui devait entériner les décisions de la conférence de Londres, Engels écrivit une lettre pressante à Liebknecht : «Quels rapports le Comité de Hambourg pense-t-il entretenir avec l'Internationale ? Nous devons maintenant — et rapidement — éclaircir cette question, afin que l'Allemagne puisse être représentée au Congrès.» Combien de cartes avez-vous distribuées, demande Engels : «Les 208 calculées par Finck ne sont tout de même pas tout !» Puis Engels s'enquiert des dispositions prises pour que les mandats «ne puissent pas être contestés au congrès», et il demande que le parti «déclare non seulement symboliquement mais encore réellement et expressément son adhésion à l'Internationale comme branche allemande». C'est ensuite presque un vent de panique qui souffle sous la plume d'Engels :

«La chose devient sérieuse, et nous devons savoir où nous en sommes sinon vous nous obligeriez à agir pour notre propre compte, en considérant que le Parti ouvrier social-démocrate est étranger à l'Internationale et se comporte vis-à-vis d'elle comme une organisation neutre. Nous ne pouvons admettre que, pour des motifs que nous ignorons, mais qui ne peuvent être que mesquins, l'on omette de représenter les ouvriers allemands au congrès ou que l'on sabote sa représentation», (La social-démocratie allemande, 10/18, p.66.)
Il est difficile d'exprimer plus clairement le désintérêt total dans lequel se trouvait la social-démocratie allemande vis-à-vis de l'AIT, et le zèle aussi pressant qu'intéressé de Marx et d'Engels à la voir s'y impliquer.
VIII.
LASSALLE ET LE SOCIALISME D'ÉTAT

Le socialisme d'État que Bakounine dénonce si violemment dans la social-démocratie allemande est moins l'enfant de Marx que celui de Lassalle (26). Lassalle est un personnage étonnant. Il prend pour la première fois la parole dans un meeting ouvrier en avril 1862. En août 1864, il meurt dans un duel. En deux ans il réussit à constituer un parti ouvrier qui va marquer durablement de son empreinte le prolétariat allemand.

L'amalgame fait par Bakounine entre Lassalle et Marx s'explique en grande partie par l'attitude de Marx lui-même. Il est possible que ce dernier, qui était en correspondance avec Lassalle depuis 1848, ait tout d'abord trouvé son compte dans les références constantes que son ami (et néanmoins rival) faisait au marxisme. En effet Lassalle contribuait tout de même à diffuser les idées de Marx en Allemagne.

Exilé en Angleterre, Marx devait penser que sa supériorité intellectuelle finirait par l'emporter. Ainsi s'explique peut-être pourquoi il s'abstint constamment d'attaquer publiquement Lassalle. En privé c'était tout autre chose. Dans la correspondance de Marx et Engels transparaît la crainte panique, et aussi l'amertume des deux hommes à l'idée que l'agitateur socialiste puisse récupérer et dénaturer leurs idées. «Ce hâbleur a fait imprimer en Suisse, sous le titre trompeur de Programme ouvrier, la brochure que tu as (...) Ce factotum n'est que de la mauvaise vulgarisation du Manifeste et d'autres théories maintes fois prêchées par nous, à tel point qu'elles sont presque devenues des lieux communs (...) Cette outrecuidance n'est-elle pas monumentale ? Le drôle s'imagine évidemment qu'il va prendre notre succession. (27)» «L'ennui, continue Marx, c'est que ce drôle en profite pour se faire une position. (28)»

Il faut avoir à l'esprit que Lassalle est un agitateur extrêmement efficace, éloquent. C'est un grand tribun charismatique, qui a l'écoute des masses et est à la tête d'un véritable parti politique, qui n'est pas encore de masse à proprement parler, mais qui n'est pas négligeable. En outre, les ouvriers sont venus le chercher pour qu'il prenne leur direction ! Lassalle est en somme tout ce que n'est pas Marx, qui est isolé, loin de l'Allemagne, sans contact direct, physique, avec le mouvement ouvrier, et qui est par surcroît incapable de parler en public. Ajoutons à cela que Lassalle vit dans l'aisance, qu'il a du succès auprès des femmes et qu'il meurt — stupidement, certes, mais avec panache — à la suite d'un duel à cause d'une femme.

Lassalle est l'homme qui relie Marx et Engels organiquement au mouvement ouvrier allemand : ce n'est donc pas sans quelque raison que Bakounine déclare qu'il réalise dans les faits ce que Marx voudrait faire. On conçoit que Marx et Engels aient développé à l'égard de Lassalle une jalousie et une frustration exacerbées. Jusqu'à sa mort prématurée, en 1864, Lassalle est le mouvement ouvrier allemand : Bakounine a parfaitement raison de noter que ce n'est qu'après sa mort que Marx attaqua ouvertement et publiquement son ami et rival, mais il était trop tard : le lassallisme était solidement ancré dans 1a classe ouvrière allemande. Et ce ne fut sans doute pas la moindre des frustrations pour Marx que de devoir constater, jusqu'à la fin de sa vie, le triomphe posthume de Lassalle, que la Critique du programme de Gotha ne parvint pas à effacer.

«Bakounine, dit Henri Lefebvre, reproche à Marx le crédit illimité qu'il accorde parfois au suffrage universel ; il lui reproche aussi son scientisme, son nationalisme masqué sous l'internationalisme. (29)» C'est là un reflet assez fidèle du point de vue de Bakounine. H. Lefebvre cite aussitôt après le passage où le révolutionnaire russe affirme que l'État «reproduit la misère comme une condition de son existence ; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l'État.» Mais justice n'est pas rendue au raisonnement de Bakounine, tout de même un peu plus complexe. Si on s'en tient en effet à ce que dit Lefebvre, l'anarchiste serait un partisan de la thèse de la prééminence des déterminations politiques. L'État ne serait pas un produit de la société ni la conséquence des antagonismes de classe mais leur cause. Or Bakounine ne nie à aucun moment le rôle déterminant des antagonismes économiques. Il sait bien que «la situation misérable des masses, aussi bien que la puissance despotique de l'État, furent au contraire, l'une et l'autre, les effets d'une cause plus générale, les produits d'une phase inévitable dans le développement économique de la société». (III, 195.) Bakounine affirme simplement que les déterminations économiques, une fois posées comme causes des évolutions politiques, idéologiques, religieuses, ces dernières peuvent devenir à leur tour des causes productrices d'effets. Il y a là une dialectique que H. Lefebvre n'a, semble-t-il, pas saisie, de même qu'il n'a pas saisi ce point de vue éminemment politique selon lequel l'État, du fait précisément de l'ampleur des antagonismes sociaux, devient le «dernier rempart» protégeant les classes possédantes : si cette hypothèse signifie bien que l'État est en définitive l'ennemi principal, elle n'implique pas qu'il soit la cause exclusive de l'antagonisme des classes.

Suffit-il de dire avec Lefebvre que «le lassallisme, c'est-à-dire le socialisme d'État, a vaincu le marxisme» et que «la protestation et la contestation bakouniniennes jouent le rôle de ferment, mais n'ont rien "fondé" qui dure» ? Peut-on faire reproche à Bakounine que ne se soit pas réalisée la «dissolution de tous les États dans la fédération universelle des associations productives et libres de tous les pays» ? (VII, 96.)

Les proclamations antiétatiques de Bakounine ne nient pas le caractère historique de l'État : comme la religion, celui-ci répond à une nécessité historiquement déterminée. L'État est simplement, du point de vue de l'émancipation du prolétariat, une institution dépassée. Les avertissements donnés par l'anarchiste visent à prévenir les travailleurs contre les dangers du socialisme d'État, organisateur du «travail commandité par l'État» qui sera «l'unique capitaliste, le banquier, le bailleur de fonds, l'organisateur, le directeur de tout le travail national et le distributeur de ses produits». (VII, 99.) Le tour pris dans cette critique par les États du socialisme réel justifierait sans doute qu'on s'intéresse d'un peu plus près à l'analyse bakouninienne.

Contre l'alternative qui apparaît de fait dans la pratique de la social-démocratie allemande : le triomphe de la démocratie bourgeoise ou le socialisme d'État, Bakounine réclame «l'émancipation économique, et par conséquent aussi l'émancipation politique du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique...» (VII, 97.)


IX.
MARX ET LASSALLE

Bakounine s'était intéressé aux institutions représentatives suisses parce qu'il pensait qu'elles pouvaient servir d'archétype, et aussi parce qu'une partie importante du mouvement ouvrier de œ pays se trouvait sous l'influence directe du socialisme allemand. Le modèle allemand, cependant, auquel l'anarchiste s'attache particulièrement, présente cette caractéristique de mettre en scène un mouvement ouvrier dans un pays dont l'unité nationale n'est pas entièrement réalisée : la revendication sociale et la revendication nationale coexistent et, éventuellement, s'opposent.



Dans la critique bakouninienne de l'action parlementaire il faut cependant distinguer deux éléments :

1.— L'action parlementaire comme méthode de conquête de l'État. Ici c'est surtout la question de l'État qui intéresse Bakounine, et la critique qu'il développe peut tout aussi bien convenir à d'autres méthodes, qui alors n'étaient pas du tout envisagées. Ce n'est en effet qu'avec l'apparition du bolchevisme que la conquête violente de l'État est intégrée comme élément constitutif du marxisme revu par Lénine, les modifications d'optique étant alors expliquées par les modifications de la période historique.

2.— L'action parlementaire comme mode spécifique d'intervention du prolétariat. Là ce sont surtout les questions tactiques qui intéressent Bakounine, les effets de cette tactique sur le mouvement ouvrier et ses dirigeants, les illusions que l'action parlementaire favorise, etc.



Jusqu'en 1869, dit Bakounine, le mouvement ouvrier allemand était constitué de deux organisations :

— Les Cercles ouvriers d'études étaient une fédération de petites associations ouvrières sous la direction de socialistes bourgeois tels que Schultze-Delitsch, et préoccupées surtout de secours mutuels, de crédit, de coopératives de production et de consommation. La critique de Bakounine porte essentiellement sur le fait que les travailleurs soumis à l'influence de ces cercles devaient «se désintéresser systématiquement des problèmes politico-sociaux aussi bien que des questions de l'État, de la propriété, etc.». Le système de Schultze-Delitsch tendait à «défendre le monde bourgeois contre le danger social» et à assujettir le prolétariat à la bourgeoisie, en recommandant à celui-ci le programme du parti progressiste, opposé à Bismarck mais qui acceptait l'unité allemande réalisée par l'expansion de la Prusse.

— L'Association générale des travailleurs allemands, fondée en 1863 par Lassalle, est l'autre organisation du mouvement ouvrier. Lassalle, dit Bakounine, n'eut pas de mal à persuader les travailleurs allemands du «néant politique» du programme de Schultze-Delitzsch. «En critiquant ce programme, Ferdinand Lassalle démontrait que toute cette politique pseudo-populaire ne tendait qu'à affermir les privilèges économiques de la bourgeoisie» (IV, 344). Bakounine semble d'ailleurs reprendre à son compte les théories lassalliennes de la «loi d'airain des salaires», que Marx a contestées: «Nul mieux que Lassalle ne sut expliquer et démontrer avec autant de persuasion aux travailleurs allemands que, sous le régime économique actuel, la condition du prolétariat non seulement ne peut être abolie, mais qu'elle ira au contraire, en vertu d'une loi économique inévitable, en empirant d'année en année, en dépit de tous les essais de coopérativisme, qui ne pourront procurer un avantage passager et de courte durée qu'à un nombre infime de travailleurs.» (IV, 344.)



En fait, c'est probablement surtout la conclusion radicale qu'il peut tirer de cette théorie — conclusion différente de celle de Lassalle lui-même, d'ailleurs — qui intéresse Bakounine. Si, selon Lassalle, il n'y a pas d'amélioration possible pour les ouvriers dans le régime capitaliste, il faut conquérir l'État ou, au moins, faire pression sur lui par le moyen du suffrage universel. Pour «s'emparer de l'État et tourner la puissance étatique contre la bourgeoisie au profit de la masse ouvrière», il n'y a, dit Bakounine, que deux moyens: «ou bien la révolution politique ou bien la propagande légale pour une réforme pacifique de l'État.» L'éventualité d'une prise de pouvoir par la violence est bien envisagée, mais Bakounine indique que Lassalle choisit l'action légale. Pour cela il organisa un parti dont l'objectif était «l'agitation pacifique dans tout le pays pour conquérir le droit d'élire au suffrage universel les députés et les pouvoirs publics.» (IV, 344).

Bakounine fait évidemment une erreur en identifiant les programmes de Lassalle et de Marx. Il omet en tout cas de dire que le premier ne reconnaissait pas à l'État la qualité d'instrument de domination d'une classe sur l'autre, ce qui n'est pas le cas de Marx. L'État selon Lassalle est une structure neutre, au-dessus des classes, un instrument d'éducation de la société humaine qui la fait avancer progressivement vers la liberté. Il aurait suffi d'établir le suffrage universel pour que l'État bourgeois se transformât en État populaire. Le suffrage universel est la clé de l'émancipation ouvrière. Bakounine commet une erreur en attribuant la paternité de la notion d'État populaire libre à Marx, qui, au contraire, l'a violemment critiqué. Après la mort prématurée de Lassalle, Marx écrivit qu'il avait «démontré» à ce dernier que c'était un non-sens «de croire que l'État prussien puisse entreprendre une action socialiste directe». Marx se plaint également que Lassalle ait «plagié sans vergogne» ses ouvrages et raille les illusions que celui-ci s'était faites concernant la promesse de Bismarck d'accorder le suffrage universel et «quelques charlataneries socialistes» (30).

Lassalle était en outre persuadé que Bismarck avait besoin de s'appuyer sur les masses pour réaliser son programme de lutte contre le particularisme et pour unifier l'Allemagne : il espérait en retour négocier avec l'État des mesures socialistes. Dans un sens Bismarck avait effectivement besoin des masses ou, d'une façon générale, de l'opinion publique, mais pas de leurs organisations, et il s'y entendait en maître pour passer par-dessus leur tête. Bakounine montre d'ailleurs, à titre d'exemple, que l'Union nationale des libéraux cessa tout simplement d'exister après 1866 parce que le chancelier lui avait coupé l'herbe sous les pieds (Cf. IV, 342) en instituant le système représentatif.

Il est donc faux de dire que «le programme de Lassalle ne se distingue en rien de celui de Marx, que Lassalle reconnaissait comme étant son maître» (IV, 345), même s'il reprend ses «conceptions fondamentales de l'évolution politique et sociale de la société moderne». Il est exact que Lassalle se réclamait de Marx, mais le maître était beaucoup plus réticent à reconnaître l'élève. La confusion entre les points de vue des deux hommes s'explique par la discrétion des critiques de Marx à l'encontre de Lassalle du vivant de celui-ci. Marx en effet, exilé à Londres, dépendait de Lassalle pour la publication et la diffusion de ses œuvres en Allemagne, et également, à l'occasion, pour lui emprunter de l'argent. Bakounine souligne d'ailleurs que «la protestation que M. Marx a émise après la mort de Lassalle, dans la préface du Capital, n'en paraît que plus étrange.» (C'est Bakounine qui souligne.) Mais l'auteur du Manifeste ne se privait pas de critiquer le fondateur de l'ADAV dans sa correspondance avec Engels ou avec Kugelmann : on y trouve des monuments de rancœur. Ce qui pourtant ressort avec le plus d'évidence, ce sont les plaintes constantes de Marx qui reproche à Lassalle de lui avoir volé ses idées : «Protestation vraiment singulière, raille Bakounine, de la part d'un communiste qui prône la propriété collective et ne comprend pas qu'une idée, une fois exprimée, n'appartient plus à personne.» (IV, 345.) L'identité entre le programme de Marx et celui de Lassalle, nettement affirmée, consiste, à en croire Bakounine, en l'émancipation du prolétariat «par le seul et unique moyen de l'État».

Les relations que Lassalle entretient avec Bismarck constituent, aux yeux de Bakounine, l'illustration parfaite de la théorie des «communistes autoritaires» qui «attire et englue ses partisans, sous prétexte de tactique, dans des compromis incessants avec les gouvernements et les différents partis politiques bourgeois» (IV, 348). Bakounine perçoit parfaitement que c'est l'hostilité commune des deux hommes envers la bourgeoisie libérale qui les a rapprochés, mais il récuse catégoriquement la thèse selon laquelle Lassalle se serait laissé acheter par Bismarck: «Nous sommes profondément convaincus que Lassalle était si honnête et si fier que pour rien au monde il n'aurait trahi la cause du peuple (31)» (IV, 348).

Le rapprochement entre Bismarck et Lassalle résulte, selon Bakounine, du «programme politico-social» de ce dernier, c'est-à-dire «la théorie communiste que M. Marx avait créée»... Le raccourci dans l'argumentation de Bakounine semble audacieux. Il est évidemment faux d'affirmer que c'est la théorie de Marx qui est responsable du rapprochement de Lassalle et de Bismarck : Marx avait au contraire fulminé contre son rival en apprenant la chose, et avait écrit à Kugelmann que Lassalle avait trahi. A l'Association des travailleurs allemands de Lassalle, Marx opposait le prolétariat français, qui, malgré son proudhonisme, n'a «pas un instant caressé l'idée de vendre pour un plat de lentilles son honneur historique>> (32). Bakounine cependant cherche simplement à mettre en relief, au-delà des divergences, le dénominateur commun qui peut lier Lassalle et Bismarck, et ce dénominateur commun, c'est l'État.

Ce ne sont pas des raisons sordides qui ont poussé Lassalle à négocier avec le chancelier, mais une réflexion politique approfondie sur la «situation objective», pourrait-on dire en employant une expression qui fera recette. Quelle analyse Bakounine attribue-t-il à Lassalle ?

— Les Allemands eux-mêmes ne croyant pas à la révolution, le seul moyen de parvenir au socialisme est l'État : or, à sa tête se trouve Bismarck. Qui donc est capable de le remplacer ? Les libéraux et les démocrates progressistes étaient vaincus. Le «parti purement démocrate», qui prit par la suite le nom de Parti du peuple, n'avait aucune influence en Allemagne du Nord et était favorable à l'Autriche en Allemagne du Sud. Il faut donc chercher d'autres alliances, il faut gagner la sympathie «des gens qui sont ou pourront être à la tête de l'État». Ainsi se trouve dévoilé le système d'alliances de Lassalle, qui n'est pas du tout le même que celui de Marx ou Engels. Ce dernier craignait que Lassalle «ne travaille actuellement tout à fait pour le compte de Bismarck» (33). Le propos est curieux lorsqu'on se rappelle qu'il dira plus tard: Bismarck travaille pour nous.

— Lassalle, dit Bakounine, méprisait la bourgeoisie allemande, «aussi ne lui était-il pas possible de conseiller aux ouvriers de se lier avec quelque parti bourgeois que ce fût» (IV, 351). Or, au contraire de Marx, qui «est invariablement dans l'action un incorrigible rêveur», Lassalle était avant tout «doué d'un instinct et d'un sens pratique qui manquent à M. Marx et à ses adeptes».

— Par ailleurs, Bismarck a prouvé depuis 1848 «qu'il était l'ennemi, un ennemi méprisant, de la bourgeoisie» ; il n'est «ni un fanatique ni un esclave du parti féodal auquel il appartient par ses origines et son éducation et dont il rabat l'orgueil en se servant du parti vaincu (...) des libéraux, des démocrates, des républicains et même des socialistes bourgeois, tout en s'efforçant de le réduire définitivement sur le plan de l'État à un seul dénominateur commun».

Tels sont les éléments qui justifient, selon Bakounine, le rapprochement de Lassalle et de Bismarck, rapprochement qui serait par ailleurs motivé par le sens pratique du premier et fondé en théorie sur les idées de Marx et le programme qu'il a développé dans le Manifeste: les communistes, dit Bakounine, «créeront une Banque d'État unique qui concentrera entre ses mains la totalité du commerce, de l'industrie, de l'agriculture et même la production scientifique, tant que la masse du peuple sera divisée en deux armées : l'armée industrielle et l'armée agricole, sous le commandement direct des ingénieurs de l'État qui formeront une nouvelle caste politico-savante privilégiée» (IV, 349) (34).

Si Bakounine pouvait ne pas avoir connaissance des critiques formulées en privé par Marx contre Lassalle, il avait néanmoins suffisamment d'éléments en main pour discerner les divergences de point de vue entre les deux hommes, en particulier en matière d'alliances. Le révolutionnaire russe perçoit parfaitement que Lassalle excluait totalement une alliance avec la bourgeoisie, alors que Marx «a constamment poussé et continue de pousser le prolétariat aux compromis avec les radicaux bourgeois». Il ne s'agit pas là d'upe interprétation abusive de Bakounine. Le souvenir de la révolution de 1848-1849 est encore vivace, mais aussi les agissements plus récents de Marx et d'Engels. C'est délibérément que Bakounine évacue cette divergence importante de point de vue, entre Marx et Lassalle, en matière d'alliance, le recours à l'État étant à ses yeux un élément beaucoup plus important (35).

Le fondement historique de ce que Bakounine appelle «compromis» est exposé dans une lettre à Bernstein où Engels explique les conditions de l'accession au pouvoir des socialistes : il faut «que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir et s'y ruinent. Et c'est alors que ce sera notre tour (36).» Engels ne semble pas envisager que le parti social-démocrate puisse également se «ruiner» au pouvoir. Tant qu'une fraction de la bourgeoisie représentera une force progressiste par son rôle, le mouvement socialiste ne pourra pas accéder au pouvoir. C'est pour cela sans doute qu'Engels s'exclame : «Le vrai malheur de tout l'actuel mouvement bourgeois en Allemagne, c'est précisément que tous ces gens forment tout autre chose qu'"une masse réactionnaire"». On en vient donc sans cesse à la théorie des phases d'évolution successives, qu'on ne pouvait pas «abolir par décret», mais dont on pouvait «abréger la période de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement (37)».

Ainsi peut-on s'allier avec les fractions progressistes de la bourgeoisie, celles qui ont encore un rôle historique à jouer, leur permettre d'accéder au pouvoir afin qu'elles y épuisent plus rapidement leurs contradictions, abrégeant les délais d'accession du prolétariat au pouvoir. C'est précisément ce que fit Marx pendant les premiers mois de la révolution de 1848, en dissolvant la Ligue des communistes et en portant toute son activité vers la bourgeoisie libérale, en subordonnant l'action du mouvement ouvrier allemand au programme de la révolution bourgeoise. Le soutien du mouvement ouvrier à la bourgeoisie n'était, selon les termes du Manifeste, que le «prélude immédiat de la révolution prolétarienne».

Si Bakounine saisit bien l'essentiel de ce qui différencie la théorie des alliances de Lassalle et de Marx, on doit conclure que ce n'est pas seulement un manque d'information qui le pousse à amalgamer la politique des deux hommes. Pascal disait que pour comprendre la pensée d'un homme, il faut voir «par quel côté il envisage la chose». Il convient donc de mettre en relief, par-delà les divergences, le dénominateur commun qui peut exister entre Marx et Lassalle, du point de vue de Bakounine.

La critique bakouninienne de la social-démocratie allemande consiste pour une bonne part à contester la pratique d'alliances politiques contre-nature. C'est en cela que Marx et Lassalle sont assimilés, le premier pour son alliance avec la bourgeoisie libérale, le second pour son alliance avec l'État (38). Dans les deux cas, l'objectif est la conquête de l'État, l'action parlementaire le moyen. Or, Bakounine répète constamment que l'engagement de la classe ouvrière dans l'action parlementaire impose inévitablement au mouvement ouvrier des alliances qui le conduiront à édulcorer son programme et finalement à s'intégrer dans le jeu des institutions créées par la bourgeoisie. Le parlement est précisément le lieu où se réalisent ces alliances. Marx, Engels et Lassalle sont persuadés que la classe ouvrière est la classe la plus nombreuse, et que par conséquent elle deviendra inévitablement majoritaire lorsque les conditions institutionnelles seront remplies, lorsqu'une démocratie représentative sera instaurée. Bakounine dénonce cette double illusion : il ne considère pas comme un fait déterminant que la classe ouvrière soit ou non la plus nombreuse ; il n'imagine à aucun moment que le système représentatif, dont les règles sont établies par la classe dominante et par l'État, puisse assurer la domination d'une autre classe.


X.
L'AIT EN ALLEMAGNE

Outre le fait qu'ils pouvaient utiliser le Conseil général, les «marxistes» s'appuyaient à l'origine sur l'A.I.T. anglaise, sur les Allemands et sur la section genevoise. Or l'A.I.T. anglaise, constituée tardivement, non seulement vit ses effectifs rapidement décroître mais s'opposa à Marx après la Commune de Paris. L'A.I.T. allemande ne représenta jamais grand chose. Quant à la section genevoise elle était, comme dit Bakounine, engluée dans les compromis électoraux avec les radicaux bourgeois. Ainsi, lorsque Marx décida d'exclure les anarchistes, il était singulièrement démuni d'atouts, mis à part son contrôle sur l'appareil de l'organisation. Ainsi s'expliquent les méthodes contestables employées : falsification de mandats, délégués non convoqués etc. Les mêmes méthodes subsistèrent après l'exclusion des anarchistes. A l'occasion du congrès de Genève (1873) qui suivit celui de la Haye, Becker écrivit : «... j'avais, pour donner plus de prestige au Congrès par le nombre de ses membres, et pour assurer la majorité à la bonne cause, fait surgir de terre, en quelque sorte, treize délégués d'un seul coup. (39)»

Le développement de l'Internationale en Allemagne fut à l'origine essentiellement le fait de ce même Becker, un vieux révolutionnaire de 1848. Il avait organisé en 1865 un congrès des communautés dissidentes des associations lassalliennes et dénoncé la politique de soutien à l'État militaire prussien. C'est à partir du noyau le plus actif de ces communautés que fut constitué l'A.I.T. A une époque où Bebel et Liebknecht étaient occupés à organiser un mouvement anti-prussien en Allemagne du Sud, Becker avait réussi à créer des sections de l'Internationale dans les milieux d'opposition à Schweitzer, le chef de file des lassalliens. Bebel et Liebknecht, pendant ce temps, tentaient de constituer avec les démocrates bourgeois un parti national et légal. Marx, de loin, poussait les deux hommes à construire leur parti tout en leur reprochant de ne pas travailler au développement de l'A.I.T.

Becker, bien que dans l'ensemble d'accord avec Marx, s'opposait à lui parce qu'il préconisait d'organiser les fédérations de l'A.I.T. par secteur linguistique plutôt que national, et voulait leur donner une forme syndicale, conceptions fortement suspectes d'anarchisme. A ce sujet Marx écrivit à Engels: «Tu constateras que le vieux Becker ne peut s'empêcher de faire l'important. Son système d'organisation par groupes linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et transforme notre système tout naturel et rationnel en une méchante construction artificielle, fondée sur des liens linguistiques au lieu de liens réel que forment les États et les nations. (40)»

Le fait que des hommes en lutte et parlant la même langue puissent s'organiser et communiquer, indépendamment de l'existence de frontières nationales, est donc qualifié de «construction artificielle», tandis que les États constituent des liens réels. Le problème réel que soulève Marx est en fait celui des finalités de l'organisation : les conceptions de Becker interdisent la participation du prolétariat aux institutions parlementaires des États (41).

L'organe central des sections de langue allemande de l'A.I.T., le Vorbote, paraissait à Genève. Grâce à lui Becker influençait les sections en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis. L'A.I.T. restait clandestine en Allemagne mais elle fut, pour la diffusion des idées socialistes, un ferment qui contrastait avec l'activité des organisations strictement «politiques» dont les chefs se compromettaient dans des tentatives tous azimuts de constituer une force électorale. La section allemande fut représentée au congrès de Genève en 1866, et malgré la faiblesse de ses effectifs, les nouvelles du développement de l'Internationale dans les autres pays suscitait l'intérêt des travailleurs, si bien  que Liebknecht et Schweitzer firent connaître leur sympathie à l'égard de l'Association. Liebknecht et ses amis donnèrent leur adhésion aux principes de l'A.I.T. au congrès de Nuremberg.

En août 1869 à Eisenach, le nouveau parti social-démocrate s'affilia théoriquement à l'A.I.T. et se déclara section allemande, «dans la mesure où les  lois d'association le permettent». Les lois allemandes, en effet, interdisaient toute affiliation à une organisation étrangère. Le parti d'Eisenach recommanda donc les adhésions individuelles à l'Internationale. Premier grand parti ouvrier électoraliste, le parti social-démocrate se développa considérablement et l'organisation antérieure de l'A.I.T. en Allemagne déclina. Les sections créées par Becker furent vidées de leur substance. En 1872, on trouve encore dans la correspondance d'Engels un écho du débat avec le vieux révolutionnaire. C'est à peine si celui-ci n'est pas traité de radoteur qui a «toujours en tête les idées d'antan sur l'organisation, celles qui appartiennent à 1848». Cette lettre d'Engels à T. Cuno est étonnante. L'auteur raille Becker et ses manies de conspirateur, comme si ce n'était là qu'une survivance du passé : «de petites sociétés, dont les chefs gardent entre eux une liaison plus ou moins systématique pour donner une direction commune à l'ensemble, à l'occasion un peu de conspiration...» Surtout, Becker est attaqué parce qu'il préconise que l'autorité centrale de l'A.I.T. allemande ait son siège «en dehors de l'Allemagne». Mais l'organisation de l'Internationale, dit Engels, est trop vaste pour conserver le mode préconisé par BecRer, elle est «trop puissante et a trop d'importance par elle-même pour qu'elle puisse reconnaître la direction de la section mère genevoise ; les ouvriers allemands tiennent leurs congrès et élisent leurs propres directions».

En d'autres termes Engels oppose aux méthodes «conspiratrices» de Becker l'action légale du parti. Mais il se garde de dire que les méthodes conspiratrices ne sont justifiées que parce que l'A.I.T. est précisément interdite en Allemagne, et il ne se demande pas si le développement de l'A.I.T. dans ce pays ne représentait pas pour le pouvoir un danger bien plus grand que celui du parti social-démocrate qui, théoriquement affilié, n'avait avec l'Internationale, aux dires mêmes d'Engels, qu'un rapport purement platonique: «il n'y a a jamais eu de véritable adhésion, même pas de personnes isolées (42)»

La section allemande de l'A.I.T. ne fut plus représentée dans les congrès que par le parti social-démocrate et ses dirigeants qui, occupés exclusivement de politique intérieure, se désintéressèrent totalement de la question. Parti politique national bâti sur le même moule que les partis bourgeois, recrutant indifféremment dans toutes les classes de la société, jouant le jeu des institutions, la social-démocratie allemande ne se souciait plus d'obligations devenues pour elle théoriques. Dangeville essaie, sans conviction, de dédouaner les dirigeants socialistes allemands en suggérant qu'ils étaient «moins soucieux de l'adhésion formelle des militants à l'Internationale parce que l'organisation du parti fonctionnait correctement en Allemagne, et ce d'après les principes et les statuts de l'Internationale (sic)» (43). Dangeville suggère tout de même que les dirigeants allemands «eussent dû (...) opposer plus de résistance au gouvernement bismarckien interdisant les liaisons internationales». On peut s'interroger sur cette section d'une organisation internationale qui fonctionne «correctement» d'après les principes de cette internationale, tout en se désintéressant des questions internationales.


XI.
SUR LES TRAVAILLEURS ALLEMANDS ET SLAVES D'AUTRICHE

La social-démocratie allemande, on l'a deviné, constitue pour Bakounine un véritable anti-modèle. Cependant, il ne confond jamais les dirigeants de organisations ouvrières et le mouvement ouvrier lui-même. Jamais il n'a eu un mot désobligeant à l'égard du prolétariat allemand, pour qui il éprouve une sympathie sincère : «Je respecte profondément ce prolétariat parce qu'il n'est aucunement solidaire de cette chose déplaisante qu'on appelle la civilisation de l'Allemagne. Il ne participe à aucun de ses avantages, ni à ses crimes ni à ses hontes, il en est au contraire la première victime.» (III, 10.) Et l'anarchiste ajoute: «Tout l'avenir humain de l'Allemagne est en lui.»

Bakounine rend hommage à ce prolétariat qui, seul, a eu le courage de protester pendant que «toute l'Allemagne nobiliaire, bourgeoise, littéraire, artistique et savante célébrait les triomphes homicides et liberticides de son empereur» — allusion à la guerre de 1870. On retrouve plusieurs fois dans ses écrits, l'hommage à ceux des dirigeants social-démocrates qui se sont opposés à la guerre : «J'aime à reconnaître que, dans cette occasion, ses chefs, pour lesquels, on le sait, je n'ai qu'une sympathie très médiocre, se sont aussi noblement conduits que lui-même. Ils ont payé de leur liberté leurs courageuses réclamations.»

Le prolétariat allemand n'a pas contribué à la fondation de l'empire prusso-germanique. Le cours pris par le mouvement ouvrier des pays germaniques n'était sans doute pas inévitable. L'action des dirigeants socialistes a été déterminante dans les orientations que Bakounine condamne sévèrement. Préfigurant un débat bien postérieur, la crise du socialisme allemand est, pour le révolutionnaire russe, surtout une crise de la direction du mouvement ouvrier allemand. La preuve en est dans un événement qui a beaucoup marqué l'anarchiste : le 2 août 1868 les ouvriers rassemblés à Vienne rejettent devant des délégués du Volkspartei allemand — dont Liebknecht — la politique nationale de ce parti et adoptent des positions qui apparaissent à Bakounine comme nettement internationalistes. Bakounine loue ces ouvriers qui ont refusé, «malgré les exhortations des patriotes autrichiens et souabes, de se ranger sous la bannière pangermanique» (IV, 240). En effet, ils «estiment avec raison qu'ils ne peuvent, en tant qu'ouvriers autrichiens, arborer aucun drapeau national, attendu que le prolétariat d'Autriche est composé des races les plus diverses : Magyars, Italiens, Roumains, surtout Slaves et Allemands : et que, pour cette raison, ils doivent chercher une solution pratique à leurs problèmes au dehors de l'État dit national.» (IV, 240-241.) Ces positions étaient de toute évidence en contradiction avec celles de Marx. Bakounine en revanche, pouvait à juste titre y voir un premier pas vers ses propres conceptions.

«Encore quelques pas dans cette direction et les travailleurs autrichiens comprendront que l'émancipation du prolétariat est absolument impossible dans quelque État que ce soit et que la première condition de cette émancipation est la destruction de tout État; or, cette destruction n'est possible que par l'action concertée du prolétariat de tous les pays, dont la première preuve d'organisation sur le terrain économique est précisément le but de l'Association internationale des travailleurs.» (IV, 241.)
En suivant cette ligne de conduite, les travailleurs allemands d'Autriche se feraient les promoteurs de leur propre émancipation, mais aussi de celle de toutes les masses populaires non allemands d'Autriche, y compris les Slaves, qui, sur de telles bases, auraient tout intérêt à rallier l'organisation des travailleurs allemands. Malheureusement, dit Bakounine, cette évolution a été cassée par «la propagande germano-patriotique de M. Liebknecht et autres démocrates socialistes» qui se sont efforcés de «détourner le sûr instinct social des travailleurs autrichiens de la révolution internationale et de l'aiguiller vers l'agitation politique en faveur d'un État unifié, qualifié par eux d'État populaire...»

Dans ces conditions, Bakounine ne saurait encourager les travailleurs slaves — ni même les travailleurs allemands, d'ailleurs — à rejoindre l'organisation social-démocrate. Ce serait, de la part des ouvriers slaves, se mettre volontairement sous le joug allemand et participer à la constitution d'un État allemand, qui est nécessairement opposé aux intérêts des Slaves.

«Nous nous emploierons, au contraire de toutes nos forces à détourner le prolétariat slave d'une alliance avec ce parti, nullement populaire, mais par sa tendance, ses buts et ses moyens, purement bourgeois et, au surplus, exclusivement allemand, c'est-à-dire mortel pour les Slaves.» (IV, 241.)
Bakounine ne préconise pas que les travailleurs slaves se détournent des ouvriers allemands, mais de leurs organisations et de leurs chefs, qui sont essentiellement des bourgeois. Ils doivent au contraire se lier d'autant plus étroitement à l'Association internationale des travailleurs, dont le programme social-démocrate prend littéralement le contre-pied.

Le point de vue de Bakounine, motivé par des considérations tout à fait pratiques, est la conséquence d'une observation de la situation extrêmement complexe du prolétariat multinational d'Autriche. Dans toutes les villes de l'empire, dit-il, où la population slave est mêlée à la population allemande, les travailleurs slaves «prennent la part la plus active à toutes les manifestations d'ordre général du prolétariat. Mais dans ces villes, il n'existe pour ainsi dire pas d'autres associations ouvrières en dehors de celles qui acceptent le programme des démocrates socialistes d'Allemagne, si bien que pratiquement, les travailleurs slaves entraînés par leur instinct révolutionnaire socialiste, sont enrôlés dans un parti dont le but évident et hautement proclamé est de former un État pangermanique, c'est-à-dire une immense prison allemande.» (IV, 247.)

Les travailleurs slaves sont donc placés devant l'alternative suivante :

1.— A l'exemple des travailleurs allemands, «leurs frères par la condition sociale, par la communauté de sort». ils adhèrent à un parti qui leur promet un État, allemand, certes, mais «foncièrement populaire, avec tous les avantages économiques possibles au détriment des capitalistes et des possédants et au profit du prolétariat».

2.— Ou alors, entraînés par la propagande patriotique slave, ils rallient le parti «à la tête duquel se trouvent leurs exploiteurs et leurs oppresseurs quotidiens, bourgeois, fabricants, négociants, spéculateurs, jésuites en soutane et propriétaires d'immenses domaines...» Ce parti leur promet une «prison nationale, c'est-à-dire un État Slave».



Sans hésiter, Bakounine indique que s'il n'y a pas d'autre solution, les travailleurs slaves doivent choisir la première: «même s'ils font fausse route, ils partagent le sort commun de leurs frères de travail, de convictions, d'existence, allemands ou non, peu importe.» Dans l'autre cas, on les oblige à considérer comme des frères leurs bourreaux avoués. «Ici, on les trompe, là on les vend.»

Cette illustration du point de vue de Bakounine sur la question de la multinationalité des travailleurs de l'empire autrichien est intéressante parce qu'elle montre une fois de plus la priorité que donne le révolutionnaire russe au critère de classe sur le critère national : on se souvient en effet qu'il avait également affirmé que même si le «programme allemand» dominait dans l'Internationale, et si le Conseil général, s'appuyant sur la social-démocratie allemande, excluait ceux qui s'opposent à ce programme, les travailleurs exclus ne devraient pas ménager leurs efforts pour soutenir les ouvriers allemands s'ils étaient en lutte.

L'histoire des trente années qui ont suivi ces réflexions de Bakounine a largement démontré la légitimité de ses inquiétudes. Elle a en tout cas confirmé la capacité de Bakounine à prévoir les conséquences de la situation dans laquelle se trouvait le mouvement ouvrier autrichien. Georges Haupt, dans Les marxistes et la question nationale, montre que la croissance du mouvement ouvrier en Cisléithanie à la fin du XIXe siècle s'était accompagnée d'un accroissement des tensions nationales dans ses rangs. Citant un rapport de police, il commente: «C'est au prix de grandes difficultés que le parti social-démocrate parvient à surmonter les divergences nationales en son sein.» Les nouvelles recrues, les ouvriers d'industrie, «subissent davantage la force d'attraction qu'exerce la dynamique nationale qu'elles ne sont sensibles aux objectifs unitaires de la social-démocratie. D'autant plus que cette dernière s'avère incapable de continuer à mener de front la lutte pour la réalisation de leurs aspirations sociales et de leurs aspirations nationales.»

Georges Haupt indique qu'au milieu des années quatre-vingt-dix, les fractions gagnées au nationalisme s'étoffent considérablement : trente pour cent des ouvriers organisés tombent sous l'influence des organisations nationalistes, allemandes ou tchèques. Des rivalités sociales apparaissent entre ouvriers qualifiés allemands et manœuvres issus des nationalités. Ces rivalités se prolongent dans les rapports entre organisations socialistes des diverses nationalités et créent des attitudes de supériorité des Allemands par rapport aux Tchèques, des Polonais par rapport aux Ruthènes, des Italiens par rapport aux Slovènes. «Les divergences persistantes entre les syndicats allemands et tchèques débouchent en 1910 sur une rupture ouverte qui marque la victoire des tendances séparatistes du mouvement ouvrier tchèque.»

Par ailleurs, l'ouvrier allemand d'Autriche, ajoute Haupt, qui se sent menacé dans ses privilèges et dans sa position hégémonique dans le mouvement ouvrier, succombe aux tendances nationalistes manifestes dans le parti socio-démocrate :

«Dévoilée devant l'opinion socialiste internationale, l'ampleur des pressions nationalistes à l'intérieur du mouvement autrichien, de "la petite Internationale", provoque des surprises et la consternation (44)
Les craintes et les mises en garde de Bakounine se sont trouvées largement fondées. Cette évolution catastrophique pour le mouvement ouvrier de l'empire d'Autriche peut certes être mise sur le compte du développement économique et culturel inégal des nationalités. Bakounine était le dernier à ignorer ces inégalités, puisque c'est précisément sur cette constatation qu'il affirmait que l'AIT, dans une première phase, ne devait pas établir un programme politique obligatoire, afin de ne pas diviser les travailleurs qui se trouvaient à des niveaux très différents de condition de vie et de conscience politique. Il pensait que la pratique des luttes et les impératifs de la solidarité internationale, dont on a vu qu'elle était à l'époque une réalité et une des principales causes d'expansion de l'AIT, créerait nécessairement le besoin d'un programme politique global, mais que celui-ci ne pouvait être que le résultat de l'élaboration collective à l'intérieur de l'organisation. Certaines formes d'organisation engendrent nécessairement certaines formes de pratique. L'organisation de type social-démocrate, affirme Bakounine, ne peut pas, par sa nature même, malgré ses proclamations, favoriser ni pratiquer la solidarité internationale des travailleurs (45).

Entre l'alternative : adhérer à la social-démocratie allemande ou aux partis nationalistes bourgeois, Bakounine propose un troisième terme. «La voie et l'organisation fédérale d'associations d'ouvriers industriel et agricoles basées sur le programme de l'Internationale.» Rétrospectivement, on peut bien sûr se demander : cela aurait-il changé grand-chose ? Mais si une solution existait, c'était peut-être celle-là qu'il fallait mettre en œuvre.


1. ... dont nos «socialistes-caviar» d'aujourd'hui constituent le plus récent avatar...
2.  Kropotkine, Autour d'une vie, Stock, p. 286.
3. Pour Bakounine l'État est une création historique, donc transitoire, qui répond à certains besoins à un moment donné de l'évolution des sociétés humaines mais qui est amené à être remplacé par un autre type d'organisation. La période «étatique» de l'histoire de l'humanité a vu se succéder différentes formes d'État, de même que dans la période qui lui est contemporaine il en recense quatre formes principales, correspondant à des contextes sociaux, économiques, géopolitiques particuliers: l'État catholique-romand, l'État anglo-saxon protestant, l'État oriental (byzantino-tatare) et l'État «de type nouveau», allemand. (Cf. l'Empire knouto-germanique, VIII, 384, fragments.)
4. Écrit contre Marx III.
5. Grève des bronziers parisiens en février 1867, collectes organisées par l'AIT ; grève des tisserands et fileurs de Roubaix, mars 67 ; grève du bassin minier de Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril 1867-février 1868, adhésion des mineurs de Fuveau à l'AIT ; l'essentiel de l'activité des sections françaises consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves et en actions de solidarité pour épauler les grèves à l'étranger.
    En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée durement par l'armée et qui entraîne un renforcement de l'AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver leur caisse de secours dans l'AIT ; grève des voiliers à Anvers. L'AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute la partie industrialisée de la Belgique est touchée par l'AIT.
    A Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée dans une période favorable de plein emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité internationale efficace. Un délégué au congrès de l'AIT à Bruxelles déclara : «Les bourgeois, bien que ce soit une république, ont été plus méchants qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre sections à Genève renfermant 4 000 membres.»
6. Introduction aux Luttes de classes en France.
7. Marx, Œuvres, La Pléiade, III, pp. 390-397.
8. Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, éditions sociales, pp. 38-39.
9. Engels, in Écrits militaires, L'Herne, p. 562.
10. Bakounine était sans doute loin d'imaginer alors l'incroyable imagination dont les gouvernants ont fait preuve jusqu'à aujourd'hui dans ce domaine...
11. Cité par A.J.P. Taylor, Bismarck, Hamish Hamilton ed. p. 162.
12. On pourrait plus justement dire que la grosse artillerie qui abat les murailles de Chine assure le bon marché des produis...
13. Depuis, le «libéralisme» économique — qui aujourd'hui n'est appliqué nulle part, en aucune manière — est devenu un mythe dont se servent les tenants du système pour garantir leurs marges de profit.
14. La critique bakouninienne du pouvoir dans la démocratie représentative se situe dans la continuité des réflexions de Tocqueville qui, avant le révolutionnaire russe, avait perçu la dynamique de l'État moderne et pressenti que celui-ci instaurerait un type de domination inédit, un despotisme nouveau: «Un peuple composé d'individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la consulter.» (L'Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, I, 213.) on croirait presque lire du Bakounine : Tocqueville définit ici précisément ce que l'anarchisme n'est pas. Dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville évoque ces citoyens qui doivent «choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes...» (Ibidem, II, 326.)
15. Bakounine critique souvent le formalisme juridique d'Engels pour lequel il va de soi que si une majorité de la population décide des mesures qui vont contre les intérêts du grand capital, celui-ci respectera le verdict populaire parce que c'est la loi. Il revient à Bakounine le mérite d'avoir montré que la démocratie en régime capitaliste ne fonctionne que si elle maintient la pérennité du système.
16. En fait c'est surtout à la social-démocratie allemande que sa critique s'en prend. Bakounine n'a pas les informations suffisantes pour connaître les critiques que Marx et Engels eux-mêmes font du légalisme des socialistes allemands.
17. Rappelons que la Suisse est le seul pays du continent avec l'Allemagne à posséder un système représentatif. L'analyse qu'en fait Bakounine ne peut donc concerner la France du lendemain de la Commune, mais reste selon nous très en dessous de la réalité pour la France d'aujourd'hui.
18. L'observation de Bakounine est particulièrement pertinente encore aujourd'hui dans les démocraties occidentales, où l'existence formelle d'un système représentatif constitue en soi le critère absolu de la démocratie, un impératif catégorique qui se saurait être remis en cause, quelle que soit par ailleurs les pratiques qui montrent que la représentation populaire n'a aucun pouvoir.
19. Notons que le capitalisme dans sa forme la plus développée n'est pas du tout incompatible avec la petite production. au contraire: ce sont les petites entreprises qui proportionnellement consacrent les plus grandes sommes à la recherche-développement et ce sont souvent elles qui se consacrent aux industries de pointe.
20. «Politique de l'Internationale», Bakounine, Le socialisme libertaire, choix d'articles, Denoël-Gonthier, p. 176.
21. On a beau préciser que Bakounine a tendance à confondre les positions de Marx avec celles de Lassalle, il reste que les ouvriers allemands de Suisse faisaient l'objet, de la part de Marx, de la plus grande sollicitude.
22. En 1892 Engels modulera la thèse marxienne sur le libre échange : à cette date il réédite son livre de 1842 sur la situation des classes laborieuses en Angleterre. Il en fait une critique et suggère que le libre échange n'est pas une catégorie définitive du capitalisme, comme l'affirme le Manifeste, mais un accident de l'évolution historique.
23. Cité par Arthur Lehning, IV, XXVII.
24. Ibidem. L'«écrit russe» dont il est question est Étatisme et anarchie.
25. Le parti de classe,T. III, Maspéro, p. 97.
26. Le présent travail était achevé depuis trois ans lorsque furent publiés les deux livres de Sonia Dayan-Herzbrun : Mythes et mémoires du mouvement ouvrier, Le cas Ferdinand Lassalle, et L'invention du parti ouvrier, tous deux aux éditions L'Harmattan. Je n'ai rien modifié de mon texte, mais les mises au point ont été faites à l'occasion de mon émission mensuelle sur Radio Libertaire, Le Magazine libertaire, lors de laquelle Sonia Dayan fut invitée à parler de ses deux livres (4 novembre 1990).
27. Correspondance Marx-Lassalle éditée par S. Dayan-Herzbrun, PUP, 1976. Lettre n° 696.
28. Ibidem, lettre n° 709.
29. De l'État, T. III.
30. Lettres à Kugelmann, éditions sociales, pp. 35-36.
31. Une étude mériterait d'être consacrée à une comparaison des prises de positions respectives de Bakounine et Lassalle, dans lesquelles on trouverait de nombreux points communs. Notons simplement que Bakounine a parfaitement saisi la personnalité de Lassalle .- Cf. Étatisme et anarchie, IV, pages 343-349.
32. Marx, lettre du 6 février 1865. Correspondance, VIII p. 144-145.
33. Lettres à Kugelmann, Éditions sociales, p. 36.
34. Si le programme exposé dans le Manifeste est un peu raccourci par Bakounine, il n'est pas travesti : Marx en effet y parle bien de «centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale à capital d'État et à monopole exclusif», de «centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport et de communication», de «travail obligatoire pour tous» et de «constitution d'armées industrielles, particulièrement dans l'agriculture».
35. En réalité, Marx et Engels faisaient beaucoup moins dans le culte de l'État que Bakounine veut bien le dire. Ils ironisaient volontiers contre ceux qui fétichisaient l'intervention étatique. Le commentaire d'Engels sur un de ses proches, dans une lettre à Bebel, est révélateur: «Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation du moindre truc une mesure à moitié socialiste ou susceptible de préparer le socialisme». (La social-démocratie allemande, collection 10/18, p. 168.) C'est sans doute l'insistance lancinante des fondateurs du socialisme dit scientifique sur la nécessité de la centralisation politique qui justifie aux yeux de Bakounine la thèse d'un marxisme étatiste.
36. Lettre du 12-13 juin 1883, La Social-démocratie allemande, 10/18, p. 177.
37. Préface au Capital.
38. Il ne nous semble pas utile d'insister sur le rapprochement de Lassalle avec Bismarck, ni d'en faire un «cheval de bataille» de la critique du fondateur de l'ADAV. Ce rapprochement en effet a été tardif, superficiel, il n'a consisté qu'en discussions dont on ne peut pas affirmer qu'elles se sont conclues par une «alliance». La personnalité de Lassalle en outre exclut qu'il ait pu réellement envisager de se compromettre avec Bismarck, ce que Bakounine a parfaitement compris. En revanche le recours à l'État est, lui, une constante dans la politique de Lassalle.
39. Lettre à Sorge, 22 septembre 1873, cite dans Socialisme autoritaire ou libertaire, 10/18
40. Marx à Engels, 27 juillet 1869, Le parti de classe, II, Maspéro, p. 153.
41. Kautsky, qui s'efforçait de ne pas «persister dans le point de vue dépassé de Marx» sur la question nationale, pressentira en 1896 que «la communauté de langue constitue un lien bien plus solide que la communauté d'action dans les luttes politiques». Cf. Claudie Weill, L'Internationale et l'autre, les relations inter-ethniques dans la IIe internationale, Arcantère éditions.
42. Marx, Engels, La social-démocratie allemande, 10/18, p. 68.
43. Marx, Engels, La social-démocratie allemande, 10/18, note 35, p. 352.
44. Cf. op. cit., pp. 32-38.
45. Sur l'extrême complexité des problèmes auxquels se heurtait la social-démocratie autrichienne pour tenter de résoudre le problème de son action dans un État multinational, cf. Claudie Weill, L'Internationale et l'autre, les relations inter-ethniques dans la IIe Internationale, Arcantère Éditions.